Aux Mânes de Diderot
Aux Mânes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. xiii-xix).


AUX MÂNES
DE DIDEROT


Ô Diderot ! que de jours se sont écoulés déjà depuis que ton génie s’est éteint, depuis que l’obscurité de la tombe a couvert ta cendre inanimée ! et de tant d’amis à qui tu consacras tes veilles, à qui tu prodiguais et les ressources de ton talent et les richesses de ton imagination, aucun ne s’est encore occupé à t’élever un monument digne de la reconnaissance que te doivent l’amitié, ton siècle et l’avenir !

Quel est l’homme de lettres cependant dont l’éloge puisse être plus intéressant à transmettre à la postérité ? Il est vrai qu’il ne fit aucune découverte qui ait agrandi la sphère de nos connaissances, peut-être même n’a-t-il laissé après lui aucun ouvrage qui seul puisse le placer au premier rang de nos orateurs, de nos philosophes, de nos poëtes ; mais j’ose en appeler à tous ceux qui, capables de l’apprécier, eurent le bonheur de le connaître, en fut-il moins un des phénomènes les plus étonnants de la puissance de l’esprit et du génie ?

S’il est des hommes dont il importe à la gloire de l’esprit humain de conserver un souvenir fidèle, ce sont ceux qui eurent des droits réels à l’estime, à l’admiration publique, mais à qui des circonstances particulières, je ne sais quelle fatalité attachée à leur destinée, n’ont jamais permis de développer toute la force, toute l’étendue de leurs facultés. Quel éloge de Virgile pourrait ajouter encore à l’idée que nous en a laissée l’Énèide ? quel éloge de Racine à l’idée que nous en donne Phèdre ou Athalie ? Mais combien de sages également révérés et du siècle qui les vit naître et des siècles qui lui ont succédé, dont la mémoire eût été perdue pour nous, si elle n’avait pas été consacrée par les hommages de leurs contemporains !

Ce n’est point ton éloge, ô Diderot ! que j’ose entreprendre : à peine mes faibles talents osent-ils se flatter de rassembler ici quelques fleurs dignes de parer ton urne funéraire. Mais moi aussi j’eus souvent le bonheur d’approcher le modeste asile où tu t’étais renfermé ; mais moi aussi j’ai partagé souvent les dons précieux que ton génie répandait autour de toi avec un abandon si facile et si généreux, avec une chaleur si douce et si intéressante. Ce n’est point dans de vaines louanges que s’épanchera ma reconnaissance ; mais j’essayerai du moins d’exprimer ce que j’ai vu, ce que j’ai senti, et ceux de tes amis qui verront cette faible esquisse y trouveront peut-être quelques traits de ton image fidèlement rendus.



L’artiste qui aurait cherché l’idéal de la tête d’Aristote ou de Platon eût difficilement rencontré une tête moderne plus digne de ses études que celle de Diderot. Son front large, découvert et mollement arrondi, portait l’empreinte imposante d’un esprit vaste, lumineux et fécond. Le grand physionomiste Lavater croyait y reconnaître quelques traces d’un caractère timide, peu entreprenant, et cet aperçu, formé seulement d’après les portraits qu’il en a pu voir, nous a toujours paru d’un observateur très fin. Son nez était d’une beauté mâle ; le contour de la paupière supérieure plein de délicatesse, l’expression habituelle de ses yeux sensible et douce ; mais lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les trouvait étincelants de feu ; sa bouche respirait un mélange intéressant de finesse, de grâce et de bonhomie. Quelque nonchalance qu’eût d’ailleurs son maintien, il y avait naturellement dans le port de sa tête, et surtout dès qu’il parlait avec action, beaucoup de noblesse, d’énergie et de dignité. Il semble que l’enthousiasme fût devenu la manière d’être la plus naturelle de sa voix, de son âme, de tous ses traits. Dans une situation d’esprit froide et paisible on pouvait souvent lui trouver de la contrainte, de la gaucherie, de la timidité, même une sorte d’affectation ; il n’était vraiment Diderot, il n’était vraiment lui que lorsque sa pensée l’avait transporté hors de lui-même.

Pour prendre quelque idée de l’étendue et de la fécondité de son esprit, ne suffit-il pas de jeter un coup d’œil rapide, je ne dis pas sur tout ce qu’il a fait, mais sur les seuls ouvrages que le public connaît de lui[1] ? Le même homme qui conçut le projet du plus beau monument qu’aucun siècle ait jamais élevé à la gloire et à l’instruction du genre humain, qui en exécuta lui-même une grande partie, a fait deux pièces de théâtre d’un genre absolument neuf, et auxquelles le goût le plus sévère ne saurait disputer au moins de grands effets dramatiques, un style plein de chaleur et de passion ; le même homme à qui nous devons tant de morceaux de la métaphysique la plus subtile dans ses Lettres sur les aveugles, sur les sourds et muets, dans ses Pensées philosophiques, dans son Interprétation de la nature, dans cette foule d’articles qu’il a fournis à l’Encyclopédie sur l’histoire de la philosophie ancienne, le même a fait la description la plus claire, la plus exacte et la plus détaillée qu’on eût encore faite avant lui de tous nos arts, de tous nos métiers. Personne n’ignore sans doute combien ce travail a été perfectionné depuis ; mais peut-on oublier qu’avant Diderot l’on n’avait pas écrit sur cet objet important une page qui pût se lire ? Le même homme qui nous a laissé tant d’ouvrages pleins de connaissances, de philosophie et d’érudition, même un recueil d’opuscules mathématiques que j’ai souvent entendu citer avec éloge au premier de nos géomètres, a fait encore des contes, des romans, il en a fait un surtout plein d’originalité, de verve et de folie ; et c’est par un des meilleurs livres de morale qui existe dans notre langue, son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, qu’il s’est plu à terminer utilement sa carrière littéraire.

Si l’on pense que tant d’ouvrages, et des ouvrages d’un genre si différent, sont d’un homme qui longtemps ne put donner à leur composition que le temps dont il n’avait pas besoin pour s’assurer sa propre subsistance et celle de sa famille, qui dans la suite ne leur donna que le peu d’instants que lui laissaient l’importunité des étrangers, l’indiscrétion de ses amis, et surtout l’extrême insouciance de son caractère, on avouera sans doute que peu d’êtres furent doués d’un esprit plus vaste, d’une facilité de talents plus rare et plus féconde[2].

Le génie de Diderot ressemblait à ces fils de famille qui, nés et élevés au sein de la plus grande opulence, croient le fonds de leurs richesses inépuisable, et ne mettent par conséquent aucune borne à leurs fantaisies, aucun ordre dans leur dépense. À quel degré de supériorité ce génie ne se fût-il pas élevé ; à quelle entreprise ses forces n’auraient-elles pas pu suffire, s’il les avait dirigées vers un seul objet, s’il eût seulement réservé pour la perfection de ses propres ouvrages le temps, les efforts qu’il prodiguait sans cesse à quiconque venait réclamer le secours de ses conseils ou de ses lumières ! Ce qu’il n’avait fait d’abord que par bonhomie, par habitude, par je ne sais quel entraînement de caractère, il le fit ensuite par nécessité, par principe ; et voici comment sous ce rapport il s’est peint très naïvement lui-même : « On ne me vole point ma vie, dit-il, je la donne ; et qu’ai-je de mieux à faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ?… Le point important n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par moi, mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant même ou par un homme de bien… On ne me louera, j’en conviens, ni dans ce moment où je suis, ni quand je ne serai plus, mais je m’en estimerai moi-même, et l’on m’en aimera davantage. Ce n’est point un mauvais échange que celui de la bienfaisance dont la récompense est sûre, contre de la célébrité qu’on n’obtient pas toujours, et qu’on n’obtient jamais sans inconvénient… Peut-être m’en imposé-je par des raisons spécieuses, et ne suis-je prodigue de mon temps que par le peu de cas que j’en fais ; je ne dissipe que la chose que je méprise ; on me la demande comme rien, et je l’accorde de même[3]. » (Ne pourrait-on pas prendre ce qu’il ajoute pour un remords échappé à la conscience de l’homme de lettres ?) « Il faut bien que cela soit ainsi, puisque je blâmerais en d’autres ce que j’approuve en moi. »

Les circonstances, les habitudes de la vie que ces circonstances nécessitent, ont sans doute une grande influence sur le caractère, l’étendue ou les bornes de nos facultés ; mais la nature les a souvent modifiées elle-même d’une manière toute particulière, et c’est en vain qu’on voudrait chercher à ces singularités quelque autre origine. S’il y eut jamais une capacité d’esprit propre à recevoir et à féconder toutes les idées que peuvent embrasser les connaissances humaines, ce fut celle de Diderot ; c’était la tête la plus naturellement encyclopédique qui ait peut-être jamais existé ; métaphysique subtile, calcul profond, recherche d’érudition, conception poétique, goût des arts et de l’antiquité, quelque divers que fussent tous ces objets, son attention s’y attachait avec la même énergie, avec le même intérêt, avec la même facilité ; mais ces pensées le passionnaient tour à tour si vivement, qu’elles semblaient plutôt s’emparer de son esprit, que son esprit ne semblait s’emparer d’elles. Ses idées étaient plus fortes que lui, elles l’entraînaient, pour ainsi dire, sans qu’il lui fût possible ni d’arrêter ni de régler leur mouvement.

Quand je me rappelle le souvenir de Diderot, l’immense variété de ses idées, l’étonnante multiplicité de ses connaissances, l’élan rapide, la chaleur, le tumulte impétueux de son imagination, tout le charme, et tout le désordre de ses entretiens, j’ose comparer son âme à la nature, telle qu’il la voyait lui-même, riche, fertile, abondante en germes de toute espèce, douce et sauvage, simple et majestueuse, bonne et sublime, mais sans aucun principe dominant, sans maître et sans Dieu.

Je ne suis point disposé à m’affliger ici sur l’incrédulité de mon siècle : la superstition a fait tant de mal aux hommes, qu’il faut bien remercier la raison d’être enfin parvenue à en briser le joug ; mais quelque volontiers que je pardonne à tous les hommes de ne rien croire, je pense qu’il eût été fort à désirer pour la réputation de Diderot, peut-être même pour l’honneur de son siècle, qu’il n’eût point été athée, ou qu’il l’eût été avec moins de zèle. La guerre opiniâtre qu’il se crut obligé de faire à Dieu lui fit perdre les moments les plus précieux de sa vie, le détourna souvent de la culture des lettres et des arts, lui fit négliger surtout le talent qui semblait devoir lui assurer le plus de renommée. Il s’était fait philosophe, la nature l’avait destiné à être orateur ou poëte ; qui nous assurera même qu’en d’autres temps, en d’autres circonstances, elle n’eût encore mieux réussi à en faire un Père de l’Église ? Il n’aurait pas été moins propre à marcher sur les traces de Luther ou de Calvin, s’il eût été capable d’une conduite plus soutenue, ou s’il n’avait pas eu dans le caractère presque autant de faiblesse qu’il avait dans l’esprit de force et de fermeté.

Toutes les vertus, toutes les qualités estimables qui n’exigent pas une grande suite dans les idées, une grande constance dans les affections, étaient naturelles à Diderot. Il avait l’habitude de s’oublier lui-même, comme la plupart des hommes ont celle de ne penser qu’à eux. Il se plaisait à se rendre utile aux autres, comme on se plaît à un exercice agréable et salutaire. Toute la finesse, toute l’activité d’esprit que l’on emploie ordinairement à faire sa propre fortune, il l’employait à obliger le premier venu, souvent même il se permettait de passer la mesure nécessaire ; une intrigue bien compliquée, lorsqu’il la croyait propre à le conduire à ce but, prêtait un nouvel intérêt au plaisir qu’il avait de rendre service. Timide et maladroit pour son propre compte, il ne l’était presque jamais pour celui des autres. Est-il bon ? Est-il méchant ? c’est le titre d’une petite comédie où il voulut se peindre lui-même. Il avait en effet plus de douceur que de véritable bonté, quelquefois la malice et le courroux d’un enfant, mais surtout un fonds de bonhomie inépuisable.

C’est de la meilleure foi du monde qu’il se sentait porté à aimer tous ses semblables jusqu’à ce qu’il eût de fortes raisons de les mépriser ou de les haïr ; lorsqu’il avait même de trop justes motifs de s’en plaindre, il courait encore grand risque de l’oublier. Il fallait bien que cela fût ainsi, puisque toutes les fois qu’il se croyait sérieusement engagé à s’en souvenir, il s’était imposé la loi d’en prendre note sur des tablettes qu’il avait consacrées à cet usage ; mais ces tablettes demeuraient cachées dans un coin de son secrétaire, et la fantaisie de consulter ce singulier dépôt le tourmentait rarement ; je ne l’ai vu y recourir qu’une seule fois pour me raconter les torts qu’avait eus avec lui le malheureux Jean-Jacques.

Diderot conversait bien moins avec les hommes qu’il ne conversait avec ses propres idées. Défenseur passionné du matérialisme, on peut dire qu’il n’en était pas moins l’idéaliste le plus décidé quant à sa manière de sentir et d’exister ; il l’était malgré lui par l’ascendant invincible de son caractère et de son imagination. Le plus grand attrait qu’eût pour lui la société où il vivait habituellement, c’est qu’elle était le seul théâtre où son génie pût se livrer à sa fougue naturelle et se déployer tout entier. Lorsque l’âge eut refroidi sa tête, la société parut lui devenir assez indifférente ; souvent même il y trouvait plus de peine que de plaisir, et rentrait avec délice dans sa retraite. Ses livres, qui servirent de prétexte aux bienfaits de Catherine II, et dont elle lui avait assuré la jouissance avec tant de grâce et de bonté, ses livres, quelques promenades solitaires, une causerie très intime, surtout celle de sa fille, devinrent alors ses délassements les plus doux. Cette fille, si tendrement chérie et si digne de l’être, fut jusqu’au dernier moment le charme et la consolation de sa vie ; elle lui a fait supporter avec une patience, avec une douceur inaltérable les longues douleurs et le pénible ennui d’une maladie dont il avait prévu depuis longtemps le terme sans crainte et sans faiblesse.



  1. Nous n’avons point parlé de ses premiers essais, de sa traduction du Traité de mylord Shaftesbury du mérite et de la vertu, de celle de l’Histoire grecque de Stanyan, du Dictionnaire de médecine, etc. ; nous ne ferons qu’indiquer ici une partie des ouvrages qu’il a laissés en manuscrit. Son Jacques le Fataliste et sa Religieuse sont deux romans, dont le premier offre une grande variété de traits et d’idées sous une forme tout à la fois simple, neuve et originale ; l’autre un grand tableau, plein d’âme et de passion, de la touche la plus pure, et dont l’objet moral est d’autant plus frappant que l’auteur l’a su cacher avec une adresse extrême ; c’est en dernier résultat la satire la plus terrible des désordres de la vie monastique, et l’on ne trouve pas dans tout l’ouvrage un seul mot qui semble aller directement à ce but. Son Supplément au Voyage de M. de Bougainville, ses Entretiens sur l’origine des êtres, plusieurs autres Dialogues sur différentes questions de morale et de métaphysique prouvent avec quel naturel il savait allier aux discussions les plus abstraites tous les charmes de l’imagination la plus vive et la plus brillante. Le discours du chef des Otaïtiens dans le Supplément au Voyage de M. de Bougainville, est un des plus beaux morceaux d’éloquence sauvage qui existent en aucune langue. Le Plan d’une Université qui lui avait été demandé par l’impératrice de Russie, et ses réflexions sur le dernier ouvrage de M. Helvétius, sont de tous ses écrits peut-être ceux où l’on trouvera le plus de méthode et de raison ; il y a dans le premier surtout prodigieusement de connaissances et de savoir. Ses Salons ou ses critiques de différentes expositions des tableaux au Louvre ne satisferont pas sans doute la plupart de nos artistes ; mais qui a jamais parlé des arts et du vrai talent avec une sensibilité plus douce, avec un enthousiasme plus sublime ? À travers une foule de jugements qui peuvent n’appartenir qu’à une imagination prévenue ou exaltée, que de vues nouvelles ! que d’observations également justes, fines et profondes ! (Note de Meister.)
  2. L’éloquente Apologie de l’abbé de Prades, un des meilleurs écrits polémiques qui ait paru dans ce siècle, fut l’ouvrage de quelques jours ; le sublime Éloge de Richardson, celui d’une matinée ; à peine employa-t-il une quinzaine à faire les Bijoux indiscrets. (Note de Meister.)
  3. C’est ce qui soutenait son courage et sa patience pendant les deux années entières qu’il s’est occupé presque uniquement de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes. Qui ne sait aujourd’hui que près d’un tiers de ce grand ouvrage lui appartient ? Nous lui en avons vu composer une bonne partie sous nos yeux. Lui-même était souvent effrayé de la hardiesse avec laquelle il faisait parler son ami : Mais qui, lui disait-il, osera signer cela ? — Moi, lui répondait l’abbé, moi, vous dis-je : allez toujours. Quel est encore l’homme de lettres qui ne reconnaisse facilement et dans le livre de l’Esprit et dans le Système de la nature toutes les belles pages qui sont, qui ne peuvent être que de Diderot ?… Si nous entreprenions de faire une énumération plus complète, nous risquerions de nommer trop d’ingrats, et ce serait affliger les mânes que nous voulons honorer. (Note de Meister.)