Aux compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs du Locle et de la Chaux-de-Fonds

Aux compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs du Locle et de la Chaux-de-Fonds
ŒuvresP.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 4)Tome I (p. 207-233).


AUX COMPAGNONS



DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
DU LOCLE ET DE LA CHAUX-DE-FONDS





Amis et frères[1],


Avant de quitter vos montagnes, j’éprouve le besoin de vous exprimer encore une fois, par écrit, ma gratitude profonde pour la réception fraternelle que vous m’avez faite. N’est-ce pas une chose merveilleuse qu’un homme, un Russe, un ci-devant noble, qui jusqu’à cette dernière heure vous a été parfaitement inconnu, et qui a mis pour la première fois le pied dans votre pays, à peine arrivé, se trouve entouré de plusieurs centaines de frères ! Ce miracle ne peut plus être réalisé aujourd’hui que par l’Association internationale des travailleurs, et cela par une simple raison : elle seule représente aujourd’hui la vie historique, la puissance créatrice de l’avenir politique et social. Ceux qui sont unis par une pensée vivante, par une volonté et par une grande passion communes, sont réellement frères, lors même qu’ils ne se connaissent pas.

Il y eut un temps où la bourgeoisie, douée de la même puissance de vie et constituant exclusivement la classe historique, offrait le même spectacle de fraternité et d’union aussi bien dans les actes que dans la pensée. Ce fut le plus beau temps de cette classe, toujours respectable sans doute, mais désormais impuissante, stupide et stérile, l’époque de son plus énergique développement. Elle fut ainsi avant la grande révolution de 1793 ; elle le fut encore, quoique à un bien moindre degré, avant les révolutions de 1830 et de 1848. Alors la bourgeoisie avait un monde à conquérir, une place à prendre dans la société, et organisée pour le combat, intelligente, audacieuse, se sentant forte du droit de tout le monde, elle était douée d’une toute-puissance irrésistible : elle seule a fait contre la monarchie, la noblesse et le clergé réunis les trois révolutions,

À cette époque la bourgeoisie aussi avait créé une association internationale, universelle, formidable, la Franc-Maçonnerie.

On se tromperait beaucoup si l’on jugeait de la Franc-Maçonnerie du siècle passé, ou même de celle du commencement du siècle présent, d’après ce qu’elle est aujourd’hui. Institution par excellence bourgeoise, dans son développement, par sa puissance croissante d’abord et plus tard par sa décadence, la Franc-Maçonnerie a représenté en quelque sorte le développement, la puissance et la décadence intellectuelle et morale de la bourgeoisie. Aujourd’hui, descendue au triste rôle d’une vieille intrigante radoteuse, elle est nulle, inutile, quelquefois malfaisante et toujours ridicule, tandis qu’avant 1830 et avant 1793 surtout, ayant réuni en son sein, à très peu d’exceptions près, tous les esprits d’élite, les cœurs les plus ardents, les volontés les plus fières, les caractères les plus audacieux, elle avait constitué une organisation active, puissante et réellement bienfaisante. C’était l’incarnation énergique et la mise en pratique de l’idée humanitaire du XVIIIe siècle. Tous ces grands principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de la raison et de la justice humaines, élaborés d’abord théoriquement par la philosophie de ce siècle, étaient devenus au sein de la Franc-Maçonnerie des dogmes pratiques et comme les bases d’une morale et d’une politique nouvelles, — l’âme d’une entreprise gigantesque de démolition et de reconstruction. La Franc-Maçonnerie n’a été rien moins, à cette époque, que la conspiration universelle de la bourgeoisie révolutionnaire contre la tyrannie féodale, monarchique et divine. — Ce fut l’Internationale de la bourgeoisie.

On sait que presque tous les acteurs principaux de la première révolution ont été des Francs-Maçons, et que lorsque cette révolution éclata, elle trouva, grâce à la Franc-Maçonnerie, des amis et des coopérateurs dévoués et puissants dans tous les autres pays, ce qui assurément aida beaucoup son triomphe. Mais il est également évident que le triomphe de la révolution a tué la Franc-Maçonnerie, car la révolution ayant comblé en grande partie les vœux de la bourgeoisie et lui ayant fait prendre la place de l’aristocratie nobiliaire, la bourgeoisie, après avoir été si longtemps une classe exploitée et opprimée, est devenue tout naturellement à son tour la classe privilégiée, exploitante, oppressive, conservatrice et réactionnaire, l’amie et le soutien le plus ferme de l’État. Après le coup d’État du premier Napoléon, la Franc-Maçonnerie était devenue, dans une grande partie du continent européen, une institution impériale.

La Restauration la ressuscita quelque peu. En se voyant menacée du retour de l’ancien régime, contrainte de céder à l’église et à la noblesse coalisées la place qu’elle avait conquise par la première révolution, la bourgeoisie était forcément redevenue révolutionnaire. Mais quelle différence entre ce révolutionarisme réchauffé et le révolutionarisme ardent et puissant qui l’avait inspirée à la fin du siècle dernier ! Alors la bourgeoisie avait été de bonne foi, elle avait cru sérieusement et naïvement aux droits de l’homme, elle avait été poussée, inspirée par le génie de la démolition et de la reconstruction, elle se trouvait en pleine possession de son intelligence, et dans le plein développement de sa force ; elle ne se doutait pas encore qu’un abîme la séparait du peuple ; elle se croyait, se sentait, elle était réellement la représentante du peuple. La réaction thermidorienne et la conspiration de Babeuf l’ont à jamais privée de cette illusion. — L’abîme qui sépare le peuple travailleur de la bourgeoisie exploitante, dominante et jouissante s’est ouvert, et il ne faut rien moins que le corps de la bourgeoisie tout entière, toute l’existence privilégiée des bourgeois, pour le combler.

Aussi ne fut-ce plus la bourgeoisie tout entière, mais seulement une partie de la bourgeoisie qui se remit à conspirer après la Restauration, contre le régime clérical, nobiliaire et contre les rois légitimes.

Dans ma prochaine lettre, je vous développerai, si vous voulez bien mêle permettre, mes idées sur cette dernière phase du libéralisme constitutionnel et du carbonarisme bourgeois.



SECONDE LETTRE[2]
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J’ai dit dans un article précédent que les tentatives réactionnaires, légitimistes, féodales et cléricales avaient fait revivre l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie, mais qu’entre cet esprit nouveau et celui qui l’avait animée avant 1793, il y avait une différence énorme. Les bourgeois du siècle passé étaient des géants en comparaison desquels les plus osants de la bourgeoisie de ce siècle n’apparaissent que comme des pygmées.

Pour s’en assurer, il n’y a qu’à comparer leurs programmes. Quel a été celui de la philosophie et de la grande révolution du XVIIIe siècle ? Ni plus ni moins que l’émancipation intégrale de l’humanité tout entière ; la réalisation du droit et de la liberté réelle et complète pour chacun, par l’égalisation politique et sociale de tous ; le triomphe de l’humain sur les débris du monde divin ; le règne de la justice et de la fraternité sur la terre. — Le tort de cette philosophie et de cette révolution, c’était de n’avoir pas compris que la réalisation de l’humaine fraternité était impossible, tant qu’il existerait des États, et que l’abolition réelle des classes, l’égalisation politique et sociale des individus ne deviendra possible que par l’égalisation des moyens économiques d’éducation, d’instruction, du travail et de la vie pour tous. Toutefois, on ne peut reprocher au XVIIIe siècle de ce qu’il n’a pas compris cela. La science sociale ne se crée et ne s’étudie pas seulement dans les livres ; elle a besoin des grands enseignements de l’histoire, et il a fallu faire la révolution de 1789 et de 1793, il a fallu encore passer par les expériences de 1830 et de 1848, pour arriver à cette conclusion désormais irréfragable, que toute révolution politique qui n’a pas pour but immédiat et direct l’égalité économique n’est, au point de vue des intérêts et des droits populaires, qu’une réaction hypocrite et masquée.

Cette vérité si évidente et si simple était encore inconnue à la fin du XVIIIe siècle, et lorsque Babeuf vint poser la question économique et sociale, la puissance de la révolution était déjà épuisée. Mais il ne lui en reste pas moins l’honneur immortel d’avoir posé le plus grand problème qui ait jamais été posé dans l’histoire, celui de l’émancipation de l’humanité tout entière.

En comparaison de ce programme immense, voyons quel fut plus tard le programme du libéralisme révolutionnaire, à l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet ? La prétendue liberté constitutionnelle, une liberté bien sage, bien modeste, bien réglementée, bien restreinte, toute faite pour le tempérament amoindri d’une bourgeoisie à demi rassasiée et qui, lasse de combats et impatiente de jouir, se sentait déjà menacée, non plus d’en haut, mais d’en bas, et voyait avec inquiétude poindre à l’horizon, comme une masse noire, ces innombrables millions de prolétaires exploités, las de souffrir et se préparant aussi à réclamer leur droit.

Dès le début du siècle présent, ce spectre naissant, qu’on a plus tard baptisé du nom de spectre rouge, ce fantôme terrible du droit de tout le monde opposé aux privilèges d’une classe d’heureux, cette justice et cette raison populaire, qui, en se développant davantage, doivent réduire en poussière les sophismes de l’économie, de la jurisprudence, de la politique et de la métaphysique bourgeoises, devinrent, au milieu des triomphes modernes de la bourgeoisie, ses trouble-fête incessants, les amoindrisseurs de sa confiance, de son courage et même de son esprit.

Et pourtant, sous la Restauration, la question sociale était encore à peu près inconnue, ou pour mieux dire, oubliée. Il y avait bien quelques grands rêveurs isolés, tels que Saint-Simon, Robert Owen, Fourier, dont le génie ou le grand cœur avaient deviné la nécessité d’une transformation radicale de l’organisation économique de la société. Autour de chacun d’eux se groupaient un petit nombre d’adeptes dévoués et ardents, formant autant de petites églises, mais aussi ignorés que les maîtres, et n’exerçant aucune influence au dehors. Il y avait eu en outre encore le testament communiste de Babeuf, transmis par son illustre compagnon et ami, Buonarroti, aux prolétaires les plus énergiques, au moyen d’une organisation populaire et secrète. Mais ce n’était alors qu’un travail souterrain, dont les manifestations ne se firent sentir que plus tard, sous la monarchie de Juillet, et qui sous la Restauration ne fut aucunement aperçu par la classe bourgeoise. — Le peuple, la masse des travailleurs restait tranquille et ne revendiquait encore rien pour elle-même.

Il est clair que si le spectre de la justice populaire avait une existence quelconque à cette époque, ce ne pouvait être que dans la mauvaise conscience des bourgeois. D’où venait-elle, cette mauvaise conscience ? Les bourgeois qui vivaient sous la Restauration étaient-ils, comme individus, plus méchants que leurs pères qui avaient fait la Révolution de 1789 et de 1793 ? Pas le moins du monde. C’étaient à peu près les mêmes hommes, mais placés dans un autre milieu, dans d’autres conditions politiques, enrichis d’une nouvelle expérience, et par conséquent ayant une autre conscience.

Les bourgeois du siècle dernier avaient sincèrement cru qu’en s’émancipant eux-mêmes du joug monarchique, clérical et féodal, ils émancipaient avec eux tout le peuple. Et cette naïve et sincère croyance fut la source de leur audace héroïque et de toute leur puissance merveilleuse. Ils se sentaient unis à tout le monde, et marchaient à l’assaut portant en eux la force, le droit de tout le monde. Grâce à ce droit et à cette puissance populaire qui s’étaient pour ainsi dire incarnés dans leur classe, les bourgeois du siècle dernier purent escalader et soumettre cette forteresse du pouvoir politique, que leurs pères avaient convoitée pendant tant de siècles. Mais au moment même où il y plantaient leur bannière, une lumière nouvelle se faisait dans leur esprit. Dès qu’ils eurent conquis le pouvoir, ils commencèrent à comprendre qu’entre leurs intérêts, ceux de la classe bourgeoise, et les intérêts des masses populaires, il n’y avait plus rien de commun, qu’il y avait au contraire opposition radicale et que la puissance et la prospérité exclusives de la classe des possédants ne pouvaient s’appuyer que sur la misère et sur la dépendance politique et sociale du prolétariat.

Dès lors, les rapports de la bourgeoisie et du peuple se transformèrent d’une manière radicale, et avant même que les travailleurs aient compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus par nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient déjà arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal. C’est ce que j’appelle la mauvaise conscience des bourgeois.

TROISIÈME LETTRE[3]
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La mauvaise conscience des bourgeois, ai-je dit, a paralysé, dès le commencement de ce siècle, tout le mouvement intellectuel et moral de la bourgeoisie. Je me corrige, et je remplace ce mot paralysé par cet autre : dénaturé. Car il serait injuste de dire qu’il y a eu paralysie ou absence de mouvement dans un esprit qui, passant de la théorie à l’application des sciences positives, a créé tous les miracles de l’industrie moderne, les bateaux à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe, d’un côté ; et qui, de l’autre, en mettant au jour une science nouvelle, la statistique, et en poussant l’économie politique et la critique historique du développement de la richesse et de la civilisation des peuples jusqu’à leurs derniers résultats, a jeté les bases d’une philosophie nouvelle, — le socialisme, qui n’est autre chose, au point de vue des intérêts exclusifs de la bourgeoisie, qu’un sublime suicide, la négation même, du monde bourgeois.

La paralysie n’est survenue que plus tard, depuis 1848, alors qu’épouvanté des résultats de ses premiers travaux, la bourgeoisie s’est rejetée sciemment en arrière, et que, pour conserver ses biens, renonçant à toute pensée et à toute volonté, elle s’est soumise à des protecteurs militaires et s’est donnée corps et âme à la plus complète réaction. Depuis cette époque elle n’a plus rien inventé, elle a perdu, avec le courage, la puissance même de la création. Elle n’a plus même la puissance ni l’esprit de la conservation, car tout ce qu’elle a fait et ce qu’elle fait pour son salut la pousse fatalement vers l’abîme.

Jusqu’en 1848, elle était encore pleine d’esprit. Sans doute cet esprit n’avait plus cette sève vigoureuse qui du XVIe au XVIIIe siècle lui avait fait créer un monde nouveau. Ce n’était plus l’esprit héroïque d’une classe qui avait eu toutes les audaces parce qu’il lui avait fallu tout conquérir : c’était l’esprit sage et réfléchi d’un nouveau propriétaire qui, après avoir acquis un bien ardemment convoité, devait maintenant le faire prospérer et valoir. Ce qui caractérise surtout l’esprit de la bourgeoisie dans la première moitié de ce siècle, c’est une tendance presque exclusivement utilitaire.

On lui en a fait un reproche, et à tort. Je pense au contraire qu’elle a rendu un dernier grand service à l’humanité, en prêchant, encore plus par son exemple que par ses théories, le culte, ou pour mieux dire, le respect des intérêts matériels. Au fond, ces intérêts ont toujours prévalu dans le monde : mais ils s’y étaient produits jusque-là sous la forme d’un idéalisme hypocrite ou malsain, qui les avait précisément transformés en intérêts malfaisants et iniques.

Quiconque s’est un peu occupé d’histoire n’a pu manquer de s’apercevoir qu’au fond des luttes religieuses et théologiques les plus abstraites, les plus sublimes et les plus idéales, il y a eu toujours quelque grand intérêt matériel. Toutes les guerres de races, de nations, d’États et de classes, n’ont jamais eu d’autre but que la domination, condition et garantie nécessaires de la jouissance et de la possession. L’histoire humaine, considérée à ce point de vue, n’est rien que la continuation de ce grand combat pour la vie, qui, d’après Darwin, constitue la loi fondamentale de la nature organique.

Dans le monde animal, ce combat se fait sans idées et sans phrases, il est aussi sans solution ; tant que la terre existera, le monde animal s’entre-dévorera. C’est la condition naturelle de sa vie. — Les hommes, animaux carnivores par excellence, ont commencé leur histoire par l’anthropophagie. — Ils tendent aujourd’hui à l’association universelle, à la production et à la jouissance collectives.

Mais entre ces deux termes, quelle tragédie sanglante et horrible ! Et nous n’en avons pas encore fini avec cette tragédie. Après l’anthropophagie est venu l’esclavage, après l’esclavage le servage, après le servage le salariat, auquel doit succéder d’abord le jour terrible de la justice, et plus tard, beaucoup plus tard, l’ère de la fraternité. Voilà les phases par lesquelles le combat animal pour la vie se transforme graduellement, dans l’histoire, en l’organisation humaine de la vie.

Et au milieu de cette lutte fratricide des hommes contre des hommes, dans cet entre-dévorement mutuel, dans cet asservissement et dans cette exploitation des uns par les autres qui, en changeant de noms et de formes, se sont maintenus à travers tous les siècles jusqu’à nos jours, quel rôle la religion a-t-elle joué ? Elle a toujours sanctifié la violence, et l’a transformée en droit. Elle a transporté dans un ciel fictif l’humanité, la justice et la fraternité, pour laisser sur la terre le règne de l’iniquité et de la brutalité. Elle a béni les brigands heureux, et pour les rendre encore plus heureux, elle a prêché la résignation et l’obéissance à leurs innombrables victimes, les peuples. Et plus l’idéal qu’elle adorait dans le ciel semblait sublime, plus la réalité de la terre devenait horrible. Car c’est dans le caractère propre de tout idéalisme, tant religieux que métaphysique, de mépriser le monde réel, et, tout en le méprisant, de l’exploiter — d’où il résulte que tout idéalisme engendre nécessairement l’hypocrisie.

L’homme est matière, et ne peut pas impunément mépriser la matière. Il est un animal, et ne peut détruire son animalité ; mais il peut et doit la transformer et l’humaniser par la liberté, c’est-à-dire par l’action combinée de la justice et de la raison, qui à leur tour n’ont de prise sur elle que parce qu’elles en sont les produits et la plus haute expression. Toutes les fois au contraire que l’homme a voulu faire abstraction de son animalité, il en est devenu le jouet et l’esclave, et le plus souvent même le serviteur hypocrite, — témoin les prêtres de la religion la plus idéale et la plus absurde du monde, le catholicisme.

Comparez leur obscénité bien connue avec leur serment de chasteté ; comparez leur convoitise insatiable avec leur doctrine du renoncement aux biens de ce monde, — et avouez qu’il n’existe pas d’êtres aussi matérialistes que ces prêcheurs de l’idéalisme chrétien. À cette heure même, quelle est la question qui agite le plus toute l’Église ? C’est la conservation de ses biens, que menace de confisquer partout aujourd’hui cette autre Église, expression de l’idéalisme politique, l’État.

L’idéalisme politique n’est ni moins absurde, ni moins pernicieux, ni moins hypocrite que l’idéalisme de la religion, dont il n’est d’ailleurs qu’une forme différente, l’expression ou l’application mondaine et terrestre. L’État, c’est le frère cadet de l’Église ; et le patriotisme, cette vertu et ce culte de l’État, n’est qu’un reflet du culte divin.

L’homme vertueux, selon les préceptes de l’école idéale, religieuse et politique à la fois, doit servir Dieu et se dévouer à l’État. Et c’est cette doctrine dont l’utilitarisme bourgeois, dès le début de ce siècle, a commencé à faire justice.



QUATRIÈME LETTRE[4]
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L’un des plus grands services rendus par l’utilitarisme bourgeois, ai-je dit, c’est d’avoir tué la religion de l’État, le patriotisme.

Le patriotisme, comme on le sait, est une vertu antique née au milieu des républiques grecques et romaines, où il n’y eut jamais d’autre religion réelle que celle de l’État, d’autre objet de culte que l’État.

Qu’est-ce que l’État ? C’est, nous répondent les métaphysiciens et les docteurs en droit, c’est la chose publique ; les intérêts, le bien collectif et le droit de tout le monde, opposés à l’action dissolvante des intérêts et des passions égoïstes de chacun. C’est la justice et la réalisation de la morale et de la vertu sur la terre. Par conséquent il n’est point d’acte plus sublime ni de plus grand devoir pour les individus, que de se dévouer, de se sacrifier, et au besoin de mourir pour le triomphe, pour la puissance de l’État.

Voilà en peu de mots toute la théologie de l’État. Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie religieuse, ne cache pas sous de très belles et de très poétiques apparences, des réalités très communes et très sales.

Analysons d’abord l’idée même de l’État, telle que nous la représentent ses prôneurs. C’est le sacrifice de la liberté naturelle et des intérêts de chacun, individus aussi bien qu’unités collectives, comparativement petites : associations, communes et provinces, — aux intérêts et à la liberté de tout le monde, à la prospérité du grand ensemble. Mais ce tout le monde, ce grand ensemble, qu’est-il en réalité ? C’est l’agglomération de tous les individus et de toutes les collectivités humaines plus restreintes qui le composent. Mais du moment que pour le composer et pour s’y coordonner, tous les intérêts individuels et locaux doivent être sacrifiés, le tout, qui est censé les représenter, qu’est-il en effet ? Ce n’est pas l’ensemble vivant, laissant respirer chacun à son aise et devenant d’autant plus fécond, plus puissant et plus libre que plus largement se développent en son sein la pleine liberté et la prospérité de chacun ; ce n’est point la société humaine naturelle, qui confirme et augmente la vie de chacun par la vie de tous ; — c’est, au contraire, l’immolation de chaque individu comme de toutes les associations locales, l’abstraction destructive de la société vivante, la limitation, ou pour mieux dire la complète négation de la vie et du droit de toutes les parties qui composent tout le monde, pour le soi-disant bien de tout le monde : c’est l’État, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’Église. — L’État, je le répète encore, est le frère cadet de l’Église.

Pour prouver cette identité de l’Église et de l’État, je prie bien le lecteur de vouloir constater ce fait, que l’une comme l’autre sont fondés essentiellement sur l’idée du sacrifice de la vie et du droit naturel, et qu’ils partent également du même principe ; celui de la méchanceté naturelle des hommes, qui ne peut être vaincue, selon l’Église, que par la grâce divine et par la mort de l’homme naturel en Dieu, et selon l’État, que par la loi, et par l’immolation de l’individu sur l’autel de l’État. L’une et l’autre tendent à transformer l’homme, l’un en un saint, l’autre en un citoyen. Mais l’homme naturel doit mourir, car sa condamnation est unanimement prononcée par la religion de l’Église et par celle de l’État.

Telle est dans sa pureté idéale la théorie identique de l’Église et de l’État. C’est une pure abstraction ; mais toute abstraction historique suppose des faits historiques. Ces faits, comme je l’ai déjà dit dans mon précédent article, sont d’une nature toute réelle, toute brutale : c’est la violence, la spoliation, l’asservissement, la conquête. L’homme est ainsi formé, qu’il ne se contente pas de faire, il a encore le besoin de s’expliquer et de légitimer, devant sa propre conscience et aux yeux de tout le monde, ce qu’il a fait. La religion est donc venue à point pour bénir les faits accomplis et, grâce à cette bénédiction, le fait inique et brutal s’est transformé en droit. La science juridique et le droit politique, comme on sait, sont issus de la théologie d’abord ; et plus tard de la métaphysique, qui n’est autre chose qu’une théologie masquée, une théologie qui a la prétention ridicule de ne point être absurde, s’est efforcée vainement de leur donner le caractère de la science.

Voyons maintenant quel rôle cette abstraction de l’État, parallèle à cette abstraction historique qui s’appelle l’Église, a joué et continue de jouer dans la vie réelle, dans la société humaine.

L’État, ai-je dit, par son principe même, est un immense cimetière où viennent se sacrifier, mourir, s’enterrer toutes les manifestations de la vie individuelle et locale, tous les intérêts des parties dont l’ensemble constitue précisément la société. C’est l’autel où la liberté réelle et le bien-être des peuples sont immolés à la grandeur politique ; et plus cette immolation est complète, plus l’État est parfait. J’en conclus, et c’est ma conviction, que l’empire de Russie, c’est l’État par excellence, l’État sans rhétorique et sans phrases, l’État le plus parfait en Europe. Tous les États, au contraire, dans lesquels les peuples peuvent encore respirer, sont, au point de vue de l’idéal, des États incomplets, comme toutes les autres Églises, en comparaison de l’Église catholique romaine, sont des Églises manquées.

L’État est une abstraction dévorante de la vie populaire, ai-je dit ; mais pour qu’une abstraction puisse naître, se développer et continuer d’exister dans le monde réel, il faut qu’il y ait un corps collectif réel qui soit intéressé à son existence. Ce ne peut être la grande masse populaire, puisqu’elle en est précisément la victime : ce doit être un corps privilégié, le corps sacerdotal de l’État, la classe gouvernante et possédante, qui est dans l’État ce que la classe sacerdotale de la religion, les prêtres, sont dans l’Église.

Et en effet, que voyons-nous dans toute l’histoire ? L’État a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ; — classe bureaucratique à la fin, lorsque, toutes les autres classes s’étant épuisées, l’État tombe ou s’élève, comme on voudra, à la condition de machine ; mais il faut absolument pour le salut de l’État qu’il y ait une classe privilégiée quelconque qui s’intéresse à son existence. Et c’est précisément l’intérêt solidaire de cette classe privilégiée qui s’appelle le patriotisme.



CINQUIÈME LETTRE[5]
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Le patriotisme, dans le sens complexe qu’on attribue ordinairement à ce mot, a-t-il jamais été une passion ou une vertu populaire ?

L’histoire à la main, je n’hésite pas à répondre à cette question par un non décisif, et pour prouver au lecteur que je n’ai point tort de répondre ainsi, je lui demande la permission d’analyser les principaux éléments qui, combinés de manières plus ou moins différentes, constituent cette chose qu’on appelle le patriotisme.

Ces éléments sont au nombre de quatre : 1o L’élément naturel ou physiologique ; 2o l’élément économique ; 3o l’élément politique ; et 4o l’élément religieux ou fanatique.

L’élément physiologique est le fond principal de tout patriotisme naïf, instinctif et brutal. C’est une passion naturelle et qui, précisément parce qu’elle est par trop naturelle, c’est-à-dire tout à fait animale, est en contradiction flagrante avec toute politique, et qui pis est, embarrasse beaucoup le développement économique, scientifique et humain de la société.

Le patriotisme naturel est un fait purement bestial, qui se retrouve à tous les degrés de la vie animale et même, on pourrait dire jusqu’à un certain point, dans la vie végétale. Le patriotisme pris dans ce sens c’est une guerre de destruction, c’est la première expression humaine de ce grand et fatal combat pour la vie qui constitue tout le développement, toute la vie du monde naturel ou réel — combat incessant, entre-dévorement universel qui nourrit chaque individu, chaque espèce de la chair et du sang des individus des espèces étrangères, et qui se renouvelant fatalement à chaque heure, à chaque instant, fait vivre, prospérer et se développer les espèces les plus complètes, les plus intelligentes, les plus fortes aux dépens de toutes les autres.

Ceux qui s’occupent d’agriculture ou de jardinage savent ce qu’il leur coûte de préserver leurs plantes contre l’envahissement d’espèces parasites qui viennent leur disputer la lumière et les éléments chimiques de la terre indispensables à leur nourriture. La plante la plus puissante, celle qui se trouve être la mieux adaptée aux conditions particulières du climat et du sol, se développant toujours avec une plus grande vigueur relative, tend naturellement à étouffer toutes les autres. C’est une lutte silencieuse, mais sans trêve, et il faut toute l’énergique intervention de l’homme pour protéger contre cet envahissement fatal les plantes qu’il préfère.

Dans le monde animal la même lutte se reproduit, seulement avec plus de mouvement dramatique et de bruit. Ce n’est plus un étouffement silencieux et insensible. Le sang coule, et l’animal déchiré, dévoré, torturé, remplit l’air de ses gémissements. L’homme enfin, l’animal parlant, introduit la première phrase dans cette lutte, et cette phrase s’appelle le patriotisme.

Le combat pour la vie dans le monde animal et végétal n’est point seulement une lutte individuelle ; c’est une lutte d’espèces, de groupes et de familles, les unes contre les autres. — Il y a dans chaque être vivant deux instincts, deux grands intérêts principaux : celui de la nourriture et celui de la reproduction. Au point de vue de la nourriture, chaque individu est l’ennemi naturel de tous les autres, sans considération aucune de liens de famille, de groupes et d’espèces. Le proverbe, que les loups ne se mangent pas entre eux, n’est juste qu’autant que les loups trouvent pour leur nourriture des animaux appartenant à d’autres espèces, mais nous savons fort bien qu’aussitôt que ces derniers viennent à leur manquer, ils se dévorent tranquillement entre eux. Les chattes et les truies et bien d’autres animaux encore mangent souvent leurs propres enfants, et il n’y a pas d’animal qui ne le fasse toutes les fois qu’il s’y trouve poussé par la faim. Les sociétés humaines n’ont-elles pas débuté par l’anthropophagie ? Et qui n’a pas entendu ces lamentables histoires de marins naufragés et perdus dans l’océan, sur quelque frêle embarcation, privés de nourriture, et décidant par le sort lequel d’entre eux devait être sacrifié et mangé par les autres ? Enfin, pendant cette terrible famine qui vient de décimer l’Algérie, n’avons-nous pas vu des mères dévorer leurs propres enfants ?

C’est que la faim est un rude et invincible despote, et la nécessité de se nourrir, nécessité tout individuelle, est la première loi, la condition suprême de la vie. C’est la base de toute vie humaine et sociale, comme c’est aussi celle de la vie animale et végétale. Se révolter contre elle, c’est anéantir tout le reste, c’est se condamner au néant.

Mais à côté de cette loi fondamentale de la nature vivante, il y en a une autre, tout aussi essentielle, celle de la reproduction. La première tend à la conservation des individus, la seconde à la constitution des familles, des groupes, des espèces. Les individus pour se reproduire, poussés par une nécessité naturelle, cherchent à s’accoupler avec les individus qui par leur organisation sont le plus rapprochés d’eux, qui leur sont semblables. Il y a des différences d’organisation qui rendent l’accouplement stérile ou même tout à fait impossible. Cette impossibilité est évidente entre le monde végétal et le monde animal ; mais même dans ce dernier, l’accouplement des quadrupèdes par exemple avec les oiseaux, les poissons, les reptiles ou les insectes, est également impossible. Si nous nous limitons aux seules quadrupèdes, nous retrouvons la même impossibilité entre des groupes différents, et nous arrivons à cette conclusion que la capacité de l’accouplement et la puissance de la reproduction ne deviennent réelles pour chaque individu que dans une sphère très restreinte d’individus qui, étant doués d’une organisation identique ou rapprochée de la sienne, constituent avec lui le même groupe ou la même famille.

L’instinct de reproduction établissant le seul lien de solidarité, qui puisse exister entre les individus du monde animal, là où cette capacité d’accouplement cesse, toute solidarité animale cesse aussi. Tout ce qui reste en dehors de cette possibilité de reproduction pour les individus, constitue une espèce différente, un monde absolument étranger, hostile et condamné à la destruction ; tout ce qui est au-dedans constitue la grande patrie de l’espèce, — comme, par exemple, l’humanité pour les hommes.

Mais cette destruction ou cet entre-dévorement mutuel des individus vivants ne se rencontrent pas seulement aux limites de ce monde restreint que nous appelons la grande patrie ; nous les retrouvons aussi féroces et quelquefois plus féroces au milieu même de ce monde, à cause même de la résistance et de la compétition qu’ils y rencontraient et parce que les luttes tout aussi cruelles de l’amour viennent s’y ajouter encore à celles de la faim.

D’ailleurs chaque espèce d’animaux se subdivise en groupes et en familles différentes, sous l’influence des conditions géographiques et climatologiques des différents pays qu’elle habite. La différence plus ou moins grande des conditions de la vie détermine une différence correspondante dans l’organisation même des individus qui appartiennent à la même espèce. On sait d’ailleurs que tout individu animal cherche naturellement à s’accoupler avec l’individu qui lui est le plus semblable, d’où résulte naturellement le développement d’une grande quantité de variations dans la même espèce ; et comme les différences qui séparent toutes ces variations les unes des autres, sont fondées principalement sur la reproduction, et que la reproduction est l’unique base de toute solidarité animale, il est évident que la grande solidarité de l’espèce doit se subdiviser en autant de solidarités plus restreintes, ou que la grande patrie doit se morceler en une foule de petites patries animales, hostiles et destructives les unes des autres.


  1. Genève, le 23 février 1869. — Le Progrès, 6 (1er mars 1869), pp. 2-3
  2. Genève, le 28 mars 1869. — Le Progrès, 7 (3 avril 1869), pp. 2-3
  3. Genève, le 14 avril 1869. — Le Progrès, 8 (17 avril 1869), pp. 2-3.
  4. Genève, le 28 avril 1869. — Le Progrès, 9 (1er mai, 1869), p. 2-3.
  5. Genève, le 23 mai 1869. — Le Progrès, 11 (29 mai 1869), pp. 2-3.