Aux Vieux de la vieille/02/07

Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 155-190).

CHAPITRE vii.

Campagne de 1815.

De retour au quartier général, le comte Monthyon me remit mon nouveau brevet et m’engagea à prendre un logement le plus rapproché possible des Tuileries, afin d’être toujours à portée de recevoir ses ordres, que j’allais, d’ailleurs, prendre tous les jours. J’avais droit à ce logement pour moi, mon domestique et deux chevaux, et je fus m’entendre à ce sujet avec le maire de l’arrondissement. De plus, j’avais droit, comme faisant partie du bataillon sacré, à une gratification de trois cents francs, qui devait m’être payée place Vendôme, no 3. Quand j’allai, pour la première fois, toucher ces trois cents francs, il m’arriva une aventure assez singulière.

Je me présente au capitaine qui commandait la troisième compagnie d’officiers du bataillon sacré, car les officiers de grade inférieur n’étaient là que simples soldats ; il fallait être officier supérieur pour être capitaine d’une compagnie de cent officiers. Je m’adresse donc à lui pour réclamer les trois cents franes qui m’étaient dus ;

— Comment vous nommez-vous ? me dit-il en me toisant de l’œil.

— Coignet.

Il regarde sur sa feuille : mon nom y figurait. Cependant mon homme, qui ne paraissait pas très-pressé ni même très-désireux de me payer, me répond froidement :

— Je n’ai plus d’argent ; il fallait vous trouver ici avec les autres ; la paie est terminée.

— Mais la somme qui me revient, à qui l’avez-vous remise ?

— À personne.

— Donc elle est encore ici entre vos mains. Il me la faut. — Je ne puis vous payer, encore une fois, vous venez trop tard. — Pas tant de bruit, je vais aller éclaircir l’affaire et revenir promptement. Nous verrons bien si vous avez le droit de ne pas me payer ce que vous me devez.

Ce capitaine était un vieil émigré qui s’était présenté l’empereur pour reprendre du service, et qui avait été mis en activité. Je vole aux Tuileries rendre compte de mon désappointement au général Bertrand et au comte Drouot. Ils furent très-étonnés d’apprendre que le vieux chevalier s’était refusé à me payer. Le général Bertrand lui écrivit deux mots :

— Tenez, me dit-il, portez-lui ce poulet, et votre affaire va marcher toute seule.

— Ce monsieur-là mériterait bien, répondis-je, que je le fisse coucher au bivouac, s’il vient à l’armée.

— Trés-bien, dit en riant le général Bertrand ; mais les vieux émigrés sont comme les plats d’étain, ils ne vont guère au feu.

Je retourne sans perdre un moment, place Vendôme : — Voilà, dis-je au capitaine, un poulet à votre adresse, il n’y a pas besoin de broche pour le faire cuire ; il est tout arrangé, prêt à servir : goûtez-le, s’il vous plaît, on attend votre réponse.

Mon homme lut et apparemment qu’il trouva la sauce du poulet assez salée, car il s’emporta presque contre moi et me dit d’un air mécontent :

— Mais pourquoi avoir été vous plaindre aux Tuileries ?

— Mais pourquoi refusez-vous de me payer ce qui m’est dû ?

— Le palais impérial n’est pas votre place.

— Pardon, capitaine, je suis vaguemestre général et fourrier du palais. C’est moi qui suis chargé de faire préparer des logements pour l’armée, et je vous promets bien, si vous y venez jamais, de vous loger au bivouac pour vous récompenser de vos bons procédés d’aujourd’hui. Mais brisons là-dessus et mes trois cents francs, s’il vous plaît ; je suis pressé : on m’attend aux Tuileries. Et le capitaine cette fois s’empressa de s’exécuter.

J’allai faire mes dispositions pour pouvoir m’installer dans mon nouveau logement. J’achetai d’abord deux superbes chevaux provenant d’un royaliste qui venait de passer la frontière. Je me présentai le soir même, avec ma nouvelle monture, chez le comte Monthyon. Cette visite à cheval, mon écuyer derrière, me donnait l’air d’un commandant de place faisant sa ronde. Lorsque j’entrai ainsi en grande tenue dans la cour de son hôtel, le général Monthyon se trouvait justement là.

— Déjà monté, me dit-il, c’est à vous à faire. Mais vous avez là deux beaux chevaux ; combien vous coûtent-ils ?

— Dix-huit cents francs mon cheval de bataille, et neuf cents francs celui de mon domestique.

Et le général s’étant approché pour examiner les deux bêtes : — En vérité, ajouta-t-il, vous voilà mieux monté que moi.

C’est mon frère qui m’avait avancé le prix de mes deux chevaux. Aussi, comme on allait entrer en campagne, et que je ne savais pas si je reviendrais cette fois, je fus chez son notaire, entre les mains duquel je déposai à tout hasard mon testament. J’avais fait ces dispositions à l’insu de mon frère, qui me gronda fort quand on m’apporta, chez lui, la grosse de l’acte et qu’il en eut pris connaissance.

Le général venait plusieurs fois la semaine me prendre chez mon frère pour me mener à la promenade, soit en voiture, soit à cheval. Il m’invitait souvent à dîner chez lui. Sûr de mon dévouement, il avait pour moi une véritable affection et me rappelait à chaque instant les bons feux que je lui avais faits autrefois en revenant de Moscou.

Mes préparatifs pour entrer en campagne une fois terminés, je m’occupai de régler l’ordre de marche des équipages par rang de grade, pour éviter la confusion et pour que les distributions se fissent régulièrement. Ces mesures de précaution, à l’exécution desquelles je tenais la main, furent d’un grand secours, et on me félicita plus tard de les avoir prises. Je passais tous les jours chez mon banquier toucher le prix du logement qui m’était accordé. Tout cela joint à ma paie de trois cents francs par mois et à mes rations fit que j’amassai un peu d’argent. Mais la guerre allait nécessairement recommencer ; il se faisait partout d’immenses approvisionnements de munitions et de matériel. Les grandes revues se succédaient fréquemment, et l’on sentait déjà dans l’air l’odeur de la poudre. On prépara aussi en grande pompe la fête du Champ-de-Mai, qui fut célébrée au Champ-de-Mars, devant la belle façade de l’École-Militaire. Un vaste amphithéâtre avait été dressé pour recevoir toutes les députations. Cette solennité fut des plus imposantes. C’est là que |’empereur, en grand costume impérial, entouré d’un nombreux et brillant état-major, reçut les députés et les pairs de France. La foule était si considérable et si serrée, que nous eûmes toutes les peines du monde pour nous frayer un passage et faire arriver l’empereur au second amphithéâtre, où il allait distribuer les aigles à l’armée et à la garde nationale.

Il commença par un discours ; puis se faisant apporter les aigles : « Jurez ! leur criait-il, jurez de défendre vos aigles ! » On jura, mais les serments n’avaient déjà plus cette énergie et cet enthousiasme d’autrefois. C’était faible, et on voyait que ce n’étaient plus là les cris d’Austerlitz et de Wagram. L’empereur s’en aperçut bien. Du reste, il est impossible de voir plus de monde ; on ne put faire aucune manœuvre, et à peine pouvait-il passer devant les rangs, tant nous avions de peine à écarter les flots de la foule sur son passage. Ce fut le 1er juin qu’eut lieu la grande cérémonie du Champ-de-Mai. Deux jours après, arrivait l’ordre de départ pour l’armée. Je partis de Paris le 4 juin pour me rendre à Soissons, et de là à Avesnes, où je devais attendre de nouveaux ordres. L’empereur y arriva le 13 et n’y resta que peu de temps. C’est d’Avesnes qu’il data sa fameuse proclamation à l’armée, du 14 juin 1815. Du reste, on ne marchait pas, on courait.

L’empereur avait ordonné à tout le monde d’avancer à marches forcées sur la frontière. Quand le maréchal Ney arriva, l’empereur lui dit devant tous les officiers : « Monsieur le maréchal, votre protégé Bourmont vient de passer à l’ennemi avec ses aides-de-camp. » Cette nouvelle causa au prince de la Moskowa une émotion visible. Cependant, l’empereur lui confia le commandement d’un corps d’armée de quarante mille hommes pour se porter contre les Anglais. Ses ordres étant donnés : « Vous pouvez maintenant, dit-il au prince, pousser les Anglais sur Bruxelles. » Lorsque nous fûmes entrés dans ce pays fertile de la Belgique, nous trouvâmes des seigles d’une hauteur de huit à dix pieds. Nos colonnes avaient de la peine à se frayer des routes à travers ces champs couverts d’épis ; les premiers rangs surtout ne pouvaient avancer contre ces espèces de murailles verdoyantes qui se renouvelaient sans fin. La cavalerie elle-même se perdait dans l’abondance des pailles, et ce fut un de nos malheurs d’avoir été ainsi entravés dans notre marche.

Les deux corps d’armée commandés par Grouchy et par le brave général Gérard firent un mouvement sur la droite pour gagner la belle plaine de Fleurus. L’empereur se porta lui-même en avant sur la grande route, avec son état-major et un escadron de grenadiers à cheval pour l’escorter. Il s’entretenait, en marchant, avec un aide-de-camp, lorsque portant ses regards sur sa gauche, il s’arrête tout-à-coup, et, armé de sa lorgnette, se met à inspecter avec attention les hauteurs voisines. À l’extrémité de l’horizon, et très-loin de là, se trouve une petite montagne taillée en pain de sucre, au pied de laquelle il aperçoit de la cavalerie pied à terre. Il crut ne pas reconnaître là ses cavaliers et demanda un officier de son escorte pour aller reconnaître cette troupe. Aussitôt on me fait signe d’approcher de l’empereur.

— C’est toi, grognard, es-tu bien monté ?

— Oui, sire.

— Va-t’en au galop reconnaître la cavalerie qui est au pied de cette montagne, là bas. Vois-tu cela d’ici ?

— Oui, sire.

— Ne te fais pas pincer.

Je pars au galop. Arrivé au pied de cette montagne, dont la pente est très-rapide, il me fallut, pour la monter, décrire plusieurs courbes en travers. Après avoir gravi environ à moitié de la hauteur, j’aperçus au-dessus de moi trois officiers qui montaient à cheval ; je crus même apercevoir quelques lances qui se dérobèrent bientôt à mes regards. Je n’en continuai pas moins de monter au pas. Bientôt, je vis distinctement des groupes de soldats qui cernaient le pied de la montagne, sans doute pour me couper la retraite ; puis apparaissent de nouveau mes trois gaillards qui descendaient de mon côté en faisant le tire-bouchon. Ils se croisaient dans leur marche, mais la pente était si raide qu’ils ne pouvaient descendre qu’à petits pas. Ma position devenait embarrassante, sans m’inquiéter cependant le moins du monde. Je m’arrête un moment tout court, car je ne voyais au-dessus de moi et je croyais n’avoir au-dessous que des ennemis. Mon parti fut bientôt pris : n’apercevant plus personne au pied de la montagne, je m’en tins aux trois officiers qui semblaient s’attacher à moi et m’en vouloir. Je leur fais d’abord un grand salut ; puis tournant bride, je commence à battre en retraite ; ils se mettent à descendre comme moi, en se dirigeant toujours de mon côté. Je les observais, beaucoup moins inquiet de leur poursuite que des obstacles que je m’attendais à rencontrer pour regagner la plaine. Ma surprise ne fut pas mince, lorsqu’arrivé au bas de la montagne, je n’apercus plus personne. Toutefois, mes trois officiers ne me perdaient pas de vue et continuaient à me poursuivre de près. Lorsque je me vis dans la plaine, je me retourne de leur côté, et, leur faisant de nouveau un grand salut, je reprends tranquillement mon chemin pour rejoindre l’empereur. Les trois beaux officiers ennemis allaient s’en tenir là, sans doute, lorsque, sur mon second salut, qui leur parut être une provocation, l’un d’eux se détacha à ma poursuite et me chargea à fond de train. Loin d’être fâché, je me réjouissais intérieurement de me voir ainsi pressé par ce brave cavalier ennemi. Je ralentis ma marche à dessein. Il gagnait du terrain sur moi et cela l’encourageait. L’empereur, qui suivait mes mouvements et m’avait cru perdu un moment, envoyait en toute hâte deux grenadiers à cheval à mon secours. Avant qu’ils fussent arrivés, et lorsque mon adversaire commençait à s’approcher d’autant plus près de moi que je faisais effort pour modérer l’ardeur de mon cheval, il fond sur moi tout-à-coup, en s’écriant : « Je te tiens ! »

Son mouvement ne m’avait pas échappé. Prompt comme l’éclair, je fais un à gauche pour éviter son coup, et fonds sur lui à mon tour, répétant son mot : et moi aussi je te tiens ! En me voyant faire ce brusque demi-tour, il fléchit et veut s’effacer, mais il n’était déjà plus temps : le vin était versé, il lui fallut le boire. Il n’avait pas achevé son mouvement de retraite, que j’étais à sa gauche et lui enfonçais dans le côté la pointe de mon grand sabre. Le coup fut si violent, qu’il tomba par terre raide mort. Il fit la culbute, la tête en bas. Lâchant aussitôt mon sabre, je saisis la bride de son cheval et m’en revins, fier de ce nouveau trophée, vers mon empereur, avec les deux grenadiers qui venaient à mon secours. Je leur donnai le cheval à ramener.

— Eh bien ! grognard, dit l’empereur, je te croyais pris. Qui t’a montré à faire cette manœuvre ?

— C’est un de vos gendarmes d’élite, à la campagne de Russie.

— Tu t’y es bien pris, et tu es bien monté. L’as-tu vu, cet officier ? Il m’a paru blond. C’est toujours un maladroit ; il devait engager le combat mieux que cela ; il s’est laissé tuer comme un enfant. C’était un maladroit. Tu grognes, je crois ?

— Oui, sire, je réfléchis que j’aurais dû prendre le cheval par la bride et vous l’amener moi-même.

L’empereur fit un petit sourire. Le cheval arriva.

C’est tel régiment anglais, dit l’empereur, et voici les deux autres officiers qui ramassent leur camarade.

Tout le monde flattait mon cheval. Un officier me pria de le lui céder. J’y consentis, mais je voulus quinze napoléons pour mon domestique, et vingt francs pour les deux grenadiers.

L’empereur dit au grand maréchal : « Prends note du vieux grognard ; après la campagne, je verrai. »

Un moment après, le général me fit signe d’approcher et me dit que l’empereur était très-content de moi.

Le 14 juin, de l’autre côté de Gilly, nous rencontrâmes une forte avant-garde prussienne. Les cuirassiers traversèrent cette ville au galop et si vite, que les fers de leurs chevaux volaient par dessus le toit des maisons. L’empereur prenait plaisir à les voir marcher si rapidement. En sortant de la ville, ils eurent à gravir une montagne très-raide et arrivèrent enfin au secours de notre avant-garde qui était aux prises avec les Prussiens. Ceux-ci furent sabrés d’importance et renversés sur leur première ligne avec des pertes considérables.

La campagne commençait assez bien, et nos troupes bivaquèrent à l’entrée de la plaine de Charleroi, que l’on nomme aussi Fleurus. L’ennemi ne pouvait pas voir notre armée, et il ne nous croyait guère aussi près de lui. L’empereur ne s’attendait pas non plus à rencontrer une aussi forte armée à combattre, lorsqu’il envoya, le matin, des officiers dans toutes les directions pour reconnaître la position de l’ennemi. Il ne restait près de lui que le grand maréchal, le comte Monthyon et moi. Il se porta près d’un village, à gauche de la plaine, au pied d’un moulin à vent. L’armée prussienne se trouvait en grande partie sur sa droite, parquée dans des fermes et des enclos, dont les bordures formaient des massifs impénétrables.

Leur position était tout à fait à couvert, et l’on ne pouvait se rendre compte de leurs forces. Les officiers arrivaient de tous les points et faisaient leur rapport. Après les avoir entendus, l’empereur donna l’ordre de marcher en avant et d’attaquer les Prussiens sur toute la ligne. Lui-même monta dans la tour du moulin, d’où il dirigeait et suivait tous les mouvements.

Le corps du général Gérard étant venu à passer, l’empereur fit monter Je général près de lui :

Eh bien, Gérard, lui dit-il ; Bourmont, dont vous me répondiez, est passé à l’ennemi. Et lui montrant un clocher à droite, il faut, ajouta-t-il, te porter sur ce clocher. Tu pousseras vivement les Prussiens ; je veux les débusquer de là. Je te ferai soutenir ; marche, Grouchy a reçu mes ordres.

Tous les officiers de l’état-major envoyés dans les différentes directions ne revenaient pas vite. Cependant l’empereur s’impatientait de voir que les renseignements n’arrivaient pas. Il m’envoya au général Gérard.

« Dirige-toi, me dit-il, droit sur le clocher que tu vois là-bas. Va trouver Gérard, et tu attendras ses ordres pour revenir. »

Je pars au galop. Ce n’était pas une petite affaire que d’arriver auprès du général. Il fallait faire des détours à n’en pas finir pour gagner le clocher. Ce n’étaient que des enclos ; je ne savais quel chemin prendre pour arriver. Enfin je parvins auprès de l’intrépide général qui se battait comme un lion et faisait des efforts inouïs pour gagner l’église. Il était couvert de boue quand je l’abordai.

— L’empereur m’envoie près de vous, général.

— Retournez, me dit-il vivement, allez dire à l’empereur que s’il m’envoie du renfort, les Prussiens sont enfoncés. Dites-lui que j’ai perdu la moitié de mes soldats, mais que, si je suis soutenu, la victoire est certaine.

Ce n’était pas une bataille, c’était une vraie boucherie. La charge battait de tous les côtés, et l’on n’entendait que les cris : En avant ! en avant ! nos soldats étaient tous des héros ce jour là.

Je revins en grande hâte près de l’empereur et lui rendis compte de ma mission.

« Ah ! dit-il, si j’avais quatre lieutenants comme Gérard, les Prussiens seraient perdus ce soir. »

Plusieurs centaines d’officiers que l’empereur avait envoyés avant moi en mission, n’étaient pas encore de retour à mon arrivée.

L’empereur se frotta les mains après mon récit. Il me fit dépeindre tous les endroits par où j’avais passé. — Ce ne sont, lui disais-je, que des vergers, de gros arbres et des fermes.

— C’est cela, me dit-il, on se croirait au milieu des bois.

— Le général est couvert de boue, ajoutai-je.

— C’est encore un brave, celui-là, dit-il.

Cependant toutes nos colonnes avançaient dans cette plaine de Fleurus, qui est très-longue, et la victoire se prononçait de plus en plus en notre faveur.

L’empereur monta à cheval et partit au galop, « Voilà, dit-il, mes colonnes qui montent le mamelon. Suivez-moi de près. Allons, au mamelon ! »

Et nous voilà partis comme la foudre. Au milieu de la plaine, il se trouve un ravin de trois à quatre pas de large. Arrivé là, le cheval de l’empereur fit un petit temps d’arrêt ; il hésitait. Mon cheval plus hardi franchit le ravin le premier, et je me trouvai un moment en avant de Sa Majesté, emporté que j’étais par la rapidité de mon cheval, que je ne pouvais maîtriser.

Ce petit accident me contrariait et je revenais bien sot, craignant de recevoir des reproches. Pas du tout. Arrivé sur le mamelon, je vais me ranger de côté en m’effaçant le plus possible, chapeau bas. L’empereur se tourna aussitôt vers moi. « Si ton cheval n’était pas entier, me dit-il, je le prendrais. »

Il venait encore des boulets expirer au pied du mamelon ; mais nos colonnes achevaient de renverser les Prussiens sur la droite ; et les poursuivirent jusqu’à la nuit. La victoire était complète. L’empereur se retira fort tard du champ de bataille, et il revint au village, près du moulin à vent. De là, il expédia deux officiers au maréchal Grouchy pour lui donner l’ordre de poursuivre les Prussiens à outrance, et de ne leur pas laisser le temps de se rallier. C’est le comte Monthyon qui dictait la dépêche. Nous étions, cette nuit-là, tous de service ; personne ne prit de repos. Mais il manqua à l’état-major six officiers que l’on disait passés à l’ennemi.

Le lendemain 16, à trois heures du matin, les ordres furent expédiés pour se porter en avant, et à sept heures, nos colonnes s’ébranlaient. L’empereur envoya reconnaître la position de l’ennemi, car nous avions les Anglais devant vous. Ils garnissaient les hauteurs de la Belle-Alliance. L’officier de génie envoyé pour voir si elles n’étaient pas fortifiées, rapporta à l’empereur qu’il n’avait rien vu. Le maréchal Ney arriva, et il fut tancé pour n’avoir pas déjà chargé les Anglais. Il reçut l’ordre de s’emparer des hauteurs qu’ils occupaient ; ils étaient adossés à un petit bois, et il fut convenu que sitôt qu’il aurait des nouvelles de Grouchy, l’empereur enverrait l’ordre d’attaquer. Le maréchal partit rejoindre son corps d’armée, et l’empereur se porta sur une hauteur, près d’un château sur le bord de la route ; de là, il découvrait toute l’étendue de son aile gauche et le point le plus fort de l’armée anglaise. Les Prussiens étant en pleine déroute, il croyait n’avoir plus à s’occuper d’eux. Mais les nouvelles qu’il attendait de Grouchy n’arrivaient toujours pas. Ce silence inquiétait l’empereur. Enfin on trouva le maréchal qui se promenait avec son état-major dans les jardins d’un beau château. L’officier envoyé auprès de lui, rapporta qu’il n’avait rencontré sur sa route ni Prussiens ni aucun autre ennemi. On ne s’était pas battu. L’empereur parut soucieux après avoir entendu ce rapport.

Je fus appelé près de lui, et j’eus ordre aller un peu à droite de la route de Bruxelles pour m’assurer de l’aile gauche des Anglais, qui était appuyée au bois. Je fus obligé, en descendant de la position qu’occupait l’empereur, de côtoyer la route, parce qu’il se trouvait un ravin large et profond que je ne pouvais franchir, et de ce côté-ci un mamelon où l’artillerie de la garde était en batterie. Il faut dire que nous avions été inondés de pluie, et que les terres étaient détrempées. Notre artillerie ne pouvait presque pas manœuvrer.

Lorsque j’eus fait quelques pas en avant, du côté du ravin, j’apercus des colonnes d’infanterie en masses serrées qui étaient comme blotties dans cet immense ravin ; je passai vite, et j’appuyai un peu à droite. Parvenu près d’une baraque isolée à peu de distance de la route, je m’arrête pour regarder sur ma droite. Je voyais de grands seigles derrière lesquels on apercevait des pièces de canon en batterie. Personne ne bougeait. Je fis le fanfaron ; je voulus m’approcher, mais une masse de cavaliers ne tarda pas à se montrer derrière les seigles. J’en avais assez vu. Il paraît qu’il ne leur convenait pas trop de me voir de près, car ils saluèrent mon arrivée de trois coups de canon. Ah ! ah ! me dis-je, les Anglais sont enrhumés, les voilà qui toussent. Je vins rendre compte à l’empereur de ce que j’avais vu.

Mais Grouchy ne bougeait toujours pas de sa position inactive et ne répondait à aucune dépêche. Las d’attendre de ses nouvelles, l’empereur se décida à donner l’ordre de l’attaque sur toute la ligne, et l’armée s’élança aussitôt aux cris de : Vive l’empereur !

Le maréchal Ney fit ce jour-là des prodiges de bravoure. Cet intrépide maréchal avait devant lui une position formidable dont il ne pouvait s’emparer. À chaque instant, il envoyait près de l’empereur pour avoir du renfort. « Je veux en finir, disait-il. » Enfin le soir, l’empereur lui envoya de la cavalerie qui battit les Anglais. Ceux-ci étaient démoralisés. Encore un effort, et ils étaient acculés dans la forét et réduits. Notre centre faisait des progrès, tandis que l’ennemi commençait à fléchir. On avait passé la baraque malgré la mitraille qui tombait dans les rangs, et la victoire semblait vouloir se déclarer encore pour nous. Mais hélas ! nous ne connaissions pas les malheurs qui nous attendaient d’un autre côté.

Un officier arrive au galop près de l’empereur.

— Sire, notre aile droite est rompue, et nos soldats battent en retraite.

— Vous vous trompez, lui dit l’empereur, c’est Grouchy qui arrive à notre secours.

Il ne pouvait croire à un pareil contre-temps. Il envoya de suite dans cette direction pour s’assurer de la vérité. L’officier, de retour, confirma la triste nouvelle. Il avait vu une colonne prussienne s’avancer rapidement sur nous, et nos soldats battre en retraite.

L’empereur changea aussitôt ses dispositions. Par une conversion habile, il se porte vers l’armée prussienne, l’attaque et la repousse.

Le général Blücher était arrivé là sans être inquiété, sans même avoir été aperçu par le maréchal Grouchy, qui n’avait exécuté aucun des ordres reçus par lui la veille. Il cherchait l’ennemi, dit-on, mais du côté où il n’était pas.

La grande conversion pour contenir les Prussiens avait affaibli notre centre, et les Anglais purent respirer. L’intrépide Ney demandait toujours des renforts qu’on ne pouvait lui envoyer : il voulait être vainqueur à tout prix et tenta une escalade pour en finir. Il voyait les Anglais en déroute se sauver sur la route de Bruxelles ; c’était comme un tigre à qui on arrache sa proie. Mais la journée s’avançait ; l’armée prussienne avait gardé ses lignes et venait d’opérer sa jonction avec l’armée anglaise. Dès ce moment, la partie devint par trop inégale ; il n’y avait plus moyen, pour nous, de tenir contre de pareilles forces. Une fois réunies, les deux armées fondirent sur nous et nous écrasèrent.

L’empereur, se voyant débordé de toutes parts, prend la vieille garde, se porte en avant, au centre de son armée, et, suivi de tout son état-major, il fait former les bataillons carrés. Cette manœuvre terminée, il pousse son cheval pour entrer dans le carré que commandait Cambronne ; mais tous ses généraux s’empressent de l’entourer et de s’opposer à l’exécution de son dessein désespéré.

« Que faites-vous ? lui criaient-ils de toutes parts, en lui barrant le passage ; ne sont-ils pas déjà assez heureux d’avoir la victoire ! »

Son dessein était assurément de se faire tuer dans la mêlée. Que ne le laissa-t-on l’accomplir ! Par là, il se fût épargné, à lui et à la France, bien des humiliations et des souffrances ! Au moins, nous serions morts tous gloriensement à ses côtés, sur le champ de bataille. Mais non ; il lui était réservé, à lui et à nous, de nouvelles et bien rudes épreuves !

Entouré par nous, contraint de se retirer et d’abandonner le champ de bataille, nous eûmes toutes les peines du monde à nous faire jour à travers cette foule armée que gagnait l’épouvante et le désordre. Mais ce fut bien pis quand nous fûmes arrivés à Genappe : l’empereur voulut essayer de rétablir un peu d’ordre, d’arrêter les fuyards et de remonter le moral de ses troupes. Ses exhortations furent sans succès. Fantassins, cavaliers, artilleurs se sauvaient pêle-mêle, se heurtaient, s’écrasaient dans les rues de cette ville, sans rien entendre ni rien voir, fuyant devant la cavalerie prussienne, qui poussait des hourras derrière eux. C’était à qui arriverait le plus vite de l’autre côté du pont jeté sur la Dyle. Tout était donc perdu ! Il était près de minuit : l’empereur, convaincu de l’impossibilité de rallier son monde avant le jour, envoya plusieurs officiers au maréchal Grouchy pour lui annoncer la perte de la bataille. On ne peut se faire une idée d’une pareille déroute sans en avoir été témoin. Il n’y avait plus de distinction entre les chefs et les soldats ; on ne connaissait, on n’écoutait plus personne. Les cavaliers tuaient leurs chevaux à coups de pistolet. La peur était si grande que plusieurs de nos hommes se brûlèrent la cervelle pour ne pas tomber au pouvoir de l’ennemi qu’ils croyaient sans cesse voir à leurs trousses. Depuis la grande débâcle de Moscou, je n’avais rien vu d’aussi affreux.

L’empereur partit de Genappe dans la nuit, se dirigeant sur Charleroi, où il arriva entre quatre et cinq heures du matin. Il donna à tous ses équipages ordre de se retirer sur Laon, partie par Avesnes, partie par Philippeville, puis il se dirigea lui-même sur cette dernière ville, où il entra vers dix heures. Des officiers furent encore envoyés au maréchal Grouchy pour lui intimer l’ordre, pour le sommer de se porter sur Laon, On se remit en route pour cette ville. L’empereur s’arrêta au pied de la montagne qu’elle couronne, et là il eut une grande discussion avec les généraux admis à son conseil : les uns voulaient qu’il restât à son armée, les autres voulaient qu’il partît sans différer pour Paris. Il se rendit presque malgré lui à ce dernier avis.

« Vous me faites faire une sottise, répéta-t-il plusieurs fois : ma place est ici. »

Après avoir donné ses ordres, il fait à la hâte ses préparatifs de départ pour Paris. Cependant, un officier arrive qui annonce l’arrivée d’une colonne. L’empereur envoie la reconnaître : c’était la vieille garde qui arrivait en ordre, du champ de bataille, et qui avait résisté à la foudre des Anglais et des Prussiens. À cette nouvelle, l’empereur ne voulait plus partir pour Paris ; mais on lui avait amené une vieille carriole avec des charrettes pour son état-major, et ses généraux le pressaient de ne plus différer son départ. La garde nationale commençait aussi à arriver, et les traînards affluaient dans la ville. Enfin, quand tout fut prêt, l’empereur se présenta à nous dans cette grande cour où nous étions réunis, plus accablés encore de nos malheurs que de nos fatigues. Il demande un verre de vin qu’on lui apporte sur un grand plat, il l’avale rapidement en notre présence, nous salue sans rien dire et part… Hélas ! Nous ne devions plus jamais le revoir !

Le quartier géneral réuni, le comte Monthyon se mit à la tête. Nous partîmes pour Avesnes, l’oreille basse, le front humilié et ne sachant pas ce que nous allions devenir. Nous gagnâmes à marches forcées la forêt de Villers-Cotterets, à la sortie de laquelle, épuisés de faim et de fatigues, nous fîmes halte dans la maison d’un médecin. Il était nuit. Le comte Monthyon me dit : « Mon brave, il ne faut pas desseller nos chevaux, car l’ennemi pourrait venir nous surprendre cette nuit même. Je suis sûr qu’il est à notre poursuite ; il ne faut pas nous déshabiller pour être prêts à partir en cas d’alerte. »

Je trouvai du foin pour nos chevaux, qui avaient aussi grand besoin de nourriture. Je consignai les domestiques de la maison et leur fis faire sentinelle, bride au bras. J’en mis un en faction à la porte du général, puis je rentrai près de lui, et après avoir soupé, je le priai d’ôter ses bottes pour mieux reposer. Non, me dit-il, tenons-nous prêts.

Je tire un matelas. — Mettez-vous là-dessus, vous reposerez mieux que sur une chaise, je vais veiller avec les domestiques ; dormez tranquille.

À trois heures du matin, voilà les Prussiens qui attaquent Villers-Cotterets par notre aile droite, sur la route de Paris. Au lieu d’arriver par la grande route, ils avaient coupé à droite pour nous renfermer dans la ville. C’est ce qui nous sauva. Ils tombèrent sur des pièces de canon et firent un carnage épouvantable de nos pauvres artilleurs.

À leurs cris, je fais brider en toute hâte, je cours éveiller le général ; les chevaux arrivent, et nous partons.

« Par ici, nous dit le comte, suivez-moi. » Il prend à gauche, dans une allée à perte de vue qui longe la forêt et la plaine. Trois minutes de retard, nous étions pincés. À deux portées de fusil derrière nous, des pelotons de fantassins ennemis arrivaient de tous les côtés et posaient des factionnaires. Lorsque nous fûmes arrivés au bout de cette belle avenue, le général mit pied à terre pour souffler un peu et délibérer. Il se décida à prendre la route de Meaux, où la désolation régnait déjà. Nos déserteurs y arrivaient de tous les points, la plus grande partie sans armes et exténués. C’était un spectacle affligeant à voir.

Meaux était tellement encombrée de troupes qu’il nous fallut partir pour Claye sans nous arrêter. Là, nous trouvâmes le pays désert : tous les habitants avaient déménagé et s’étaient enfuis. On eût dit que l’ennemi avait passé par là et tout mis au pillage. Les populations effrayées se portaient en masse sur Paris avec tout ce qu’elles avaient de plus précieux. Les routes étaient encombrées de voitures et de soldats. Enfin nous arrivâmes aux portes de Paris par la barrière Saint-Denis ; tout était barricadé : l’on faisait camper les troupes dans la plaine des Vertus, aux buttes Saint-Chaumont, et le quartier général était à la Villette, où le maréchal Davoust s’était établi ; il était ministre de la guerre, général en chef de l’armée, enfin il était alors à peu près tout dans le gouvernement.

Nos troupes étaient donc réunies au bord de Paris, dans cette belle plaine des Vertus, où le maréchal Grouchy arriva avec son corps d’armée qui n’avait pas souffert du tout. On nous dit qu’il avait trente à trente-cing mille hommes. Il voulait prendre le commandement de l’armée, mais le maréchal Davoust s’y opposa, dit-on, formellement.

En ma qualité de vaguemestre du grand quartier général, j’avais le droit de m’y présenter tous les jours pour recevoir les ordres, pour assister aux distributions, et là je voyais arriver toutes les députations, les généraux et les bourgeois. De grandes conférences se tenaient nuit et jour au quartier général. Pour moi, je n’avais guére à m’occuper que des distributions de vivres ; chemin faisant, je voyais une partie de ce qui se passait. Je puis dire, du reste, à la louange des Parisiens, que rien ne nous manquait. Ils nous envoyaient jusqu’à des cervelas et du pain d’élite pour les officiers de l’état-major.

Le matin, à quatre ou cinq heures, j’étais sur pied, et j’ai vu plus d’une fois des gardes nationaux monter par-dessus les murs de clôture de l’enceinte de Paris, prendre à gauche du village dans la crainte de se faire arrêter et se porter sur la ligne pour faire le coup de fusil avec les Prussiens.

Un matin qu’il en arrivait un assez grand nombre, je voulus suivre leur mouvement : c’était le 29 ou le 30 juin ; je monte à cheval et pars bien armé : deux pistolets de fonte carabinés, qui portaient à une distance incroyable ; ils m’avaient, du reste, coûté cent francs. J’en ai, depuis mon retour, fait cadeau à M. Maret.

J’arrive donc dans cette belle plaine des Vertus, ayant la vieille garde à ma droite et les gardes nationaux à ma gauche. Parvenu à la téte de nos factionnaires qui étaient sur la première ligne, l’arme au bras, je leur parlai : ils étaient furieux de l’inaction à laquelle ils nous voyaient condamnés.

— Point d’ordre, me disaient-ils ; les gardes nationaux de Paris font le coup de fusil, et nous, nous sommes forcés de rester là, l’arme au bras. Nous sommes trahis, capitaine.

— Non, mes amis, vous recevrez des ordres, prenez patience.

— Mais on nous défend de tirer.

— Dites-moi, mes braves soldats, je voudrais passer la ligne ; je vois là-has un officier prussien qui fait des embarras, je voudrais lui donner une petite correction, si vous voulez me laisser faire. Ne craignez rien, je ne passerai point à l’ennemi.

Ils ne firent aucune difficulté de me laisser franchir nos lignes.

J’avais déjà fait quelques pas en avant, lorsque j’aperçois à peu de distance quatre beaux cavaliers qui se dirigeaient de mon côté ; l’un d’eux s’approche et me dit :

— Vous venez donc sur la ligne en amateur ?

— J’y viens comme vous, je pense.

— Vous paraissez bien monté,

— Et vous aussi, Monsieur.

— Mais qu’allez-vous chercher sur la ligne des Prussiens ?

— Vous voyez cet officier qui fait caracoler si fièrement son cheval là-bas ; je voudrais aller lui dire deux mots ; il a l’avantage de me déplaire.

— Mais vous ne pouvez approcher de lui sans danger ?

— Oh ! pour cela, je connais mon métier : je vais essayer de le faire sortir de sa ligne et de le mettre un peu en humeur. S’il se fâche et s’approche de moi, il est perdu ; je me charge de lui faire son affaire. Vous, Monsieur, restez-là, je vous prie ; en me suivant de trop près vous dérangeriez ma manœuvre.

— Eh bien ! soit ; voyons comme vous allez vous en tirer.

Je pars, bien résolu, et j’arrive au milieu des deux lignes. L’officier prussien, en me voyant, croit sans doute que je veux passer de son côté ; il sort de la ligne pour venir au-devant de moi et comme pour me recevoir. Cependant il s’arrête à cent pas des siens et m’attend venir ; je m’arrête à mon tour à distance, et, tirant un pistolet pour le taquiner un peu, je l’ajuste et je fais feu. La balle siffla à ses oreilles sans le toucher. Aussitôt, voilà mon homme qui fait lestement demi-tour à gauche, sans paraître disposé à reculer. Je l’attendais toujours. Voyant qu’il n’avançait plus et faisait même, à la fin, mine de fuir, je m’élance à sa poursuite et lui envoie un second coup de pistolet. Cette fois, il se fâcha tout rouge et me chargea à fond de train. Je ne demandais que cela et me mis a manœuvrer comme d’usage ; mon premier à gauche le met en défaut ; alors il revient sur moi et m’envoie un coup de pointe que je pare vigoureusement en relevant son sabre au-dessus de sa tête, puis, sans perdre de temps, je rabats ma lame sur sa figure et je frappai si fort que son nez alla tout entier, je crois bien, rejoindre son menton ; il tomba à la renverse sans donner signe de vie. Je saisis son cheval et revins en triomphe vers nos avant-postes. Les soldats m’entouraient, et le beau cavalier, qui avait suivi, avec un intérêt mêlé d’anxiété, mes mouvements dans la plaine, accourut au galop au devant de moi.

— Je vous félicite, me dit-il, c’est à vous à faire, mon brave, vous savez vous y prendre ; on voit que vous n’étiez pas à votre coup d’essai. Voulez-vous bien me donner votre nom ?

— Pourquoi faire, s’il vous plaît ?

— Ah ! c’est que j’ai des amis puissants à Paris, et je voudrais, en leur faisant part de cette belle action, que j’ai vue de mes yeux, leur en nommer l’auteur. À quel corps appartenez-vous ?

— À l’état-major général de l’empereur.

— Comment vous nommez-vous ?

— Jean-Roch Coignet, capitaine. Il tira aussitôt son calepin et prit note de mes déclarations.

— Mais, Monsieur, lui dis-je à mon tour par réflexion, si j’osais je vous demanderais aussi votre nom ? Il se nomma, mais je ne pris pas, comme lui, de note écrite ; cependant, en recueillant bien mes souvenirs, je crois me rappeler que ce monsieur s’appelait Borey, ou plutôt Bory-Saint-Vincent. Je quittai ce bel inconnu, qui me témoigna beaucoup de gratitude et d’intérét. J’aurai occasion de reparler de lui.

« Adieu, mon brave, me dit-il, je vais rejoindre mes amis. » Et il prit à droite, du côté des buttes Saint-Chaumont, où se trouvait la vieille garde ; moi je rentrai au quartier général avec mon cheval en laisse, bien fier de ma capture. Tout le monde me regardait. Un officier s’approche et me demande d’où vient ce cheval que je tenais à la main.

— C’est, lui répondis-je, un cheval qui a déserté, il vient de passer de notre côté ; je l’ai agralé et je l’amène.

— Bonne prise, me dit-il.

Arrivé à mon logement, après m’être remis un peu de cette expédition, je fus à l’état-major prendre un air de bureau. Je trouvai là beaucoup de monde auprès du maréchal. Les uns sortaient, les autres arrivaient ; toute la nuit se passa ainsi en conférences et en allées et venues. Le lendemain, 1er juillet, nous reçûmes l’ordre de nous porter au midi de Paris, derrière les Invalides. L’armée tout entière devait s’y réunir. Il se trouvait là de bons retranchements. Lorsqu’avant de partir, j’allai prendre les derniers ordres de mon général, comte Monthyon,

« Partez, nous dit-il, à son aide-de-camp et à moi ; Paris est rendu : l’ennemi va prendre possession de la ville, vous n’avez point de temps à perdre, tous les officiers doivent sortir de Paris dans les vingt-quatre heures, et vous seriez arrêtés, si vous persistiez à vouloir y séjourner. »

Nous partîmes de suite ; il était temps, car l’ennemi entrait dans Paris comme nous en sortions. Arrivé à la barrière d’Enfer, où l’armée était réunie, je trouvai le maréchal Davoust qui, les bras croisés et à pied, contemplait sans rien dire les débris de notre belle armée. On ayait beau crier dans les rangs : En avant ! en avant ! personne ne faisait attention à ces cris. Notre sort était d’ailleurs décidé : Paris venait de se rendre. Mais si ces malheureux soldats avaient su que leur empereur n’était pas loin, qu’il était gardé à vue à la Malmaison ; si l’armée avait su cela, elle aurait volé à son secours, il eût été délivré des mains de ses ennemis et ramené au milieu de nous. Mais nous ne savions absolument rien de ce qui se passait.

La fureur de nos soldats, qu’on éloignait de Paris, devenait inquiétante à ce point que le maréchal Davoust ne sut, un moment, quel parti prendre. Enfin, il fit appeler les généraux de la vieille garde et donna l’ordre au comte Drouot de montrer le premier l’exemple à l’armée en partant sur-le-champ pour Orléans, conformément aux ordres qu’il avait reçus. Drouot s’exécuta sur-le-champ. Une fois l’impulsion donnée par l’avant-garde, toute l’armée suivit le mouvement. Notre aile droite fut dirigée sur Tours, et l’aile gauche sur Orléans. Un corps de troupes alliées formait notre arrière-garde ; nous n’en étions pas plus contents, et à une des premières étapes, comme ils nous serraient de près, l’armée fit volte-face, tomba sur eux et les traita comme de coutume. Leur avant-garde fut renversée et abîmée. Cette leçon leur servit à nous mieux respecter et ils ne nous suivaient plus que de loin. Nous arrivâmes ainsi à Orléans et nous traversâmes la ville et le pont sur la Loire sans nous arrêter. Nous devions établir le quartier général dans un grand faubourg qui se trouvait presque désert, et où nous manquions à peu près de tout.

Le pont fut barricadé et hérissé de pièces d’artillerie. Nous restâmes là inactifs pendant quelques jours. On voyait chaque matin le grand maréchal se promener près des batteries muettes, les bras derrière le dos et l’air soucieux. Personne ne s’approchait de lui ni ne lui adressait la parole. On était mécontent de sa conduite. Ah ! s’il avait voulu, étant sous les murs de Paris, lui qui était maître des destinées de la France, il n’avait qu’à tirer son épée, il était encore temps ; il avait cent mille hommes qui en valaient trois cent mille ; l’ennemi aurait pu être chassé de France ; mais la plupart de nos généraux étaient las de la guerre, et rassasiés de gloire et d’honneurs. Et puis, il faut tout dire, la fortune, qui nous avait été si longtemps favorable, semblait se prononcer aussi contre nous.

Nous étions depuis quelques jours à Orléans, lorsque les alliés y arrivèrent à leur tour et furent reçus à bras ouverts. Ils étaient les maîtres, chacun leur souriait. Bientôt nous arriva ordre de porter le quartier général à Bourges. Là le maréchal Davoust fut remplacé par le maréchal Macdonald, qui prit le commandement de l’armée de la Loire et nous arriva bientôt avec un brillant état-major. Son chef d’état-major était le comte Hulot, qui n’avait qu’un bras.

Comme j’avais jusque-là conservé mes fonctions de vaguemestre du grand quartier de la garde, je me rendais tous les jours chez le maréchal pour recevoir ses Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/388 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/389 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/390 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/391 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/392