Aux Régions dévastées
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 663-685).
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AUX
RÉGIONS DÉVASTÉES

II
LES RENAISSANCES [1]

Aux régions méthodiquement dévastées par les Allemands, il est arrivé que, plusieurs fois, les arbres, sciés au ras du sol, tout près des racines, et renversés par un coup de vent après la retraite des Barbares, tenaient encore, par une dernière fibre, à la terre nourricière où s’alimentait, comme à une source cachée, leur vie profonde. Blessés méchamment, atteints jusqu’aux moelles par une espèce de chirurgie meurtrière, mais encore animés par un reste de sève, ils s’obstinaient à ne pas mourir. Leurs branches, étendues sur la glèbe natale, dans l’herbe renouvelée par le cours régulier des saisons, sous le ciel illuminé de clartés neuves, ont refleuri au printemps dernier. Cette floraison merveilleuse et quasi surnaturelle, n’était-ce point l’annonce des renaissances prochaines, une première réponse aux abominables desseins de nos ennemis, qui avaient cru abolir pour toujours, dans le tragique décor d’un pays ravagé par leurs exécrables méthodes, le travail et la vie ? Le printemps et l’été de 1917 se sont épanouis sur des arbres abattus, sur des ruines qui déjà se relèvent, en des âmes qui renaissent à l’espérance…


LE RÉVEIL DE LA TERRE


Noyon.

C’est samedi, jour du marché. Un beau soleil de juillet, rayonnant dans le ciel bleu, sans nuages, répand sa resplendissante lumière sur les tours de la cathédrale, sur les toits d’ardoises des vieilles maisons, sur les pavés de la place du Marché-au-Blé. Cette place, longtemps déserte, dépeuplée par le terrorisme des Allemands et par leur système de réquisition à outrance, reprend peu à peu ses anciennes habitudes. C’est là que, de temps immémorial, les ménagères de Noyon avaient coutume de faire leurs provisions pour toute une semaine. Le marché du samedi, sans préjudice des grosses foires de septembre et des fêtes patronales, attirait au chef-lieu de ce riche canton beaucoup de marchands et une multitude d’acheteurs. Noyon possède, au fond de ses vallées, au penchant de ses coteaux, les plus florissans vergers et les plus fertiles potagers de toute la contrée. Le terroir de la « montagne de Noyon, » comme on dit en ce pays peu accidenté, offre aux maraîchers une abondante ressource de travail et de profit. C’est un terroir de petite culture, très lucrative, où l’habitant n’a pas besoin de faire beaucoup de chemin hors de son logis, ni de perdre de vue la fumée de son toit familier. Au seuil des immenses plaines du Vimeu, du San terre, où l’horizon des grandes cultures s’étend à perte de vue, jalonné çà et là par la silhouette d’un moulin à vent, les jardins de Noyon, sur les rives verdoyantes de la Verse et de la Divette, offrent aux yeux du voyageur un paysage limité à souhait, où la nature et l’homme peuvent vivre, dans une sorte d’intimité quotidienne, autour des monumens de pierre qui racontent les fastes historiques ou légendaires du diocèse de saint Eloi. Mais, tandis que la domination allemande s’appesantissait sur la ville, la folle végétation de l’ortie et de la ronce envahissait les enclos jadis fertiles, aux abords des faubourgs, Le va-et-vient des flotteurs de raisins et des cueilleurs de pommes avait cessé depuis longtemps d’animer les chemins creux, au fond des vallons boisés. De sorte que le marché du samedi avait été supprimé par la Kommandantur. Un des premiers soins de notre haut commandement, agissant d’accord avec les autorités civiles et d’après l’avis de la municipalité, fut de le rétablir, dès que la reprise du travail permit à la population de recouvrer, avec son indépendance nationale et son statut social, la liberté de ses transactions commerciales.

Aujourd’hui, grâce à l’initiative de l’armée, ce coin de Picardie, où l’on sont le voisinage de l’Ile-de-France, a retrouvé, sinon toute sa prospérité, du moins une bonne part de son aménité ancienne. Non seulement nos soldats territoriaux se sont mis à l’œuvre, sous la direction du génie, pour la réparation des maisons endommagées par l’ennemi au moment de sa retraite, mais encore un rapport, daté du 20 mai 1917, et qu’on veut bien me communiquer, constate qu’à cette date, aux environs de Noyon, « cinquante-deux hectares étaient déjà ensemencés, » et que « tous les jardins potagers ont été bêchés et semés. »

Le recommencement de la culture maraîchère dans la zone reconquise n’est qu’une partie de l’œuvre qui fut entreprise par l’armée, dès l’heure où nos troupes ont repris possession des secteurs dévastés par l’ennemi. Les statistiques les plus récentes nous apprennent que la grande culture, aux environs de Noyon, occupe une contenance de douze cents hectares. On a semé de l’avoine, du trèfle, de la luzerne, du sainfoin. On a planté des pommes de terre. Douze hectares ont été prévus pour l’orge, seize pour les betteraves. Enfin, il y a cent hectares de prairies artificielles, et quatre-vingt-dix sont ensemencés en seigle. Mais, hélas ! neuf cents hectares sont restés incultes, faute de main-d’œuvre agricole.

Le commerce urbain s’est relevé plus vite que les métiers champêtres. A Noyon, dès le 30 avril, cent trente-sept boutiques ou magasins étaient déjà ouverts. Actuellement, on en compte cent quarante-cinq. Lorsqu’on passe sur la place de l’Hôtel-de-Ville et dans la rue de Paris, on remarque une animation que le retour des habitans, non moins que la circulation des permissionnaires en partance pour l’intérieur ou pour le front, accroît de jour en jour et presque d’heure en heure. Plusieurs hôtels ou restaurans sont rouverts. Les patrons des tables d’hôte ont du pain en quantité, de la viande fraîche, du vin blanc ou rouge, du fromage, des fruits. Le trafic, dont les résultats sont immédiats, rapidement tangibles, n’impose pas à l’homme ces longues patiences dont les travailleurs de la terre sont coutumiers. Le commerçant, derrière son comptoir, n’attend pas longtemps son bénéfice. J’apprends qu’à Ham, dès le 25 juin, le commerce était si prospère que les nouvelles demandes d’installation commerciale ont été refusées, le maire de la ville, M. Gronier, estimant que les commerçans actuels suffisent amplement aux besoins des habitans rentrés dans leurs foyers.

Le réveil de la terre sera beaucoup plus lent. cette terre a tant souffert ! N’oublions pas que, d’après les dernières enquêtes de l’armée, le nombre des arbres fruitiers coupés dans les trois départemens de l’Oise, de l’Aisne et de la Somme dépasse 80 000. Le travail des officiers chargés de l’expertise agricole dans les régions dévastées a donné des évaluations précises sur les pertes subies, sur le bétail disparu, sur la dépréciation du sol, résultant soit de la culture épuisante pratiquée par les Allemands, soit du dommage causé par une trop longue jachère.

On me montre une carte où, par les soins de l’état-major de l’armée, l’état actuel des localités en territoire reconquis est retracé avec une émouvante exactitude. Les villages complètement détruits sont marqués en rouge. Il faudrait suivre, pas à pas, sur le terrain, les douloureux itinéraires et les poignans pèlerinages où nous sommes attirés par ces points rouges qui ressemblent à une traînée de sang…

Chemin faisant, à travers la campagne ensoleillée et verte où règne sur de vastes espaces le silence des solitudes abandonnées, un jeune officier m’expose le plan d’action qui fut élaboré par l’armée, au moment même où l’état-major, en reprenant possession d’une terre libérée, dut s’occuper à la fois de la préparation des opérations militaires et de l’organisation du pays ravagé. Double tâche, qui réclamait des volontés résolues et clairvoyantes, aillant que des esprits tout ensemble hardis et prudens. Il s’agissait, en effet, de ravitailler d’urgence une population en détresse, de pourvoir partout au plus pressé, de soulager des misères matérielles et morales qui ne pouvaient pas attendre, bref d’improviser un régime de paix en faisant la guerre, et d’administrer en combattant, comme on fait aux colonies.

— L’occupation ennemie, me dit ce jeune officier, avait faussé toute la vie sociale, administrative et économique du territoire libéré. Il fallait, dans toute la mesure du possible, rendre à cette partie de la France une existence régulière et normale. Nous nous sommes mis tout de suite à la besogne, en réglant, dès le 25 mars, la division provisoire de la zone au point de vue des affaires civiles. Le but à atteindre, c’était d’aider l’autorité civile à rendre au pays reconquis son cadre social, administratif, économique. L’armée s’est employée à cette œuvre par tous les moyens en son pouvoir. Elle a fait de l’organisation en marchant…

— Système Lyautey ?

— Parfaitement. Les leçons du grand maître sont présentes à notre esprit. Plusieurs d’entre nous, ayant eu l’honneur de servir sous ses ordres, n’ont qu’à s’inspirer de ses exemples. Vous aurez une idée de la complexité du problème qui s’offrait à nos efforts, quand je vous aurai dit que nous avons dû classer d’abord par un triage nécessaire les réfugiés étrangers au pays, et qui ne pouvaient y trouver leur subsistance ; assurer ensuite le ravitaillement des habitans restés sur place ; enfin, prendre dans les communes encore habitées toutes les mesures de police et d’administration prévues par les règlemens ou commandées par cette situation exceptionnelle. Au chef-lieu de chacun des secteurs que nous avons circonscrits en suivant, autant que possible, le tracé des anciennes divisions administratives, réside un officier supérieur qui dépend directement de l’armée, et qui est en rapports permanens avec les autorités civiles. Ce délégué de l’armée assure la subsistance de la population jusqu’à ce que l’autorité civile soit en mesure de pourvoir au ravitaillement. Assisté d’un délégué de la préfecture et de plusieurs officiers chargés du triage des évacués, de l’expertise agricole ou des précautions sanitaires, disposant des moyens de transport ou de liaison que peut lui fournir l’armée, il traite les affaires civiles au nom de l’autorité préfectorale. Dès que cette autorité trouvera le moyen d’assurer le règlement des affaires, l’officier supérieur, délégué dans ces fonctions temporaires d’administrateur de territoire, restreindra progressivement son action, mais il restera sur place, étant, au point de vue militaire, major de cantonnement. Nous avons voulu éviter toute complication et adopter, en tout, les solutions les plus simples et les plus pratiques.

— C’est toujours le système Lyautey.

— J’insiste, reprit mon obligeant interlocuteur, sur les principes du régime que nous avons organisé dès le premier jour de la réoccupation des régions libérées. C’est, avant tout, un régime de transition, destiné à préparer le retour des autorités préfectorales et municipales. L’emploi des moyens militaires est destiné au rétablissement progressif des autorités administratives. Nous sommes en campagne, face à l’ennemi. Nous ne perdons pas de vue notre but principal. Nous voulons qu’à proximité des lignes, notre action militaire prépare le moment où le territoire reconquis sera rendu tout entier à son régime normal…

Tandis que ces explications me sont données en termes d’une clarté très précise, l’auto traverse, à vive allure, l’étendue de pays dévasté qui sépare Noyon de Roye. La route est toute droite. Sur les tronçons des arbres centenaires qui bordaient d’une double rangée de branches et d’ombrages la chaussée rectiligne, et qui ont vu passer le grand Condé allant vaincre les Impériaux à Lens, un reste de sève a fait pousser des feuilles vertes. La verdure a reparu partout dans la plaine. Les foins, coupés par des équipes de soldats et de civils, ont été fanés par les femmes des villages voisins. Les habitans commencent à rentrer çà et là, dans les secteurs Oise-Nord et Somme-Ouest. 300 habitans sont revenus à Sermaize ; 392 à Lagny ; 208 à Candor ; 180 à Ecuvilly ; 24 à Margny-aux-Cerises ; 32 à Champien. Mais Roiglise, commune située à trois kilomètres de Roye, n’a récupéré qu’un seul chef de famille, M. Thiébaut, agriculteur.

L’agriculture était, avant la guerre, l’occupation presque unique des habitans de la commune de Roye. En effet, sur les 1 555 hectares que contient la superficie de cette commune, 1 469 étaient cultivés en froment, avoine, luzerne, sainfoin, seigle, fourrages annuels, betterave à sucre. Les jardins et les vergers occupaient 64 hectares. Dans toute la commune, il n’y avait pas une friche. Il s’agit maintenant d’effacer les traces de l’invasion dans cette commune agricole, qui fut si prospère. C’est une rude tâche, et qui demandera des années de labeur., Roye, qui comptait avant la guerre 4 515 habitans, n’en a plus que 850, le reste ayant été refoulé par l’invasion ou emmené en captivité par les envahisseurs. Les industries agricoles ont été détruites par les Allemands qui, au moment de leur retraite, ont inutilisé savamment, par un sabotage méthodique, tous les outils et toutes les machines qu’ils avaient sous la main. Les principales sucreries et plusieurs centaines de maisons, désignées parmi les mieux bâties, ont été pillées, minées ou incendiées en même temps que l’hôtel de ville et l’église Saint-Pierre. Nombreux étaient les troupeaux et les bêtes de somme que possédaient les agriculteurs de Roye et qui ont été pris ou tués.

C’est ainsi que Roye est peut-être l’endroit où l’on peut le mieux étudier sur place l’effort de reconstitution qui, peu à peu, relève les ruines, soulage les peines, ramène l’espérance en des âmes longtemps désespérées. Arrêtons-nous donc à Roye. Entrons dans la petite maison qui sert de bureau et d’agence au commandant, chef du secteur Somme-Ouest. Cet excellent officier nous reçoit dans la pièce étroite où il travaille, entouré de cartes et de plans. Une expression de bonté un peu triste est peinte sur son visage affable et grave. Ses yeux ont vu tant de misères, que sa parole serait impuissante à en retracer tout le détail. Il nous présente ses collaborateurs. L’officier de triage, à qui l’on a confié le soin de constater les infortunes, de classer les demandes, d’assurer les secours d’urgence aux évacués, et aussi de préserver la sécurité publique par l’éloignement discret des indésirables, est un ancien sous-préfet, très dévoué à sa tâche, tout préparé à résoudre des questions d’administration, de police ou d’assistance qu’il connaît de longue date. L’officier chargé de l’organisation et de la surveillance des travaux agricoles est un agriculteur dont le domaine rural, situé non loin d’ici, fut ravagé par les Allemands. On ne reprochera pas au commandant du secteur Somme-Ouest de méconnaître le principe de l’utilisation des compétences.

La main-d’œuvre civile est malaisée à trouver dans cette contrée où le retour des exilés se fait par lentes étapes. Cette main-d’œuvre, en tout cas, manque d’outils et d’attelages. C’est pourquoi, dès le 10 mai, par l’initiative des autorités militaires, on a procédé, sur une des places publiques de Roye et pour la première fois dans la zone reconquise, à une vente de chevaux réformés, parfaitement capables de servir à la culture de la terre. Les chevaux présentés ont été vendus à un prix moyen supérieur à 500 francs. Les agriculteurs, éleveurs et entrepreneurs de transports étaient seuls admis à cette vente. Les maquignons en étaient formellement écartés. Le 18 mai, une deuxième vente de chevaux réformés de l’armée, au nombre de 47, permit à plusieurs cultivateurs de remplacer leurs attelages disparus et de reprendra le travail interrompu par les rapines de l’ennemi.

… Sur la route de Nesle, redevenue praticable, aux abords de Carrépuis, de Réthonvillers, de Marché-Allouarde, villages à peu près détruits, où cependant les habitans commencent à rentrer, on rencontre à présent des véhicules qui transportent des familles, tirés au grand trot par des chevaux qui ont fait la campagne de la Marne ou celle de l’Yser et qui sont encore très résistans. Vision rapide, qui remet du mouvement et de la vie dans ce paysage longtemps inanimé…

Halte au bord d’un champ où le seigle a poussé, malgré d’inextricables enchevêtremens de fil de fer barbelé. Une équipe de prisonniers allemands fait la moisson, sous la surveillance d’un territorial débonnaire. Ce sont, en majeure partie, des Saxons. L’un d’eux, qui est Prussien, hésite avant de déclarer sa nationalité. Le cantonnement de ces prisonniers n’est pas loin du champ où ils travaillent. C’est un local très proprement tenu, convenablement abrité, muni de couchettes, pourvu d’une cuisine dont le Küchemeister en bras de chemise n’a vraiment pas l’air malheureux. J’imagine que les pauvres gens du pays picard, lorsqu’ils reviennent des camps de déportation de Holzminden, de Parchim.de Rastadt, de Zwickau, ne manquent point de comparer les cantonnemens français avec les geôles brunswickoises, mecklembourgeoises, badoises, saxonnes, où ils ont tant souffert.

Autour de Roye, entre l’Avre et la Somme, s’étend la riche plaine appelée Santerre (sana terra), la Beauce picarde, formée d’un sous-sol crayeux et d’une assise de limon qui invite l’activité humaine à se spécialiser, pour ainsi dire, dans les travaux des champs. C’est un pays fait à souhait pour d’éternelles Géorgiques. On connaît peu de contrées où la nature et l’humanité se soient mieux adaptées l’une à l’autre par l’action séculaire d’une mutuelle influence. Cette terre de labour a fait des laboureurs. Ceux-ci n’ont jamais cessé de façonner la glèbe pour obtenir d’elle le plus fructueux rendement. Aussi n’est-on pas surpris de voir la vie agricole se réveiller déjà, malgré les dévastations de l’ennemi, dans cette plaine, longtemps privilégiée, où les scènes champêtres ont pris un aspect imprévu.

Avisant une de ces machines, qu’on appelle des moissonneuses-lieuses, et dont le travail mécaniquement rapide a remplacé le rythme antique de la faucille, l’officier agriculteur qui a bien voulu m’accompagner et me guider en cette visite à la ferre qui renait, me fait remarquer le caractère composite du tableau que nous avons sous les yeux.

— A celle moissonneuse-lieuse, me dit-il, sont attelés des chevaux « civils, » si j’ose ainsi parler. C’est un militaire français qui, monté sur la haute sellette, conduit l’attelage. Et c’est un prisonnier boche qui ramasse les gerbes.

Un sergent territorial, qui sert sous les ordres de l’officier agriculteur, est descendu de sa bicyclette pour nous donner des renseignemens, et nous allons vers une forme où l’on veut nous faire assister à la rentrée des foins. Nous traversons plusieurs villages, ruinés de fond en comble : Biarre, qui n’était peuplé que d’agriculteurs, et où les rapatriés, en rentrant, ne retrouvent plus que des maisons écroulées, des pommiers coupés ; Cressy-Omencourt, où l’on voit des arbres gisans, des toitures crevées… Mais voici la charretée de foin, annoncée avec joie, comme une sorte de nouveauté très curieuse et rare dans le pays, par le brave sergent territorial. Nous la suivons, le long d’une petite rivière ombragée de saules. Elle s’engage dans un chemin creux, bordé de talus où les coquelicots ardens font flamboyer au soleil leurs corolles rouges, comme pour célébrer le retour du travail et de la vie dans ce paysage désolé où l’absence des hommes aggrave le silence de tant de choses qui semblent inertes et mortes… Enfin la lourde charge de foin odorant s’arrête devant le portail d’une grange. Le conducteur de l’attelage, que nous ne pouvions pas voir, met pied à terre. C’est un « bleuet » de la classe 1918. Sous son képi neuf et son uniforme couleur d’horizon, avec ses bonnes joues rebondies et fraîches comme une pomme d’api, ses yeux d’azur candide, son air honnête, doux, précocement grave, l’enfant-soldat, armé pour la défense du sol héréditaire, et de tout le domaine idéal des ancêtres, se repose, à la noble manière des paysans de France, on travaillant. Il sait, il sent, il prouve que, dans les heures décisives que nous traversons, deux grands devoirs s’imposent à tous les Français : travailler ou combattre. Ce combattant de demain est un travailleur d’aujourd’hui. Trois de ses camarades l’attendent, fourche-en main, devant la grange. Ils ont quitté la capote bleue pour mieux besogner. Nu-tête, le teint hâlé par le chaud soleil de l’époque des fenaisons et par le vent qui souffle sur la plaine du Santerre, ils semblent presque revenus aux tranquilles occupations de la paix. Toutefois, la discipline militaire a déjà rythmé les mouvemens de ces recrues de dix-huit ans, qui portent si gentiment leur joli nom de « bleuets. » Rien n’est plus touchant que le geste spontané qui, sans apparence d’effort ni de raideur automatique, rectifie la position en présence des officiers, esquisse avec de paisibles outils un mouvement de « garde à vous, » et marque le respect, d’une façon toute française, sans exclure l’affection. Amicalement, familièrement, d’un ton volontiers paternel, on les interroge. Ils aiment à parler de leurs villages, de la famille récemment quittée. Ces petits paysans, venus de loin, les uns de Bretagne, les autres de Normandie, tous habitués, dès.leurs premières années d’apprentissage, aux travaux champêtres qui occupent les intervalles de leurs exercices militaires, appartiennent à des bataillons d’instruction, nouvellement formés, et se préparent à la guerre, sans oublier ce qu’ils ont appris au foyer rustique où ils ont grandi parmi des laboureurs. Ainsi leur nouvelle existence, loin du clocher natal, ne les a pas déracinés. Leur présence est un bienfait pour la région où ils cantonnent. Je ne suis pas étonné d’apprendre que plusieurs communes renaissantes ont demandé le secours de ces bras jeunes, vigoureux et vaillans. Le maire de Cannectancourt, localité située sur la ligne de Noyon à Montdidier, vient d’adresser au quartier général une pétition, signée de tous les membres du conseil municipal, afin d’obtenir que la commune, située dans la zone des étapes, soit comprise dorénavant dans la zone de l’armée. Les habitans sont désireux de profiter de la main-d’œuvre agricole et des soins médicaux que leur assure l’armée, ainsi que de la sécurité locale et des facilités de circulation que procure une police bien faite.

L’armée, en effet, ne manque pas une occasion d’apporter son aide fraternelle aux populations ramenées dans cette région par le retour à la terre. Tout ce que l’on aperçoit au passage. en traversant ces campagnes longtemps meurtries et désormais convalescentes, multiplie et précise la rassurante vision de cet appui donné sans cesse à la société civile par la sollicitude des chefs et par l’amitié des soldats. Voici des artilleurs qui ont attelé au timon d’une moissonneuse-lieuse leurs forts chevaux, habitués à traîner des canons. Plus loin, la silhouette d’un laboureur en képi se dessine sur le siège d’un tracteur en marche à travers champs.

— Nous sommes encore ici, me dit mon voisin d’auto, dans la zone des cantonnemens de repos. Et vous voyez l’usage que nos soldats font de ce repos. En allant dans la direction de Saint-Quentin, nous traversons maintenant le secteur Somme-Est, puis nous entrons dans le secteur Aisne-Nord. Là nous verrons comment, jusque dans la zone de l’avant, les corps d’armée, sans cesser de combattre, trouvent le moyen d’organiser, autant que cela est possible, l’existence normale et le travail régulier des habitans qui ont eu le courage de rentrer dans leurs villages démolis ou incendiés.

Déjà dans la commune d’Ognolles, jonchée de ruines, 144 habitans sont revenus. On compte 438 retours à Ercheu, 240 à Esmery-Hallon, où 200 maisons furent incendiées par les Boches. Un comité américain a distribué aux rapatriés une première provision d’outils de jardinage : bêches, pioches, binettes, râteaux. 43 charrues, détériorées par l’ennemi, ont été réparées dans la forge civile de Saint-Sulpice et dans les ateliers militaires de Ham. 75 charrues ont été réparées, à Guiscard, par les maréchaux ferrans des régimens de cavalerie. Mais combien ces chiffres, témoignages certains d’une bonne volonté sans cesse en éveil, paraissent, hélas ! insuffisans, lorsqu’on regarde, à perte de vue, tous ces hectares à défricher…


L’ABRI

Autour de Saint-Simon.

— Voyez, me dit le commandant du secteur Aisne-Nord, voyez ce qu’ils ont fait de la plus belle exploitation agricole de la commune d’Aubigny.

Aubigny, commune champêtre, était justement fière des fortes bâtisses que ses habitans avaient alignées sur de larges routes, au milieu des belles prairies du Vermandois, à quinze kilomètres de Saint-Quentin. Pays d’herbages, Aubigny nourrissait des troupeaux nombreux. Les mémoires de la Société académique de Saint-Quentin nous apprennent qu’en 1844 une des fermes d’Aubigny possédait à elle seule 1 240 moutons. Les statistiques récentes devaient donner des chiffres à peu près aussi considérables, si l’on en juge d’après les dimensions des établissemens de M. Geneste, agriculteur-propriétaire à Aubigny. Ces établissemens, granges, écuries, hangars, disposés autour d’une maison d’habitation élégante et spacieuse, étaient construits en briques et en pierres. Ces pierres, ces briques, disjointes par la poussée des explosifs, ou brûlées par les liquides enflammés des incendiaires, ne sont plus qu’un amas de décombres, précipités au bord du chemin désert, dans la solitude et dans le silence du village, qui ressemblerait à une sorte de Pompéi rustique, s’il n’était ranimé, de temps en temps, par la présence d’une équipe de territoriaux, par la silhouette équestre de quelque gendarme en tournée ou par le rapide passage d’un motocycliste en liaison.

Toutefois, à travers l’éparpillement de ces ruines calcinées par le feu, encore toutes noires de fumée, on distingue ou l’on devine le plan, la disposition extérieure et l’aménagement intérieur de ce grand et beau logis où les Allemands n’ont pas laissé une poutre en place ni une muraille debout. Par ces traits épars, on reconstitue en imagination la vie agricole et pastorale qui faisait hier la prospérité de ce pays. cette ferme modèle était un agrandissement et, pour ainsi dire, une modernisation de la demeure habituelle des paysans de Picardie, telle qu’on peut l’observer en parcourant les vallées de la Bresle, de la Somme, de l’Authie, de la Canche, sur un espace qui a pour limites approximatives la lisière des forêts de Thiérache, les confins des pâturages normands, les bornes des charbonnages du Nord, du Pas-de-Calais et les bocages voisins de Boulogne-sur-Mer.

— Lorsqu’on rebâtira, sur toutes ces ruines, l’abri humain, me dit un de mes interlocuteurs, il faudra éviter avec soin d’adopter un type de construction uniforme, dessiné sur un papier administratif, dans les bureaux, loin d’ici, hors de la vue des lieux qu’il s’agit de repeupler par la réinstallation des exilés et des déportés. Ceux-ci tiendront d’autant plus à leurs particularités coutumières, à leurs traditions locales, à leurs habitudes de famille et de province, qu’ils auront souffert plus longtemps d’une cruelle nostalgie. Evitons qu’ils soient dépaysés dans leur propre pays. Certains projets, que l’on propose, çà et là, avec d’excellentes intentions, ne laissent pas d’inquiéter ceux qui ont étudié sur place les différens aspects d’un problème dont la solution exige autant de prudence que de hardiesse et non moins de psychologie que d’expertise en l’art de bâtir. La demeure de l’homme n’est pas seulement un gîte pour le corps humain. C’est un monument, humble ou magnifique, petit ou grand, riche ou pauvre, mais dont la forme est toujours modelée par l’idéal d’utilité ou de bonheur que conçoit, sous l’influence de la terre et du ciel, l’âme humaine en quête de travail et de repos. Il faudra, ici comme ailleurs, que les bâtisseurs des maisons neuves s’inspirent des nécessités locales qui, de siècle en siècle, ont maintenu les dispositions essentielles du logis rustique et du domaine agricole en pays picard. Ce pays, fertile en grains, a toujours exigé de vastes granges, surtout à l’époque où les moissonneurs d’ici n’avaient pas encore pris l’habitude d’amonceler les gerbes en meules dans les champs. Aussi voyons-nous que le plan naturel de la ferme picarde comporte toujours deux granges, dont les larges fenêtres à auvens donnent directement sur le chemin, afin de faciliter la rentrée des récoltes. La porte charretière est située entre ces deux granges. Les charrettes n’entrent dans la cour qu’après avoir été déchargées. On évite ainsi l’encombrement. Les étables sont d’ordinaire à droite de cette cour, les écuries à gauche, la maison d’habitation est au fond. Ainsi l’œil du maître ne perd jamais de vue le va-et-vient du personnel et du bétail. Les bêtes, qui coûtent cher, et dont la perte est une ruine, sont aisément surveillées. Pour le pansage des chevaux, pendant les journées sombres et brèves des hivers pluvieux, on n’a que deux ou trois pas à faire, dans la cour, le long des bâtimens, sur un trottoir qui est toujours sec, étant protégé par l’avancée d’un toit qui surplombe. Le jardin s’étend derrière la maison et se sépare des pâtures par une haie… C’est ainsi que, dans la ferme picarde, tout se tient et se touche. Il n’y a point d’espace perdu, ni de terrain négligé, ni de force gaspillée. C’est bien l’œuvre d’une race attachée à la terre, fidèle-au sol natal, patiente en ses entreprises, volontiers âpre au gain parce qu’elle est infatigable au labeur, et qui souffre tragiquement d’avoir vu le fruit de tout son travail accumulé périr dans les flammes et s’anéantir dans la plus stupide et la plus abominable destruction.

— Tenez, reprend le commandant, voici un autre exemple de Kultur germanique. Les Allemands avaient fait des semailles dans les champs d’Aubigny, de Dury, de Villers-Saint-Christophe. Ce qui prouve, soit dit en passant, qu’ils n’avaient pas l’intention de s’en aller si vite… Eh bien, regardez ce qu’ils ont fait, avant de partir, pour saboter la récolte.

On distingue très nettement, sur le sol, entre les épis, une balafre irrégulière qui écorche la glèbe. Ils ont manœuvré, en rond ou en zigzag, une charrue dont le soc a creusé cette profonde déchirure entre les sillons. Sabotage odieux et absurde, qui d’ailleurs n’empêche pas le commandant et ses hommes de faire la moisson et de mettre le blé en javelles, dans l’intervalle des batailles.

Ce n’est pas tout. Plusieurs maisons d’Aubigny ont été rebâties par la troupe. Des baraquemens ont été construits pour servir d’abri provisoire aux cent dix habitans qui sont revenus à leurs foyers. L’abreuvoir a été désinfecté, ce qui n’est pas une besogne facile, les équipes sanitaires étant souvent obligées de se munir de masques pour éviter l’asphyxie en procédant à l’assainissement de tout ce que les Allemands ont souillé de leurs immondices. Après qu’on eut pris cette précaution et d’autres mesures, non moins prophylactiques, l’école d’Aubigny a pu être rouverte, le 15 juillet, et recevoir une soixantaine d’enfans, y compris ceux de la commune de Villers-Saint-Christophe.

Cette commune, située à dix-sept kilomètres de Saint-Quentin, fait partie du district actuellement administré, avec le concours de l’autorité militaire, par M. le sous-préfet Dupin, Ce fonctionnaire très dévoué, très actif, aura fort à faire. Dans l’arrondissement de Saint-Quentin, on compte déjà 3 820 maisons entièrement détruites. Le chiffre de celles que l’on peut considérer comme réparables ne dépasse pas 314. Voilà de l’ouvrage pour les pouvoirs publics et pour l’initiative privée. On s’est mis au travail, très vaillamment, mais la tâche est immense.

— Voulez-vous des chiffres ? me dit M. Dupin, tirant de sa poche un carnet. Avant la guerre, le canton du Saint-Simon en Vermandois (lieu d’origine du célèbre auteur des Mémoires) comprenait une superficie de 11 564 hectares de terres cultivables. Aujourd’hui, le chiffre des hectares en état d’être ensemencés dans ce canton, est de 9 200. Dans le canton de Vermand, les communes de Fluquières, de Roupy, de Douchy, de Beauvois, de Foresre, de Germaine, d’Etreillers, de Francilly, d’Holnon, totalement ou partiellement ruinées, ont vu cependant revenir des travailleurs : 4 500 hectares, dans ce canton, sont rendus à la culture. Le canton de Moy peut cultiver 2700 hectares, répartis dans les communes d’Hinacourt, de Gibercourt, de Ly-Fontaine, de Benay, de Hemigny, Cerizy, Urvillers, Essigny-Ie-Grand.

Hélas ! tous ces jolis noms de villages français ne désignent plus que des monceaux de décombres ou des traînées de cendres. Les 147 habitans qui sont rentrés à Villers-Saint-Christophe ont trouvé leur mairie et leur maison d’école complètement brûlées. Il n’en reste plus que des amoncellemens de briques noircies. Tandis que je regarde ce décor funèbre, où maintenant il n’y a plus de vivant qu’un beau tilleul, plein d’oiseaux, le sous-préfet me raconte l’histoire de cette commune pendant l’occupation ennemie. Le fonctionnement des services de la mairie a été assuré, jusqu’à la rentrée du maire, M. Roussel (rapatrié le 10 juin), par une jeune femme, Mme Cochet, qui s’est acquittée de l’office de « mairesse » avec une intelligence et un zèle au-dessus de tout éloge.


Tugny-et-Pont, Jussy, Maucourt.

C’est ici l’endroit le plus ravagé de toute cette région malheureuse. La route s’allonge à travers un désert où nos soldats ont improvisé, çà et là, des gourbis, des « cagnas, » autour desquels ils essayent de faire pousser quelques plants de pommes de terre ou de haricots. Pas un arbre, pas un mur debout. Bray, Happencourt n’existent plus. Aussi n’est-on pas étonné de voir que cet endroit fut choisi, comme un lieu de prédilection, par la société anglaise des « Amis, » association d’ouvriers volontaires qui, sous la présidence de M. Edmund Harvey, se sont consacrés au soulagement des pauvres gens que l’invasion des barbares a laissés sans abri. Sur l’immense fronde bataille où fut gagnée la victoire de la Marne, les « Amis » ont déjà édifié plus de six cents maisons provisoires. Deux de ces hommes, admirablement bons et actifs, se sont fixés à Tugny-et-Pont, où ils travaillent présentement pour donner un gîte au maire de la commune.

Tugny et Pont sont deux villages qui ne forment qu’une seule localité, dans une vallée, entre la Somme et le canal de Saint-Quentin. Un port, sur ce canal, permettait aux nombreux agriculteurs de cette commune d’expédier facilement les produits de leur travail. Maintenant, les habitans sont partis, ne trouvant plus un toit pour s’abriter, autour de leur église minée et de leur cimetière profané. Les Allemands se sont acharnés particulièrement sur la propriété du maire, M. Goguel, dont ils ont cassé la vaisselle avant de faire sauter sa maison. Les « Amis » ont nettoyé un large espace, d’où ils ont soigneusement extrait les fragmens de porcelaine brisée, les morceaux de charpente, les éclats de pierre que l’explosion avait projetés de tous côtés. C’est sur cette aire, bien aplanie, qu’ils vont établir les fondemens bétonnés, ajuster les pièces de leur maison démontable. Pour le moment, ils sont les seuls habitans du village, avec quelques territoriaux, cantonnés dans les environs, et qui viennent, à l’occasion, leur donner fraternellement un coup de main. L’un des « Amis » que nous rencontrons parmi les ruines de Tugny, est un grand jeune homme au visage rasé de frais, aux yeux clairs et doux, au teint bruni par le soleil et par le vent. Les présentations sont vite faites. Il s’appelle M. Trow, son camarade se nomme M. Kobinson et nous donne tout de suite, comme lui, un solide shake hand. Tous deux sont en tenue de travail, nu-tête, les manches retroussées. Ils ont des bras musclés et nerveux, assouplis et durcis par l’habitude des sports et du travail. Et pourtant, ce ne sont pas des ouvriers professionnellement manuels. Les « Amis » se recrutent plutôt dans les professions libérales, parmi les intellectuels du Royaume-Uni. Ces honnêtes gens estiment que la plus belle forme de l’intelligence, c’est l’amitié.

De quel cœur ils travaillent pour procurer au maire de Tugny le moyen d’exercer ses fonctions municipales ! Ils ont voulu commencer par là. D’abord, la résurrection de la commune rurale, parce qu’elle est le prolongement de la famille, et parce que la réintégration du maire dans l’exercice régulier de sa magistrature paternelle fait revenir, par une conséquence très souvent constatée, les paysans fugitifs au pays abandonné.

— Rien de plus juste, observe un officier. Toutes les foi, s que le maire est rentré, surtout s’il ramène sa famille, les autres familles suivent le mouvement, et la commune se reconstitue par la vertu de l’exemple. A Hyencourt-le-Petit, dans le canton de Nesle, l’exemple du maire, qui est venu s’installer seul dans une cave de son ancienne demeure, a provoqué le retour d’une dizaine de ses compatriotes, qui maintenant réparent les murs troués, recouvrent les toitures avec des morceaux de tête ondulée, déblayent les jardins. L’armée encourage ces initiatives, et les comités de secours ont été sollicités de venir en aide à ces braves gens.

Flavy-le-Martel… On dirait qu’un cyclone a passé sur cette cité jadis prospère. Cinq usines sont complètement détruites. La plupart des maisons se sont écroulées dans les flammes.

A Jussy, destruction complète ordonnée par le grand état-major allemand. De cette cité ouvrière, agricole, industrielle, il ne restait pas pierre sur pierre, brique sur brique, lorsque nos troupes ont repris possession de ce terrain après le départ des Boches en retraite sur Saint-Quentin.

Sous la conduite d’un général qui a vu ses hommes au travail et qui est fier de les commander là comme au feu, nous admirons de tout cœur ce qu’a fait, en un court espace de temps, sur ce sol criblé de fissures, encombré de gravats, un régiment d’infanterie territoriale. Les pionniers de ce régiment ont dû procéder d’abord à un difficile travail de déblaiement. Grâce à leur infatigable patience, la grande route qui, venant de Soissons, passant par Montescourt-Lizerolles, Essigny-le-Grand, atteint les faubourgs de Saint-Quentin, est désormais ouverte au va-et-vient des automobiles de l’armée. Le long de celle roule, dans cette ville morte où pas un habitant n’est revenu, il y a déjà des maisons neuves prêtes à recueillir les exilés. N’ayant point de ciment, les soldats rebâtisseurs ont pétri de la terre glaise pour jointoyer leurs moellons et leurs parpaings. Ils ont ingénieusement arrangé des abris pour les chevaux. Ils ont dessiné des jardinets, établi même des installations hydrauliques, avec des appareils de distillation. Le général nous fait remarquer, en passant, une tonnelle sur une terrasse :

— C’est là, nous dit-il, que les sous-officiers d’un des bataillons de ce régiment prenaient leurs repas. Je l’ai inaugurée avec eux. Ils sont partis. Mais ils ont parfaitement appliqué le principe du général Lyautey : quand on arrive quelque part, s’y installer comme si on devait y rester toute sa vie.

Le Français, même lorsqu’il change volontairement de place, garde toujours la nostalgie de la stabilité. A plus forte raison est-il désireux de retrouver son coin de terre natale, lorsqu’il en a été chassé par la misère ou arraché par la violence. Dans certains villages, complètement détruits, les rapatriés préfèrent vivre au fond de leurs caves plutôt que de s’éloigner de leur cour, de leur jardin, de leur champ. L’armée s’occupe de procurer à ces proscrits que rien n’a pu déraciner, des baraquemens provisoires qu’ils pourront installer sur l’emplacement même du logis disparu.

Maucourt, dans le canton de Guiscard, nous montre des chalets tout neufs, dont les planches vernies brillent au soleil parmi les ruines. Ici l’autorité militaire a été puissamment aidée par une initiative qui prouve que, dans cet office d’assistance aux malheureux et de consolation des affligés, la meilleure solution est presque toujours découverte d’emblée par les lumières spéciales du cœur féminin. Mme Carraby, veuve du célèbre avocat, et sa fille, Mme la comtesse Jacques de Chabannes-La-Palice, ont formé le noble dessein de rendre aux pauvres gens de ce village aboli par l’ennemi le courage de travailler, et le goût de vivre, en leur donnant la satisfaction de retrouver leurs habitudes d’autrefois, le milieu familial et l’horizon accoutumé.

Une transition est ménagée entre les souvenirs d’hier et les espérances de demain. Aujourd’hui, l’exilé retrouve son petit domaine rustique. Il ne perd pas de vue les limites de son champ, de son jardin, de sa cour. A l’abri d’une maison de bois, solidement, élégamment montée, et qui fait songer à ces refuges où, sur les côtes battues par la tempête, on recueille les naufragés, il se repose, il se ressaisit, il se prépare aux jours meilleurs, il compte sur les saisons prochaines, réparatrices du passé…

Voici déjà, dans la lumière d’un été radieux, des enfans qui jouent parmi les fleurs. Adoptés par une tutelle aussi prévoyante qu’attentive et douce, ils ne sont plus orphelins. Rendus à.la mère-patrie, ils se sentent désormais, — et pour toujours, — sous la protection de la grande famille française.


LES AMES

Dans la journée du 10 février 1917, les habitans de Montescourt-Lizerolles, commune située à quatorze kilomètres de Saint-Quentin, reçurent l’ordre de se tenir prêts à être évacués pour une destination inconnue. Quelques instans à peine leurs étaient accordés pour faire leurs préparatifs, dire adieu à leur foyers et se munir des objets nécessaires à cette émigration forcée. La commune de Montescourt-Lizerolles avait été particulièrement éprouvée pendant tout le temps de l’occupation ennemie. Frappée d’une forte contribution sous un prétexte mensonger, livrée aux exactions et aux caprices d’un reître subalterne, nommé Ludwig et d’un certain baron von Gemmigen, elle avait été vaillamment défendue par son maire, M. Sébline, sénateur et conseiller général du département de l’Aisne.

Agé de soixante-dix ans, malade, pouvant d’ailleurs rester à Paris ou aller à Bordeaux pour y exercer son mandat de sénateur, M. Sébline jugea, dès le commencement de la guerre, que son département, son canton, sa commune, avaient besoin de lui, et que sa place était au milieu de ses compatriotes menacés par l’invasion. Donc, il revint à Montescourt-Lizerolles, « dans la pensée de se rendre utile en soutenant le courage des habitans[2]. »

Ayant généreusement élevé la voix pour soutenir les droits et les intérêts dont il avait la charge, M. Sébline fut emprisonné jusqu’au paiement de la contribution infligée à sa commune par l’exigence des envahisseurs. Le capitaine Ludwig, de Potsdam, commandant de place, lui dit, à ce propos :

— Je n’aurai égard ni à la situation, ni à l’âge, ni à la santé. Si vous continuez, je vous ferai fusiller. »

M. Sébline continua… Il continua de prodiguer aux pauvres gens de sa commune, dans toute la mesure de ses forces déclinantes, l’exemple de sa constance inébranlable et de son intrépide fermeté. Puisqu’on souffrait autour de lui, sa souffrance lui parut être l’accomplissement d’un devoir. Sa grande douleur, c’était d’assister, trop souvent impuissant, à des scènes de révoltante violence. Dès le mois d’octobre 1914, par ordre supérieur, la Kommandantur organisa l’enlèvement de tous les hommes qui semblaient en état de servir. Ces malheureux, empoignés brutalement dans leur domicile ou dans les champs, étaient enfermés dans une geôle et de la expédiés en Allemagne. Leurs femmes restèrent plus d’un an sans recevoir d’eux la moindre nouvelle,

À partir du mois de janvier 1917, surtout au moment où les Allemands virent échouer définitivement leurs manœuvres de paix, leur fureur se manifesta par toutes sortes de consignes, aussi féroces que stupides, exécutées avec une espèce d’automatisme machinal. Tous les arbres du jardin de M. Sébline furent abattus, et la Kommandantur prit plaisir à préparer sous ses yeux la mine qui devait faire sauter sa maison avec le reste du village.

Condamné à la déportation, au-delà du Rhin, au moment où il quitta sa demeure, quelques officiers allemands, debout sur le perron, ne purent s’empêcher de le saluer, la main à la casquette.

— Messieurs, dit-il, chacun sert sa patrie comme il le peut ; moi, j’offre à mon pays ma vie et mes souffrances. Vive la France !

Sa présence fut un réconfort pour les malheureux qui, courbés, trébuchant, frissonnant de froid et de faim, sous un ciel gris, piétinant la boue et la neige, suivaient en un long convoi, escortés par une double file de baïonnettes, le chemin de Flavy-le-Martel.

Ce fut la dernière journée d’une existence consacrée tout entière au bien public, et dont les momens suprêmes sont beaux et douloureux comme l’agonie d’un martyr. Les Allemands n’eurent pas honte de tourmenter jusqu’au bout ce vieillard mourant. Ils le forcèrent à rester, de dix heures du matin à sept heures du soir, en gare de Flavy-le-Martel, dans un wagon de marchandises, sur un banc de bois. La température était glaciale. Le malade avait froid, grelottait, ne se plaignait pas. Ainsi que Mme Sébline, qui voulut partager avec lui les affres de ce long supplice, il n’avait pu prendre aucun aliment depuis l’instant du départ. Enfin, par une nuit noire, le wagon où il se trouvait fut accroché à un train en partance. On stoppa en gare d’Aulnois. Ensuite le train fut refoulé à un kilomètre en arrière. Sommé de descendre et de franchir à pied cette distance, M. Sébline avait à peine fait dix pas qu’il tomba, sans que les quatre hommes qui l’escortaient, baïonnette au canon, lissent le moindre geste pour le relever. Une veuve qui habitait près du chemin de fer, avec son fils et son frère, le recueillit dans sa maison, malgré les soldats allemands qui disaient : « Pas de pitié !… Il marchera. » Il rendit aussitôt le dernier soupir. Avertis, le curé de la paroisse et le maire de la commune firent le nécessaire pour que le défunt eût des obsèques dignes de lui. Toute la population d’Aulnois y assista.


Je recueille ainsi d’admirables exemples de la résistance opposée par les populations picardes à l’envahisseur. De cette. résistance les exemples abondent, diversement probans, tous également dignes de remarque et de respect.

— A Quesmy, me dit un colonel qui a fait ses preuves dans les tranchées d’Alsace, l’institutrice, Mme Pellequair, restée seule au foyer, son mari étant au front, assure le fonctionnement des services de la mairie. Surveillant tout, réglant tout, défendant, autant qu’elle le peut, en toute rencontre, les intérêts de la commune et de ses infortunés habitans, elle tient tête à la Kommandantür, dont elle affronte et dédaigne doucement, intrépidement les menaces. Elle s’est acquittée de ses fonctions municipales, — fonctions dangereuses, comme vous savez, en pareil cas, — pendant plus de deux ans. Survient le moment du départ des Allemands, une retraite qu’elle a prévue par ses indices certains, et dont elle a noté soigneusement les préparatifs. Pendant les dernières heures de l’occupation, cette jeune femme, au risque de s’exposer à l’attention d’une police soupçonneuse, dont les représailles étaient toujours terribles, observe les mouvemens de l’ennemi, remarque la direction des troupes en marche, les emplacemens du matériel de guerre et les dispositions des batteries. De sorte que le chef du détachement français envové en reconnaissance et à la poursuite reçoit d’elle les plus précieux renseignemens. De pareils services civils et militaires méritaient bien une récompense, qu’elle a obtenue sur mon rapport. Nous avons profité de la présence d’un régiment cantonné à Quesmy pour remettre à cette vaillante française, devant la garde assemblée, la Croix de guerre, que son mari obtenait d’ailleurs, presque en même temps, sur le front.

— N’oublions pas, ajoute un capitaine, Mlle Dru, qui, dans la commune de Maucourt, a fait preuve du plus grand dévouement, et a fourni une active collaboration aux autorités militaires.

— Il y a aussi, ajoute un autre officier, l’institutrice de Lagny, Mlle Bourdon, qui a fait tout le ravitaillement civil de sa commune, et qui a sauvé les archives de la mairie.

Quoi de plus touchant que d’entendre ces hommes si braves parler ainsi des braves gens qu’ils ont retrouvés dans les régions libérées, et auxquels, étant bons connaisseurs en fait de courage, ils veulent rendre d’abord un hommage motivé ?


Maintenant il faut songer à l’avenir. Il sera d’autant plus consolant, que nous aurons travaillé davantage, dans le présent, à en préparer les bienfaits libérateurs. On a remarqué que les familles nombreuses sont les plus promptes à reprendre leur place sur le sol des régions dévastées. Elles deviennent des centres d’attraction. Leur présence ramène la vie dans le désert et rend la parole aux solitudes silencieuses. Pour leurs enfans, les écoles se sont rouvertes dans les communes de Suzoy, de Marest-Dampcourt, de Rethonvillers, de Marché-Allouarde, de Dury, d’Aubigny, de Grandru. L’armée a fourni des instituteurs militaires à plusieurs communes, notamment à Commenchon, dans le canton de Chauny, à Beaumont-en-Beine, à Ugny-le-Gay, à Caumont. Il faut que les écoles soient partout rouvertes, et qu’aussi les églises rebâties puissent offrir un refuge idéal aux âmes en détresse, un asile spirituel aux âmes encore tendres et neuves. Toutes ces pauvres âmes, violemment dispersées par les tourbillons d’une effroyable tempête, reviennent au nid, à tire d’aile, comme des oiseaux blessés. Pour elles, la fraternité française fonde des œuvres excellentes. La « Renaissance des foyers détruits par la guerre » vient d’étendre aux villages libérés de l’Oise, de la Somme et de l’Aisne le bienfait matériel et moral d’une action organisée depuis longtemps déjà dans les départemens de Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Le « Bon Gite » est une œuvre essentiellement rurale, qui se propose, en donnant du mobilier aux familles éprouvées, de faciliter et d’encourager le retour aux champs et la culture de la terre. Le Comité de l’ « Abri, » fondé en temps de paix pour distribuer des secours de loyer au moment du terme, a décidé, pendant la guerre, que les meubles fournis à l’œuvre pourront être emportés par les réfugiés au moment de leur retour aux foyers reconquis. Le « Secrétariat français des villages libérés, » les associations de « l’Aisne dévastée, » de « la Somme dévastée, » le Comité du « Village reconstitué » se sont mis à l’ouvrage, et travaillent de tout cœur à la tâche immense, avec le concours puissant de l’amitié américaine, qui n’a pas attendu l’alliance effective et l’union des armes sous les plis du drapeau tricolore et de la bannière étoilée, pour prodiguer, sur place, à nos compatriotes malheureux les touchans témoignages du plus ingénieux dévouement.

Ce qui est déjà fait, grâce à l’action concordante des pouvoirs publics et de l’initiative privée a donné de bons résultats. Ce qui reste à faire par le moyen des secours matériels, et aussi par l’aide morale, par le réconfort, par la consolation, exige un effort infatigable et un zèle sans limites. Le sort de la France envahie aura des répercussions dans toute la France. Si les rapatriés ne pouvaient pas s’enraciner de nouveau à la terre natale, cette terre deviendrait une lande inculte, et les déracinés iraient porter à l’intérieur du territoire français l’amertume de leur mécontentement et des fermens de désordre. La question nationale et la question sociale sont inséparables dans ce drame dont le dénouement dépendra du retour de chacun au foyer par des étapes dont voici la suite naturelle : installation dans des abris provisoires ; ameublement sommaire ; fourniture d’outils agricoles ; assainissement des puits et des fontaines ; enlèvement des projectiles enfouis dans les champs ; recherche des limites de la propriété et du droit de chacun[3] ; apport de la main-d’œuvre, avances faites aux éprouvés en attendant la liquidation des indemnités prévues ; reconstruction des maisons ; reconstitution des familles et des communes autour de l’église, de l’école, de la mairie.

L’armée a donné l’exemple, avec les moyens dont elle dispose et dans toute la mesure où peut agir une armée en campagne. D’accord avec les autorités civiles, dont elle prépare et favorise partout le rétablissement d’un régime régulier, elle a formé les cadres d’une organisation vivante où peuvent se coordonner tous les efforts et toutes les initiatives de ceux, de celles qu’anime le généreux désir de collaborer à la grande œuvre de résurrection et de renaissance où se dessinent déjà, malgré les deuils et au-dessus des ruines, les traits immortels de la France de demain.


GASTON DESCHAMPS.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Déposition faite, le 25 juillet 1917, par Mme Sébline. Le procès-verbal de cette déposition nous a été communiqué par M. Georges Payelle, premier président de la Cour des comptes, président de la Commission d’enquête instituée par décret du 23 septembre 1914 en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens.
  3. A Frénèches, Sermaize, Frétoy-le-Château, Crisolles, Lassigny, Avricourt Candor, Margny-aux-Cerises, etc., l’état civil et le cadastre ont disparu.