Aux Vieux de la vieille/02/07

Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 155-190).

CHAPITRE vii.

Campagne de 1815.

De retour au quartier général, le comte Monthyon me remit mon nouveau brevet et m’engagea à prendre un logement le plus rapproché possible des Tuileries, afin d’être toujours à portée de recevoir ses ordres, que j’allais, d’ailleurs, prendre tous les jours. J’avais droit à ce logement pour moi, mon domestique et deux chevaux, et je fus m’entendre à ce sujet avec le maire de l’arrondissement. De plus, j’avais droit, comme faisant partie du bataillon sacré, à une gratification de trois cents francs, qui devait m’être payée place Vendôme, no 3. Quand j’allai, pour la première fois, toucher ces trois cents francs, il m’arriva une aventure assez singulière.

Je me présente au capitaine qui commandait la troisième compagnie d’officiers du bataillon sacré, car les officiers de grade inférieur n’étaient là que simples soldats ; il fallait être officier supérieur pour être capitaine d’une compagnie de cent officiers. Je m’adresse donc à lui pour réclamer les trois cents franes qui m’étaient dus ;

— Comment vous nommez-vous ? me dit-il en me toisant de l’œil.

— Coignet.

Il regarde sur sa feuille : mon nom y figurait. Cependant mon homme, qui ne paraissait pas très-pressé ni même très-désireux de me payer, me répond froidement :

— Je n’ai plus d’argent ; il fallait vous trouver ici avec les autres ; la paie est terminée.

— Mais la somme qui me revient, à qui l’avez-vous remise ?

— À personne.

— Donc elle est encore ici entre vos mains. Il me la faut. — Je ne puis vous payer, encore une fois, vous venez trop tard. — Pas tant de bruit, je vais aller éclaircir l’affaire et revenir promptement. Nous verrons bien si vous avez le droit de ne pas me payer ce que vous me devez.

Ce capitaine était un vieil émigré qui s’était présenté l’empereur pour reprendre du service, et qui avait été mis en activité. Je vole aux Tuileries rendre compte de mon désappointement au général Bertrand et au comte Drouot. Ils furent très-étonnés d’apprendre que le vieux chevalier s’était refusé à me payer. Le général Bertrand lui écrivit deux mots :

— Tenez, me dit-il, portez-lui ce poulet, et votre affaire va marcher toute seule.

— Ce monsieur-là mériterait bien, répondis-je, que je le fisse coucher au bivouac, s’il vient à l’armée.

— Trés-bien, dit en riant le général Bertrand ; mais les vieux émigrés sont comme les plats d’étain, ils ne vont guère au feu.

Je retourne sans perdre un moment, place Vendôme : — Voilà, dis-je au capitaine, un poulet à votre adresse, il n’y a pas besoin de broche pour le faire cuire ; il est tout arrangé, prêt à servir : goûtez-le, s’il vous plaît, on attend votre réponse.

Mon homme lut et apparemment qu’il trouva la sauce du poulet assez salée, car il s’emporta presque contre moi et me dit d’un air mécontent :

— Mais pourquoi avoir été vous plaindre aux Tuileries ?

— Mais pourquoi refusez-vous de me payer ce qui m’est dû ?

— Le palais impérial n’est pas votre place.

— Pardon, capitaine, je suis vaguemestre général et fourrier du palais. C’est moi qui suis chargé de faire préparer des logements pour l’armée, et je vous promets bien, si vous y venez jamais, de vous loger au bivouac pour vous récompenser de vos bons procédés d’aujourd’hui. Mais brisons là-dessus et mes trois cents francs, s’il vous plaît ; je suis pressé : on m’attend aux Tuileries. Et le capitaine cette fois s’empressa de s’exécuter.

J’allai faire mes dispositions pour pouvoir m’installer dans mon nouveau logement. J’achetai d’abord deux superbes chevaux provenant d’un royaliste qui venait de passer la frontière. Je me présentai le soir même, avec ma nouvelle monture, chez le comte Monthyon. Cette visite à cheval, mon écuyer derrière, me donnait l’air d’un commandant de place faisant sa ronde. Lorsque j’entrai ainsi en grande tenue dans la cour de son hôtel, le général Monthyon se trouvait justement là.

— Déjà monté, me dit-il, c’est à vous à faire. Mais vous avez là deux beaux chevaux ; combien vous coûtent-ils ?

— Dix-huit cents francs mon cheval de bataille, et neuf cents francs celui de mon domestique.

Et le général s’étant approché pour examiner les deux bêtes : — En vérité, ajouta-t-il, vous voilà mieux monté que moi.

C’est mon frère qui m’avait avancé le prix de mes deux chevaux. Aussi, comme on allait entrer en campagne, et que je ne savais pas si je reviendrais cette fois, je fus chez son notaire, entre les mains duquel je déposai à tout hasard mon testament. J’avais fait ces dispositions à l’insu de mon frère, qui me gronda fort quand on m’apporta, chez lui, la grosse de l’acte et qu’il en eut pris connaissance.

Le général venait plusieurs fois la semaine me prendre chez mon frère pour me mener à la promenade, soit en voiture, soit à cheval. Il m’invitait souvent à dîner chez lui. Sûr de mon dévouement, il avait pour moi une véritable affection et me rappelait à chaque instant les bons feux que je lui avais faits autrefois en revenant de Moscou.

Mes préparatifs pour entrer en campagne une fois terminés, je m’occupai de régler l’ordre de marche des équipages par rang de grade, pour éviter la confusion et pour que les distributions se fissent régulièrement. Ces mesures de précaution, à l’exécution desquelles je tenais la main, furent d’un grand secours, et on me félicita plus tard de les avoir prises. Je passais tous les jours chez mon banquier toucher le prix du logement qui m’était accordé. Tout cela joint à ma paie de trois cents francs par mois et à mes rations fit que j’amassai un peu d’argent. Mais la guerre allait nécessairement recommencer ; il se faisait partout d’immenses approvisionnements de munitions et de matériel. Les grandes revues se succédaient fréquemment, et l’on sentait déjà dans l’air l’odeur de la poudre. On prépara aussi en grande pompe la fête du Champ-de-Mai, qui fut célébrée au Champ-de-Mars, devant la belle façade de l’École-Militaire. Un vaste amphithéâtre avait été dressé pour recevoir toutes les députations. Cette solennité fut des plus imposantes. C’est là que |’empereur, en grand costume impérial, entouré d’un nombreux et brillant état-major, reçut les députés et les pairs de France. La foule était si considérable et si serrée, que nous eûmes toutes les peines du monde pour nous frayer un passage et faire arriver l’empereur au second amphithéâtre, où il allait distribuer les aigles à l’armée et à la garde nationale.

Il commença par un discours ; puis se faisant apporter les aigles : « Jurez ! leur criait-il, jurez de défendre vos aigles ! » On jura, mais les serments n’avaient déjà plus cette énergie et cet enthousiasme d’autrefois. C’était faible, et on voyait que ce n’étaient plus là les cris d’Austerlitz et de Wagram. L’empereur s’en aperçut bien. Du reste, il est impossible de voir plus de monde ; on ne put faire aucune manœuvre, et à peine pouvait-il passer devant les rangs, tant nous avions de peine à écarter les flots de la foule sur son passage. Ce fut le 1er juin qu’eut lieu la grande cérémonie du Champ-de-Mai. Deux jours après, arrivait l’ordre de départ pour l’armée. Je partis de Paris le 4 juin pour me rendre à Soissons, et de là à Avesnes, où je devais attendre de nouveaux ordres. L’empereur y arriva le 13 et n’y resta que peu de temps. C’est d’Avesnes qu’il data sa fameuse proclamation à l’armée, du 14 juin 1815. Du reste, on ne marchait pas, on courait.

L’empereur avait ordonné à tout le monde d’avancer à marches forcées sur la frontière. Quand le maréchal Ney arriva, l’empereur lui dit devant tous les officiers : « Monsieur le maréchal, votre protégé Bourmont vient de passer à l’ennemi avec ses aides-de-camp. » Cette nouvelle causa au prince de la Moskowa une émotion visible. Cependant, l’empereur lui confia le commandement d’un corps d’armée de quarante mille hommes pour se porter contre les Anglais. Ses ordres étant donnés : « Vous pouvez maintenant, dit-il au prince, pousser les Anglais sur Bruxelles. » Lorsque nous fûmes entrés dans ce pays fertile de la Belgique, nous trouvâmes des seigles d’une hauteur de huit à dix pieds. Nos colonnes avaient de la peine à se frayer des routes à travers ces champs couverts d’épis ; les premiers rangs surtout ne pouvaient avancer contre ces espèces de murailles verdoyantes qui se renouvelaient sans fin. La cavalerie elle-même se perdait dans l’abondance des pailles, et ce fut un de nos malheurs d’avoir été ainsi entravés dans notre marche.

Les deux corps d’armée commandés par Grouchy et par le brave général Gérard firent un mouvement sur la droite pour gagner la belle plaine de Fleurus. L’empereur se porta lui-même en avant sur la grande route, avec son état-major et un escadron de grenadiers à cheval pour l’escorter. Il s’entretenait, en marchant, avec un aide-de-camp, lorsque portant ses regards sur sa gauche, il s’arrête tout-à-coup, et, armé de sa lorgnette, se met à inspecter avec attention les hauteurs voisines. À l’extrémité de l’horizon, et très-loin de là, se trouve une petite montagne taillée en pain de sucre, au pied de laquelle il aperçoit de la cavalerie pied à terre. Il crut ne pas reconnaître là ses cavaliers et demanda un officier de son escorte pour aller reconnaître cette troupe. Aussitôt on me fait signe d’approcher de l’empereur.

— C’est toi, grognard, es-tu bien monté ?

— Oui, sire.

— Va-t’en au galop reconnaître la cavalerie qui est au pied de cette montagne, là bas. Vois-tu cela d’ici ?

— Oui, sire.

— Ne te fais pas pincer.

Je pars au galop. Arrivé au pied de cette montagne, dont la pente est très-rapide, il me fallut, pour la monter, décrire plusieurs courbes en travers. Après avoir gravi environ à moitié de la hauteur, j’aperçus au-dessus de moi trois officiers qui montaient à cheval ; je crus même apercevoir quelques lances qui se dérobèrent bientôt à mes regards. Je n’en continuai pas moins de monter au pas. Bientôt, je vis distinctement des groupes de soldats qui cernaient le pied de la montagne, sans doute pour me couper la retraite ; puis apparaissent de nouveau mes trois gaillards qui descendaient de mon côté en faisant le tire-bouchon. Ils se croisaient dans leur marche, mais la pente était si raide qu’ils ne pouvaient descendre qu’à petits pas. Ma position devenait embarrassante, sans m’inquiéter cependant le moins du monde. Je m’arrête un moment tout court, car je ne voyais au-dessus de moi et je croyais n’avoir au-dessous que des ennemis. Mon parti fut bientôt pris : n’apercevant plus personne au pied de la montagne, je m’en tins aux trois officiers qui semblaient s’attacher à moi et m’en vouloir. Je leur fais d’abord un grand salut ; puis tournant bride, je commence à battre en retraite ; ils se mettent à descendre comme moi, en se dirigeant toujours de mon côté. Je les observais, beaucoup moins inquiet de leur poursuite que des obstacles que je m’attendais à rencontrer pour regagner la plaine. Ma surprise ne fut pas mince, lorsqu’arrivé au bas de la montagne, je n’apercus plus personne. Toutefois, mes trois officiers ne me perdaient pas de vue et continuaient à me poursuivre de près. Lorsque je me vis dans la plaine, je me retourne de leur côté, et, leur faisant de nouveau un grand salut, je reprends tranquillement mon chemin pour rejoindre l’empereur. Les trois beaux officiers ennemis allaient s’en tenir là, sans doute, lorsque, sur mon second salut, qui leur parut être une provocation, l’un d’eux se détacha à ma poursuite et me chargea à fond de train. Loin d’être fâché, je me réjouissais intérieurement de me voir ainsi pressé par ce brave cavalier ennemi. Je ralentis ma marche à dessein. Il gagnait du terrain sur moi et cela l’encourageait. L’empereur, qui suivait mes mouvements et m’avait cru perdu un moment, envoyait en toute hâte deux grenadiers à cheval à mon secours. Avant qu’ils fussent arrivés, et lorsque mon adversaire commençait à s’approcher d’autant plus près de moi que je faisais effort pour modérer l’ardeur de mon cheval, il fond sur moi tout-à-coup, en s’écriant : « Je te tiens ! »

Son mouvement ne m’avait pas échappé. Prompt comme l’éclair, je fais un à gauche pour éviter son coup, et fonds sur lui à mon tour, répétant son mot : et moi aussi je te tiens ! En me voyant faire ce brusque demi-tour, il fléchit et veut s’effacer, mais il n’était déjà plus temps : le vin était versé, il lui fallut le boire. Il n’avait pas achevé son mouvement de retraite, que j’étais à sa gauche et lui enfonçais dans le côté la pointe de mon grand sabre. Le coup fut si violent, qu’il tomba par terre raide mort. Il fit la culbute, la tête en bas. Lâchant aussitôt mon sabre, je saisis la bride de son cheval et m’en revins, fier de ce nouveau trophée, vers mon empereur, avec les deux grenadiers qui venaient à mon secours. Je leur donnai le cheval à ramener.

— Eh bien ! grognard, dit l’empereur, je te croyais pris. Qui t’a montré à faire cette manœuvre ?

— C’est un de vos gendarmes d’élite, à la campagne de Russie.

— Tu t’y es bien pris, et tu es bien monté. L’as-tu vu, cet officier ? Il m’a paru blond. C’est toujours un maladroit ; il devait engager le combat mieux que cela ; il s’est laissé tuer comme un enfant. C’était un maladroit. Tu grognes, je crois ?

— Oui, sire, je réfléchis que j’aurais dû prendre le cheval par la bride et vous l’amener moi-même.

L’empereur fit un petit sourire. Le cheval arriva.

C’est tel régiment anglais, dit l’empereur, et voici les deux autres officiers qui ramassent leur camarade.

Tout le monde flattait mon cheval. Un officier me pria de le lui céder. J’y consentis, mais je voulus quinze napoléons pour mon domestique, et vingt francs pour les deux grenadiers.

L’empereur dit au grand maréchal : « Prends note du vieux grognard ; après la campagne, je verrai. »

Un moment après, le général me fit signe d’approcher et me dit que l’empereur était très-content de moi.

Le 14 juin, de l’autre côté de Gilly, nous rencontrâmes une forte avant-garde prussienne. Les cuirassiers traversèrent cette ville au galop et si vite, que les fers de leurs chevaux volaient par dessus le toit des maisons. L’empereur prenait plaisir à les voir marcher si rapidement. En sortant de la ville, ils eurent à gravir une montagne très-raide et arrivèrent enfin au secours de notre avant-garde qui était aux prises avec les Prussiens. Ceux-ci furent sabrés d’importance et renversés sur leur première ligne avec des pertes considérables.

La campagne commençait assez bien, et nos troupes bivaquèrent à l’entrée de la plaine de Charleroi, que l’on nomme aussi Fleurus. L’ennemi ne pouvait pas voir notre armée, et il ne nous croyait guère aussi près de lui. L’empereur ne s’attendait pas non plus à rencontrer une aussi forte armée à combattre, lorsqu’il envoya, le matin, des officiers dans toutes les directions pour reconnaître la position de l’ennemi. Il ne restait près de lui que le grand maréchal, le comte Monthyon et moi. Il se porta près d’un village, à gauche de la plaine, au pied d’un moulin à vent. L’armée prussienne se trouvait en grande partie sur sa droite, parquée dans des fermes et des enclos, dont les bordures formaient des massifs impénétrables.

Leur position était tout à fait à couvert, et l’on ne pouvait se rendre compte de leurs forces. Les officiers arrivaient de tous les points et faisaient leur rapport. Après les avoir entendus, l’empereur donna l’ordre de marcher en avant et d’attaquer les Prussiens sur toute la ligne. Lui-même monta dans la tour du moulin, d’où il dirigeait et suivait tous les mouvements.

Le corps du général Gérard étant venu à passer, l’empereur fit monter Je général près de lui :

Eh bien, Gérard, lui dit-il ; Bourmont, dont vous me répondiez, est passé à l’ennemi. Et lui montrant un clocher à droite, il faut, ajouta-t-il, te porter sur ce clocher. Tu pousseras vivement les Prussiens ; je veux les débusquer de là. Je te ferai soutenir ; marche, Grouchy a reçu mes ordres.

Tous les officiers de l’état-major envoyés dans les différentes directions ne revenaient pas vite. Cependant l’empereur s’impatientait de voir que les renseignements n’arrivaient pas. Il m’envoya au général Gérard.

« Dirige-toi, me dit-il, droit sur le clocher que tu vois là-bas. Va trouver Gérard, et tu attendras ses ordres pour revenir. »

Je pars au galop. Ce n’était pas une petite affaire que d’arriver auprès du général. Il fallait faire des détours à n’en pas finir pour gagner le clocher. Ce n’étaient que des enclos ; je ne savais quel chemin prendre pour arriver. Enfin je parvins auprès de l’intrépide général qui se battait comme un lion et faisait des efforts inouïs pour gagner l’église. Il était couvert de boue quand je l’abordai.

— L’empereur m’envoie près de vous, général.

— Retournez, me dit-il vivement, allez dire à l’empereur que s’il m’envoie du renfort, les Prussiens sont enfoncés. Dites-lui que j’ai perdu la moitié de mes soldats, mais que, si je suis soutenu, la victoire est certaine.

Ce n’était pas une bataille, c’était une vraie boucherie. La charge battait de tous les côtés, et l’on n’entendait que les cris : En avant ! en avant ! nos soldats étaient tous des héros ce jour là.

Je revins en grande hâte près de l’empereur et lui rendis compte de ma mission.

« Ah ! dit-il, si j’avais quatre lieutenants comme Gérard, les Prussiens seraient perdus ce soir. »

Plusieurs centaines d’officiers que l’empereur avait envoyés avant moi en mission, n’étaient pas encore de retour à mon arrivée.

L’empereur se frotta les mains après mon récit. Il me fit dépeindre tous les endroits par où j’avais passé. — Ce ne sont, lui disais-je, que des vergers, de gros arbres et des fermes.

— C’est cela, me dit-il, on se croirait au milieu des bois.

— Le général est couvert de boue, ajoutai-je.

— C’est encore un brave, celui-là, dit-il.

Cependant toutes nos colonnes avançaient dans cette plaine de Fleurus, qui est très-longue, et la victoire se prononçait de plus en plus en notre faveur.

L’empereur monta à cheval et partit au galop, « Voilà, dit-il, mes colonnes qui montent le mamelon. Suivez-moi de près. Allons, au mamelon ! »

Et nous voilà partis comme la foudre. Au milieu de la plaine, il se trouve un ravin de trois à quatre pas de large. Arrivé là, le cheval de l’empereur fit un petit temps d’arrêt ; il hésitait. Mon cheval plus hardi franchit le ravin le premier, et je me trouvai un moment en avant de Sa Majesté, emporté que j’étais par la rapidité de mon cheval, que je ne pouvais maîtriser.

Ce petit accident me contrariait et je revenais bien sot, craignant de recevoir des reproches. Pas du tout. Arrivé sur le mamelon, je vais me ranger de côté en m’effaçant le plus possible, chapeau bas. L’empereur se tourna aussitôt vers moi. « Si ton cheval n’était pas entier, me dit-il, je le prendrais. »

Il venait encore des boulets expirer au pied du mamelon ; mais nos colonnes achevaient de renverser les Prussiens sur la droite ; et les poursuivirent jusqu’à la nuit. La victoire était complète. L’empereur se retira fort tard du champ de bataille, et il revint au village, près du moulin à vent. De là, il expédia deux officiers au maréchal Grouchy pour lui donner l’ordre de poursuivre les Prussiens à outrance, et de ne leur pas laisser le temps de se rallier. C’est le comte Monthyon qui dictait la dépêche. Nous étions, cette nuit-là, tous de service ; personne ne prit de repos. Mais il manqua à l’état-major six officiers que l’on disait passés à l’ennemi.

Le lendemain 16, à trois heures du matin, les ordres furent expédiés pour se porter en avant, et à sept heures, nos colonnes s’ébranlaient. L’empereur envoya reconnaître la position de l’ennemi, car nous avions les Anglais devant vous. Ils garnissaient les hauteurs de la Belle-Alliance. L’officier de génie envoyé pour voir si elles n’étaient pas fortifiées, rapporta à l’empereur qu’il n’avait rien vu. Le maréchal Ney arriva, et il fut tancé pour n’avoir pas déjà chargé les Anglais. Il reçut l’ordre de s’emparer des hauteurs qu’ils occupaient ; ils étaient adossés à un petit bois, et il fut convenu que sitôt qu’il aurait des nouvelles de Grouchy, l’empereur enverrait l’ordre d’attaquer. Le maréchal partit rejoindre son corps d’armée, et l’empereur se porta sur une hauteur, près d’un château sur le bord de la route ; de là, il découvrait toute l’étendue de son aile gauche et le point le plus fort de l’armée anglaise. Les Prussiens étant en pleine déroute, il croyait n’avoir plus à s’occuper d’eux. Mais les nouvelles qu’il attendait de Grouchy n’arrivaient toujours pas. Ce silence inquiétait l’empereur. Enfin on trouva le maréchal qui se promenait avec son état-major dans les jardins d’un beau château. L’officier envoyé auprès de lui, rapporta qu’il n’avait rencontré sur sa route ni Prussiens ni aucun autre ennemi. On ne s’était pas battu. L’empereur parut soucieux après avoir entendu ce rapport.

Je fus appelé près de lui, et j’eus ordre aller un peu à droite de la route de Bruxelles pour m’assurer de l’aile gauche des Anglais, qui était appuyée au bois. Je fus obligé, en descendant de la position qu’occupait l’empereur, de côtoyer la route, parce qu’il se trouvait un ravin large et profond que je ne pouvais franchir, et de ce côté-ci un mamelon où l’artillerie de la garde était en batterie. Il faut dire que nous avions été inondés de pluie, et que les terres étaient détrempées. Notre artillerie ne pouvait presque pas manœuvrer.

Lorsque j’eus fait quelques pas en avant, du côté du ravin, j’apercus des colonnes d’infanterie en masses serrées qui étaient comme blotties dans cet immense ravin ; je passai vite, et j’appuyai un peu à droite. Parvenu près d’une baraque isolée à peu de distance de la route, je m’arrête pour regarder sur ma droite. Je voyais de grands seigles derrière lesquels on apercevait des pièces de canon en batterie. Personne ne bougeait. Je fis le fanfaron ; je voulus m’approcher, mais une masse de cavaliers ne tarda pas à se montrer derrière les seigles. J’en avais assez vu. Il paraît qu’il ne leur convenait pas trop de me voir de près, car ils saluèrent mon arrivée de trois coups de canon. Ah ! ah ! me dis-je, les Anglais sont enrhumés, les voilà qui toussent. Je vins rendre compte à l’empereur de ce que j’avais vu.

Mais Grouchy ne bougeait toujours pas de sa position inactive et ne répondait à aucune dépêche. Las d’attendre de ses nouvelles, l’empereur se décida à donner l’ordre de l’attaque sur toute la ligne, et l’armée s’élança aussitôt aux cris de : Vive l’empereur !

Le maréchal Ney fit ce jour-là des prodiges de bravoure. Cet intrépide maréchal avait devant lui une position formidable dont il ne pouvait s’emparer. À chaque instant, il envoyait près de l’empereur pour avoir du renfort. « Je veux en finir, disait-il. » Enfin le soir, l’empereur lui envoya de la cavalerie qui battit les Anglais. Ceux-ci étaient démoralisés. Encore un effort, et ils étaient acculés dans la forét et réduits. Notre centre faisait des progrès, tandis que l’ennemi commençait à fléchir. On avait passé la baraque malgré la mitraille qui tombait dans les rangs, et la victoire semblait vouloir se déclarer encore pour nous. Mais hélas ! nous ne connaissions pas les malheurs qui nous attendaient d’un autre côté.

Un officier arrive au galop près de l’empereur.

— Sire, notre aile droite est rompue, et nos soldats battent en retraite.

— Vous vous trompez, lui dit l’empereur, c’est Grouchy qui arrive à notre secours.

Il ne pouvait croire à un pareil contre-temps. Il envoya de suite dans cette direction pour s’assurer de la vérité. L’officier, de retour, confirma la triste nouvelle. Il avait vu une colonne prussienne s’avancer rapidement sur nous, et nos soldats battre en retraite.

L’empereur changea aussitôt ses dispositions. Par une conversion habile, il se porte vers l’armée prussienne, l’attaque et la repousse.

Le général Blücher était arrivé là sans être inquiété, sans même avoir été aperçu par le maréchal Grouchy, qui n’avait exécuté aucun des ordres reçus par lui la veille. Il cherchait l’ennemi, dit-on, mais du côté où il n’était pas.

La grande conversion pour contenir les Prussiens avait affaibli notre centre, et les Anglais purent respirer. L’intrépide Ney demandait toujours des renforts Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/375 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/376 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/377 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/378 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/379 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/380 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/381 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/382 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/383 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/384 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/385 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/386 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/387 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/388 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/389 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/390 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/391 Page:Coignet - Aux Vieux de la vieille, 1853.djvu/392