Aux Vieux de la vieille/01/04/02

Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 117-149).

CHAPITRE ii.

Austerlitz. — Iéna. — Les Grognards.

La joie que nous éprouvions de quitter Boulogne fut bientôt calmée. On nous fit faire des marches dont rien ne peut donner l’idée ; nous étions jour et nuit sur pied ; il fallait, dans les rangs, se tenir les uns les autres pour ne pas tomber de fatigue et de sommeil. Quelques-uns se jetaient dans les fossés, et il était impossible de les en tirer. Les coups de plat de sabre n’y réussissaient pas. En vain la musique jouait, en vain les tambours battaient la charge ; nous n’avions plus le courage d’avancer. Quand nous fûmes arrivés sur les hauteurs de Saverne, d’où l’on aperçoit le beau clocher de Strasbourg, l’espoir de nous reposer prochainement nous ranima un peu. Néanmoins, on fut obligé de mettre des voitures en réquisition pour ramasser les traînards.

À Strasbourg, l’empereur nous passa en revue ; de la nous fûmes dirigés à grandes journées vers Stuttgard, puis sur Ulm. Nous arrivâmes un matin sur les rives du Danube. Il pleuvait à verse. On nous installa dans un pré. À cinq ou six cents pas de nous se trouvait un pont que le maréchal Ney avait fait rétablir le matin. Il s’en était servi pour jeter son corps d’armée sur la rive opposée et attaquer le village d’Elchingen ; on entendait, dans cette direction, une canonnade épouvantable.

Il y avait à côté de nous, sur notre gauche, des dragons qui barbottaient dans la boue ; on vint les chercher : ils passèrent le Danube et s’élancèrent à leur tour sur les coteaux d’Elchingen. On nous laissa tranquillement dans notre pré. La pluie continuait de tomber à torrents ; nous avions de l’eau jusqu’à mi-jambes. Il fallait voir la garde riant et sautant au milieu de cette inondation. J’avais sur mon sac la marmite de mon ordinaire ; elle n’était pas renversée et toute la pluie s’y accumulait. Quand je la sentais pleine, je me penchais de côté et je la vidais dans les jambes de mes camarades : c’était l’occasion de nouveaux rires.

Pendant une portion de la journée, le pont disparut sous les eaux qui avaient cru presque subitement. Mais, vers le soir, on commença à revoir les planches qui, par bonheur, n’avaient pas été entraînées. À quatre ou cinq heures, nous passâmes le Danube, et, gravissant l’énorme montagne sur laquelle est situé le village d’Elchingen, nous nous installâmes autour du couvent qui servait de quartier général à l’empereur. Ce pauvre village avait été le théâtre d’une lutte acharnée. Tous les habitants étaient partis : chaque maison avait été enlevée d’assaut. Les Autrichiens s’étaient battus en déterminés, et n’avaient cédé qu’à la fougue irrésistible du maréchal Ney.

Nous n’avions pas pris part à cette bataille et nous n’étions pas las. Mais, en revanche, nous étions trempés jusqu’aux os. Pour nous sécher, nous fîmes des feux gigantesques, si bien qu’une jolie petite maison bourgeoise en fut incendiée. Malgré nos efforts, il ne fut pas possible de réparer le mal et de la sauver. Quand l’empereur l’apprit, il se mit dans une grande colère : vous la paierez, nous dit-il ; je vais donner six cents francs, et vous, vous donnerez chacun un jour de votre paie ; je veux que toute la somme soit versée de suite au propriétaire. Les officiers faisaient la grimace, mais il fallut s’exécuter, et le propriétaire reçut bien plus qu’il n’avait perdu par notre fait.

Nous restâmes à Elchingen jusqu’à la reddition d’Ulm, et nous n’en sortîmes que pour voir les troupes du général Mack, après la capitulation, défiler devant nous.

L’empereur était placé sur une petite montagne en pain de sucre qui dominait toute la vallée. Il était entouré de sa garde et protégé par cinquante pièces de canon braquées dans la direction d’Ulm. Je fus mis en faction à quelque distance de lui ; je l’entendais parler au comte Hulin, général des grenadiers à pied. Il avait fait allumer un bon feu, et, tout en causant, il se chauffait par derrière, si bien qu’il brüla sa capote grise.

Tout-à-coup, on vit sortir de la ville l’armée autrichienne qui s’était rendue. Elle s’avançait en bon ordre jusqu’en face de l’empereur. Arrivés à ce point, les soldats qui avaient passé leurs gibernes et leurs sabres par-dessus leur sac, s’en débarrassaient et jetaient leurs fusils en un tas. Je ne sais au juste le nombre de ceux qui déposèrent ainsi les armes, mais le défilé semblait ne devoir jamais finir. On ne peut avoir l’idée d’un pareil spectacle. Le général Mack s’avança près de l’empereur pour lui remettre son épée : c’était un petit homme avec un ventre énorme. Napoléon refusa de le désarmer et lui laissa son épée, ainsi qu’à ses officiers ; il s’entretint même longtemps avec eux.

Le soir, nous fîmes notre entrée dans Ulm, aux acclamations de tout le peuple, et l’empereur nous adressa cette belle proclamation qui finit par ces mots : Mes soldats sont mes enfants !

De là nous partîmes pour Augsbourg, puis pour Schœnbrunn : puis nous entrâmes dans Vienne, et, après maints détours, on nous dirigea sur la Moravie. Nous étions harrassés de fatigue. L’empereur, disions-nous, ne gagne plus de batailles avec nos bras, mais avec nos jambes.

À Brunn, nous eûmes le temps de nous reposer. Le gros de l’armée était du côté d’Austerlitz, et, tous les jours, l’empereur allait voir les lignes. Il revenait content. Les prises de tabac marchaient bon train ; il se promenait les mains derrière le dos et parlait à tout son monde. Bientôt il nous donna l’ordre de partir et de nous porter en avant. Nous nous arrêtâmes en face le plateau de Pratzen, et nous y campâmes. Devant nous se trouvait un ruisseau tout gelé ; à côté, les grenadiers Oudinot, et, derrière, la cavalerie.

Le 1er décembre 1805, Napoléon vint nous visiter avec ses maréchaux. Il passa devant notre front de bandière ; nous étions en train de manger du cotignac, dont nous avions trouvé d’énormes pots dans les villages voisins, nous en faisions de grandes tartines. L’empereur se mit à rire en nous voyant. Ah ! dit-il, vous mangez des confitures. C’est bien, ne bougez pas ; mais il faut mettre des pierres neuves à vos fusils, demain matin vous en aurez besoin : tenez-vous prêts.

Au même moment passaient quelques grenadiers à cheval, qui poursuivaient une douzaine de cochons fuyant devant eux ; dès que nous aperçûmes ce gibier, nous mîmes le sabre à la main pour lui barrer le passage, et nous manœuvrâmes si bien que tous les cochons furent pris. L’empereur s’arrêta pour assister à ce combat d’un nouveau genre, il riait aux éclats. Puis, après la victoire, il distribua le butin. Nous eûmes six cochons, et les autres furent donnés aux grenadiers à cheval ; grâce à ce partage, nous pûmes nous régaler d’excellentes grillades.

Le soir, l’empereur sortit encore de sa tente, et monta à cheval pour parcourir les avant-postes. Pour éclairer sa route, Brune et quelques grenadiers à cheval, de son escorte, portaient des torches allumées : ce fut le signal d’une illumination générale. Chacun prit, aux baraques, une poignée de paille dans chaque main et l’alluma. On vit bientôt briller, sur tout le front de notre armée, d’innombrables lumières ; puis, quand l’empereur passait il était reçu par des acclamations frénétiques, la musique résonnait, les tambours battaient aux champs.

Du haut des montagnes de Pratzen, les Russes pouvaient entendre tous ces bruits et voir cet incroyable spectacle. Ils pouvaient calculer le nombre et deviner l’enthousiasme de cette armée, qui se préparait à leur souhaiter le bonjour dès le lendemain matin.

Dans la nuit, on nous lut la fameuse proclamation où le plan de la bataille était indiqué d’avance, et où les résultats de la victoire nous étaient déjà signalés.

Le 2 décembre, bien avant le jour, l’empereur se rendit une dernière fois aux avant-postes pour s’assurer des positions de l’armée russe ; il revint se placer sur une petite montagne située au-dessus de l’endroit où il avait passé la nuit, mais toujours en face des plateaux de Pratzen. Il nous fit mettre en bataille derrière son état-major, donna ses ordres à tous ses maréchaux, les envoya chacun à son poste et commanda d’engager l’action.

Nous attendîmes assez longtemps dans une immobilité complète. D’abord le brouillard nous empéchait de distinguer ce qui se passait. Mais bientôt un soleil radieux éclaira toute la campagne. Jamais peut-être, à pareille époque de l’année, il ne brilla d’un éclat aussi vif.

Nous vîmes que les pentes du plateau de Pratzen avaient déjà été enlevées par les troupes de ligne. L’empereur nous fit avancer pour appuyer ce mouvement. Nous étions là vingt-cinq mille bonnets à poil, — la garde et les grenadiers Oudinot, — et des gaillards qui avaient soif de gloire autant que leur grand capitaine. Qu’on se figure l’aspect d’une pareille colonne, s’ébranlant tout-à-coup, et l’empereur au milieu !

Après avoir traversé les bas-fonds et les ruisseaux qui occupaient le fond de la vallée, nous nous élançâmes sur le revers opposé, marchant en zig-zag et appuyant tantôt à droite tantôt à gauche. La ligne, voyant derrière elle cette réserve formidable, se battait avec la plus grande confiance, et aussi nous n’eûmes pas besoin de tirer un seul coup de fusil pour la soutenir.

Nous montions tranquillement, au son des tambours et de la musique. Napoléon avait voulu faire honneur aux empereurs qui commandaient l’armée ennemie. Contrairement à l’habitude, il avait ordonné que les musiciens restassent à leur poste au centre de chaque bataillon. Les nôtres étaient au grand complet avec leur chef en tête, un vieux troupier d’au moins 60 ans. Ils jouaient une chanson bien connue de nous :


On va leur percer le flanc,
Ran, ran, ran, ran tan plan tire lire.
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire.
Ran tan plan tire lire,
Que nous allons rire[1].

Pendant cet air, en guise d’accompagnement, les tambours, dirigés par M. Senot, leur major, un homme accompli, battaient la charge à rompre les caisses ; et les tambours et la musique se mêlaient. C’était à entraîner un paralytique !

Arrivés sur le sommet du plateau, nous n’étions plus séparés des ennemis que par les débris des corps qui se battaient devant nous depuis le matin. Précisément nous avions en face la garde impériale russe.

L’empereur nous fit arrêter, et lança d’abord les mamelucks et les chasseurs à cheval. Ces mamelucks étaient de merveilleux cavaliers ; ils faisaient de leur cheval ce qu’ils voulaient. Avec leur sabre recourbé ils enlevaient une tête d’un seul coup, et avec leurs étriers tranchants ils coupaient les reins d’un soldat. L’un d’eux revint à trois reprises différentes apporter à l’empereur un étendard russe ; à la troisième l’empereur voulut le retenir, mais il s’élanca de nouveau et ne revint plus. Il resta sur le champ de bataille.

Les chasseurs ne valaient pas moins que les mamelucks. Cependant ils avaient à faire à trop forte partie. La garde impériale russe était composée d’hommes gigantesques et qui se battaient en déterminés. Notre cavalerie finit par être ramenée.

Alors l’empereur lâcha les chevaux noirs, c’est-à-dire les grenadiers à cheval, commandés par le maréchal Bessières. Ils passèrent à côté de nous comme l’éclair et fondirent sur l’ennemi. Pendant un quart d’heure ce fut une mêlée incroyable, et ce quart d’heure nous parut un siècle. Nous ne pouvions rien distinguer dans la fumée et la poussière. Nous avions peur de voir nos camarades sabrés à leur tour. Aussi, nous avancions lentement derrière eux, et s’ils eussent été battus c’était notre tour. La vieille garde et les grenadiers Oudinot étaient là pour frapper le dernier coup.

Mais la fumée et la poussière ne tardèrent pas à disparaître. De la garde impériale russe on ne voyait plus rien. Les uns étaient couchés sur le champ de bataille, les autres avaient disparu je ne sais par quelle issue et nos cavaliers revinrent triomphants se placer derrière l’empereur.

Nous continuâmes d’avancer, en tournant à droite jusque sur le revers du plateau qui s’abaisse vers les étangs. De là, nous aperçûmes notre aile droite qui se battait depuis le matin dans les bas-fonds, et en face d’elle toute l’aile gauche de l’armée russe.

L’empereur descendit de ce côté avec les grenadiers Oudinot et presque toute sa garde, notamment l’artillerie. Alors les Russes se trouvèrent acculés à des montagnes inaccessibles, formant une espèce de rond-point, et dominées par un clocher que nous apercevions dans le lointain. Ils n’avaient pour s’échapper que les étangs et la chaussée qui les sépare. Or, cette chaussée était encombrée de chariots et de caissons. Il furent obligés de se précipiter sur la glace des étangs. Malheureusement pour eux, les boulets et les obus brisèrent bientôt cette glace et ils prirent un horrible bain.

Notre premier régiment de grenadiers à pied était resté sur les hauteurs de Pratzen, rangé derrière des muriers de pierres qui se prolongent sur presque toute la crête. Nous étions là aux premières loges regardant, à nos pieds, la défaite de l’armée russe et battant des mains de toutes nos forces.

Au milieu de ces circonstances solennelles, nous trouvâmes moyen de rire comme des enfants. Un lièvre, qui se sauvait tout affolé de peur, arriva droit à nous. Mon capitaine Renard l’apercevant s’élance pour le sabrer au passage, mais le lièvre fait un crochet. Mon capitaine persiste à le poursuivre, et le pauvre animal n’a que le temps de se réfugier, comme un lapin, dans un trou au milieu des muriers dont je parlais précédemment. Nous, qui assistions à cette chasse, nous criions tous à qui mieux mieux : « Le renard n’attrapera pas le lièvre ! le renard n’attrapera pas le lièvre ! » Et, en effet, il ne put l’attraper ; aussi on se moqua de lui, et l’on rit d’autant plus que le capitaine était le plus excellent homme, estimé et chéri de tous ses soldats.

Cependant la bataille était finie ; il était à peine deux heures. La soirée se passa à poursuivre les fuyards, à prendre les canons, les équipages et à ramener des prisonniers. Il fallut aussi recueillir les blessés. Chaque corps fournit des hommes pour cette pénible corvée.

Vers la nuit, l’empereur fut conduit en triomphe à son quartier-général.

Nous allâmes chercher, dans les villages voisins du champ de bataille, du bois, de la paille et tout ce qui était nécessaire pour bivouaquer. Je descendis le revers de la montagne qui fait face aux étangs. Nos maraudeurs avaient découvert là de nombreuses ruches, et, pour voir clair à s’emparer du miel, ils avaient mis le feu à un immense hangar ; cet incendie facilita notre besogne à tous.

Ne trouvant pas de vivres et ne voulant pas m’en aller les mains vides, j’avisai un grand tonneau en bois de sapin. J’entrai dans une maison, je pris un lit de plume et le fourrai dans mon tonneau. Mes camarades me chargèrent sur les épaules cette étrange capture.

Quand il fallut remonter les pentes abruptes qui me séparaient de notre bivouac, et le sentier tortueux qui y conduisait, j’eus des peines énormes ; mon tonneau vacillait et roulait sur mon dos, menaçant de m’entraîner avec lui, je craignais à chaque instant de ne pas atteindre le but ; heureusement mon courage surmonta les diflicultés.

Je redescendis ensuite chercher de la paille. M’en étant procuré, je la plaçai dans la partie concave et inférieure de mon tonneau et le lit de plume par-dessus. Mon capitaine Renard, qui avait deviné mon intention, m’avait demandé une place dans ma cabane improvisée. Nous nous glissâmes tous les deux sur le lit de plume, la tête la première et les pieds en dehors, exposés au feu du bivouac. Nous passâmes une nuit délicieuse. Jamais je n’oublierai, disait mon capitaine, que je vous dois ce bonheur. Et, en effet, il me prouva souvent qu’il n’était pas ingrat.

Le lendemain, nous partîmes pour Austerlitz. C’était un pauvre village, dont les maisons étaient toutes couvertes de chaume, avec un antique château dans lequel l’empereur s’était installé. Nous trouvâmes six cents moutons dans les écuries de ce vieux manoir. La distribution en fut faite à la garde. Les vivres commencèrent à nous arriver.

La paix ne tarda pas non plus, et dès que Napoléon se fut entendu avec l’empereur d’Autriche, nous revînmes à Vienne, puis à Schœnbrunn. C’est là, dans ce beau palais impérial, que nous devions nous reposer de nos fatigues, jusqu’au jour où l’ordre vint de regagner la France. L’armée restait dans le pays conquis, mais la garde était plus heureuse. Elle rentrait dans ses foyers. Quelle joie pour nous ! Les étapes ne ressemblaient guère à celles que l’on nous avait imposées quelques mois auparavant ; nous marchions à petite journée. Nous trouvions partout notre nourriture prête, bon gîte et bonne table. En Bavière, nous fûmes cordialement accueillis, et bientôt, traversant le Rhin, nous arrivâmes à Strasbourg, nous revîmes notre patrie !

En passant dans cette ville, à ouverture de la campagne, j’avais laissé mes effets chez l’habitant qui m’avait logé ; j’allai droit chez lui, je trouvai tout dans un état parfait. Mes hôtes me tâtaient avec curiosité en me demandant si je n’étais pas blessé. Ces braves gens m’accablaient de caresses. — Nous avions bien peur de vous, disait la demoiselle de la maison. Tout votre linge est bien blanc et vos boucles d’argent sont brillantes ; je les ai fait nettoyer par un orfèvre.

— Merci, répondis-je, merci, mademoiselle, j’ai voulu m’acquitter envers vous. Je vous rapporte de Vienne un beau châle que je vous prie d’accepter.

Le beau châle me venait du château impérial de Schœnbrunn. J’y avais passé quelque temps en sauvegarde et j’avais servi de protecteur à une famille d’intendant qui habitait le château. La dame me demanda si j’étais marié ; à toute occurence, je répondis que oui, et elle voulut faire un cadeau à mon épouse en récompense de ma bonne conduite. Elle me donna précisément le châle que j’offrais à ma jeune dépositaire.

Notre route de Strasbourg à Paris fut parsemée de nombreux incidents. Les habitants d’Ay nous prodiguèrent leur fameux vin. Il en résulta dans nos rangs un désordre complet. Nos ivrognes roulaient dans les fossés. Il fallut s’arrêter trois heures dans une grande plaine pour laisser aux traînards le temps de rejoindre leur compagnie, et les propriétaires d’Ay furent obligés d’en ramasser un grand nombre pour nous les ramener.

À Meaux, en Brie, nous fûmes encore bien reçus. Quand on rompit les rangs, je m’acheminai vers mon gîte. J’étais seul ; ne sachant pas lire, je présentais à chaque pas mon billet de logement. Arrivé dans la rue basse qui conduit à la route de Paris, je m’adressai à un gros monsieur, qui s’écria : Vous êtes logé chez une dame bien riche, mais c’est une vieille avare, qui vous enverra à l’auberge. Et, du doigt, il m’indiqua une maison au bas de laquelle s’ouvrait une boutique de serrurier. Celui-ci me donna les mêmes renseignements sur mon hôtesse. — Soyez tranquille, lui répondis-je, j’espère convenir à cette dame ; dans une heure venez me voir, je serai installé chez elle.

Je monte sans bruit au premier étage. Je salue la vieille dame ; elle me déclare qu’elle ne loge pas les militaires. — Je le sais, lui dis-je, mais je suis bien fatigué. Permettez-moi de me reposer un peu. Si madame voulait avoir la bonté de me procurer une bouteille de vin. Voilà quinze sous, je partirai après l’avoir bue.

Elle prend mes quinze sous, et sort un instant pour aller elle-même chercher la bouteille. Vite je mets habit bas, je m’entoure la tête d’un mouchoir, je me fourre dans son lit, et je me mets à trembler de toutes mes forces.

La dame revient. En me voyant installé dans sa couche, elle pousse les hauts cris, et va chercher les locataires. Ceux-ci avaient le mot. Ils s’approchent, prétendent que je suis malade, que j’ai un frisson épouvantable, qu’il faut me faire chauffer du vin sucré, mettre le pot au feu, me donner un houillon, et me bien couvrir. Les malins s’amusèrent aux dépens de l’avare et firent tant que, bon gré mal gré, elle finit par céder à leurs exhortations. J’en profitai largement, et tout le monde fut enchanté de la farce que je lui avais jouée.

Nous rentrâmes à Paris par la porte Saint-Denis ; là nous attendait un immense concours de population, et l’on nous avait élevé un arc de triomphe.

Aux Champs-Élysées nous trouvâmes des tentes et des tables servies de viandes de toutes sortes, avec de bons vins cachetés. Mais le malheur voulut que la pluie tombât par torrents. Les plats se remplissaient d’eau, nous ne pouvions manger. On ne prenait même pas le temps de déboucher les bouteilles ; on faisait sauter le goulot, et l’on buvait à la hâte. C’était pitié de nous voir, tous trempés comme des canards.

Cette fois je ne revis pas ma vieille caserne des Feuillants. Elle avait été, je crois, démolie et les terrains vendus. Voici comment on nous distribua : Un bataillon devait s’installer dans la caserne du quai d’Orsay, pour faire le service des Tuileries ; les trois autres séjournaient à Courbevoie, et faisaient le service de Saint-Cloud quand l’empereur s’y trouvait. Chaque bataillon à son tour se rendait à Paris, nous y restions un mois chacun. Les chasseurs étaient disposés d’une manière analogue ; un de leurs bataillons résidait à l’École militaire, et les autres à Rueil.

L’empereur nous fit tous habiller à neuf et nous passa plusieurs fois en revue. La bonne ville de Paris, voulant sans doute nous dédommager des malheurs de notre arrivée, nous donna un festin sous les galeries de la place Royale. Rien n’y manquait, et le soir nous eûmes comédie gratis à la Porte-Saint-Martin. On y représentait le passage du mont Saint-Bernard. Nous vîmes les bons moines descendre la montagne avec leurs gros chiens à côté d’eux. Je croyais être encore en 1800, à traîner ma pièce de canon ; je tapais des pieds et des mains. Mes camarades me disaient : Vous êtes donc fou, ce soir ! — Non, leur répondais-je, mais je les ai vus au Saint-Bernard ces beaux chiens et ces bons capucins, tels que je les revois aujourd’hui ! Ce sont pour moi de vieilles et chères connaissances.

L’appel ne se fit qu’à deux heures du matin ; toutes les petites peccadilles furent pardonnées.

Vers ce temps, les petits princes nos alliés venaient faire leur cour à Napoléon. Il les régalait de belles revues, et nous étions obligés de monter la garde chez eux, ainsi que chez les grands dignitaires français. Ordinairement ils nous donnaient trois francs par garde ; quelques-uns étaient moins généreux. Cambacérès, entre autres, ne donnait qu’une demi-bouteille de vin au factionnaire placé à l’entrée de ses appartements, et pas autre chose ; aussi nous faisions la grimace quand notre tour venait d’aller chez lui, et nous nous vengions en nous racontant les histoires scandaleuses qui circulaient alors à son propos. On prétendait qu’après Austerlitz, l’empereur lui avait écrit : Mon cousin, nous avons vaincu, et qu’il avait répondu à l’empereur : Tant mieux, nous aurons de quoi choisir ! C’était là un dit-on de l’époque, dont je ne garantis nullement la vérité.

Nous étions surchargés de service, dix heures par jour ! et une nuit sur trois ! quelquefois vingt-quatre heures de planton sans se déshabiller, et de grandes revues dans la plaine des Sablons ou aux Tuileries. On voit que, pour nous, les fatigues de la guerre ne cessaient pas complètement pendant la paix.

D’ailleurs la paix ne devait pas durer longtemps : l’empereur rassemblait de tous côtés de l’artillerie et du matériel. Aux revues, il se faisait ouvrir les caissons et les fourgons, montant sur les roues pour s’assurer que rien n’y manquait. Il inspectait jusqu’à la pharmacie, et aux pelles ou pioches des soldats du génie. Les chefs tremblaient à le voir, car il les menait durement, s’il trouvait quelque négligence. C’était l’homme le plus rigoureux, mais à la fois le meilleur et le plus chéri de tous.

On nous avait dit d’abord que nous partions pour assister à un Congrès où devaient se trouver le roi de Prusse et l’empereur de Russie. Puis, arrivés sur la frontière, on nous lut à l’ordre du jour que la guerre était déclarée à la Prusse et à la Russie. Les Russes voulaient donc prendre un second bain à la glace ! et les Prussiens nous montrer leur belle capitale de Berlin !

Nous partîmes dans les premiers jours de septembre 1806, pour aller à Wurtzbourg, où l’empereur nous attendait. C’est de là que les divers corps d’armée furent dirigés sur Iéna. Nous y arrivâmes le 13 octobre, à 10 heures du soir, après une marche forcée. Nous traversâmes la ville au milieu du silence et de l’obscurité la plus profonde ; pas une lumière ne nous éclarait, tous les habitants avaient déguerpi.

Au-delà d’Iéna s’élève une montagne aussi abrupte que le toit d’une maison. Il fallut la grimper, et une fois arrivés sur le plateau, nous mettre aussitôt en bataille. Personne ne se voyait dans les ténèbres ; nous étions obligés de nous placer à tâtons, et nous gardions le silence le plus absolu. L’ennemi était près de nous.

Quelques instants après, l’empereur nous fit former en carré et vint s’installer au milieu de sa garde. Notre artillerie était arrivée au pied de la terrible montagne, et ne pouvait la gravir. Il fallut élargir le chemin et couper les roches. L’empereur se rendit sur les lieux, dirigea lui-même les travaux du génie, et ne s’en alla qu’après avoir vu passer devant lui la première pièce de canon, attelée de douze chevaux. À chaque voyage on montait quatre pièces, et on les mettait de suite en batterie devant notre front de bandière. Puis on retournait avec les mêmes chevaux, au pied de la montagne, en atteler quatre autres ; une partie de la nuit fut employée à ce pénible travail.

L’empereur nous permit de faire deux ou trois feux par compagnie, et autorisa une vingtaine d’hommes, aussi par compagnie, à se détacher pour aller chercher des vivres. Le voyage n’était pas long. Nous aurions pu jeter une pierre du haut de notre campement dans la ville d’Iéna. Toutes les maisons étaient désertes, nous ne craignions aucune résistance. Nous trouvâmes tout ce dont nous avions besoin, mais surtout du vin et du sucre. Des officiers nous accompagnaient pour maintenir le bon ordre. Au bout de trois quarts d’heure, nous revenions sur nos pas, chargés de sucre, de vin et de chaudières. Toute la nuit nous bûmes du vin chaud à la santé du roi de Prusse. Nous en portâmes à nos braves artilleurs, qui étaient morts de fatigue ; et leurs officiers furent invités à trinquer avec les nôtres. Nos moustaches à tous furent bien arrosées ; mais quelle punition pour nous de ne pouvoir ni parler ni chanter ! Les ordres à cet égard étaient fort sévères : nous avions bien garde de les enfreindre. Et l’empereur qui nous voyait si sages était rempli de joie.

Dès avant le jour, il monta à cheval pour visiter son monde. L’obscurité était si profonde qu’il fut obligé de se faire éclairer ; et les Prussiens, voyant cette lumière se promener sur le front de leur ligne, firent feu sur Napoléon. Il continua sa route sans plus s’inquiéter, jeta partout le coup d’œil du maître, rentra à son quartier général, et donna l’ordre de prendre les armes.

C’était le 14 septembre au matin. Il faisait encore nuit, quand les Prussiens nous souhaitèrent le bon jour à coups de canon. Les boulets passèrent au-dessus de nos têtes. Un vieux soldat d’Égypte, en les entendant, s’écria : Voilà les Prussiens qui toussent ; il faut leur envoyer de notre vin sucré.

Toute l’armée se porta en avant sans y voir. Nous marchions comme des aveugles, nous heurtant les uns contre les autres. Au bruit des mouvements ennemis, on reconnut qu’il fallait faire halte et commencer l’attaque. Le maréchal Lannes se fit entendre le premier vers notre gauche, et ce fut le signal pour toute la ligne. On ne se voyait toujours qu’à la lueur de la fusillade.

Après la nuit vint un brouillard qui nous gênait beaucoup. Néanmoins, nos colonnes avançaient toujours et gagnaient du terrain. L’empereur fut même obligé de modérer notre fougue et de nous arrêter. La foudre grondait de toutes parts.

Vers les dix heures du matin, un soleil magnifique, le beau soleil d’Austerlitz, illumina tout le champ de bataille. Nous étions alors sur un large plateau : et nous pûmes apercevoir dans le lointain, en face de nous, un superbe carrosse attelé de chevaux blancs, fuyant au triple galop : c’était, nous dit-on, la reine de Prusse qui se sauvait.

Napoléon, voyant les progrès de son armée, suspendit l’attaque pendant une heure. Les feux s’éteignirent peu à peu. La bataille semblait comme finie. Tout à coup, avant que l’empereur eût donné le signal de reprendre les hostilités, nous entendîmes vers notre gauche une fusillade épouvantable. L’empereur dépêcha un officier pour savoir ce qui se passait. Il était en grande colère, prenait force tabac, et piétinait devant nos rangs. L’officier revint au galop et lui dit : Sire, c’est le maréchal Ney, qui, à la tête de ses grenadiers et de ses voltigeurs, est aux prises avec une énorme masse de cavalerie. Aussitôt l’ordre fut donné de marcher en avant. L’empereur voulut, par lui-même, juger de ce qui était arrivé, et quand il l’eut vu de ses yeux, il ne grogna plus.

De tous côtés nous recevions des renforts ; le prince Murat survint à la tête de ses dragons et de ses cuirassiers. Les chevaux semblaient éreintés, ils tendaient la langue. Mais l’empereur ne leur laissa pas de répit. Prince, s’écria-t-il, poursuivez votre charge à outrance. — Notre magnifique cavalerie partit à ces mots, culbuta tout devant elle, et ramena une division tout entière de Sqxons. C’était pitié de les voir. La moitié de ces malheureux étaient couverts de sang, qui ruisselait sur leurs habits. L’empereur les passa en revue, et leur donna le choix de servir avec nous comme alliés ou de rester nos prisonniers ; je ne fais pas la guerre à votre roi, leur dit-il, — Nous les traitâmes en amis. Leurs blessures furent bien soignées, et ils burent tout le reste de notre vin cacheté.

La victoire était depuis longtemps décidée ; sûr de ce côté, l’empereur partit pour s’assurer de ce qui s’était passé sur notre droite. On avait entendu le canon retentir dans le lointain : c’était une seconde victoire gagnée par Davoust à Auerstaedt.

Nous passâmes la nuit dans Iéna, et dès le lendemain nous commençâmes une série de marches, qui ne s’arrêta qu’aux portes de Berlin. Nous fîmes notre entrée dans cette ville par la porte de Brandebourg et la magnifique rue Sous les Tilleuls. L’empereur s’y présenta à la tête de 20,000 grenadiers. L’armée était en grande tenue, aussi brillante qu’aux Tuileries, et lui dans son modeste costume, avec son petit chapeau et sa cocarde d’un sol ! Quel spectacle pour ceux qui purent y assister ! La population de Berlin était toute aux croisées, et son admiration ne saurait se comparer qu’à celle des Parisiens, lors de notre retour d’Austerlitz.

Nous fûmes logés chez les habitants et nourris à leurs frais. On leur avait imposé l’obligation de nous donner à chacun une bouteille de vin par jour. C’était une terrible chose, car le vin, dans ce pays, coûtait alors trois francs la bouteille. Ne pouvant s’en procurer, ils nous donnèrent de la bière en cruchon. Nous n’étions pas très-satisfaits du changement, mais nos officiers nous prièrent de ne pas réclamer et de ne pas contrarier nos hôtes, d’autant que la bière était excellente et que le vin eût été très-mauvais.

La paix et la bonne harmonie régnaient partout. On s’était arrangé pour gêner le moins possible les habitants. La discipline était aussi très-sévère ; c’était le comte Hulin qui était gouverneur de la ville.

Un jour l’empereur nous passa en revue sur la grande place qui est au-devant du palais royal. Un autre, nous apprîmes que Magdebourg s’était rendu et qu’on en rapportait cinquante drapeaux pris à l’ennemi. — Quelle joie pour des affamés de gloire ! Les puissances ennemies ne faisaient plus de fanfaronnades, elles ne parlaient plus de venir nous battre dans les plaines de la Champagne.

Après avoir réglé ses comptes avec les autorités de Berlin, l’empereur nous donna ordre de quitter la ville et d’aller rejoindre la grande armée qui se portait vers la Pologne. Jamais nos jours de repos ne durèrent bien longtemps.

Nous arrivâmes à Posen pendant que les autres corps marchaient sur Varsovie. Les Russes, à qui nous avions maintenant à faire, nous avaient abandonné ces deux villes. Mais ils s’étaient montrés peu généreux pour les vivres et ils avaient ravagé tout le pays, ne laissant que ce qu’ils ne pouvaient pas emporter.

Je ne sais pourquoi l’empereur n’était pas content. À Posen, je le vis tellement préoccupé et tellement en colère, que, voulant monter à cheval, il s’élança trop fort et, passant par-dessus, tomba de l’autre côté. Il donna un coup de cravache à son écuyer, qui pourtant n’était pas responsable de cet accident, se remit en selle et partit au galop.

Nous entrâmes dans Varsovie en compagnie des grenadiers Oudinot. Les habitants nous reçurent le mieux qu’il leur fut possible, eu égard aux pillages et aux dévastations que l’armée russe avait fait subir au pays. Il fallut que l’empereur achetât bien loin des bœufs et des grains pour nourrir son armée. On accumula aussi des quantités considérables de biscuit. Ce furent les juifs qui furent chargés de cet approvisionnement. Ils gagnèrent des sommes considérables, mais en même temps ils sauvèrent l’armée.

Déjà le maréchal Davoust et le maréchal Ney avaient pris position au-delà de la Vistule. Ce dernier faisait des prodiges de valeur du côté de Thorn, et, s’étant emparé de nombreuses barques, il nous les envoya pour construire des ponts. De là, grande joie de l’empereur.

Nous passions de fréquentes revues. À celle qui précéda notre départ, nous vîmes arriver devant nous un brillant équipage. Un petit homme en descendit pour se présenter à Napoléon : c’était le doyen de la Pologne ; il avait 117 ans. L’Empereur voulut lui offrir l’appui de son bras.

— Sire, répondit-il, je vous remercie.

Il marchait comme un homme de 60 ans à peine.

Cependant l’hiver commençait à sévir. La Vistule était complètement gelée. Quand l’empereur vit les choses au point où il les désirait, il nous fit faire une distribution de biscuit pour 14 jours, et l’ordre du départ fut donné. Je n’eus que le temps de m’acheter une livre de jambon, comme ressource pour l’avenir ; encore me coûta-t-elle 20 francs. — On peut juger par là de la cherté des vivres.

Nous partîmes dans la direction de Pultusk, ne prévoyant pas encore toutes les douleurs qui nous attendaient.

Pendant deux jours, la gelée continuant nous rendit la marche facile. Nous traversions des pays déserts, sablonneux et couverts de bois. Personne dans les villages : tous les habitants s’étaient enfuis. Les Russes eux-mêmes se reliraient devant nous ; çà et là, nous trouvions les restes des bivouacs qu’ils avaient abandonnés.

Au bout de deux jours, le froid diminua, il y eut un commencement de dégel, et ce changement de température devint aussitôt la cause de nombreux embarras. Nous n’avions pas de route devant nous. C’était à travers monts et vallées que nous nous dirigions. Nous fûmes obligés de traverser un énorme marais dont les eaux étaient à peu près dégelées. La tâche était rude, comment l’accomplir ? Nous avisâmes une énorme palissade qui s’élevait au milieu des eaux et sur toute la largeur. Elle était faite de branches entrelacées, et soutenues de distance en distance par des pieux énormes. Nous en profitâmes avec joie et voici comment. Nous nous servions des branches étendues horizontalement pour appuyer le bout de nos pieds, et tournés dans le sens de la palissade, nous avancions en nous accrochant de temps en temps aux pieux. De cette façon il fut possible de traverser le marais à pied sec, mais un par un avec grand’peine et une extrême lenteur.

Un peu plus loin, un ruisseau, qui, je crois, descendait vers le marais, vint encore nous barrer le chemin. Heureusement, la plupart des nôtres finirent par le franchir à l’aide de sauts vigoureux. Un pauvre grenadier laissa, durant ie passage, échapper son fusil. Il ne voulut pas l’abandonner et fut obligé d’entrer dans l’eau glacée pour chercher à tâtons son arme fidèle, que les eaux avaient entraînée un peu plus loin. Qu’on juge de l’état où il devait se trouver !

Un soir, à la nuit fermée, nous rencontrâmes un bivouac abandonné par les Russes. La paille en était hâchée et menue comme des balles d’avoine, mais ce gîte valait mieux encore que la terre humide et glacée.

Nous déposâmes nos sacs sous des noisetiers. En appuyant le mien je sens une légère éminence, je détourne la paille, je tâte et je découvre deux pains de munition russes qu’on appelait des briques, à cause de leur forme plate et carrée. — Je me mets à genoux sans rien dire, j’ouvre mon sac et j’y fourre un des pains. — Je coupe l’autre en morceaux et je me prépare à en dévorer une bonne portion. — La nuit était telle que personne ne me voyait, — Cependant mon capitaine Renard vint à s’approcher, et m’apercevant dans la posture singulière où je m’étais mis, il me demanda ce que je faisais. Je lui glissai un morceau de pain dans la main, et lui recommandant le silence, je le suppliai de veiller sur mon sac, pendant que j’irais à la maraude.

Je partis avec quatre hommes de mon ordinaire. À peine avions-nous fait quelques pas que nous découvrîmes un château, dont personne ne soupçonnait la proximité. Il ne renfermait, bien entendu, pas de vivres, mais les dépendances étaient garnies de bois sec, et sur une espèce d’esplanade qui se trouvait au devant, il y avait un canon braqué. Nous avertîmes bientôt nos camarades, chacun se chargea de bûches, et, comme si elles ne suffisaient pas pour nous chauffer, nous démontâmes la pièce de canon. Les morceaux de l’affût brisé et les roues tout entières furent jetés dans notre feu. Je vois encore les flammes s’emparant d’abord des moyeux qui étaient pleins de graisse et enveloppant peu à peu cette énorme masse de bois. Toute la nuit nous eûmes un feu d’empereur.

Le lendemain, on tenta de gagner quelque route conduisant à Pultusk. Mais voilà que la neige et la pluie tombèrent en abondance extrême. Cette fois ce fut un dégel complet. Le sable pliait sous nos pas. L’eau montait à la surface et nous enfoncions jusqu’aux genoux. Il fallut attacher nos souliers avec des cordes pour ne pas s’exposer à les perdre, encore arrivait-il que les cordes se détachaient ou se rompaient subitement. La boue devint telle que chacun était obligé de prendre sa jambe de derrière à deux mains pour l’arracher et la rejeter en avant. On ne marchait plus, on se traînait, et pendant deux jours nous restâmes dans cette affreuse position.

Malgré qu’il n’y eût là que de vieux soldats aguerris, le découragement ne tarda pas à se mettre dans les rangs. Quelques-uns, égarés par la souffrance, se suicidèrent à nos yeux. — D’autres périrent de fatigue et de froid. — Nous en perdîmes à peu près soixante durant le trajet.

Quand nous arrivâmes à Pultusk, et que l’empereur vit notre désolation, il entra dans une violente fureur et s’écria, à plusieurs reprises : Vous n’êtes tous que des grognards ! Le nom nous en est resté. Bien souvent depuis, on s’en est servi pour désigner les vieux débris de la garde impériale. Ce sont les boues de la Pologne qui nous l’ont valu.

Pultusk était alors un misérable village composé de cabanes mal couvertes de paille. L’empereur y habitait une maisonnette qui ne valait pas mille francs. — Mais tout cela nous parut magnifique, Nous croyons y trouver le terme de nos fatigues, la fin de nos épouvantables misères.

Il était impossible de nous loger dans le village qui se trouvait déjà encombré de monde, nous campâmes à l’entrée.

Les premiers arrivés allèrent chercher de la paille pour établir notre bivouac et étendre sous nos pieds. De paille, il n’y en avait plus. On fut obligé de piller quelques granges et de prendre des gerbes de blé ; elles étaient du reste indispensables pour nous protéger contre l’humidité et nous empêcher d’enfoncer dans la boue.

Je pris une grande part à ce pillage et je fis bien des voyages, du bivouac aux granges que nous dévastions. Dans l’un d’eux, je rapportai une auge en bois que les grenadiers à cheval avaient rebutée. Mes camarades, qui étaient des colosses auprès de moi, tremblaient de me voir plier sous cet énorme fardeau, mais rien ne m’arrêtait. J’arrivai sain et sauf au lieu du campement et l’auge disparut dans les flammes de notre feu ; j’eus encore la force de fureter çà et là, si bien que je trouvai des œufs dans un tas de gerbes et que je finis par me procurer un pot pour les faire cuire. — Dieu m’avait favorisé sous le rapport de la constitution, j’avais les jambes d’un cheval arabe, et l’adversité n’abattait pas mon courage. Aussi, je pus souffrir de rudes épreuves et des angoisses que nul mot ne saurait exprimer.

Le colonel Frédéric, voyant briller mon feu entre tous, s’approcha de ma baraque. Il aperçut mon petit pot et mes deux œufs. Puis-je compter sur un, s’écria-t-il ? — Oui, répondis-je. Et je partageai ma trouvaille avec ce brave officier ; il me donna en échange un napoléon et me contraignit de l’accepter. Bien d’autres auraient été trop heureux de s’en procurer à pareil prix !

À peine finissions-nous notre mince repas que nous voyons arriver un énorme cochon. Il était poursuivi par les grenadiers à cheval, établis dans le village même de Pultusk. L’animal effrayé venait droit à notre bivouac. Je m’élance à sa rencontre. Le colonel Frédéric, qui parlait gras, me criait d’une façon comique : Coupez-lui le jarret ! coupez-lui le jarret ! Et moi, suivant son conseil, j’abattis le cochon et lui passai mon sabre dans le corps. Les grenadiers survinrent. Le colonel s’approcha. Il fut décidé que, pour ma peine, j’aurais un quartier de la victime et les deux rognons. On procéda immédiatement au partage.

Mais comment faire cuire ma portion ? Il me fallait un grand pot et du sel. Jvallai au quartier de l’empereur, où précisément mon lieutenant se trouvait de service, et je lui demandai ce dont j’avais besoin de la part du colonel Frédéric. Il voulut savoir pourquoi j’avais besoin de ces objets. Je lui racontai l’histoire. Malheureux, s’écria-t-il, c’est le cochon de la maison que vous avez tué ! L’empereur va être furieux, on lui a déjà volé son pot-au-feu. Heureusement que ses cantines viennent d’arriver. Il a fini par en rire. Mais il ne faudrait pas abuser, car il a le ventre creux comme vous autres. — Mon lieutenant, répondis-je, ne dites rien, donnez-moi ce que je vous demande et dans une heure je vous rapporte une grillade.

Ainsi dit, ainsi fait ; je tins scrupuleusement ma promesse. Le colonel Frédéric et mon cher capitaine Renard eurent chacun un rognon. Tout fut partagé en famille.

Vers le soir, on apprit que les grenadiers à cheval avaient été à la maraude, sur l’ordre de l’empereur, et qu’ils avaient rapporté des pommes de terre. La distribution nous en fut faite ; nous en eûmes vingt par ordinaire de dix-huit hommes. On peut juger par là de notre pénurie.

Après deux jours de repos, l’empereur fit appeler le comte Dorsenne et lui dit : Tu vas partir avec ma garde à pied et rentrer à Varsovie. Mais il ne faut pas suivre le même chemin, tu perdrais tous mes vieux grognards. Voilà la carte, cherche ta route et fais-moi ton rapport sur ce qui adviendra.

Nous partîmes dès le lendemain. Autant que possible nous allions d’un bois à l’autre ; car, dans les bois, marchant sur la mousse, on n’enfonçait guère. Malheureusement il fallait par fois en sortir, et dès que nous entrions dans les terres, nous enfoncions d’une facon déplorable. C’était comme un mortier.

Nous fûmes obligés de traverser un pré et là nos souffrances furent bien plus grandes encore. Nous avions les jambes plongées dans l’eau. Je ne sais pourquoi cette eau paraissait beaucoup plus froide que la boue des terres labourables. L’impression en était si douloureuse que nous poussions des cris ; si le trajet eût duré plus d’un quart d’heure nous y aurions succombé.

Après des peines inouïes, nous parvînmes à trois lieues environ de Varsovie. Nos yeux étaient caves, nos joues amaigries ; la fatigue avait accablé les plus courageux. Nous avions l’air de morts qui sortiraient de leurs tombeaux. Le général Dorsenne nous rassembla autour de lui et nous fit une allocution. Il nous déclara que l’empereur était fort mécontent de nous voir aussi peu fermes dans l’adversité, aussi abattus par des épreuves que lui-même avait supportées comme tous les autres. Ces paroles ranimèrent nos esprits et nous les accueillîmes par des cris enthousiastes.

J’avais encore dans mon sac un pauvre petit morceau de biscuit que j’avais conservé comme une dernière ressource contre la faim. Me voyant au terme de mes fatigues, je me décidai à le manger.

Bientôt nous entrâmes à Varsovie, c’était, je crois, le 1er janvier 1807. Les habitants nous reçurent à bras ouverts, ils ne savaient comment nous témoigner leur affection et leur joie. Les soins les plus tendres nous furent prodigués par eux : nous en avions besoin. La petite campagne que nous venions de faire nous avait vieillis de dix ans et pourtant elle n’avait duré que quatorze jours !

  1. Voir, à la fin du volume, la musique de cette chanson.