Aux Sources du Nil par le chemin de fer de l’Ouganda

Aux Sources du Nil par le chemin de fer de l’Ouganda
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 665-696).
AUX SOURCES DU NIL
PAR
LE CHEMIN DE FER DE L’OUGANDA

Selon Ampère, après le plaisir de voyager, le plus grand est de raconter ses voyages ; mais le plaisir de celui qui raconte est rarement partagé par celui qui écoute ou qui lit. J’espère pouvoir, sinon le charmer, tout au moins l’instruire en le conduisant au cœur du continent noir qui, hier, encore, était le continent mystérieux.

Quand Speke découvrit, en 1858, le lac Victoria, qui donne naissance au Nil, quand Stanley explora ses rives vingt ans après, l’un et l’autre eussent été bien étonnés si on leur avait prédit qu’au début du XXe siècle, le voyageur qui s’embarquerait à Marseille pourrait atteindre en trois semaines les bords de la grande mer intérieure de l’Afrique. Depuis que le rail franchit la contrée immense qui s’étend entre Mombasa, sur l’océan Indien, et Kisoumou, sur le Nyanza, on peut gagner l’Afrique centrale en moins de jours qu’il ne fallait de mois à l’époque, dont nos contemporains se souviennent, des voyages en caravane le long de la vallée du Nil. Joseph Thomson, le premier Européen qui entreprit, en 1883-1884, de gagner le Nyanza en partant de la côte orientale d’Afrique, arriva au but en quatre mois, et, à cette époque si récente, ce record pouvait encore passer pour une remarquable prouesse. Depuis lors, de nombreux voyageurs sont partis de Mombasa vers l’intérieur du continent noir pour ne plus jamais revenir, succombant aux fatigues, aux fièvres, aux privations, lorsqu’ils n’étaient pas dévorés par les fauves ou massacrés par les indigènes. Aujourd’hui, le voyage se fait en chemin de fer, en deux jours et deux nuits, aussi facilement qu’en Europe.


I

Arrive à Marseille par le rapide de nuit, je m’y embarquai le 22 juillet 1911 à midi précis, par une température écrasante de 36° à l’ombre que je ne retrouvai pas même en Afrique. La côte orientale d’Afrique est desservie par plusieurs lignes de navigation, et la concurrence qu’elles se font se traduit par le luxe et le confort de leurs paquebots. De Marseille partent les bateaux de la ligne française des « Messageries Maritimes, » ceux de la ligne anglaise Union and Castle, dont le port d’attache e.st Southampton, ceux de la ligne allemande Deutsche Ost Afrika, dont Hambourg est le port d’attache. On peut aussi prendre à Gênes la ligne italienne ou à Trieste celle du Lloyd autrichien. La durée de la traversée de Marseille à Mombasa varie entre dix-sept et dix-neuf jours, et dépend de l’état de la mer dans l’océan Indien, où la mousson souffle d’avril à octobre.

Le 10 août, dix-neuvième jour de navigation, par une matinée brumeuse, nous sommes en vue de la côte orientale d’Afrique. A huit heures du matin, nous entrons dans la baie de Killindini-Mombasa. Il pleut, quoique le mois d’août passe pour être dans la saison sèche. Mais il paraît que cette année la saison des pluies se prolonge sous l’influence d’une mousson exceptionnellement forte.

Et nous voici dans cette baie chantée par Camoëns dans son immortelle épopée des Lusiades. Sur ses rives éblouissantes de verdure équatoriale se balancent les panaches des cocotiers, très vigoureux dans cet air humide et lourd, dans cette atmosphère de serre chaude qui me rappelle celle de Ceylan ou de Java.

Nous jetons l’ancre à 500 mètres de la terre, et le bateau est aussitôt entouré de chaloupes dont les rameurs sont de vigoureux noirs aux membres bien musclés. C’est par une pluie battante que je débarque devant les bâtimens de la douane de l’Afrique orientale anglaise, à 4 600 milles de Marseille. C’est un Hindou qui procède à la visite de pure forme de mes bagages. Sur ma déclaration que je n’ai ni armes, ni munitions, pas même un revolver, il me dispense d’ouvrir mes malles. Ainsi, dès le seuil de l’Afrique, l’invasion du continent noir par les Asiatiques se révèle dans la personne du préposé de la douane. C’est le premier fait qui me frappe en débarquant, et je pourrai le constater à chaque pas sur cette terre que je croyais être le domaine de la race noire.

Ce sont des noirs pourtant qui, après la fin de l’averse tropicale, s’emparent de mes colis et les transportent vers les trolleys qui stationnent à quelque distance du débarcadère. On désigne sous ce nom une petite voiture de tramway avec deux places seulement, couverte d’un auvent, et poussée par des nègres qui vont tout le temps au pas de course, et qui, dans les descentes, laissent le véhicule courir tout seul sur les rails. Le trolley est, avec le djin-riki cha ou voiturette japonaise, le mode de locomotion dont se servent les Européens et aussi les Hindous qui marquent ainsi leur supériorité sur la race abjecte des noirs.

C’est dans ce curieux équipage que je gagne Mombasa, situé à 3 kilomètres de Killindini. La route, très large, taillée dans une terre jaune, court au milieu d’une végétation devant laquelle, nouveau débarqué, je m’extasie dans une muette admiration. C’est comme un jardin paradisiaque où croissent des manguiers au feuillage incomparable, des mohurs dorés tout resplendissans de fleurs rouges, des palmiers dont la grâce et la légèreté contrastent avec la lourdeur des baobabs. Des vols d’oiseaux au merveilleux plumage sillonnent l’air sous les épais rideaux de verdure, et le cri de l’hirondelle est le seul qui soit familier à l’Européen parmi ces oiseaux inconnus. Ils volent sous les ombrages humides d’arbres géans chargés de lianes et de plantes grimpantes, et se reposent sur les guirlandes fleuries qui se balancent d’un palmier à l’autre. Dans cette orgie de verdure et de fleurs se mêlent toutes les plantes que font éclore le soleil et les pluies de l’Equateur. D’adorables sentiers se détachent de la route, qui mènent à des huttes d’indigènes cachées dans la verdure.

Mais voici que nous sortons de cette forêt enchantée pour déboucher sur une grande plaine ensoleillée, où l’on ne voit plus que de loin en loin un immense baobab. C’est que la nature du sol a changé subitement. Près de la mer, c’était la terre végétale ; maintenant nous sommes sur les rochers de corail. La zone forestière est le domaine malsain des fièvres et des moustiques ; la zone rocheuse est, à cause de la sécheresse du sol, plus salubre et plus habitable : c’est là que s’est développée la ville de Mombasa.

L’hôtel où s’arrêtent mes noirs vaut ceux que j’ai rencontrés au fond de la Chine et de la Mandchourie. Mais nous sommes en Afrique. C’est le type de l’hôtel des tropiques, où tout est conçu en vue de l’air et de l’espace. Des rideaux en guise de porte. Dans une large véranda bien aérée sont alignées ces chaises longues connues sous le nom de chaises coloniales, qui invitent à la sieste pendant les heures chaudes de l’après-midi. Quant aux chambres, elles ont pour tous meubles un lit de fer, une cuvette sur une mauvaise table, et un unique clou au mur pour les vêtemens. Sur les murs et le plancher courent des araignées, des cancrelats et autres insectes, et ce qui achève de me prouver que je suis en Afrique, c’est que ma fenêtre, que protègent des volets verts, s’ouvre sur une cour où croit un énorme baobab sous l’ombre duquel gambade un singe.

Me voici donc sur la terre d’Afrique, ou, pour parler plus exactement, dans une île d’Afrique, car Mombasa, de même que Zanzibar, est bâtie sur une île corallienne qu’un détroit sépare du continent. Et pourtant, je suis si dérouté par tout ce que je vois, que je m’imagine être dans l’Inde. Tantôt, en débarquant sous les palmes des cocotiers, je me rappelais Ceylan. Et maintenant, je crois être dans un hôtel de l’Inde. Où sont donc les noirs ? Cuisiniers, stewarts, gens de service, tout le personnel est hindou, et le carry de l’Inde est à table le plat dominant. Que j’aille au télégraphe ou à la banque ou à la poste, c’est toujours à des employés hindous que j’ai affaire. La police même est recrutée parmi les Sikhs du Punjab. Il n’est pas jusqu’à la monnaie qui ne soit celle de l’Inde. Le premier soin du voyageur qui débarque ici est de se procurer des roupies, seule monnaie qui ait cours dans toute l’Afrique orientale.

Mombasa (dont l’histoire est une longue succession de luttes sanglantes entre les Portugais et les Arabes) est aujourd’hui la tête de ligne du chemin de fer de l’Ouganda, un des plus magnifiques triomphes de la civilisation sur la barbarie africaine. Commencés en 1896, les travaux furent poussés avec une telle activité, que la voie fut terminée en moins de six ans. Dès 1902, fut organisé un service régulier de trains de voyageurs. Pour se procurer la main-d’œuvre, on fit venir des Hindous. On ne saura jamais combien de ces malheureux succombèrent sous les ardeurs du soleil et sous la dent des lions. Des milliers de vies humaines furent sacrifiées à la construction de cette voie ferrée.

Trois ou quatre fois par semaine un train part de Mombasa à midi pour arriver au lac Victoria le surlendemain matin, franchissant en quarante-deux heures un trajet de neuf cents kilomètres. Si le rapide de Paris à Marseille franchit en douze heures le même nombre de kilomètres, ce n’en est pas moins un immense progrès sur le temps où Thomson pouvait se vanter d’avoir fait le voyage en quatre mois. Comment d’ailleurs égaler la vitesse de nos trains rapides sur une voie d’un mètre d’écartement où l’inégalité du terrain et la dureté des ressorts causent de telles secousses et des soubresauts si inattendus, que c’est une plaisanterie courante de dire que le maté- riel du chemin de fer de l’Ouganda roule sur des roues à peu près circulaires. » Les traverses métalliques, commandées à la métallurgie belge, ne contribuent guère à adoucir le roulement, mais il a bien fallu y recourir le jour où l’on a constaté que les termites de l’Afrique équatoriale s’attaquaient aux traverses en bois.

La gare d’où partent les trains de l’Ouganda rappellerait une gare quelconque du Royaume-Uni, si elle n’en différait par le personnel du chemin de fer. Ici encore, je retrouve l’Hindou ; depuis le chef de gare jusqu’au dernier des employés, depuis le machiniste jusqu’aux contrôleurs du train, tous Hindous.

Midi précis. Les voyageurs pour le lac Victoria, en voiture ! Le troisième coup de cloche retentit, le train s’ébranle. Et me voilà parti pour le lointain et mystérieux Ouganda des Speke et des Stanley. Je suis tout seul dans mon compartiment. Les voitures sont du type adopté dans l’Inde. Elles sont divisées en deux compartimens s’ouvrant sur la voie et ayant chacun leur lavatory, muni d’une ample provision d’eau contre la poussière de la route. La toiture se rabat jusqu’à mi-hauteur des fenêtres au moyen d’auvens verticaux qui protègent tout à la fois contre le soleil, la pluie et les cendres. Les voitures sont plus étroites que les nôtres, à cause du moindre écartement de la voie. Les banquettes sont disposées en longueur, comme dans nos tramways, comme dans les voitures des chemins de fer japonais. Le voyageur tourne ainsi le dos au paysage, et il doit se tordre le cou pour le contempler, ce qui à la longue devient fatigant. Chaque compartiment de première classe peut admettre six voyageurs pendant le jour, quatre pendant la nuit. Pour la nuit, les deux banquettes servent de couchettes, et les parois se rabattent aux mêmes fins au-dessus des banquettes. Il n’y a pas encore sur le chemin de fer de l’Ouganda des wagons-lits comme sur les chemins de fer du Sud-Afrique, et le voyageur qui ignore qu’il doit être muni d’objets de literie est réduit, et c’est mon cas, à dormir tout habillé sur un colis en guise d’oreiller. Quant au service, il n’est (pas fait par des blancs, et l’on s’en aperçoit aux pittoresques empreintes des pieds nus des indigènes marquées sur la boue séchée qui souille le plancher du compartiment.

Et maintenant que nous avons inspecté ce qui sera pendant deux jours et deux nuits notre maison roulante, voyons le paysage qui défile sous nos yeux. Nous traversons d’abord l’ile de Mombasa, avec ses manguiers et ses bananiers, et ses populeux villages indigènes, et bientôt nous sommes sur le magnifique pont qui unit l’ile au continent noir. Je suis ravi par l’admirable horizon de mer et de montagnes qu’on embrasse du haut de ce pont, et qui me rappelle certains paysages maritimes que j’ai contemplés dans la mer intérieure du Japon. Le détroit franchi, c’est l’Afrique équatoriale dans toute sa splendeur. C’est la forêt, et quelle forêt ! Des manguiers, des cocotiers, des palmiers borassus, des mimosas, des frangipaniers, des baobabs, à l’ombre desquels brillent l’hibiscus, et mille autres fleurs éclatantes. Dans l’orgie de cette exubérante végétation tropicale, il n’est pas rare de voir des arbres croître l’un dans l’autre, de voir s’épanouir un palmier magnifique dans le cœur d’un manguier. La première fois que j’ai vu ce phénomène végétal, je n’en croyais pas mes yeux : c’était dans les terres chaudes du Mexique : mais ici le fait est si fréquent, qu’on ne s’en étonne plus. Ce qui intéresse davantage, c’est de voir cette merveilleuse forêt habitée par des êtres humains qui y vivent de la vie de nos premiers parens dans le paradis terrestre. Sous les hautes futaies, à l’ombre des feuilles immenses des bananiers, apparaissent çà et là des cases en paille où s’abritent de paisibles et heureuses familles noires qui n’ont plus à redouter les razzias d’esclaves.

Mais l’idylle de la région côtière s’évanouit comme par enchantement quand la voie commence son ascension vers le plateau africain. Aux environs de la station de Mazeras, pendant qu’une pluie tropicale s’abat contre les vitres du wagon, un changement à vue se produit : à la zone forestière a succédé la zone des cultures, les rizières, les champs de maïs et de sorgho, et les plantations de caoutchouc. Les arbres à caoutchouc, de l’espèce peira, sont disposés en lignes régulières, comme des caféiers : on les saigne tous les trois ans. Sous les tiges de mais les indigènes cultivent la patate douce. C’est ici que se montrent les premiers euphorbes arborescens qui croissent souvent au cœur d’un autre arbre, et qui atteignent des dimensions monstrueuses, affectant la forme de gigantesques chandeliers : ils distillent un suc laiteux, acre et caustique, qui est un poison très redouté des indigènes, car une goutte suffit à causer la perte de l’œil.

On entre ensuite dans la brousse, une brousse clairsemée. Et c’est la mélancolie d’un paysage du département des Landes. Dans ces immenses plaines, depuis longtemps je cherche à l’horizon une montagne qui a fasciné mon œil sur la carte d’Afrique. Vers cinq heures du soir, je la découvre enfin dans un prodigieux éloignement, avec son double cône émergeant d’une mer de nuages, entre une zone de cumulus et une bande de cirrus. C’est la plus haute montagne de l’Afrique, c’est l’auguste Kilimandjaro. La cime neigeuse du volcan s’élève à plus de six mille mètres et dépasse de près de neuf cents mètres le pic Marguerite, point culminant du Ruwenzori dont le duc des Abruzzes fit l’ascension en 1906. Son superbe isolement lui donne une majesté incomparable. Elle est comme perdue dans l’espace, et elle plane si haut qu’elle semble ne plus appartenir à la terre. A mesure que le soleil descend à l’horizon, elle apparaît de plus en plus distincte et découpe ses lignes fines et nettes sur un ciel d’or rouge embrasé de lueurs d’incendie. A six heures du soir, la mer de nuages s’est presque dissipée, et la montagne, sur laquelle planent encore de légers cumulus roses et diaphanes, se déploie dans toute sa grandeur. Ses deux cônes volcaniques, que sépare un large col, rappellent étrangement les deux cônes classiques du vieux mont biblique de l’Ararat, sauf que la cime du cône le plus élevé affecte la forme tabulaire qui caractérise les montagnes de l’Afrique depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu’à l’Equateur. Au coucher du soleil, le Kilimandjaro, devenu d’améthyste, est d’une indicible magnificence. Par une singulière illusion d’optique, le géant semble tout proche, bien qu’il soit à près de deux cents kilomètres de distance. A peine se sont éteintes les dernières lueurs du couchant, que le ciel se fait obscur. C’est si soudain dans cette zone équatoriale, qu’il n’y a pas de soir marquant le passage du jour à l’ombre. Et rien comme cette brusque tombée de la nuit ne donne à l’Européen l’impression mélancolique de dépaysement.

Il fait nuit noire quand le train s’arrête à Voi, la station d’où part la route commerciale qui aboutit au district du Kilimandjaro, dans la colonie allemande de l’Est africain. En attendant qu’un chemin de fer unisse un jour Voi au pied du volcan, le voyage demande actuellement cinq journées de cahotement dans une charrette indigène tirée par des ânes. Le train s’arrête à Voi le temps nécessaire pour permettre aux voyageurs de faire un mauvais diner, au prix de deux roupies, dans un de ces dak-bungalows que la Compagnie a installés en guise de buffets, en attendant qu’elle inaugure un jour des wagons-restaurans. Ici encore, c’est l’encombrant Hindou qui exploite les voyageurs.

Je passe la nuit en wagon, étendu sur ma banquette, enroulé dans ma couverture de voyage sous laquelle j’ai vraiment froid, car les nuits sont glaciales sur les hauts plateaux africains.


II

A six heures du matin, nous sommes à douze cents mètres d’altitude, sur le plateau d’Athi, à Sultan Hamoud, dont le nom rappelle que hier encore les Arabes étaient les maîtres du pays. C’est là que, fatigué de ma solitude et éprouvant le besoin de causer, je vais retrouver dans son compartiment de deuxième classe le Père Fouasse, un Français de Normandie, avec qui j’ai dîné à Voi, et qui se rend à la mission des Pères Blancs, près de Nairobi.

Mon aimable compagnon de voyage, qui connaît la route pour l’avoir faite souvent, m’avertit que le moment est venu d’ouvrir les yeux, car nous entrons dans la région la plus intéressante de la ligne, la réserve de gibier. Je ne vois tout d’abord qu’un trait du paysage : ce sont les petites collines artificielles en forme de cônes, d’environ trois mètres de haut, d’une terre rougeâtre, qu’on aperçoit de tous côtés, généralement juxtaposées au nombre de trois. Ces édifices sont le résultat du patient travail des termites, improprement appelés fourmis blanches.

Tandis que j’observe ce curieux phénomène, mon attention est bientôt détournée par un autre objet : il me semble voir un arbre isolé qui ne porte ni branches ni feuilles ; et mon compagnon, s’amusant à mes dépens, m’explique que ce que je prends pour un arbre est une grande girafe solitaire qui regarde passer le train. Je crois qu’il se moque : comment admettre qu’une girafe puisse rester aussi-immobile que si elle était pétrifiée ! Comme le train décrit lentement une longue courbe, nous voyons, pendant plusieurs minutes, cette forme se détacher sur l’horizon, et je ne reviens de ma méprise que lorsque, au moment de perdre de vue ce que j’ai pris pour un arbre, je le vois qui se met en mouvement et arpente la prairie à longues enjambées.

A peine revenu de mon étonnement, je vois courir, si près de nous que, cette fois, je puis parfaitement les observer, une barde de cinq girafes parmi lesquelles une toute petite : elles s’enfuient à l’approche du train, d’une course gauche et avec un balancement grotesque du cou. Je m’étais imaginé la girafe rapide et gracieuse lorsqu’elle erre en liberté, et voilà encore une de mes illusions qui s’envole. Elle est si lente dans sa fuite, elle a tant de peine à mouvoir ses longues jambes et son long cou, qu’elle doit difficilement échapper à la poursuite du lion qui en fait une de ses proies de choix. Et je me suis laissé dire qu’on les capture très facilement à cause de la peur qui paralyse leur course : souvent même elles tombent mortes d’émotion. Ne se nourrissant que des feuilles des arbres qu’elles atteignent grâce à la longueur de leur cou, elles ne se plaisent que dans les contrées boisées.

Et en effet, le pays où nous sommes rappelle à mon compagnon normand une plantation de pommiers de Normandie. Mais comme presque tous les arbres d’Afrique, ces prétendus pommiers sont des arbres à épines, et ces épines, longues comme le doigt, sont acérées comme des aiguilles. Bien que nous soyons dans la saison des pluies, l’herbe est jaune, brûlée par le soleil équatorial. Que doit donc être cette herbe dans la saison sèche ! Et pourtant, c’est la nourriture des innombrables hôtes de ces plaines immenses.

Car la région giboyeuse ne commence vraiment que là où les arbres disparaissent tout à fait, là où l’herbe constitue l’unique végétation. Au moment où nous abordons cette région, le Père Fouasse, de ses yeux de lynx, voit du gibier là où je n’aperçois rien encore.

Mais nous approchons, et voici le merveilleux spectacle que nous contemplons du wagon : des liardes d’antilopes et de gazelles, des cerfs et des élans bondissent à travers les hautes herbes ; puis ce sont des troupeaux de zèbres, parfois au nombre de plusieurs centaines, chevauchant si près de nous, que les raies de leur pelage sont visibles à l’œil nu ; puis des autruches, les unes blanches, les autres. noires, qui détalent, moitié courant moitié volant, puis des gnous ou wildebeests, ces étranges animaux noirs, grands comme des chevaux, hauts d’épaules et bossus, à l’allure gauche et lourde, tenant à la fois de l’élan et du bison.

Et ce n’est pas seulement le long de la voie que le gibier foisonne : aussi loin que l’œil peut porter sur ces plaines à perle de vue qui s’étendent jusqu’au Kilimandjaro, dans toutes les directions, nous voyons grouiller toutes les variétés d’antilopes, depuis la gracieuse gazelle de Thomson, jusqu’au rouge kongoni, h l’élan de haute taille, et au cerf qui rappelle le wapiti d’Amérique ; puis encore des troupeaux de zèbres à la course rapide, et des autruches qui se balancent en courant, et des bandes de singes qui gambadent, et de loin en loin une hyène ou un chacal qui rôde solitaire, puis encore des antilopes et encore des autruches, et encore des zèbres, mais plus de girafes, car, pas plus que l’éléphant, elles ne sauraient vivre dans des prairies dépourvues d’arbres.

Tout en étant le paradis des animaux, ces plaines, à cause de l’absence complète d’arbres, sont d’une souveraine monotonie. C’est, sous l’équateur, la nudité de l’Islande. Mais c’est comme un jardin zoologique sans limites, qui, pendant des heures et des heures, se déploie tout le long de la voie. Et le spectacle est tellement fantastique, qu’on songe involontairement aux beaux jours de l’âge d’or. On n’a qu’à jeter les yeux vers n’importe quel point du paysage pour apercevoir des animaux errant en troupes dans l’attitude qu’ils devaient avoir aux temps primitifs du monde. Ils ne s’effarent nullement au passage du train, car ils semblent parfaitement savoir qu’il est défendu aux voyageurs de leur tirer des coups de fusil, et que de chaque côté de la voie le terrain constitue sur une certaine étendue une réserve de gibier interdite aux chasseurs. Et comme cette étendue est plus mince au Nord qu’au Sud, c’est à gauche de la voie que le gibier foisonne le plus, comme s’il savait qu’il s’y trouve plus éloigné du chasseur. Sous des peines très sévères. cette réserve ne peut être violée par personne. Toutefois, lors de son très retentissant voyage cynégétique en Afrique, M. Roosevelt se vit gracieusement offrir, à titre exceptionnel, la faculté de chasser dans la réserve ; il eut le bon goût de ne pas vouloir enfreindre la règle commune.

Mais voici que les réserves de gibier ont soulevé des protestations qui ont eu leur écho jusque dans l’enceinte du parlement anglais. Il paraît que les dégâts commis par les éléphans causent de grands dommages aux cultures. Mais, ce qui est plus grave, c’est que le gibier semblerait favoriser la multiplication de la mouche tsé-tsé, et par suite l’éclosion de la maladie du sommeil. On a observé en effet que la tsé-tsé abonde et que la maladie du sommeil sévit particulièrement dans le voisinage des réserves de gibier. Missionnaires, commerçans et fermiers réclament unanimement des mesures pour la destruction du gibier et se plaignent du maintien des réserves à proximité des districts à population dense. Le jour est donc peut-être proche où le chemin de fer de l’Ouganda cessera d’être le rendez-vous de toute la faune africaine. Qu’ils se hâtent donc, ceux qui veulent se rassasier les yeux d’un spectacle unique au monde !

Le rhinocéros au nez cornu, tout antédiluvien qu’il est, aime à rôder le long du chemin de fer de l’Ouganda, et comme il considère la voie ferrée comme son domaine, il ne se dérange nullement à l’approche de la locomotive. Chaque fois que le train ralentit et que vous entendez le machiniste siffler éperdument, soyez sûr qu’un de ces pachydermes se promène entre les rails le plus philosophiquement du monde. Il a d’ailleurs si mauvaise vue, qu’il n’a pas l’air de se douter de la présence du train. C’est dans ces parages que M. Winston Churchill, aujourd’hui premier lord de l’Amirauté, tua un rhinocéros en 1908. Rien n’est plus simple que cette chasse. On s’approche de l’animal aussi près que possible, en ayant soin d’éviter le côté du vent, car s’il a de mauvais yeux, le rhinocéros a le flair très développé. C’est à la tête ou au cœur qu’il faut l’atteindre, sinon il charge aveuglément et avec une irrésistible furie.

Parmi les émotions de ce voyage plein d’imprévu, il n’en est pas de plus saisissante que celle qu’on éprouve quand, au lieu du menu gibier d’antilopes ou de gazelles, on voit s’enfuir à travers la prairie, en faisant de larges bonds avec une grâce et une agilité toutes félines, une lionne au pelage sombre, entourée de ses lionceaux ; elle s’éloigne sans effarement, se retournant de temps en temps vers sa progéniture, et quand elle disparait enfin dans les hautes herbes, la vision rapide se grave dans les yeux en traits inoubliables. La coutume a disparu d’arrêter le train pour procurer aux voyageurs la fièvre d’une chasse au lion et le plaisir de rapporter triomphalement la bête abattue.

Les lions sont toujours la terreur des travailleurs du chemin de fer, qui se souviennent du drame connu dans toute l’Afrique orientale, de Mombasa à la frontière du Congo. Par une étrange coïncidence, le fait se passa à la station qui porte le nom de Simba, lequel signifie « lion » dans la langue de l’Afrique comme Singa dans la langue de l’Inde.

Un vieux lion qui avait pris goût à la chair humaine avait dévoré coup sûr coup plusieurs indigènes employés aux travaux de la voie. Et, comme il rôdait tous les jours autour de la gare, trois chasseurs de profession, un Allemand et deux Anglais, voulurent en finir avec cet hôte dangereux. La gare ne leur offrant pas d’installation suffisante, ils ne trouvèrent rien de mieux que de passer la nuit dans un wagon. L’un des Anglais devait veiller sur le plancher, pendant que les autres dormaient, l’Allemand sur la couchette supérieure, l’Anglais sur la banquette. Au milieu de la nuit, les deux dormeurs sont réveillés par le bruit d’une lutte sur le plancher. L’obscurité est profonde. Aucun d’eux n’a la présence d’esprit de frotter une allumette. Dans le désordre de la lutte, la porte se ferme. Dressés sur leurs couchettes, les deux hommes réveillés, muets de terreur, voient se dessiner sur la faible clarté du dehors les formes de leur visiteur nocturne au moment où il se précipite par la petite fenêtre s’ouvrant au haut de la porte, emportant le corps inanimé de leur compagnon. Quelques restes épars furent tout ce qu’on en retrouva le lendemain. Le malheureux veilleur s’était probablement endormi à son poste, et le lion affamé l’avait attaqué par surprise. Les vieux lions, qui ne savent plus poursuivre l’agile antilope, sont friands de chair humaine. Et ce qu’il y a de plus étonnant dans cette extraordinaire aventure, c’est qu’un vieux lion chargé de sa proie ait pu bondir par une aussi étroite fenêtre. Et pourtant l’histoire est authentique, et les deux témoins du drame vivent aujourd’hui paisiblement à Nairobi.

Je ne sais vraiment ce qu’il y a de plus intéressant à observer, ou des animaux dont foisonne le plateau d’Athi, ou des hommes, presque aussi sauvages que les animaux, qui, à chaque station, accourent en foule pour voir passer le train avec la curiosité enfantine des noirs. Ces étranges tribus africaines nous observent en silence ou parlent entre elles des idiomes bizarres. Leurs corps sont couverts de tatouages aux dessins artistiques et compliqués. La palme de la beauté esthétique revient aux Massaïs, dont l’allure martiale révèle un peuple aux instincts guerriers. Voici les Taïtas, portant leur arc et leur carquois de flèches empoisonnées. Leur denture est limée en pointes aussi aiguës que les dents d’une scie, coutume qui date probablement du temps où ils avaient des mœurs d’anthropophages. Voilà les Kikouyous, qui se percent le lobe de l’oreille et élargissent l’ouverture jusqu’à lui donner des dimensions telles qu’ils peuvent y introduire une jatte en porcelaine ou un cercle en os plus grand qu’un bracelet ; pour les jeunes dandys, c’est le comble de l’élégance d’y suspendre une ou deux douzaines de larges anneaux de perles. Parfois le lobe se casse à force de tension, et alors les deux morceaux rompus pendent lamentablement sur l’épaule. Les hommes portent tout un arsenal de lances et de casse-tête qui leur servent à se défendre contre les fauves. D’autres ne se séparent jamais de leur attirail d’ustensiles de ménage, l’escabeau sur lequel ils s’assoient pour faire leurs repas, la calebasse dans laquelle ils boivent l’eau du ruisseau, la demi-calebasse qui leur sert d’assiette. Chaque tribu se reconnaît à la façon spéciale de se vêtir et de se coiffer. Les uns se drapent fastueusement dans leurs cotonnades imprimées, d’autres n’ont pour tout vêtement qu’un morceau d’étoffe noué autour des reins, d’autres jettent sur leurs épaules une couverture qui ne couvre jamais ce que, d’après nos principes, elle devrait couvrir tout d’abord. Et il en est, comme les Kavirondos, qui, sans distinction de sexe, se promènent dans les gares sans autre vêtement que le collier de perles qui pend à leur cou et les anneaux qui enserrent leurs chevilles.

Le train fait un long arrêt à Nairobi, capitale de l’Afrique orientale anglaise. Là réside le gouverneur, qui a échangé récemment l’écrasant climat de Mombasa contre l’air vif et frais d’une attitude de 1 660 mètres. La gare surgit au milieu de plantations d’eucalyptus. Je m’amuse de voir des types de trappeurs vêtus du costume des pays neufs, chemise de flanelle, culotte bouffante, chapeau mexicain, jambes nues. Beaucoup de Boers : on les reconnaît tout de suite à leur saleté proverbiale, à leur barbe patriarcale et à leur pipe légendaire. J’accoste l’un d’eux et lui adresse la parole dans la langue de ses ancêtres : mais nous ne nous comprenons qu’à demi, car les Boers transforment le hollandais au point que « parler » se dit praten pour spreken.

Après un mauvais déjeuner dans une salle de la gare, je remonte en voiture, où je trouve trois Anglais qui, pendant mon absence, se sont installés commodément et ont encombré de leurs bagages le compartiment où j’étais seul depuis Mombasa. Je me console par la vue du paysage dont l’intérêt s’accentue.


III

Si merveilleuse que soit la contrée que parcourt la ligne entre Mombasa et Nairobi, celle qui s’étend entre Nairobi et le lac Victoria la surpasse encore par (l’imprévu du paysage. C’est dans cette partie du trajet que le chemin de fer franchit, précisément au point le plus remarquable, cette fameuse fente de la croûte terrestre que les géologues désignent sous le nom de Rift, une des plus gigantesques dépressions du globe, s’étendant sur une longueur de plus de 1 500 lieues, à travers les terres et les mers, depuis la Palestine jusqu’au lac Nyassa, semée d’une multitude de volcans actifs ou éteints et de lacs salés ou saumâtres, dans lesquels on a cru voir les vestiges d’un ancien bras de mer qui faisait de l’Afrique orientale actuelle une autre Madagascar.

Par une longue succession de courbes et de lacets, nous montons vers le premier Escarpment, qui se dresse à 600 mètres au-dessus du plateau d’Athi. La voie serpente au milieu des splendeurs de la forêt vierge, dont les arbres immenses sont étouffés sous un inextricable fouillis de lianes et de parasites. Je ne me lasse pas d’admirer les énormes feuilles des arbres les plus rapprochés. C’est la nature tropicale qui triomphe à 2 000 mètres d’altitude, c’est l’Afrique dans sa primitive beauté. Mon enthousiasme laisse parfaitement froids mes Anglais qui, au lieu de contempler les magnificences du paysage, sont plongés dans la lecture des journaux de Nairobi. Et pourtant, il faut aller jusqu’à Java pour voir une semblable voie ferrée. Les grands arbres se penchent d’une façon menaçante au-dessus de la voie, les plantes rampent dans les tranchées, le sol se cache sous l’orgie de fleurs et de feuilles qui envahissent les remblais. Sans le soin continuel avec lequel la voie est entretenue, elle disparaîtrait bientôt sous l’irrésistible poussée de la forêt, et elle serait enfouie en peu de temps sous une végétation telle qu’il faudrait organiser une expédition pour en reconnaître la place.

C’est dans les forêts que se trouve l’inépuisable réserve de combustible. C’est là qu’on fait du bois pour les locomotives du chemin de fer, à l’approvisionnement duquel sont employées des armées de noirs travaillant à la pièce. Si on les recrute facilement, il n’est pas aussi aisé de les conserver. Le noir se fatigue vite du travail, et l’appât du salaire ne le retient pas longtemps. Rares sont ceux qui consentent à travailler pendant plus d’un mois, quels que soient les avantages qui leur sont offerts. A peine commencent-ils à acquérir l’habileté du métier, qu’ils retournent dans leur village pour cultiver leur jardin, promettant vaguement qu’ils reviendront après la moisson ou à quelque autre date indéterminée. Et, dans l’intervalle, le chemin de fer doit être alimenté. Ces sauvages piochent au pied des arbres sans autre instrument que leur petite houe. Quand la charge est complète, ils la transportent sur la tête jusqu’à ces immenses empilemens de bois qui dans chaque station couvrent jusqu’à un hectare de superficie.

Tout est étrange dans les caprices de la nature sur cette terre d’Afrique, jusqu’à la brusquerie avec laquelle la forêt prend fin. Sans aucune transition, la prairie succède à la sylve ; il n’y a pas, comme on pourrait s’y attendre, une région intermédiaire d’arbres clairsemés. C’est donc soudainement que nous sortons de la forêt humide et fraîche, et que nous débouchons sur un plateau ensoleillé où renaît la chaleur de l’équateur au milieu d’une nature alpestre. A l’horizon surgissent des cimes de plus de 3 000 mètres, comme le mont Sousoua, qui domine une mer de verdure. Nous dépassons Escarpment Station, à 2 250 mètres d’altitude. Et soudain, au bout de ce plateau, l’œil plonge à pic dans une profonde vallée qui surpasse en grandeur et en imprévu tous les paysages de la Suisse. C’est un large bassin de verdure tropicale entouré de tous côtés de monts et de rochers, et comme ces rochers sont à pente excessivement rapide, c’est ; i une effrayante vitesse (que le train descend au fond de l’entonnoir. En quelques minutes, nous arrivons à Kijabe, ayant dévalé de 200 mètres sur un parcours de 10 kilomètres. Puis la descente continue jusqu’à Nakourou, qui n’est plus qu’à 1 800 mètres d’altitude, en sorte que sur un parcours de 100 kilomètres, on descend de 450 mètres.

Mais ce n’est là qu’un recul pour mieux sauter. Car à peine a-t-on atteint le fond de l’entonnoir, qu’on aborde une nouvelle ascension de 700 mètres sur un parcours de 60 kilomètres, pour gagner le sommet du mont Mau, à 2 530 mètres au-dessus du niveau de la mer. Et ainsi la locomotive franchit, sur un parcours de 100 kilomètres, la gorge énorme du Rift, qui s’ouvre entre le plateau de Kikouyou et l’escarpement de Mau. Le fond de cette gorge, dont l’élévation est variable, contient des soulèvemens et des dépressions, des montagnes et des lacs, et l’on ne se rend réellement compte de sa nature de vallée que lorsqu’on la voit d’en haut : alors les forêts paraissent des prairies et les lacs des flaques d’eau, tant on se méprend sur les proportions des choses.

Quand la voie atteint le bord du plateau de Kikouyou, le paysage est un des plus saisissans et aussi des plus prestigieux qui soient au monde. Qu’on s’imagine un plateau finissant brusquement par une muraille à pic, comme si la terre manquait sous les pieds. Cette muraille est l’escarpement de Kikouyou, qui court parallèlement à l’escarpement de Mau. Tandis que le train descend par d’interminables lacets le long du rocher, cette grandiose vallée du Rift se découvre, baignée de soleil, à une incommensurable profondeur, à travers les couches de l’atmosphère ; et il semble que c’est du haut d’un ballon qu’on distingue les bizarres collines volcaniques et les cratères brisés qui rompent l’uniformité de la vallée. Et le regard se perd bien loin, sur le gigantesque écran brumeux que forme la paroi de l’escarpement de Mau.

Parvenus enfin au fond du grand Rift, nous atteignons les bords du lac de Naivasha, la seule nappe d’eau douce parmi les nombreuses nappes d’eau salée qu’on rencontre dans cette vallée extraordinaire. Ce lac qui, vu du haut du plateau, semblait n’être qu’un débris de miroir, a quatre lieues de long. C’est un lac des Alpes transporté au cœur de l’Afrique, à 1 860 mètres d’altitude. Ou plutôt, tel que je l’ai vu par un ciel sombre et morose, à l’heure où le soleil lançait un rais d’or sur les monts lointains, c’était un lac de Finlande dont il avait toute la mélancolie. Au centre du lac surgit, étrange et imprévue, une île en forme de croissant, qui n’est autre qu’un cratère volcanique à demi submergé. Les eaux du Naivasha sont trop froides pour les crocodiles, mais elles attirent des légions d’hippopotames. Elles sont aussi le rendez-vous d’innombrables oiseaux sauvages. Ses rives sont giboyeuses, et nous y retrouvons les antilopes, les élans, les zèbres. Le climat de ce pays de chasse est un des plus beaux et des plus frais de l’Afrique. Les collines, les bois rappellent absolument nos paysages du Nord, et ainsi s’explique que les noirs n’y viennent guère.

Je grelotte encore rien que de penser à ma deuxième nuit en chemin de fer. J’eus beau m’enrouler dans une double couverture de laine, je me serais cru en Sibérie plutôt qu’en Afrique. C’est que nous étions au point culminant du territoire s’étendant de la côte orientale d’Afrique au lac Victoria. Et puis, la voiture de première classe venait immédiatement derrière la machine, en sorte que chaque coup de sifflet me réveillait quand je commençais à dormir.

Au point du jour, nous sommes du côté occidental du mont Mau, dans une large vallée où croissent des euphorbes géans. C’est le pays des belliqueux Nandis, où les Anglais eurent fort à faire pour soumettre les indigènes. Puis nous entrons dans le pays plat du Kavirondo où vit une nombreuse population de noirs adonnés à l’agriculture et à la vie pastorale. En moins d’une heure, la température a changé, comme par enchantement. À la fraîcheur des montagnes a succédé l’humide chaleur des tropiques. C’est que nous sommes déjà dans la sphère d’influence de la serre chaude qu’est le Victoria Nyanza, dont on peut, du haut des montagnes, voir miroiter l’immense nap) »e comme une mer lointaine.

Et le train nous dépose enfin au terminus du chemin de fer de l’Ouganda, à la station au joli nom indigène de Kisoumou, auquel sir Clément Hill a voulu substituer le nom européen de Port Florence, non pas, comme on pourrait le croire, en l’honneur de la ville qu’immortalisa Dante, mais par galanterie pour sa femme qu’il voulut immortaliser.


IV

Trois semaines après avoir touché au dernier port d’Europe, j’aborde à ce mystérieux lac Victoria dont la découverte me passionnait quand, tout petit, je lisais les livres des héros de l’épopée africaine. Et je vois s’accomplir un de ces rêves d’enfance qu’il m’a été donné de réaliser l’un après l’autre, le fleuve Bleu et la Grande Muraille ; l’Oxus et le lac Baïkal, Ceylan et Java, les Indes et le Japon.

Et pourtant, le dirai-je ? je n’éprouve pas l’émotion attendue. Peut-être ai-je trop tardé. Peut-être suis-je arrivé à ce tournant de la vie du voyageur où rien ne l’émeut plus parce qu’il a trop vu de spectacles qui émeuvent. Peut-être encore est-ce que le premier aspect du Nyanza, quand on l’aborde à Kisoumou, est plutôt une déception. Ce n’est point la nappe bleue d’un océan d’eau douce que l’on voit, c’est l’extrémité de ce long bras du Nyanza qui s’appelle le golfe de Kavirondo. Et comme ce golfe est la partie la moins profonde du lac, les eaux, au lieu de cette magnifique teinte des grandes masses liquides, ont une vilaine nuance terreuse et sale qui suffit à elle seule pour refroidir l’enthousiasme.

Kisoumou n’en est pas moins le port le plus important du lac Victoria. Malheureusement, le climat est déprimant, et, ce qui est pis, les eaux de la rade sont trop basses pour se renouveler, et les immondices, en s’y accumulant, ne contribuent pas peu à la fâcheuse réputation d’insalubrité d’un port qui, à raison de son altitude, semblerait devoir jouir d’un air pur. Le niveau actuel du lac Victoria se trouve, en effet, à l’altitude de 1133 mètres au-dessus du niveau de la mer, en sorte qu’on peut dire que Kisoumou possède le plus élevé de tous les arsenaux maritimes du monde. Un phénomène d’ailleurs semble devoir amener la décadence inévitable d’un port sur lequel on avait fondé de grandes espérances. On a observé que le niveau du lac diminue d’année en année, de sorte que le jour n’est pas éloigné où le port de Kisoumou ne pourra plus recevoir les navires d’un fort tonnage. Le seul moyen d’éviter cette fâcheuse éventualité serait d’exhausser les eaux du golfe de Kavirondo en construisant un barrage à l’endroit où le Nil sort du lac. Sinon, il faudra abandonner Kisoumou et prolonger le chemin de fer jusqu’à Port Victoria, sur la rive Nord du lac. où les eaux sont d’une plus grande profondeur. Après tous les travaux accomplis à Kisoumou, les Anglais ne se résoudront qu’à regret à cette extrémité.

Kisoumou possède, en effet, une magnifique cale sèche et deux quais que j’ai vus encombrés de rails, de traverses métalliques, de balles de coton. On y trouve des ateliers de réparation pour les bateaux amenés d’Angleterre pièce à pièce, une forge, une menuiserie, une fabrique de glace artificielle, une fabrique d’eau de soda à laquelle des conduites amènent l’eau pure prise au centre du lac. Tous ces ateliers ont des machines actionnées par la vapeur et sont établis près de la cale sèche. Et partout c’est l’intelligent et envahissant Hindou qui surveille la main-d’œuvre des noirs. Et une fois de plus, je constate cet obsédant phénomène, la prise de possession de l’Afrique par l’Inde.

Déjà Kisoumou possède une fabrique de coton où le précieux végétal est préparé à la vapeur. Et c’est un spectacle qui fait rêver de voir tomber le coton des machines en floconneuses cascades blanches comme la neige. Ce sont des noirs qui mettent les machines en action, et dont le salaire n’atteint pas le dixième du salaire de nos ouvriers. Lentement, mais sûrement, l’Afrique centrale entre dans l’ère du machinisme. Ainsi les noirs seront d’éternels esclaves, que la direction vienne des hommes ou des machines.

Au sortir de la fabrique, les balles de coton sont chargées sur les wagons du chemin de fer qui stationnent à quai. Et dès aujourd’hui, l’Ouganda est en train de devenir un des principaux centres de production du coton. Pourquoi n’en serait-il pas de même du Congo qui confine à l’Ouganda ? La production de l’Ouganda ne date que d’hier. Le mouvement commença en 1900. Pendant le premier trimestre de cette année, le port de Kisoumou expédia en ballots 34 tonnes de coton ; en 1910, pendant la même période, il expédia 270 tonnes ; en 1911, pendant la même période, 978 tonnes. Si cette progression continue, les Anglais auront drainé le commerce de l’Ouganda avant que les Allemands n’aient terminé le chemin de fer qu’ils construisent de Dar-es-Salam vers les grands lacs. Les Anglais, de leur côté, travaillent à prolonger vers le bassin du Nil le chemin de fer de l’Ouganda. J’ai vu, sur les quais de Kisoumou, d’immense accumulations de traverses métalliques destinées au chemin de Jinja, qui doit unir bientôt le lac Victoria au lac Albert. Et je n’ai pas été peu surpris d’apprendre que ces traverses de fabrication belge reviennent à meilleur marché que les traverses en bois.

Kisoumou, si l’on prend les mesures nécessaires pour relever le niveau du lac, avant dix ans sera le Liverpool de la grande mer intérieure de l’Afrique centrale. L’établissement est de fondation si récente, qu’on n’y trouve pas encore d’hôtel. L’usage est de loger à bord du steamer.

Visitons le village situé sur la colline qui domine la baie. Il y a en réalité trois villages, celui des noirs, celui des blancs et celui des Hindous. Les natifs de l’Inde sont accourus en masse sur les bords du lac Victoria, et l’on voit tout de suite que ce sont eux qui accaparent le commerce. Plus je pénètre au cœur de l’Afrique, plus je suis frappé de ce fait que les noirs sont évincés par les envahissans Hindous. Ce sont eux qui ont fait le chemin de fer, et, depuis lors, ils considèrent l’Afrique. comme leur appartenant : leur village a l’aspect d’un bazar de l’Inde, rue interminable bordée d’une multitude d’échoppes avec, chacune, à l’entrée, un perroquet en cage. Ils vivent dans d’horribles maisonnettes en tôle ondulée, ce qui est, à leurs yeux, le dernier mot de la civilisation.

Les blancs, une centaine environ, occupent la partie la plus élevée de la colline, où ils vivent dans de confortables cottages de style anglais, ombragés par des eucalyptus qu’on a plantés partout sur ce plateau complètement dépourvu d’arbres. Il parait qu’il y avait des arbres autrefois, mais, comme ils attiraient la mouche tsé-tsé, on a complètement déboisé le pays, et ce manque de verdure ôte tout attrait au paysage, qui a l’air aussi désolé qu’un paysage d’Islande.

Le sommet de la colline est occupé par la mission de Mill-Hill, dont le Père Brandsma m’a fait les honneurs. La chapelle est bien pauvre. Une lampe y brûle nuit et jour devant l’autel. Et de voir luire cette petite flamme au bord du lac Victoria découvert de notre temps, j’éprouvais une de ces émotions qu’on ressent plus vivement dans une humble chapelle de l’Afrique que dans nos somptueuses cathédrales : il me semblait, tandis que je méditais dans la solitude du sanctuaire qu’envahissait la nuit, voir grandir cette petite flamme, grandir au point d’illuminer tout le continent noir hier encore plongé dans les ténèbres du plus grossier fétichisme.

Les Pères de Mill-Hill, institués par le cardinal Vaughan, se recrutent non seulement en Angleterre, mais aussi en Belgique et en Hollande. On les trouve établis principalement dans l’Ouganda et le Congo. Le Père Brandsma est Hollandais. Son nom est connu dans toute l’Afrique orientale britannique. Il exerce depuis dix ans son rude ministère dans la région des Highlands traversée par le chemin de fer de l’Ouganda. Il est constamment en route à travers la brousse et la montagne, et ses uniques ressources sont les modestes dons volontaires qu’il reçoit dans ses tournées pastorales et qui se bornent à quelques roupies. Le dîner qu’il m’offrit m’a donné une idée de sa pauvreté : un mauvais poisson, des œufs, des bananes cuites, et comme boisson de l’eau de pluie et un affreux café. Pour prétendre que les missionnaires catholiques font bonne chère en Afrique, il faut n’avoir jamais partagé leurs repas de cénobite, qui contrastent étrangement avec la vie large et plantureuse que mènent les missionnaires anglais ; ceux-ci ont charge de femmes et enfans, et souvent mettent les préoccupations commerciales au-dessus du bonheur des noirs. Le seul missionnaire, dans le seul sens qu’il faille attacher à ce mot sublime, c’est le missionnaire catholique. Aussi est-il le seul qui soit attaqué. Mais, dans l’Ouganda, le gouvernement anglais et les missionnaires protestans eux-mêmes lui rendent justice.

Le quartier européen de Kisoumou, qu’on a eu soin de placer sur le point culminant de la colline, passe pour être moins insalubre que les bords du lac, surtout depuis qu’on a bordé les longues avenues de plantations d’eucalyptus dont on connaît l’efficacité contre le paludisme. C’est le long de ces avenues que se trouvent quelques bâtimens à prétentions architecturales, la poste et le télégraphe, la Town Magistrate’s Court, la Banque, la chapelle protestante, la mission de Mill-Hill, et les bâtimens de la prison qu’il m’a paru intéressant de visiter. J’ai vu les condamnés. Sans parler de la peine du fouet, je n’oublierai jamais l’horrible cachot, dépourvu de tout mobilier, où j’ai vu un pauvre noir enfermé derrière les barreaux de fer sans autre alternative que de se tenir debout ou accroupi sur le sol. Je croyais qu’un parricide pouvait seul mériter un tel sort. Or le directeur m’apprit que ce n’était pas un criminel dans le sens que nous donnons à ce mot : il avait, il est vrai, tué un autre noir d’un coup de sa lance ; mais, comme il s’était trouvé en état de légitime défense, il en était quitte pour quinze jours de cachot. Nos juges l’eussent justifié et acquitté ; mais on estime, en Afrique, que tout meurtre doit être puni pour l’exemple, afin d’inculquer aux noirs le respect de la vie humaine.

J’ai assisté au repas des prisonniers dans la cour. Ils mangeaient de la soupe aux haricots, des patates douces, du riz et du matanco, sorte de bouillie de maïs. Le matin, on leur donne du porridge. Et j’ai assisté aussi à la rentrée des forçats condamnés à la chaîne et au hard labour. Sous l’escorte d’hommes de la police noire armés d’un fusil et d’un sabre, ils rentrent de leur travail du jour avec des entraves de fer aux pieds, afin qu’ils ne puissent s’échapper dans la campagne. Ces forçats n’ont commis d’autre crime que de n’avoir pas payé l’impôt sur les huttes, ou quelque contravention de simple police. Mais il faut bien, n’est-ce pas ? trouver le moyen d’imposer aux noirs le travail forcé, si l’on veut se procurer gratuitement le bois qui doit alimenter les foyers des locomotives du chemin de fer et des bateaux du Nyanza et si l’on veut avoir des routes construites sans qu’il en coûte une seule roupie. Il est permis toutefois de penser que ce bienfait de la civilisation coûte cher à l’humanité.

Si Kisoumou est envahi par un grand nombre d’Hindous, les noir.sy forment encore le fond de la population. Tandis que les blancs vivent dans de confortables cottages et les Hindous dans des cabanes de tôle, les noirs, eux, habitent dans des huttes moitié chaume, moitié argile, disséminées sur plusieurs points. Ils transportent avec une extrême facilité et sous le plus futile prétexte leurs villages d’un endroit à un autre. Rien de plus pittoresque que de les voir se rendre en foule au marché matinal, circulant, hommes, femmes et enfans, dans la nudité parfaite du paradis terrestre. C’est que nous sommes dans ce pays des Kavirondos. Les gens de l’Ouganda, d’une civilisation plus avancée, désignent avec mépris cette partie de l’Afrique sous le nom de Bukedi, la « terre de la nudité. » Les Kavirondos ont sur ce point des idées différentes de celles des autres populations de l’Afrique. A leurs yeux, la nudité est seule morale, et rien ne saurait vaincre leur répugnance contre les vêtemens qu’ils considèrent comme une cause d’immoralité. Et c’est un fait bien connu que les Kavirondos sont, de tous les peuples de l’Afrique centrale, les plus sévères de mœurs, les plus stricts dans l’observation des lois de la pudeur. D’où l’on peut conclure que l’impudeur est un produit de notre prétendue civilisation. Aussi faut-il déplorer que, comme le constatait déjà le duc des Abruzzes lorsqu’il visita ces parages, ces mœurs aillent disparaissant rapidement devant cette trop envahissante civilisation, qui fera du monde entier un pays identique et uniformément monotone. Que ceux qui veulent voir le marché de Kisoumou dans son aspect pittoresque se hâtent ! Ce marché, qui se tient à ciel ouvert, offre encore les mêmes scènes qu’ont pu observer les premiers explorateurs de l’Afrique centrale. Les noirs forment des groupes curieux autour des vendeurs de bananes, de riz, de patates douces et de poissons du Nyanza, accroupis sur le sol auprès de leurs paniers et fumant de petites pipes. Le costume des hommes se réduit à des anneaux de métal aux bras et à la cheville, celui des jeunes filles à des colliers de perles et de verre ; seules les femmes mariées portent une étoffe autour des reins. Les chefs sont armés de leurs lances et de leurs boucliers et ont la coiffure ornée de magnifiques plumes d’autruche et de dents d’hippopotame. La démarche des hommes et des femmes, pleine d’harmonieuse aisance, est due à leur habitude de n’être pas serrés dans des vêtemens étroits. Avec quel gracieux dandinement, avec quelle élasticité féline les femmes se retournent, dès qu’elles se doutent qu’un noir ou un blanc marchant sur leurs pas les observe !

La campagne autour de Kisoumou n’a rien qui réponde à l’idée qu’on peut se faire de l’Afrique équatoriale. À cause du déboisement nécessité par la maladie du sommeil, le pays est aussi nu que ses habitans, et les Bagandas sont parfaitement justifiés de l’appeler « le pays de la nudité. » En fait de végétation arborescente, il n’y a guère que les euphorbes géans : arbres rigides et sans feuilles, armés d’épines empoisonnées. Un autre arbre, non moins singulier, est connu vulgairement sous le nom d’arbre à saucisses, parce qu’il porte des calebasses de cette forme bizarre. Ses branches servent de perchoirs à de grands oiseaux pêcheurs dont la taille atteint presque celle des aigles.

J’ai suivi, par un soleil d’enfer, une de ces belles routes rouges construites par les forçats, qui sillonnent toute l’Afrique orientale. Les Kavirondos que j’y rencontrais cheminant tout nus me saluaient tous d’un énergique « yambo ! » auquel je répondis de même. La plupart circulent armés d’une lance. Au bout d’une heure de marche, j’ai atteint un de ces villages que les indigènes transplantent périodiquement. C’étaient de grossières maisons en boue séchée, carrées, couvertes de chaume, divisées à l’intérieur en plusieurs petites pièces invraisemblablement sales et puantes et dépourvues de tout meuble. Comme jamais blanc ne pénètre dans ces habitations de sauvages, on peut juger de l’ahurissement que causait mon intrusion. Mais, comme j’étais seul et sans armes, je voyais bien que la confiance naissait tout de suite.

Le noir a la crainte instinctive du blanc. C’est que Stanley n’est pas encore oublié sur les bords du Nyanza. De même Emin Pacha, que les noirs ont assassiné par vengeance. Stanley surtout s’est fait hair des indigènes par l’emploi de la force. En revanche, les noirs bénissent la mémoire de Lowett Cameron, car ils se rappellent avec quelle bonté il les traitait. Ils s’expriment sur ce point devant les missionnaires avec une liberté qu’ils n’ont pas devant ceux qui n’ont pas leur confiance. Je n’ai pas oublié, pour ma part, l’appréciation de Cameron, que j’ai connu de près, de plus près que Stanley, qui était un homme impénétrable. Ce héros de l’exploration m’assurait qu’il faudrait plusieurs générations pour effacer chez les noirs le souvenir de la conquête sanguinaire de Boula-Matari. I hâte thaï man ! me criait Mme Cameron. Et il semble que dans ce cri énergique elle se faisait l’écho de la race noire.


V

L’heure est venue de nous embarquer sur le Clement-Hill. Une fois par semaine, ce bâtiment tout neuf fait en trente heures la traversée du Nyanza, de la rive orientale à la rive occidentale. Deux autres bateaux plus petits, le Winnifred et le Sybil, font chaque quinzaine en onze jours le voyage de circumnavigation du Victoria, l’un vers le Nord, l’autre vers le Sud. Ces trois bateaux ont été construits en Angleterre et transportés par sections à Kisoumou. Ils appartiennent à la Compagnie du chemin de fer de l’Ouganda, et le premier fut lancé avant même que ne fût terminé le chemin de fer dont ils constituent le prolongement par eau vers l’Ouganda et le Congo oriental. La flotte de la Compagnie comprend encore un petit vapeur de cinq cents tonnes, le premier qui navigua sur les eaux du Victoria : il porte le nom du fondateur de l’Afrique oriental britannique, sir William Mackinnon. On se sert encore de ce petit plateau préhistorique lorsque quelque accident met les grands steamers hors de service

Me voici donc à bord du Clement-Hill, magnifique bateau à hélice qui semble de taille à supporter les tempêtes et les orages du Nyanza. Le pont d’une éclatante blancheur, est aussi bien tenu que celui d’un yacht de plaisance. Il y a de petites cabines éclairées à la lumière électrique, et des couchettes munies de moustiquaires, avec des hublots garnis de toiles métalliques contre l’invasion des cousins et de la terrible mouche tsé-tsé, qui est, sur le Nyanza, dans sa patrie. Deux officiers de la marine anglaise commandent des matelots d’un noir d’ébène, qui, chaque matin, sont passés en revue dans leurs blue-jackets. Cuisinier et gens de service sont recrutés parmi les Hindous, qui envahissent même les lacs de l’Afrique centrale. La cuisine du bateau est donc celle de l’Inde, et le ris au carry revient à chaque repas.

A dix heures du matin, nous démarrons, et nous filons à la vitesse de dix nœuds sur les eaux troubles et bourbeuses du golfe de Kavirondo. Ces eaux sont si basses, que l’hélice soulève des tourbillons d’une boue noire, épaisse, dégageant une odeur nauséabonde. La carte ne mentionne que neuf pieds de profondeur. Si le bateau n’était à fond plat, il toucherait fond au premier tour d’hélice. Dans ces eaux vaseuses se plaisent des troupeaux d’hippopotames, qui sortent de l’eau leurs grosses narines. Il arrive aussi que le museau d’un crocodile émerge comme une pièce de bois flottante. Et l’on éprouve un petit frisson à l’idée que c’est dans ces mêmes eaux que se tient le gigantesque serpent d’eau dont partent avec terreur les riverains du Nyanza, et qui est si peu, comme on l’a cru longtemps, un produit de leur imagination, que le monstre vint un jour dérouler ses six mètres d’anneaux visqueux sur le pont du Winnifred, dont le capitaine put le photographier.

Pendant plusieurs heures nous naviguons dans le long golfe de Kavirondo, resserré entre de hautes montagnes abruptes qui sont les dernières ramifications du puissant soulèvement volcanique de l’Afrique orientale. Nous contournons l’île de Rusinga, qui se trouve à l’entrée du golfe, et nous voguons maintenant au large, avec l’impression que nous sommes en pleine mer. Dans le golfe, les eaux étaient vertes, d’un vert sale ; maintenant elles sont devenues bleues comme celles de l’océan Indien. Une fraîche brise s’élève, comme une brise de mer. Et devant cette immense étendue d’eau qui miroite sous un soleil de feu, je me réjouis d’accomplir ce beau rêve de naviguer sur un lac de l’Afrique équatoriale, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et le Victoria Nyanza, qui m’avait laissé presque froid au premier coup d’œil, m’émeut maintenant par la magnificence et la grandeur de ses eaux. Car le Nyanza est, après le Lac Supérieur, dans l’Amérique du Nord, la plus grande mer d’eau douce du globe. Sa superficie est deux fois et demie celle de la Belgique.

Nous naviguons en vue de la côte septentrionale du Nyanza, où s’élèvent des collines de 300 à 400 mètres de hauteur, qui trahissent leur origine volcanique par leurs cônes parfaitement réguliers. Au soleil couchant le paysage est d’une fascinante beauté. L’astre descend au milieu de nuages fantastiques, énormes, dont les bords minces rougissent comme de la braise, tandis que les parties épaisses restent d’un noir profond. L’obscurité se fait sans transition. En quelques minutes, la nuit tombe. Et, tout aussi soudainement, voici qu’éclate dans un air lourd et oppressant un de ces quotidiens orages du Nyanza. Le ciel est illuminé dans toutes les directions par de prodigieux éclairs qui se succèdent presque de seconde en seconde, avec une continuité inconnue dans nos climats. De quelque côté qu’on contemple l’horizon, on voit les jets de flamme plonger verticalement dans le lac avec de sinistres grondemens. C’est une scène formidable et grandiose comme tous les phénomènes de la nature équatoriale. Et cependant, ce n’est qu’un orage lointain : le bruit du tonnerre est sourd, affaibli par la distance, et la pluie n’éclate pas. Les mats sont munis de paratonnerres, précaution indispensable, car il n’est pas rare de rencontrer, flottant sur les eaux du lac, les cadavres de troupeaux entiers d’hippopotames frappés par la foudre.

A huit heures du soir le Clement-Hill a jeté l’ancre en pleines eaux du lac. Il serait en effet périlleux de naviguer la nuit sur le Nyanza, qui n’est ni balisé ni éclaire par des phares. Cette mer intérieure est encore si mal connue, que les accidens ne sont pas rares. Il n’y a pas longtemps qu’en plein jour le Sybil donna contre des rochers à fleur d’eau et fut fort endommagé. Par prudence donc, nous avons passé la nuit à l’ancre. Comme il y avait à bord plus de passagers que de cabines, j’ai dû en partager une, fort étroite, avec le docteur Nariman. un Parsi qui a fait ses études de médecine à l’Université de Bombay, et dont l’éducation et l’érudition ne le cèdent pas à celles d’un médecin européen. Mais c’est un Parsi, et j’ai appris par la suite que pas un Anglais n’eût consenti à coucher dans la même cabine qu’un homme de couleur, fût-il même de cette caste supérieure des Parsis dont les corps, après la mort, sont exposés aux vautours de la sinistre Tour du Silence. Ils veulent bien accepter les Hindous comme colons, ils ne les admettent pas dans leurs relations sociales. Ce préjugé de race des Anglais contre les Hindous est aussi profond que celui des Américains contre les noirs.

Après une détestable nuit passée sous l’étouffante moustiquaire, je monte sur le pont à l’aube, au moment où le bateau lève l’ancre. Nous sommes sous la ligne équinoxiale, où le soleil se lève tous les jours de l’année exactement à six heures. Je le vois surgir dans toute sa splendeur équatoriale derrière un groupe d’iles basses. C’est d’abord un tout petit point d’or qui perce les nuages et qui grandit, qui rougit et devient un disque énorme projetant une traînée de pourpre sur le flot grand comme une mer.

Et, comme la mer, ce flot est changeant et capricieux. Le soleil s’est levé sur un lac paisible, et voici que, en moins d’une minute, l’horizon s’assombrit, le ciel devient tout noir, un vent frais.se lève, les eaux s’agitent, et, de calmes qu’elles étaient tout à l’heure, elles deviennent subitement furieuses, montent menaçantes, se hérissent d’écume blanche, et bientôt c’est la houle d’une mer démontée, c’est la grande bataille des vagues. Le Clement-Hill est secoué comme une coquille de noix, d’énormes paquets d’eau s’abattent sur le pont, c’est une de ces tempêtes qui font du Nyanza le lac le plus méchant du globe. La plupart des passagers payent tribut au mal de mer, entre autres une Anglaise dont l’âge est une énigme, et qui a parcouru tous les pays du monde depuis le temps lointain où elle subit dans Paris les horreurs du siège et de la Commune.

En dépit de la tempête, le Clement-Hill poursuit sa route, et comme nous nous rapprochons de la cote, je commence à distinguer une verdure exubérante et des arbres à tête ronde, comme dans un jardin anglais. Sur les brisans la vague s’élève en gerbes énormes. L’aspect du paysage n’a rien d’africain : par ce ciel gros de nuages, on se croirait sur un lac du Nord. Quand, après une traversée de trente heures, le bateau accoste au quai d’Entebbe, la pluie tombe, une pluie diluvienne comme il convient sous l’équateur. C’est le dernier épisode de la tempête, et il faut patienter pendant deux heures avant de pouvoir débarquer.


VI

Entebbe, la jeune capitale de l’Ouganda, est le paradis de l’Afrique centrale. C’est là que la duchesse d’Aoste aime à retourner chaque hiver depuis que, comme séjour d’hiver, l’Egypte est devenue aussi banale que la côte d’Azur.

Je m’arrêtai huit jours dans cette délicieuse villégiature que, faute d’espace, je ne puis décrire ici. Puis je me rembarquai sur le Clement-Hill à destination de Jinja où je débarquai le lendemain. Jinja est un port de grand avenir situé au fond de la baie Napoléon, à ce point de la côte septentrionale du Nyanza où le Nil prend naissance à sa sortie du lac et forme une succession de cataractes et de rapides connus sous le nom de chutes Ripon.

La pluie tombait, diluvienne comme d’habitude, et accompagnée de formidables coups de tonnerre, lorsque, le 23 août 1911, j’accostai à l’extrémité de la baie Napoléon, qui est le plus magnifique bassin de verdure qu’offre le Nyanza. Le steamer se range le long d’un môle en bois flanqué de cet inévitable hangar en tôle ondulée où l’on emmagasine les ballets de coton récoltés dans l’Ouganda. Une locomotive lançait son sifflet strident à quelques pas du débarcadère. Déjà on posait les premiers rails du chemin de fer que les Anglais ont résolu de construire vers le lac Choga, et qui sera l’amorce du chemin de fer du lac Albert. Par ce chemin de fer, le Nyanza sera bientôt mis en communication rapide avec le Haut-Nil.

Actuellement Jinja, dont je n’avais jamais entendu le nom, n’est encore qu’un petit poste sans importance ; mais c’est le point où le Nil commence, et voilà qui fait de Jinja un des lieux les plus remarquables du monde. Et cependant, on a beau scruter la baie, on ne se douterait pas que là commence le Nil. Et il faut se trouver sur place pour apprécier l’heureuse fortune qui favorisa Speke lorsqu’il fit la découverte qui immortalisa son nom. La côte septentrionale du Nyanza est découpée par des centaines de golfes et de criques, mais rien ne peut faire supposer que l’extrémité de la baie Napoléon est le berceau du plus merveilleux fleuve du monde. Aucun courant ne signale le voisinage des chutes Ripon. Et bien que Speke eût la conviction qu’une aussi vaste mer d’eau douce que le Nyanza devait avoir un écoulement, il aurait pu le chercher pendant des années sans le découvrir. Mais le hasard le servit. Comme il pagayait dans ces parages, il remarqua que son canot était importé par un mouvement de dérive, tandis que le bruit lointain d’une cataracte arrivait jusqu’à lui. Et c’est ainsi qu’il atteignit enfin le but poursuivi depuis si longtemps et qu’il eut la gloire de n’soudre le grand problème géographique du XIXe siècle.

Aussitôt que la pluie eut cessé, je me mis en marche, avec deux Italiens rencontrés à bord, vers la gorge dans laquelle s’engagent les eaux du Nyanza pour former le Nil Blanc. Ce n’est qu’après avoir parcouru un kilomètre que nous commençons à percevoir le bruit sourd des chutes. Nous suivons, à travers les hautes herbes, un sentier de noirs, si étroit qu’il faut marcher à la file indienne. Sur ce sentier se voient non seulement les traces des pieds nus des noirs, mais aussi d’énormes empreintes toutes fraîches de pieds d’hippopotames, et aussi des marques non douteuses de pattes de léopards. Ce chemin des chutes est comme un livre ouvert qui éveille des pensées troublantes. Mais voir naitre le Nil vaut bien un peu d’émotion.

Le sol est tout détrempé par la pluie d’orage qui vient de tomber. Une boue rouge et grasse s’attache en))laques épaisses à nos semelles de bottes et embarrasse la marche. Les cigales chantent le retour du soleil après la pluie, et leur triomphal concert nous accompagne tout le long du chemin. Il fait plus frais, l’air est moins accablant, moins saturé de vapeurs et d’électricité. Avant d’atteindre les chutes, il nous faut franchir un plateau. De là nous dominons le lac qui se rétrécit vers le goulet d’où il déverse le trop-plein de ses eaux ; de là nous voyons la fumée blanche qui plane éternellement au-dessus des cataractes ; de là nous voyons le Nil qui vient de sortir du sein du Nyanza prendre sa marche vers le Nord entre de hautes collines verdoyantes. Et cet impressionnant tableau se grave en traits inoubliables dans les yeux et dans l’esprit.

Nous descendons dans la direction de la fumée fascinante des cataractes, nous nous avançons sur la péninsule rocheuse qui fait saillie dans le fleuve jusqu’au pied des chutes, et nous nous arrêtons au-dessus des roches plates où les crocodiles viennent habituellement chauffer leur carapace au soleil ; mais aujourd’hui, sans doute à cause de la pluie récente, ils ne se montrent point. Trois îlôts, éblouissantes corbeilles de verdure qu’épanouit une constante humidité, barrent la route au fleuve qui accourt du Nyanza ; mais le fleuve, sans s’arrêter devant l’obstacle, se fraie passage entre les îlots, et forme, d’une rive à l’autre, quatre chutes distinctes. Nous sommes au bas de celle qui s’étrangle entre la rive droite et le premier îlôt. C’est une splendide nappe d’eau verte, tombant de tout son poids, compacte et massive, unie comme une glace, sans aucune ride, s’écroulant avec un fracas étourdissant et une vitesse vertigineuse dans une mer d’écume blanche d’où remonte un éternel nuage de vapeur aux magnifiques nuances d’arc-en-ciel. Les rochers tremblent sous nos pieds, (ébranlés par le tonnerre des eaux. Dans la nappe transparente de la cataracte on voit descendre malgré eux, comme enfermés dans une mouvante prison de cristal, des poissons de toutes tailles qui, plongés dans la mer d’écume, en sortent immédiatement par des bonds désespérés, comme s’ils voulaient retourner vers les eaux placides. Des indigènes, tapis dans une petite grotte sous les chutes, épient les pauvres poissons, et, munis de longs harpons, les capturent avec une dextérité de sauvages. Des vautours, des aigles pêcheurs tracent leurs orbes immenses au-dessus du gouffre bouillonnant et rasent les eaux de leur vol rapide, à l’affût de ces poissons que guettent aussi des cormorans noirs perchés sur les pinacles rocheux.

Pour avoir une vue d’ensemble des chutes Ripon, je propose à mes compagnons de descendre jusqu’au bord du fleuve, mais ils refusent de me suivre dans cette tentative qu’ils considèrent comme périlleuse. Je m’aventure alors seul sur un chemin de casse-cou où il faut sauter de rocher en rocher et franchir de perfides marais. Après quelques inévitables chutes sur les rochers, j’arrive un peu meurtri au point que je visais. Je suis au bord de l’eau. Mes pieds reçoivent le contact du flot encore tout agité. J’embrasse d’ici la ligne entière des chutes, et je vois fuir le Nil, large de trois cents mètres environ, qui forme la limite naturelle entre le royaume de l’Ouganda et le district de Bousoga. Je suis sur la rive du Bousoga ; en face se dressent les collines admirablement boisées qui forment la rive de l’Ouganda. Les chutes voisines de l’Ouganda, qui étaient masquées tantôt par les îlots intermédiaires, m’apparaissent maintenant dans leur splendide blancheur de neige, ainsi que les rapides qui bouillonnent au-dessous en formant une série d’effroyables tourbillons. Et comme contraste avec tout ce fracas et ce mouvement, surgit en aval un paisible îlot peuplé d’innombrables oiseaux plongeurs qu’on prendrait de loin pour des manchots. Sur la rive de l’Ouganda des indigènes rôdent autour d’un piège à)x>issons. Les trois îlots qui séparent les différentes chutes apparaissent comme des bouquets de verdure, et leur végétation luxuriante est favorisée par l’humide nuage qui monte du gouffre et retombe éternellement en pluie. L’on se convainc sans peine que ces trois îlots sont les derniers vestiges d’un gigantesque muraille rocheuse qui, dans les temps géologiques, barrait la gorge, avant que les chutes Ripon ne fussent les portes du Nil.

Le fleuve à sa naissance est si profondément encaissé entre des rochers, qu’il est impossible de le côtoyer. Voulant poursuivre ma solitaire exploration, je me dirige vers les hauteurs qui se dressent au Nord, et (j’aperçois bientôt, à une demi-lieue plus loin, d’autres chutes dont je n’avais pas tout d’abord soupçonné l’existence. Je domine d’une hauteur de deux cents mètres le gouffre dans lequel le fleuve se précipite par un nouveau bond. Cette seconde cataracte, moins belle et moins haute que la première, forme plutôt un impétueux rapide.

Toujours marchant sur un sol gluant et glissant où il faut s’avancer avec prudence pour ne pas être précipité dans le gouffre béant, je rejoins bientôt un sentier fréquenté par les noirs, qui descend au Nil. J’arrive ainsi à un endroit où le fleuve s’arrondit en une crique aux eaux parfaitement calmes, où se plaisent les plongeurs et autres oiseaux aquatiques. La crique est profonde, et l’eau si claire dans sa transparence glauque, que les rochers du fond se montrent dans leurs moindres détails. Dans les herbes et les roseaux coassent les grenouilles. Les noirs viennent en cet endroit puiser de l’eau dans leurs calebasses, et de paisibles vaches à bosse y viennent s’abreuver.

Religieusement, j’accomplis comme un rite en plongeant mes mains dans le fleuve sacré, qui est ici à son berceau. Les gouttes d’eau tombant de mes doigts mettront plusieurs mois à accomplir le voyage immense au bout duquel elles iront mourir dans les flots bleus de la Méditerranée. La présence de quelques noirs, hommes d’une autre race et d’une autre langue, accentue encore mon impression d’isolement. Voici qu’ils s’éloignent après avoir pris leur provision d’eau. Et je n’entends plus que le cri d’un berger qui ramène ses troupeaux. Alors je me vois bien seul, tout à fait seul, et je me sens loin, bien loin, dans cette mystérieuse vallée que si peu de blancs ont vue, où naît le fleuve géant qui s’en va féconder, à mille lieues de là, la terre des Pharaons. Par un de ces sauts d’idée fréquens dans les solitaires rêveries, je songe à ceux que j’ai laissés si tristes à mon foyer, et j’éprouve ce sentiment poignant d’exil et de dépaysement, d’un si âpre mélancolie, qu’ont éprouvé tous ceux qui se sont vus seuls dans un coin perdu de l’Afrique centrale.

Et pourtant, je me trouve devant un des plus beaux paysages qui soient au monde. En remontant sur le haut plateau, je ne me lasse pas de contempler le ravissant tableau qu’offrent les premiers méandres du Nil, et je ne puis détacher les regards de cette succession de rapides, de cette suite d’îlôts qui émergent comme des bouquets de verdure, et surtout de cette longue chaîne de collines couvertes de luxuriantes forêts qui se déploient à perte de vue vers le Nord, dans la direction de l’antique terre d’Egypte qu’on devine là-bas très belle, mais lointaine, prodigieusement lointaine.


JULES LECLERCQ.