Aux Mânes de Diderot
Aux Mânes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. xxi-xxiii).
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NOTE 2.


Pour compléter autant que possible, sans entrer dans la reproduction de détails trop fragmentaires, le portrait de Diderot, nous croyons devoir donner ici le récit fait par Garat d’une entrevue qu’il eut, peut-être à la Chevrette, avec le philosophe et dont rit beaucoup celui-ci lorsqu’il le vit imprimé dans le Mercure (1779). Cette pièce a été publiée de nouveau en 1814 dans les Révélations indiscrètes du xviiie siècle, compilation curieuse d’Auguis, où se trouvent plusieurs morceaux, alors inédits, de Diderot.

« Il y a quelque temps qu’il m’a pris, comme à tant d’autres, le besoin de mettre du noir sur du blanc, ce qu’on appelle faire un livre. Je cherchai la solitude pour mieux recueillir et méditer toutes mes rêveries. Un ami me prêta un appartement dans une maison charmante et dans une campagne qui pouvait rendre poëte ou philosophe celui qui était fait pour en sentir les beautés. À peine j’y suis que j’apprends que M. Diderot couche à côté de moi, dans un appartement de la même maison. Je n’exagère rien, le cœur me battit avec violence, et j’oubliai tous mes projets de prose et de vers pour ne songer plus qu’à voir le grand homme dont j’avais tant de fois admiré le génie. J’entre, avec le jour, dans son appartement, et il ne paraît pas plus surpris de me voir que de revoir le jour. Il m’épargne la peine de lui balbutier gauchement le motif de ma visite. Il le devine apparemment au grand air d’admiration dont je devais être tout saisi. Il m’épargne également les longs détours d’une conversation qu’il fallait absolument amener aux vers et à la prose. À peine il en est question, il se lève, ses yeux se fixent sur moi, et il est très clair qu’il ne me voit plus du tout. Il commence à parler, mais d’abord si bas et si vite, que, quoique je sois auprès de lui, quoique je le touche, j’ai peine à l’entendre et à le suivre. Je vois dans l’instant que tout mon rôle dans cette scène doit se borner à l’admirer en silence : et ce parti ne me coûte pas à prendre. Peu à peu sa voix s’élève et devient distincte et sonore ; il était d’abord presque immobile ; ses gestes deviennent fréquents et animés. Il ne m’a jamais vu que dans ce moment ; et lorsque nous sommes debout, il m’environne de ses bras ; lorsque nous sommes assis, il frappe sur ma cuisse comme si elle était à lui. Si les liaisons rapides et légères de son discours amènent le mot de lois, il me fait un plan de législation ; si elles amènent le mot théâtre, il me donne à choisir entre cinq ou six plans de drames et de tragédies. À propos des tableaux qu’il est nécessaire de mettre sur le théâtre, où l’on doit voir des scènes et non pas entendre des dialogues, il se rappelle que Tacite est le plus grand peintre de l’antiquité et il me récite ou me traduit les Annales et les Histoires. Mais combien il est affreux que les barbares aient enseveli sous les ruines des chefs-d’œuvre de l’architecture un si grand nombre de chefs-d’œuvre de Tacite ! Là-dessus il s’attendrit sur la perte de tant de beautés qu’il regrette et qu’il pleure comme s’il les avait connues ; du moins encore si les monuments qu’on a déterrés dans les fouilles d’Herculanum pouvaient dérouler quelques livres des Histoires ou des Annales ! et cette espérance le transporte de joie. Mais combien de fois des mains ignorantes ont détruit, en les rendant au jour, des chefs-d’œuvre qui se conservaient dans les tombeaux ! Et là-dessus il disserte comme un ingénieur italien sur les moyens de faire des fouilles d’une manière prudente et heureuse. Promenant alors son imagination sur les ruines de l’antique Italie, il se rappelle comment les arts, le goût et la politesse d’Athènes avaient adouci les vertus terribles des conquérants du monde. Il se transporte aux jours heureux des Lelius et des Scipions, où même les nations vaincues assistaient avec plaisir aux triomphes des victoires qu’on avait remportées sur elles. Il me joue une scène entière de Térence ; il chante presque plusieurs chansons d’Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une chanson pleine de grâce et d’esprit, qu’il a faite lui-même en impromptu dans un souper et par me réciter une comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exemplaire pour s’épargner la peine de la copier. Beaucoup de monde entre alors dans son appartement. Le bruit des chaises qu’on avance et qu’on recule le fait sortir de son enthousiasme et de son monologue. Il me distingue au milieu de la compagnie et il vient à moi comme à quelqu’un que l’on retrouve après l’avoir vu autrefois avec plaisir. Il se souvient encore que nous avons dit ensemble des choses très intéressantes sur les lois, sur les drames et sur l’histoire ; il a connu qu’il y avait beaucoup à gagner dans ma conversation. Il m’engage à cultiver une liaison dont il a senti tout le prix. En nous séparant, il me donne deux baisers sur le front et arrache sa main de la mienne avec une douleur véritable. »

Lorsque Diderot lut cette esquisse légèrement et agréablement caricaturale, il se borna à dire : « On sera tenté de me prendre pour une espèce d’original ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce donc un si grand défaut que d’avoir pu conserver, en s’agitant sans cesse dans la société, quelques vestiges de la nature, et de se distinguer par quelques côtés anguleux de la multitude de ces uniformes et plats galets qui foisonnent sur toutes les plages ? »

Diderot tient une grande place dans les Mémoires du temps ; nous pourrions indéfiniment multiplier à son sujet ces extraits, qui se ressemblent en général beaucoup plus que les portraits peints, gravés ou sculptés qu’on a faits de sa figure ; nous préférons nous arrêter avant de lasser le lecteur[1]. Nous regretterions cependant de ne pas lui donner le jugement porté sur le philosophe par J.-J. Rousseau, qui l’avait bien vu et avait pu l’apprécier avant de céder à l’impulsion de cet amour-propre maladif qui lui fit perdre successivement tous ses amis et qui le perdit finalement lui-même. Ce jugement peut résumer tout ce qu’on a dit et tout ce qu’on dira sur Diderot.

« Les formes de M. Diderot, dit Rousseau, ont étonné ce siècle qui en a d’autres et c’est ce qui lui a fait autant de détracteurs que d’admirateurs. Mais chaque siècle change de formes et les hommes ne changent point de raison. Au bout de quelques siècles, les formes qui se sont détruites les unes par les autres, sont comptées pour très peu de chose et l’on ne fait entrer dans les jugements que les idées dont les auteurs ont enrichi l’esprit humain. Lorsque M. Diderot sera à cette distance du moment où il aura vécu, cet homme paraîtra un homme prodigieux. On regardera de loin cette tête universelle avec une admiration mêlée d’étonnement, comme nous regardons aujourd’hui la tête des Platon et des Aristote. »



  1. De ces portraits nous regrettons un surtout ; celui de Diderot, par la princesse Daschkow. Il sera réuni plus loin à celui de la princesse Daschkow, par Diderot.