Aux Vieux de la vieille/01/02
Ma famille. — Malheurs de mon enfance. — Ma jeunesse à Coulommiers.
Je suis né à Druyes-les-Belles-Fontaines, département de l’Yonne, le 16 août 1776. — Mon père avait quelque fortune. — Je puis faire son portrait en quatre mots. C’était le premier braconnier de France, aimable, sobre, passant sa vie à la chasse, à la pêche, en procès. — Ajoutez qu’il était le coq de toutes les femmes du pays. Il lui a été reconnu vingt-huit garçons et quatre filles, ci : trente-deux enfants. Je crois que c’est bien suffisant.
Mon père s’est marié trois fois. — Sa première femme lui a laissé deux filles. — De la seconde, il lui est resté quatre enfants, une fille et trois garcons, parmi lesquels j’étais. — Le plus jeune avait six ans, ma sœur sept, moi, le cadet, huit, mon frère l’ainé neuf ans, quand nous eûmes le malheur de perdre notre mère chérie.
La troisième femme qu’eut mon père commença par être notre servante. Elle avait dix-huit ans quand elle vint chez nous. — On l’appelait la belle. — Aussi, quinze jours après son arrivée, elle se trouvait enceinte ; vous pensez qu’elle prit toute l’autorité dans la maison.
Elle nous battait nuit et jour ! une fois, entr’autres, nous découvrîmes des pois ronds dans un sac : tout fut mis au pillage ; mais les coups de bâton ne se firent pas attendre. — Elle nous tordait le cou pour nous donner de la mine.
Cette vie durait déjà depuis deux mois lorsque mon père l’épousa. Alors, ce fut bien pis. — Le soir, mon père revenait de la chasse ; ma mie, disait-il, où sont les enfants ? — Ils sont couchés, répondait la marâtre ; et tous les jours même chose. — Jamais nous ne voyions notre père. Elle prenait toutes ses mesures pour éviter que nous pussions nous plaindre à lui.
Cependant, sa vigilance fut bien déçue, lorsqu’un matin mon frère et moi, nous trouvant en présence de mon père, les larmes sur notre figure, il nous demanda qu’avez-vous ? — Nous mourons de faim ; elle nous bat tous les jours. — Allons ! rentrez, je vais voir cela.
Notre dénonciation eut des suites terribles. — Les coups de bâton redoublèrent et le pain fut retranché. — Ne pouvant plus y tenir, mon frère l’aîné me prit par la main, et il me dit : Si tu veux nous partirons, sans dire adieu à personne. En effet, de bon matin nous nous mîmes en route, et nous arrivâmes à Étais, qui est à une lieue de notre pays.
C’était le jour d’une foire. — Mon frère met un bouquet de chêne sur mon petit chapeau, et voilà qu’il me loue pour garder les moutons. Je devais gagner 24 francs par an et une paire de sabots. Mais aussi que de peines !
Mon frère parvient lui-même à se placer. Il me dit adieu, et nous nous séparons, pour ne plus nous retrouver que dix-sept ans plus tard, en des circonstances que je raconterai.
On m’emmène. — J’arrive dans un village qui se nomme Charmois et qui est tout entouré de bois. — C’est moi qui servais de chien à la bergère. — Passe par ci, passe par là, me disait-elle ; et j’obéissais.
Un jour, comme je longeais les bois, il en sort un gros loup qui refoule mes moutons. — Moi, je ne connaissais pas cette bête ; mais je voyais la bergère qui se lamentait et me disait de courir. J’arrive sur le lieu de la scène. — Le loup avait pris un des plus beaux moutons du troupeau, et il ne pouvait l’emporter. — Je saisis le mouton par les pattes de derrière, et le loup tirait de son côté, moi du mien. — Heureusement, la Providence vint à mon secours. — Deux énormes chiens surviennent. — Ils avaient des colliers de fer, et tombent comme la foudre. — Dans un moment le loup est étranglé. — Jugez de ma joie, conserver mon mouton et voir ce monstre qui gisait sur le terrain !
Je restai un an chez le même maître ; de là, je partis pour la foire d’Entrains. Je fus loué, pour trente francs, une blouse et une paire de sabots, par deux vieux propriétaires habitant le village des Bardins, près Menou. Ils exploitaient des bois pour les conduire au port, et gagnèrent de douze à quinze cents francs par an avec mes deux bras.
L’hiver je battais à la grange et je couchais dans la paille. La vermine s’empara de moi ; j’étais dans la misère la plus affreuse.
Le 1er mai, je partais avec trois voitures mener de la moulée sur les ports ; ensuite je revenais aux pâturages. — Tous les soirs, je voyais arriver mon maître, apportant de la nourriture pour mes vingt-heures. Elle consistait dans une miche de pain et une omelette de deux œufs cuite avec des porreaux et de l’huile de chenevis.
Je passais la nuit dans les beaux bois de Mme de Damas. — J’avais mon favori : c’était le plus doux de mes six bœufs. Dès qu’il était couché, j’allais vers lui, je commençais à ôter mes sabots, et je fourrais mes pieds dans ses jambes de derrière, ma tête sur son cou. — Mais, vers deux heures du matin, mes six bœufs se levaient sans bruit, et mon camarade se levait aussi sans que je le sentisse. — Quand le pauvre pâtre se réveillait, il ne savait de quel côté trouver ses bœufs au milieu des ténèbres. — Je remettais mes sabots et je prêtais l’oreille. Je m’acheminais du côté des jeunes bois, et, les ronces faisant couler mon sang dans mes sabots, je pleurais. Mes pieds étaient déchirés jusqu’aux nerfs. — Souvent, je rencontrais des loups sur mon passage et voyais leurs prunelles briller comme des charbons. — Mais le courage ne m’a jamais abandonné. — Quand je retrouvais mes bœufs, je faisais le signe de la croix : combien j’étais heureux ! je ramenais mes déserteurs vers mes trois voitures, qui étaient chargées de moulée. Là, j’attendais mon maître pour partir au port. Puis, comme je l’ai dit, je revenais au pâturage. C’était alors que je recevais ma miche, et toujours mes deux œufs aux porreaux et à l’huile de chenevis.
Je ne rentrais à la maison que le jour de la Saint-Martin, où l’on me faisait l’honneur de me donner un morceau de salé : et je m’installais dans la paille, avec de la vermine plein mes vêtements.
Cette vie dura trois années. J’étais rebuté. Je quittai le village malgré toutes les instances qu’on fit pour me garder.
Il y avait bien longtemps que j’avais abandonné mon pays ; je n’étais plus reconnaissable. J’eus l’idée de revenir à mon lancé : et je partis pour Druyes, où personne ne songeait à l’enfant perdu.
J’arrive un dimanche. — Je vais voir ces belles fontaines qui coulent près du jardin de mon père. Je me mets à pleurer ; mais, étant déjà plus fort que l’adversité, je prends mon parti. Je me débarbouille dans les eaux limpides, et je visite ces lieux où naguère je me promenais avec mes frères et ma sœur.
La messe sonne. — Je m’approche de l’église, mon petit mouchoir à la main. — J’avais le cœur bien gros. — J’entre, je me mets à genoux et dis ma prière, regardant à la dérobée. Personne ne faisait attention à moi. Pourtant une femme me remarqua en passant : Voilà un petit morvandiau, dit-elle, qui prie le bon Dieu de grand cœur. — J’étais si changé que personne ne me reconnut. — Pour moi, ce n’était pas la même chose : je vis bien mon père qui chantait au lutrin. Il ne se doutait pas qu’il y avait là, près de lui, un de ses enfants qu’il avait abandonné.
Je sortis de la messe sans rien dire, et comme j’avais fait plusieurs lieues le matin, que j’avais grand besoin de manger, je me dirigeai chez ma sœur du premier lit qui tenait une auberge.
Je lui demande à dîner. — Que veux-tu, mon garçon ? me dit-elle. — Donnez-moi, s’il-vous-plait, une demi-bouteille, du pain et un peu de viande. — On me sert un morceau de ragoût, dont je mange comme un ogre, et, du petit coin où je m’étais mis, je regarde tout le monde qui venait de la campagne faire comme moi.
Mon petit repas terminé, je m’adresse à ma sœur : Madame, combien vous dois-je ?
— Quinze sols, mon garçon.
— Les voilà, madame.
— Tu es du Morvan, mon petit ?
— Oui, madame ; je viens pour tâcher de trouver une place.
À ces mots, elle appelle son mari, Granger, lui dit-elle, voilà un petit garçon qui demande à se louer.
— Quel âge as-tu ? demande mon beau-frère.
— Douze ans, monsieur.
— De quel pays es-tu ?
— De Menou.
— Ah ! tu es du Morvan. Sais-tu battre en grange ?
— Oui, monsieur. J’ai déjà servi quatre ans.
— Eh bien, si tu veux, tu resteras ici ; tu seras garçon d’écurie et tous les profits seront pour toi. Si je suis content, je te donnerai un louis par an.
— Ça suffit, je reste. Alors je ne paie pas mon dîner ?
— Non, me dit-il, viens, je vais te mettre tout de suite à la besogne.
Il me mène dans son jardin, que Je connaissais avant lui. C’était là que j’avais fait, quelques années avant, toutes mes petites fredaines ; car j’étais l’enfant le plus turbulent du village ; mes camarades me poursuivaient à coups de pierres, ils m’appelaient le Poil-Rouge ; mais j’étais toujours le plus fort, ne craignant pas les coups ; notre belle-mère nous y avait accoutumés. — À ce propos, je me rappelle encore qu’un jour j’avais le nez sale. Elle prit la pincette pour me moucher, et fut assez méchante pour me faire souffrir. Je t’arracherai le nez, disait-elle ! Aussi la pincette fut bientôt jetée dans le puits.
Revenons à mon beau-frère et à son jardin. Il me donna une bêche. Je travaillai un quart-d’heure. C’est bien, dit-il, après avoir examiné ; ça suffit, on ne travaille pas un dimanche, tu vas servir à table ; et, en effet, je rentre à la maison, et je sers à table.
Le soir on me mène coucher à la grange ; je dis bonsoir à mon nouveau maître, et je me glisse dans la paille. Jugez si j’ai pleuré ! je puis dire que si l’on m’avait regardé, on m’aurait vu les yeux rouges comme ceux d’un lapin. Être chez ma sœur, et son domestique ! à la porte de mon père !
Je n’eus pas de peine à me lever. Je n’avais qu’à sortir de mon trou et à secouer mes oreilles. Aussitôt je me mets à battre le blé, et à nettoyer les écuries. À huit heures, je vois paraître mon beau-frère qui me complimente sur mon activité. Il m’emmène déjeûner, et à neuf heures, la bêche sur l’épaule, je me dirige vers le jardin.
Figurez-vous ma surprise. J’aperçois à quelques pas mon père qui arrosait ses choux. Son jardin à lui n’était séparé de celui de mon beau-frère que par une petite haie sèche. Il me regarde, j’ôte mon chapeau ; j’avais le cœur bien gros, mais je tins ferme. Il me parle et me dit : Tu es donc chez mon gendre ?
— Oui, monsieur.
— D’où es-tu ?
— Je suis du Morvan, de Menou ; je servais au village des Bardins, et je connais tout le pays.
— Alors tu connais le village des Coignets ?
— Oui, monsieur.
— Eh bien ! il a été bâti par mes ancêtres.
Nous causimes ensuite des bois de Mme de Damas, du gibier qui s’y trouvait. Il m’exhorta à me bien conduire chez son gendre et s’en alla. À partir de ce moment, je le revis tous les jours en faisant ma besogne.
Ma nouvelle condition était assez avantageuse. Je recevais de bons pour-boire. — Chaque semaine me rapportait au moins six francs. — Je finis par me débarrasser de ma vermine. — J’achetai des vêtements pour le dimanche. — J’étais propre et content.
Mais une chose me tourmentait. Je ne voyais plus mon petit frère et ma pelite sœur, les plus jeunes. Qu’étaient-ils devenus ?
J’avais, au contraire, retrouvé mes deux camarades d’enfance, qui demeuraient à côté de la maison de mon père, porte à porte. — Comme j’étais moins âgé qu’eux, je les saluai quand je les vis, sans me faire connaître. — Un jour, ils vinrent au jardin ; je bêchais et mon père était là. — Bonjour, monsieur Coignet, dit Allard (c’était le nom d’un de mes camarades). — Ah ! c’est toi, répond mon père, et il s’en va.
Dès qu’il est parti, la conversation s’engage. Allard me demande si je suis d’un pays bien éloigné. Je lui raconte que je suis du Morvan, que j’ai habité des lieux que M. Coignet connaissait parfaitement, et où il y avait un village portant son nom.
Ah ! le vilain homme, reprend Allard. Il a perdu ses quatre enfants. Nous avons bien pleuré, mon frère et moi, de si bons camarades ! nous étions toujours ensemble. Ils ont eu le malheur de perdre leur mère étant bien jeunes, et d’avoir une belle-mère qui les battait horriblement. — Elle les faisait jeûner. — Nous leur donnions du pain qu’ils dévoraient. — C’était pitié à voir. — Un jour mon frère me dit : Allons voir les petits Coignet et leur porter du pain. Mais quel fut notre étonnement ! les deux plus vieux étaient partis, sans qu’on sût où les trouver. Le lendemain, point de nouvelles. Le surlendemain, je demande au plus jeune et à sa sœur où étaient leurs aînés. Ils sont partis, me dirent-ils. — Et où ? — Dame, je n’en sais rien. — Mon père vint de son côté demander au père Coignet ce qu’étaient devenus ses garçons. Le père Coignet répondit : je crois qu’ils sont allés voir des parents qui demeurent du côté de la Montagne-aux-Allouettes : ce sont de petits coureurs, je les rosserai à leur retour. — Il n’eut pas cette peine, car on ne les revit pas. — Mais ce n’est pas tout. — Restaient encore le petit Alexandre et la petite Marianne qui embarrassaient leur vilaine belle-mère. Eh bien ! ils ne sont plus à la maison. On ne sait pas ce qu’elle en a fait. Leur père ne les a pas cherchés du tout. Tout le monde crie contre lui et sa femme.
À ce récit, des larmes s’échappaient de mes yeux. Mais vous pleurez, dirent mes camarades ! — je leur répondis que de pareilles choses faisaient mal à entendre. Ils s’en allèrent, et vraiment, il était temps. Je n’y pouvais plus tenir : j’étais au bout de mes forces.
Du reste ce qu’ils m’avaient dit était malheureusement trop vrai, quant à moi et à mon frère ainé, ils n’avaient rien à m’apprendre, quant aux deux autres, voici ce qui était arrivé.
Profitant d’un jour où mon père était en campagne, ma belle-mère les emmena vers le soir dans les bois de Druyes. Elles les enfonça le plus avant qu’elle put et les quitta en leur disant qu’elle allait revenir. Point du tout. Elle les abandonna à la merci de Dieu. Jugez quelle douleur ! ces pauvres petits, au milieu des grands bois, sans pain, dans l’obscuriié la plus complète, ne pouvant retrouver leur chemin. Ils restèrent trois jours dans cette déplorable position, ne vivant que de fruits sauvages, et pleurant et appelant à leur secours. Enfin Dieu leur envoya un libérateur : c’était le père Thibault, meunier de Beauvoir.
Mais j’anticipe sur les événements de ma vie. Car les détails que je viens de donner, je ne les sus qu’en 1804. Revenons donc au récit de mes petits camarades et à effet qu’il produisit sur moi.
Je rentrai dans ma grange pour pleurer tout à mon aise. Je ne savais que faire : par instants, je voulais aller chez mon père, l’accabler de reproches, et tomber sur ma belle-mère, cause de notre malheur. Je me décidai à ne pas faire de scandale, je repris ma bêche et je retournai dans le jardin.
Tout à coup je vois paraître ma belle-mère elle-même tenant un marmot par la main. Elle s’approche de moi. Je ne pouvais contenir ma colère, j’étais prêt à faire un malheur. Je quittai encore une fois mon ouvrage, et je partis comme un trait du côté de l’écurie.
Depuis ce temps, je pris le jardin en horreur. Quand j’y allais, je rencontrais toujours ou mon père ou sa femme. Que de fois j’ai été tenté de me précipiter sur elle et d’asséner un coup de bêche sur sa tête et sur celle de son enfant ! mais Dieu retenait ma main et me sauvait.
Ici la scène change de face, et mon enfance, jusqu’alors si triste, devient tout à coup plus heureuse.
Voici comment :
Deux marchands de chevaux se présentent un jour à l’auberge de M. Romain, gros aubergiste de Druyes, et demandent à coucher. Mais le maître et la maitresse se battaient à coups de fourche. Ces messieurs désenchantés se rejettent chez ma sœur. Quelle joie pour moi de voir arriver les deux voyageurs, avec leurs beaux chevaux ! Quelle aubaine ! — Mon petit, me dirent-ils, mettez nos chevaux à l’écurie et donnez-leur du son. — Ils entrèrent à la maison, et se firent servir un bon souper. Le soir, ils vinrent visiter leurs bidets qui étaient bien pansés et dans la paille jusqu’au ventre. Ils parurent contents.
Le plus petit des voyageurs me dit : mon jeune garçon, il faudrait que nos chevaux fussent prêts demain matin, à trois heures. Nous allons à la foire des Brandons, à Entrains, et, comme nous connaissons mal la route, nous voudrions que vous vinssiez nous conduire. — Je répondis que je le ferais volontiers, s’ils obtenaient la permission de mes maîtres.
Le lendemain je vais les réveiller. J’apercois sur leur table de nuit deux pistolets et une montre. Ils la firent sonner ; — deux heures et demie ! C’est bien, mon petit ; donne l’avoine et nous partirons. — Aussitôt je retourne à l’écurie préparer les deux bidets. Ces messieurs arrivent, disent quelques mots à ma sœur qui s’était levée, et nous quittons la maison.
Après être sortis du village, en montant une côte, les voyageurs mettent pied à terre, et, me plaçant entre eux, me questionnent sur ma position, sur mes gages ; ils finissent par me dire que, comme je paraissais intelligent et que je soignais bien les chevaux, ils m’emmèneraient volontiers avec eux, quand ils repasseraient à Druyes.
J’y consens, répondis-je ; mais vous ne me connaissez pas, et l’on ne me connait point non plus dans l’auberge où je suis. Eh bien, vous allez me connaître ! Je suis le frère de l’aubergiste, le frère de la grande dame chez qui vous avez couché.
— Ça n’est pas possible.
— Je vous le jure.
— Comment donc cela se fait-il ?
— Je vais vous l’apprendre.
Oh ! alors ils me serrent de près, et, me prenant chacun par le bras, je vous assure qu’ils sont tout oreilles. Moi je leur raconte mon histoire, et comment j’étais devenu le domestique de ma sœur. En parlant je pleurais. Mais ils me consolent, promettant de me prendre à leur retour et de m’emmener avec eux.
Je les quitte ; je reviens à Druyes, et ne dis rien à personne de ce qu’ils m’avaient proposé ; la semaine se passe. Tous les jours j’allais dans le jardin, cherchant si je les verrais arriver ; — de l’endroit où j’étais on découvrait une demi-lieue environ. — Le huitième jour, j’aperçois sur le chemin blanc beaucoup de chevaux descendre vers le bourg. Le convoi s’approche. J’étais ravi. — Je cours à la maison mettre une chemise propre et ma plus jolie veste. J’avais à peine fini que les chevaux commencent à défiler. — De beaux chevaux gris pommelés ! superbes à voir ! — Je cause avec les gens qui les conduisaient : ma joie était extrême. — Enfin ces messieurs arrivent, et entrent dans la cour. — Ils avaient trois chevaux ! il y en avait donc un pour moi !
Je me présente à eux, offrant de les suivre aussitôt.
Sur ces entrefaites, ma sœur sort de la maison, et me voyant endimanché : Tiens ! me dit-elle, tu es habillé !
— Comme tu vois.
— Comment ! à qui parles-tu ?
— À toi.
— À moi !
— Eh ! oui à toi. Tu ne sais donc pas que ton domestique est ton frère : va, tu es une mauvaise sœur. Tu nous a laissés partir. — Tu as laissé perdre les deux autres. — Tu ne Les pas souvenue des bontés que ma mère à eues pour toi. — Te rappelles-tu qu’elle a donné 300 fr. pour te faire apprendre ton métier de lingère chez madame Morin ? Tu n’as pas de cœur. — Ma mère t’aimait autant que nous, et tu nous as abandonnés.
Là-dessus, ma sœur se met à pleurer, à crier. Ces messieurs s’approchent et lui disent : Madame, si cet enfant dit la vérité, vous avez bien des reproches à vous faire.
— Mais, messieurs, ce n’est pas moi qui les ai perdus, c’est mon père.
— Ah le malheureux, perdre ses quatre enfants !
Aux cris et aux lamentations de ma sœur, les voisins accourent. Tiens, disent-ils, c’est un enfant du père Coignet qui est retrouvé. — Mes petits camarades se jettent à mon cou. — Moi, je me mets aussi à pleurer. — Ne pleure pas, mon enfant, reprennent ces messieurs, nous l’emmènerons et nous ne t’abandonnerons pas, nous.
Mon père finit par entendre tout ce bruit et il vient.
— Le voilà ! le voilà, ce père Coignet qui a perdu ses quatre enfants, crie-t-on de toute part.
Et moi de lui dire : Père sans cœur, qu’avez-vous fait de vos quatre enfants. Allez donc chercher cette marâtre qui nous à tant battus. Qu’elle vienne aussi.
— C’est vrai ! c’est vrai, répondent les habitants. C’est un mauvais père : et sa femme est encore plus méchante que lui.
Les cris redoublent : tout le monde me serre et m’embrasse.
L’un de ces messieurs qui me tenait par le bras, s’écrie : Allons, il est temps que cela finisse. Monte sur ce cheval et partons. — On me dit adieu. Nous traversons le village entre deux haies d’hommes et de femmes. Et chacun chapeau bas ; les femmes faisant la révérence à ces beaux messieurs ! moi je tenais mon petit chapeau à la main, et je pleurais à chaudes larmes. J’entendais de toutes parts : adieu, mon enfant, bon voyage ! bon voyage ! — Mais les chevaux prennent le trot, nous gravissons la montagne et Druyes disparaît derrière nous.
Vers le soir, nous arrivons à Courson, à la grande auberge de M. Raveneau. Je visite les écuries, je fais préparer tout ce qu’il fallait pour les chevaux, et ces messieurs commandent le souper. Mon couvert était mis à côté du leur. Quelle surprise pour moi de voir une table servie comme pour des princes : la soupe, le bouilli, un canard aux navets, un poulet, une salade, du dessert, du vin cacheté. Allons, me dirent-ils, mangez aussi bien que vous travaillez. — Le roi n’était pas plus content que moi. — Après souper je me couchai dans un bon lit, moi qui depuis si longtemps n’avais jamais couché que dans la paille. Quel changement dans ma position !
Tous les jours qui suivirent, je fus traité de la même façon. Au bout d’une semaine, nous arrivâmes à Nangis, petite ville de la Brie, un peu avant l’époque de la foire.
Pendant le voyage, j’eus tout le temps de connaître mes deux maîtres. L’un se nommait M. Potier, et l’autre M. Huzé. Celui-ci était aimable, spirituel, et bel homme. M. Potier était petit et laid. Je me disais en moi-même : si je pouvais donc être chez M. Huzé ! Mais pas du tout, c’était chez M. Potier que mon heureux sort devait me placer.
Au lieu de me garder à Nangis, on m’envoya en avance à Coulommiers, pays que ces messieurs habitaient. Je pars sur un joli bidet, fier comme un pacha à trois queues. J’arrive dans une belle maison, au milieu d’une belle cour. Une dame paraît ; sans doute elle devine qui je suis, car elle me demande si mon maître ne vient pas avec moi ; je lui réponds qu’il ne viendra que le lendemain. — Allons, dit-elle, qu’on mette le cheval à l’écurie et vous, venez avec moi. — Aussitôt je fus assailli par quatre grosses filles qui se mettent à crier : ah ! le voilà ! le petit morvandiau ! — Combien ce nom me faisait de peine ! — Madame voyant ma confusion, les renvoya à leur ouvrage, et moi, débarrassé d’elles, je la suivis. Qu’elle était belle, madame Potier ! quelle surprise pour moi de voir une si belle femme et un si vilain mari. Heureusement ils étaient aussi bons l’un que l’autre. — Elle me traita, comme il m’avait traité jusqu’alors ; elle m’installa dans la maison, et m’encouragea à justifier les éloges que ces messieurs dans leurs lettres avaient déjà faits de moi.
M. Potier arriva le lendemain. Pendant huit jours, il m’emmena dans toutes ses propriétés, m’annonçant que j’aurais souvent à m’y promener pour surveiller les fermiers et les laboureurs.
Le neuvième jour, un orage épouvantable éclate sur le pays. Voilà les eaux qui se précipitent de toutes parts et inondent la maison. Les maîtres bloqués chez eux ne pouvaient sortir, les écuries étaient envahies. Il y avait surtout trois étables à porcs dans lesquelles les malheureux animaux restaient menacés d’une mort certaine. M. Potier me fit venir et me donnant une pince de moulin, il me dit : Tâchez de les délivrer. Je traverse la cour, barbotant dans l’eau comme un canard. Le courant était rapide, je croyais ne pouvoir atteindre le but. Pourtant, après de longs efforts, j’arrive à la première étable. Avec ma pince, je fais sauter la porte et voilà mes gaillards sortis et nageant comme des poissons. De même, pour les deux autres étables. Mais la petite porte de la cour n’était pas fermée et le courant entraînait les cochons de ce côté. M. Potier qui me regardait d’une fenêtre, me crie : Ils vont sortir ! je me précipite ; il était trop tard, un des cochons avait déjà dépassé la porte. Prenez votre cheval, dit mon maître, et tâchez de gagner les devants. — C’est ce que je fais, et je m’élance à la poursuite de mon déserteur. M. Potier me guidait de sa fenêtre et il ne cessait de répéter : Appuyez à droite, appuyez à gauche. — Ses paroles se perdirent dans le bruit des eaux. Je suivis une mauvaise direction et je plongeai dans un trou où l’on avait récemment amorti de la chaux. Quand mon cheval se fut dégagé de là, je ne voyais plus. Cependant je m’essuyai la figure, et je continuai tant bien que mal de poursuivre mon cochon qui filait dans les prés. Je finis par gagner les devants : je l’arrêtai et dès qu’il eût le nez tourné vers la maison, il revint plus vite et plus facilement que je n’eusse espéré.
J’arrivai dans la cour tout transi de froid, mes habits trempés d’eau, mais bien content d’avoir pu rendre un petit service à mes maîtres. — Ceux-ci m’accablèrent d’amitiés. — M. Potier me donna pour changer de ses propres vêtements. — J’étais habillé comme lui : j’étais fier : je ne ressemblais plus au pauvre petit morvandiau !
On me mit au courant de plusieurs ouvrages. Je veux que vous sachiez tout faire, disait M. Potier. — Le garde moulin me montra à manier le boisseau. Le laboureur, qui s’appelait le père Prou, m’apprit à tenir la charrue. On m’accoutama aussi à monter les chevaux et à les dresser.
Comme les autres domestiques étaient un peu jaloux des soins qu’on me prodiguait, madame leur raconta mon histoire, leur dit que mes parents avaient du bien et que je n’étais pas né pour servir les autres, mais que mon père était un méchant homme qui m’avait abandonné : alors, tous, garçons et filles furent pleins de bontés et de prévenances pour moi.
M. Potier avait sept enfants. J’étais chargé d’aller les chercher dans les pensions et de les ramener chez eux. C’était une fête pour eux et pour moi. J’étais de toutes leurs parties, à pied, en voiture, partout. Je réglais les petits différents qui survenaient entre les demoiselles et leurs frères.
Un jour, M. Potier m’emmena à la foire de Reims. Il s’agissait d’acheter des chevaux que lui avaient demandés les pairs de France de ce temps-là, (on était sous le Directoire). Nous eûmes le bouquet de la foire et nous revînmes à Coulommiers avec 98 chevaux magnifiques. C’est là que je fus à une rude épreuve : car il fallait dresser tous ces chevaux. Au bout de deux jours on les mit au manége ; ils se cabraient, ils faisaient des bonds épouvantables. Néanmoins, on finit par les réduire et les rendre bien dociles. — Je n’avais pas un moment de repos. Tantôt j’étais au manége, tantôt je menais les plus doux aux char-à-bancs ou au cabriolet. Nous les conduisions quelquefois dans les plaines, au milieu des terres labourées. Ils étaient bien sots sur ce sol mouvant. Je les tenais très-sévèrement. Si je flattais les dociles, je corrigeais les mutins. Je les fatiguais de telle sorte, qu’une fois rentrés à l’écurie, ils dormaient comme un pauvre qui a sa besace pleine de pain. — Ainsi, pendant deux mois, sans aucune relâche ! j’étais exténué, j’avais la poitrine brisée, je crachais le sang.
M. Potier écrivit à ces gros matadors de pairs que leurs chevaux étaient prêts. — Au lieu de répondre, ils arrivent avec de belles calèches et des domestiques tout galonnés. M. Potier les reçut chapeau bas, et les conduisit au salon, où des rafraîchissements étaient servis. Madame parut un instant. Comme elle avait un port majestueux ! — Tous ces gros ventres se levèrent pour la saluer. — Ils échangèrent quelques mots. — Elle leur demanda s’ils lui feraient l’honneur d’accepter son diner. — Ils acceptèrent et elle se retira.
M. Potier me fit appeler et me commanda de dire aux palfreniers de préparer les chevaux, pour que ces messieurs pussent les voir. — Quand ils furent prêts, on les fit sortir un à un de l’écurie. — Je les montai jusqu’au douzième, devant les pairs de France. — Sont-ils tous comme ceux-là, dit un d’eux ?
— Je vous l’assure, répondit mon maître.
— Alors cela suffit. Ce sont de superbes chevaux et vous avez-là un petit jeune homme qui monte parfaitement bien.
M. Potier était ravi. — Il me dit que je servirais à table, qu’il fallait faire ma toilette. — Je m’habillai de mon mieux. — On me poudra. — J’étais superbe. Mme Potier fit aussi une toilette magnifique. Comme elle était belle !
Toutes les autorités du pays assistaient au dîner. Les laquais de ces messieurs servaient avec nous : ils se tenaient chacun derrière son maître. Quant aux mets rien de plus somptueux. Tout le monde fit compliment à la maîtresse de maison.
Le lendemain, on essaya les chevaux à la voiture, ce qui ne souffrit aucune difliculté. À la fin, M. Potier offrit à ces messieurs de leur montrer un cheval superbe qu’il avait encore, — C’est une folie que j’ai faite, disait-il. Jean, amenez-le.
Il était tout prêt. Je le présente. — Mais pour monter dessus il fallait qu’on m’aidât, car il était trop haut. — Lorsque je fus sur ce fier animal, je le fis marcher au pas, au trot, de façon à le faire apprécier.
— C’est bien, dit un des acheteurs à M. Potier, il a trouvé sa place ; il conviendra au président de l’assemblée ; mettez-le en tête de vos comptes ; tous vos chevaux sont vendus.
Quelque temps après, M. Potier reçut l’ordre de partir pour Paris, et d’amener ses chevaux à l’École militaire, où devait avoir lieu la réception définitive. J’accompagnai M. Potier. Vers les deux heures, les gros ventres arrivèrent, et avec eux le président. — Voilà de beaux chevaux, dit-il à ceux qui l’accompagnaient, vous pourrez réformer vos équipages. — Bientôt les dernières conventions furent arrêtées. MM. Potier et Huzé livrèrent leurs chevaux. Ils achetèrent en même temps ceux que ces messieurs venaient de réformer, et ils firent un brillant marché.
La loyauté de mon maître dans cette affaire lui attira de vives sympathies. On parla de lui au ministre de la guerre qui lui commanda deux cents chevaux pour le train d’artillerie. Nous les conduisîmes comme les précédents à l’École militaire, où ils furent reçus par des officiers, et des inspecteurs. À ce propos, M. Potier me fit cadeau d’une montre et d’une somme d’argent assez considérable.
J’eus plusieurs autres occasions de voyager avec lui. Je le suivis aux foires de la Normandie, de l’Alsace et même à celle de Beaucaire. Puis je retournai à Paris pour assister à de nouvelles livraisons de chevaux. Là, je fis connaissance avec plusieurs officiers de hussards et de chasseurs, dont M. Potier remontait les régiments. Un jour, après une livraison, le général qui l’avait reçu me fit compliment sur le soin que j’avais donné aux chevaux et me remit trente francs à titre de récompense. En le quittant, je dis à mon maître : si jamais je suis soldat, je ferai mon possible pour entrer dans les hussards.
— Ils sont trop beaux, répondit-il ; ne songez pas à cela. Nous verrons d’ailleurs quand il en sera temps. Le métier de soldat n’est pas tout rose.
— Je le crois ; aussi je ne suis pas parti et puis je ne vous quilterai pas à moins d’y être forcé.
— C’est bien, répliqua-t-il, je suis content de votre réponse.
Quand nous étions revenus de toutes nos courses, je reprenais mes travaux ordinaires et je m’y perfectionnais. À 16 ans, je portais un sac de blé comme un homme. Je ne me rebutais à rien. Je me faisais toujours remarquer par ma vivacité. Cependant l’état de domestique commençait à être pour moi un pesant fardeau. Si j’apercevais un beau militaire avec un grand sabre et un grand plumet, ma petite tête travaillait. J’aurais voulu être comme lui. D’un autre côté, je me reprochais une pensée pareille. J’étais si heureux chez M. Potier !
Parfois, un triste souvenir d’enfance venait me troubler. Je pensais à mes frères et à mes sœurs, et surtout aux deux petits qui avaient été perdus. En songeant à eux, je n’étais pas maître d’arrêter mes larmes. Qu’étaient-ils devenus ? — J’eus plusieurs fois l’intention de demander à mes maîtres la permission d’aller à Druyes pour m’en informer. Mais j’avais peur de perdre ma place. Il fallut donc patienter et attendre tout du temps ou du hasard.
Un jour on m’invita à passer à la mairie : j’y allai. — On me demanda mon nom, mon âge, mon pays, ma profession : je les indiquai. — On me congédia ensuite. — Cela me mit martel en tête, — Que diable me veulent-ils ? pensai-je en moi-même. — Je racontai l’affaire à mes maîtres ; ils me dirent que c’était pour la conscription.
— Alors je vais être soldat ! m’écriai-je.
— Bientôt, peut-être ! mais si vous voulez nous vous achèterons un homme.
— Oh ! je vous remercie, nous verrons plus tard.
On ne peut se figurer quelle impression me fit cette nouvelle. — Ma tête était en feu, — Je me voyais sur le point de quitter cette maison où j’avais passé de si bons jours et trouvé des maîtres si excellents. — Mais je m’y résignai sans peine. — Je me sentais une véritable vocation pour l’état militaire. — J’aurais voulu déjà être parti. — Que de peines cependant m’attendaient dans cette carrière si enviée !
Ici finit mon enfance, ma jeunesse, la première partie de ma vie civile. Bientôt ma vie militaire va commencer.