Aux Indes par terre à travers le Pamir

Aux Indes par terre à travers le Pamir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 601-631).
AUX INDES
PAR TERRE
A TRAVERS LE PAMIR

L’Asie centrale, que nous venons de parcourir pour la seconde fois, a toujours exercé sur nous une grande attraction. Cela s’explique. cette région de la terre est faite de contrastes : on y trouve dans les déserts les plus affreux des oasis d’une fertilité grande ; on s’y heurte à des villes retentissant des bruits agréables de la vie au sortir des solitudes que la profondeur du silence grandit en quelque sorte ; le voyageur, dont la bouche est amère encore de l’eau saumâtre puisée aux citernes de la steppe aride, rencontre soudain des fleuves ayant l’allure majestueuse de mers qui s’en vont et où il boit la meilleure eau du monde ; après avoir parcouru des plaines infinies, il arrive au pied de montagnes dont l’œil peut à peine découvrir les cimes qui se cachent dans les hauteurs du ciel. S’il a le courage de franchir cette barrière, en grimpant des sentiers difficiles, il se trouve au milieu d’un océan de montagnes d’où il craint de ne pouvoir sortir, et s’il monte et descend des semaines, des mois de suite, n’apercevant du ciel parfois qu’un tout petit coin bleu, s’il se dirige du côté où le soleil se dresse chaque matin, il finit par aboutir à un pays où les cours d’eau abondent, où des hommes nus cultivent, avec des animaux énormes, des terres d’une richesse incroyable.

Ce qui ajoute à l’intérêt qu’on peut éprouver à regarder un pays dont la configuration est bizarre, c’est qu’il est habité par les races les plus diverses, que l’on croit que nous-mêmes y avons encore des arrière-petits-cousins, et qu’il court l’opinion parmi les hommes de science que les premiers des humains ont ressenti dans ce pays leurs premiers besoins, leurs premières impressions, et que de là sont partis pour l’Occident nos arrière-grands-pères emportant en leur cervelle une certaine faculté de langage, des croyances, des aptitudes qu’ils ont semées chemin faisant et qu’on pourrait suivre à la trace pour ainsi dire à travers le monde.

Ajoutez que l’Asie centrale a un passé des plus glorieux ; nous entendons par là qu’elle a été traversée par le conquérant le plus illustre de l’antiquité, par le plus grand des Mogols, qu’elle a donné le jour à un boiteux terrible qui fit trembler l’Europe. Il était intéressant de voir la disposition de l’arène où de tels guerriers avaient évolué, et de suivre la piste de leurs armées ; il était intéressant d’examiner ce qu’il restait de leur œuvre et ce qu’étaient devenus les ouvriers avec lesquels ils avaient exécuté de si grandes choses.

En allant voir ce qu’il restait du passé en Asie et ce qu’étaient devenus les auteurs de grandes choses, nous avons eu le spectacle de deux peuples occupés à une œuvre grandiose.

Nous avons vu des villes naître, grandir en quelques semaines, se peupler en un clin d’œil ; une voie ferrée construite avec des peines inouïes sous un climat terrible, et tracée dans le désert avec une rapidité telle, qu’on la voyait s’allonger et arriver sur les cités presque aussi aisément qu’une rivière rendue à son ancien lit reprendrait son cours habituel.

Puis, c’étaient des vaincus de la veille, enrégimentés et menés au combat par leurs vainqueurs contre des ennemis héréditaires, versant leur sueur après le sang, pour aider leurs maîtres à créer plus vite cette route qui allait lier les conquêtes anciennes aux nouvelles. Et les vaincus traités d’abord avec une vigueur inexorable, puis avec bonté, s’étonnant de trouver si doux le contact des nouveau-venus, se rassurant sur l’avenir et oubliant leurs défaites ; assemblés par milliers un jour de fête, ils mêlaient leurs cris « d’Allah ! » aux « hurrahs » de ceux qu’ils avaient sabrés et qui maintenant leur tendaient la main.

Dans les anciennes conquêtes, nous trouvions de grandes villes peuplées par les émigrans de la race des vainqueurs, des gens du Volga, du Dnieper cultivant des terres, chantant dans des villages sur le seuil des portes. Nous constations les relations amicales entre les indigènes et leurs maîtres, les uns prenant part aux fêtes de famille des autres, les enfans à casquette jouant avec les enfans coiffés du turban. Nous avons vu partout les effets de la douceur et de la patience des Slaves et jusqu’à leurs défauts d’Occident leur servir comme des qualités en Orient. Nous avons assisté à l’expansion d’un peuple versant sur l’Orient son trop-plein de force, d’un peuple qui s’épand quelquefois lentement, quelquefois déferle avec la brutalité d’un mascaret, mais qui jamais ne recule, mais qui prend racine, car il tient ces terres éloignées pour le prolongement de la Russie.

Et, s’en allant préparer le canal à cette inondation, nous avons vu sur les routes poussiéreuses des soldats vigoureux, sobres, infatigables, disciplinés, marchant d’un pas souple au son d’accordéons et de balalaïkas dont les accords nous semblent autrement belliqueux que ceux de la lyre. Ces soldats, qui paraissent nés pour les guerres d’Asie, reconstituent, d’Occident en Orient, l’empire mogol sur des bases plus solides ; ils font, à l’envers, à peu près les mêmes étapes que ceux qui partirent de Karakoroum, et ils retrouvent les logemens préparés par les fourriers de Djenghis-Khan. Nous ne voyons pas ce qui arrêtera un peuple dont les sources d’énergie et d’action grandissent chaque jour avec le chiffre de sa population, et à mesure qu’il prend confiance dans ses forces et qu’il apprend à s’en servir. Ajoutez qu’il ne les dissémine pas plus qu’un arbre laissant tomber ses fruits et semant ses graines, et qu’il porte toujours plus loin la même frontière, pour ainsi dire, par l’effet de la poussée irrésistible d’une sève intérieure.

Cela inquiète extrêmement ceux que nous avons trouvés de l’autre côté du plus énorme massif de montagnes. Ils n’ont pas la sécurité de ceux qui descendent d’Occident la pente historique menant aux contrées qu’ils gouvernent. Ils n’ont pas la même confiance dans l’avenir, la même insouciance du lendemain.

Les Anglais s’efforcent de reculer l’instant où il leur faudra jouer une partie dont ils paient les enjeux. Nulle faute ne leur est permise, et ceux qui tiennent le gouvernail ont l’oreille tendue, l’œil ouvert, un rien les inquiète. Ils déploient une volonté, une intelligence, une activité admirables. Permettez, lecteur, une comparaison faite sans malveillance ; rappelez-vous ce prestidigitateur chinois qui, à lui seul, faisait tourner vingt assiettes courant de l’une à l’autre, les surveillant toutes et entretenant la rotation par un miracle d’adresse. Ainsi font, dans un dessein utile et largement rémunérateur, les maîtres de la plus riche contrée du globe. Ils ne sont que quelques-uns attelés à une difficile besogne d’exploitation, et s’en acquittent à souhait. Mais ce ne sont pas des conquérans ; ils n’ont pas procédé par invasion, ils ne sont pas entrés bannières déployées, ils se sont glissés dans le pays, où leur tâche est autrement difficile que de l’autre côté, et ils se tiennent au milieu de millions d’hommes et les dominent, grâce à des prodiges d’habileté. Ils font voir ce que peuvent des commerçais et des industriels ayant de la suite dans les idées. Mais, quoi qu’ils fassent et disent, leur puissance semble faite d’artifices ; ils remontent un courant, ce qui fatigue les plus intrépides nageurs, tandis que les autres le suivent, ce qui est bien plus commode.


I

Nous voulions, grâce à un examen attentif du milieu et des êtres, pénétrer dans le passé de l’Asie, et éclairer, autant que possible, son histoire à la lueur de la géographie. Nous voulions voir certaines choses pour mieux les comprendre, nous voulions en faire d’autres pour nous rendre compte de la façon dont avaient agi, en des circonstances analogues, ceux qui nous étonnent encore à présent.

C’est en nous disant que l’histoire vivait toujours, qu’il suffisait de se déplacer pour changer de siècle, et que la meilleure manière de retrouver les procédés des grands faiseurs d’histoire était d’en être un soi-même, un infime, à la façon de celui qui, recomposant une goutte d’eau, entrevoit la formation de l’Océan.

Nous étions imbus de cette idée en nous embarquant à Marseille pour Batoum et, toujours observant, nous avons traversé le Caucase, le Lenkoran, le Talych, où vivent des peuplades aux mœurs mérovingiennes et féodales, puis la Perse de l’ouest à l’est par la grande route historique, en compagnie de pèlerins allant prier et trafiquer comme au moyen âge, puis le pays des Turcomans et le Bokhara. À peine entrés en Afghanistan, nous avons été arrêtés par le même Issa-Khan en révolte aujourd’hui contre son maître et ami Abdour-rhaman-Khan ; nous sommes revenus sur nos pas par le chemin d’Alexandre, des Arabes et de bien d’autres, et finalement, arrivés au fond de l’impasse du Ferganah, au pied du « toit du monde » où viennent mourir, d’un côté, la civilisation d’Orient, de l’autre, la civilisation d’Occident, comme les vagues extrêmes de deux marées allant à l’encontre l’une de l’autre, toutes les routes à travers les pays peuplés nous étant interdites, nous avons résolu d’en improviser une par-dessus le Pamir, où nous avions moins de chance d’être arrêtés par les hommes et où les obstacles nous venaient surtout de la nature. De l’autre côté du a toit du monde, » nous devions trouver dans les montagnes les épaves du grand naufrage des races dans l’antiquité, et, au-delà, les Indes. Mille bonnes raisons pour nous lancer dans une aventure périlleuse, en dépit de prédictions sinistres qui ne se réalisèrent qu’en partie, ainsi que l’on va pouvoir en juger.

Nous avons trouvé deux personnes qui sont d’avis que nous réussirons sans doute, le général Karalkof et le capitaine Grombchefski, un jeune officier très entreprenant, qui a voyagé dans le nord du Pamir en été. D’après le capitaine et les chefs kirghiz que nous questionnons, sur le plateau de l’Alaï qui précède celui du Pamir, il y aurait très peu de neige ; la passe de Kizil-Art, située au-delà, serait toujours libre, et nous la franchirions sans difficultés pour atteindre le toit du monde. Une fois sur le toit, les difficultés seraient peu considérables, la neige devant y être peu profonde. Plus loin, on ne sait pas, on pense que nous pourrions nous diriger droit sur le Kandjout, et de là gagner les Indes. D’après les khans kirghiz, les obstacles sont au commencement du voyage et pas à la fin. L’important, disent-ils, est de franchir les passes de l’Alaï et d’emporter des provisions pour un mois environ.

Selon les personnes opposées à notre voyage, et qui raisonnent d’après leur expérience du Pamir ou ce qu’elles en ont entendu dire, non-seulement nous ne pourrons franchir l’Alaï, mais nous y resterons sous la neige des avalanches ; quant au plateau de l’Alaï, il est certainement encombré de neige, et sur le Pamir c’est la même chose. A en croire la grande majorité des pessimistes, nous courons à une mort à peu près certaine. Mais il est un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est que le Pamir est à peu près complètement inhabité, et nous sommes sûrs de n’y pas trouver en nombre les Kara-Kirghiz, pillards qui nous barreraient la route dans la belle saison. Si la région n’est pas libre de neiges, elle le sera d’hommes durant une bonne partie du chemin, grâce à l’hiver. Le froid, dit-on, nous enlèvera toute énergie, et l’altitude considérable, en raréfiant l’air, nous mettra dans l’impossibilité de faire le moindre effort musculaire ; puis, les vents constans et terribles là-haut soulèvent des tempêtes de neige épouvantables, etc. Telles sont quelques-unes des raisons qu’on nous donne de renoncer à l’entreprise. Nous sommes entêtés, et nous partirons.

Nous passerons par le Taldik, presque en face de la passe de Kizil-Art, la deuxième porte du Pamir. Faisons nos préparatifs.

D’abord nous vendons nos chevaux, bien que nous soyons sûrs de l’excellence de leurs jambes. Nous les remplacerons par des chevaux de l’Alaï, élevés dans la montagne et accoutumés aux hivers rigoureux : la neige leur sera familière, les sentiers les plus escarpés ne les étonneront point, on les nourrira facilement. L’Alaï leur aura donné un avant-goût du Pamir, en quelque sorte. Nous les achèterons à Osch, où on nous les amènera des aouls voisins. D’Osch au Taldik, nous verrons quels sont ceux dont la vigueur laisse à désirer, et nous pourrons les échanger au dernier moment ou les remplacer.

Ensuite nous nous armerons contre le froid et la faim. A Marguilane, nous achèterons les objets « civilisés, » et ceux que nous ne trouverons pas dans les magasins, nous les demanderons à Tachkent.

Certaines parties du Pamir sont inhabitables par suite de l’excessive froidure, et le combustible manque. Nous aurons une température sibérienne, polaire. En Sibérie, on chausse des bottes de feutre par-dessus les souliers ; nous en faisons faire en feutre double, garnis de semelles de cuir, les coutures sont consolidées par des bandes de peau ; dans le feutre souple et léger de Kachgar on nous taille des bas immenses couvrant la cuisse ; un pantalon ouaté à la mode kirghize, par-dessus lequel on passera un tchalvar (pantalon de cuir), préservant en outre les jambes. Autour des pieds on entortillera des bandes de laine. Certaines personnes nous conseillent le papier : des vieux journaux.

Pour le haut du corps, deux pelisses, dont une en mouton de Kachgar à poils très longs, ajustée comme le bechmet des indigènes. Pour la tête, un bonnet de peau de mouton couvrant les oreilles, et dessus un malakaï, sorte de pèlerine en peau de mouton descendant derrière sur les épaules, et qu’on peut fermer devant, de manière à couvrir totalement le visage, sauf les yeux, qui a regardent » à travers les poils. Les mains ont, en guise de gants, les longues manches serrées à l’extrémité de la pelisse très ample tombant jusque sur les talons, et qui s’appelle touloup. Si nous avons froid dans cet accoutrement, c’est qu’il fera… très froid.

Pour la nuit, nous avons, en outre d’épaisses couvertures ouatées du pays, des couvertures de laine très serrée d’Europe contre le vent, et des peaux, comme matelas, sur le feutre qui servira de parquet.

Notre maison sera notre tente-abri double qui nous sert depuis le commencement du voyage ; on peut y dormir cinq,.. à la rigueur. Trois personnes y sont relativement à l’aise. Pour cette tente, nous ferons faire des piquets en fer et en bois. Nos serviteurs Rachmed et Menas ne veulent point de tente pour eux ; ils en organiseront une chaque soir avec les bagages, les feutres et les toiles cirées, en cas de mauvais temps. Ils sont équipés comme nous. Ils rient, nous rions comme des fous chaque fois qu’on essaie une nouvelle pièce de notre armure, soit que nous chaussions les bottes informes ou que nous enfilions les culottes à fonds extravagans.

On pense ensuite à la lumière. Il faut voir clair pour prendre les notes la nuit, et nous décidons de ne pas changer notre système d’éclairage : nous achetons des lanternes du pays que l’on protégera au moyen de bottes en bois ; quand elles seront brisées, on les remplacera par des lanternes vénitiennes… de Perse en solide toile huilée. Dans ces lanternes, — il faut mettre quelque chose dans une lanterne, — on mettra de la bougie russe. Elles seront suspendues à la barre de la tente comme des candélabres. Nous ne nous servirons pas d’huile ou de pétrole, ni de lampes : dans une chute, une lampe se disloque, un bidon se perce, tandis que la bougie se casse, mais les morceaux sont bons, et on la brûle même sans lanterne, au besoin.

En troisième ligne, les moyens de faire du feu. Là-haut, pas de combustible que des racines, des herbes, du kisiak (fiente du bétail), que l’on trouve seulement par places. A Ak-Basoga, près du Taldik, des genévriers parsèment les pentes ; on en chargera plusieurs chevaux d’une provision qu’un ménagera avec soin. Mais il faut allumer le feu et vite et facilement. Après une pénible étape, les hommes sont fatigués ; il leur tarde de voir le feu, de se chauffer, de boire le thé, et sur la neige, par le vent, la tempête, malgré les trous qu’on creuse à grand’peine, il en faudrait, du temps, des essais, avant que la flamme s’élance brillante, réjouissante ! Aussi, outre les briquets, l’amadou, le nombre infini de boites d’allumettes, on prendra du pétrole et de l’esprit-de-vin, et un âtre, une plaque de tôle qui sera le foyer chaque jour changé derrière lequel ne chanteront pas les grillons. Sur la plaque, on posera le combustible, qu’on arrosera de pétrole ou d’esprit, et avec une allumette cela flambera. Vive le feu, ami des voyageurs !

Et les vivres, allez-vous dire, ne viennent qu’en quatrième ligne ? C’est l’affaire capitale dans une expédition ; c’est l’intendance, la base des opérations stratégiques de longue haleine ; c’est, au commencement de l’œuvre, l’enthousiasme qui persiste, à la fin le moral abattu relevé par la digestion. On va peut-être me trouver bien matériel. Les idéalistes m’accuseront d’ériger un autel à l’estomac : j’en érige un à la source de l’action. On excusera la franchise d’un homme qui a mené souvent la vie brutale du voyageur, et on lui pardonnera son enthousiasme à l’égard de « l’intendance, » car il a plus de cent fois constaté la mauvaise humeur, la maladresse, l’apathie, le découragement involontaires des estomacs délabrés, je veux dire des hommes obligés à la dépense de forces qu’ils ne pouvaient pas réparer.

Aussi, lorsque l’on discute la quantité des vivres, qu’on suppute le nombre des journées de marche et qu’on dit : « Prenons pour trente jours à une livre par jour, » je dis : « Prenons pour quarante-cinq jours à deux livres. » Mais les Kirghiz prétendent qu’on mange beaucoup moins sur le Pamir que plus bas… « Si les provisions nous gênent, nous les jetterons. »

Et, partant de ce principe, nous achetons sucre, sel, thé, bonbons, riz, viandes fumées, charcuterie, oies fumées, mouton fumé, poisson fumé de l’Aral et de l’Oural, fromages, conserves, en doublant ou triplant les quantités considérées comme nécessaires. On répare la batterie de cuisine ; en temps ordinaire, elle est sommaire : on prend l’indispensable.

Pour lutter contre la neige et la glace, nous emportons des pelles, des pioches de tailles diverses, des haches. La pharmacie n’est pas considérable. Capus, qui en est l’administrateur, la complète, et il comble les vides résultant des étapes précédentes. Grâce à la pharmacie militaire, nous avons ce qu’il faut.

Il nous reste encore des menus objets apportés d’Europe pour être distribués aux indigènes que nous voulons récompenser de leur bonne volonté ou gagner à notre cause. Mais il en reste peu, et nous achetons, à Tachkent, un beau winchester nickelé que nous destinons au khan de Kanjout, qui garde le sentier des Indes de l’autre côté du Pamir. Une arme aussi luisante l’adoucira. On le dit cruel, barbare ; il est mauvais fils, en tout cas, car il s’est défait récemment de son père. Il l’a fait assassiner. Il faudra nous « mettre bien » avec ce jeune potentat. A Marguilane, on fabrique des bandes d’étoffe de soie à dessins pittoresques et à couleurs chatoyantes, faites pour plaire aux dames et même aux hommes peu civilisés : nous en faisons une petite provision. Avec des glaces, des bagues, des boucles d’oreilles, toute une pacotille de bijouterie d’or et d’argent, nous avons le moyen de nous montrer aimables. Nous sommes, en effet, décidés à faire preuve de la plus grande politesse et à prodiguer les sourires les plus engageans lorsque nous le jugerons convenable ; mais il peut être indispensable de montrer les dents, et des dents aussi aiguës que celles d’un loup. Aussi nous ne négligeons pas notre arsenal. Mettez-vous en route décidé à tenir toujours un rameau d’olivier dans une main et un revolver dans votre poche. Vous n’aurez pas parcouru 3 kilomètres que le rameau d’olivier aura pris dans votre poche la place du revolver, qui vous servira dorénavant à formuler les complimens de présentation et que vous tirerez là où chez nous on tire ses cartes de visite. Nos semblables sont généralement mal élevés.

Aussi toutes nos armes sont mises en état, notre provision de cartouches est considérable. Menas et Rachmed aiguisent leurs sabres. Nous nous préparons à la guerre, afin d’avoir la paix.

Mais il faudra payer les achats que nous pourrons faire ou les services qu’on nous pourra rendre. Quelle monnaie est préférable ? Laquelle a cours ? Les sauvages se soucient peu d’une pièce d’argent dont ils ne connaissent pas toujours exactement la valeur et qu’ils n’ont pas l’occasion d’échanger contre des marchandises ou des objets de première nécessité. Ils préfèrent être payés en nature. Nous emportons des khalats du Turkestan de qualité plus ou moins bonne, nous augmentons un peu la provision de thé et de sucre ; un morceau qu’on donne à propos ouvre les cœurs, les Kirghiz en sont friands et ils l’acceptent volontiers en échange : ils demandent quelquefois le thé et toujours le sucre. Nous les paierons aussi avec du sel cristallisé que nous prendrons à Osch ; avec de la poudre, du plomb, quoique Rachmed prétende que « jamais on ne doit donner de la poudre à celui qu’on ne connaît pas, parce que l’on risque de donner à un ennemi le moyen de vous tuer… »

A Osch, nous achèterons de la toile de coton fabriquée à Kachgar et ayant sur chaque pièce le cachet de la douane chinoise. C’est la meilleure monnaie. A défaut de toile, les gens de l’Indou-Kouch et les gens du Pamir et du Wakhan acceptent, paraît-il, volontiers les lingots d’argent appelés iamba, marqués également du cachet chinois. Ils ont la forme d’une calotte de sphère, pèsent 1 livre, 2 livres ou plus ; on les taille ainsi qu’on ferait de bâtons de réglisse, à mesure qu’on paie ses dettes ; on pèse dans une balance les miettes et les morceaux, et on verse la somme due… dans le pan de la robe du créancier. Ils échangent cet argent aux bazars contre des marchandises ou en font des bijoux, ce qui est une façon de placer son argent et d’avoir un livret de caisse d’épargne ou des titres au porteur dans un pays où banques et bourses sont inconnues.

Nous supposons que tout ira très mal, que, jusqu’à ce que nous soyons sur le Pamir, au-delà du Kizil-Art, nous aurons des obstacles presque insurmontables. Plus loin, les dilTicultés seront moindres ; je parle de celles qui nous viendront de la neige. En effet, on nous dit qu’il n’y a « pas de neige » sur le Pamir. On l’affirme. En mettant les choses au pis, il y en aura peut-être par place, mais jamais assez pour nous arrêter. Sur l’Alaï, on nous dit qu’il y en a « peu, » mettons « beaucoup. » Le plus grand effort physique sera nécessaire dans le commencement ; il faut donc que nous soyons soulagés au commencement autant que faire se peut.

Jusqu’au-delà du Kizil-Art, à travers l’Alaï, nous emploierons une bande d’une quarantaine de Kirghiz avec leurs chevaux, qui transporteront nos bagages, de façon à ce que nos bêtes de somme, n’ayant rien à transporter, arrivent relativement fraîches sur le Pamir. On craint de manquer de vivres, et l’on cuit deux fois d’innombrables petites galettes de pain mélangées de graisse. On fait bouillir de la viande de mouton, on la sale, puis on l’entasse dans des panses de moutons bien nettoyées ; elle se conservera longtemps, grâce au froid. On ne s’en servira que dans les circonstances difficiles ou lorsqu’on ne pourra faire du feu, soit que le combustible vienne à manquer, ou que le temps manque, ou que la violence de la tempête nous empêche de rien allumer. A Ak-Basoga, nous trouverons des moutons ; leur viande sera facile à conserver, elle gèlera : en la tenant à l’ombre, elle ne se gâtera pas.

On prépare de la farine, des galettes sans graisse ; du millet est grillé à l’avance ; tantôt on en fera de la bouillie, tantôt on le prendra dans la poche, et, chemin faisant, on le grignotera ; cela donnera de la jambe, car les étapes seront longues. On ne s’arrête que pour coucher, et à une grande altitude l’homme est sujet aux faiblesses, et il mange peu à la fois, mais souvent. C’est pour cela que le gros Mahmoud nous conseille d’ajouter à notre cargaison une soixantaine de livres d’abricots sèches, qu’on suce en chemin quand l’estomac non satisfait manifeste son malaise par des tiraillemens. Et puis les Kirghiz aiment beaucoup les abricots séchés, et nous aussi. On achète de l’huile, qui remplacera à l’occasion notre graisse de mouton, que nous emploierons en guise de beurre, et qu’on sale à l’avance. Le pain lui-même est un peu plus salé que de coutume, car nous craignons le manque de condimens par-dessus tout : le succès de l’expédition dépend essentiellement de l’état des estomacs. De temps à autre, on distribuera des bonbons de sucre aux huit hommes de l’armée régulière. Nous ne nous refuserons rien.

Les chevaux ont chacun une selle de bât, une couverture de feutre double qui les couvrira de la tête à la croupe durant la nuit et qu’on repliera durant le jour. Les fers, les clous à ferrer, les marteaux, le racloir, le couteau à corne, tous les outils de forgeron, les aiguilles à coudre le feutre, les ficelles, tout est empaqueté. On achète encore des cordes russes en chanvre : elles sont beaucoup plus solides que les cordes des indigènes. Nous emportons cependant un lot de cordes de laine et de crin fabriquées par les Kirghiz ; elles sont plus faciles à manier par la gelée, on les coupe plus facilement. Car on les devra couper à chaque instant dans la neige, lorsque les bêtes s’abattent, que les doigts sont gourds et ne peuvent de faire les nœuds. Je ne parle pas d’autres menus objets qui tous ont leur importance. Je suis entré dans les détails avec l’intention de montrer à quel point les préparatifs de notre entreprise étaient compliqués, et que le voyage a cela de commun avec la guerre, qu’il faut le préparer avec prudence et l’exécuter avec audace. Nous sommes bien décidés et nous irons jusqu’au bout. Nous espérons qu’en France, en cas d’échec, on ne nous jettera pas la pierre, et, si nous réussissons, qu’on ne nous blâmera pas d’avoir osé.


II

— Bonne santé ! Au revoir ! et nous partons. On se retourne une dernière fois sur la selle, on élève le fouet, on salue du bras,… et en avant ! Nous ne nous retournons plus. Nous sommes bientôt dans le défilé qui mène à la passe de Taldik.

D’abord la neige n’est pas profonde, 1 mètre à peine, et le sentier est solide, relativement, grâce à la gelée. Puis la montée commence, et nous grimpons sur les roches ; les pentes n’ont point gardé de neige, et la gelée qui nous sert dans le bas nous est ici un obstacle ; elle a rendu les pentes glissantes, et malgré les excellentes jambes des bêtes et leur énergie, les chutes commencent, peu dangereuses, la pierre étant garnie d’un tapis moelleux et très épais. À chaque instant, on fait halte, afin que les chevaux reprennent haleine, puis l’ascension recommence ; les chevaux, tête basse, les naseaux dilatés, se cramponnent aux aspérités, et le sol cède souvent sous leurs pieds, la croûte se rompt, une pierre se détache, et ils montent à l’assaut nerveusement, comme pris de la peur du vide qu’ils guignent de l’œil ou sentent derrière eux. À bout de souffle, ils s’arrêtent, les jambes raidies, leurs flancs s’élèvent et s’abaissent par la poussée et le ressac de l’air. Quelles courageuses bêtes !

À huit heures, nous mangeons une galette de pain au sommet du Taldik, à 3,700 mètres environ. Il s’agit maintenant de sortir de l’étroite vallée de même nom qui conduit au plateau de l’Alaï. Nous suivons une crête, car la vallée est étroite et ensevelie sous des monceaux de neige où un cavalier disparaîtrait. Des rochers de quartzite passent leurs pointes à travers, ainsi que des sommets d’édifices enfouis sous la lave d’une éruption. Celle-ci est blanche. Puis nous quittons cette crête partageant la vallée, et nous en descendons comme du faite d’une toiture, et dans le couloir d’en bas nous tombons dans une suite de véritables puits qui se succèdent et dont la place est marquée par les groupes des Kirghiz qui se reposent, qui hissent les bagages ou les chevaux, et se traînent dans la neige avec les coffres sur le dos, l’un d’eux tirant le portefaix par devant, un autre l’épaulant par derrière. Nos chutes sont nombreuses. Chaque fois, plusieurs hommes aident à relever les gisans ; on dirait des cavaliers en pain d’épice posés sur de la farine, immobiles. On commence par dégager ou dévisser le cavalier, puis on le hale, et c’est ensuite le tour du cheval. A dix heures, nous nous réfugions sur une croupe caillouteuse que le vent a balayée. Il nous éventera, nous aurons froid, mais nous serons à l’abri des avalanches. On déblaie la neige, on s’installe. A mesure qu’arrivent les hommes, ils se posent au-dessus ou au-dessous de nous : sur les bâtons d’un perchoir, la volaille dort à l’abri des attaques du renard. Le soleil donne et il nous brûle. A onze heures, 29 degrés. A une heure vingt arrive le premier bât, et la neige commence à tomber ; les uns après les autres, les muletiers apparaissent. A quatre heures, la neige tombe dru. A cinq heures et demie, elle cesse ; pas de vent, — 6 degrés. A la nuit, une partie des piétons envoyés en avant viennent camper au-dessus de nous, autour de Mollah-Païas, leur chef. A minuit et demi, — 12 degrés.

Dans la nuit, le vent d’est a soufflé avec violence. A cinq heures, dans la tente, — 17 degrés ; dehors, — 19 degrés. Nos hommes, exténués, dorment. Inutile de les éveiller, de hâter le départ ; on ne peut profiter de ce que la neige est gelée : les cordes ne sont pas maniables à l’ombre, et il est impossible de charger les iouks ou de les ficeler. Nous devons attendre le soleil, qui rendra souples les cordes et les membres des hommes engourdis par le froid et le vent d’est toujours violent. Tout le monde a sur ses vêtemens des paillettes, des cristaux de glace, les moustaches ont enfilé des perles, dans la barbe il y a des pierreries. Seuls, nos nez, très rouges, laissent échapper une vapeur qui se condense instantanément ; elle tombe sur mon calepin et ponctue mes notes de glaçons. A sept heures, nous partons, nous allons camper au bout de la tranchée du Taldik.

Les journées se ressemblent, toujours pénibles. Au réveil, nous nous contons que nous avons mal dormi, que nous avions souvent la tentation d’étouffer, que les couvertures nous pesaient, que nous souffrons de la tête, que les oreilles nous cornent par momens, que les lèvres nous brûlent et les yeux et les joues, bref, que les temps sont durs.

On ne sait comment faire pour dormir. Si l’on entasse sur soi les pelisses, on a chaud, mais l’on est oppressé ; si on les écarte, on grelotte ; si l’on met le nez à l’air, il gèle. Aussi l’on passe sa nuit à se plonger sous les couvertures et à en sortir pour respirer, ni plus ni moins qu’un canard apercevant le chasseur qui le guette s’enfonce sous les eaux, vient respirer à la surface et se cache de nouveau, car l’ennemi est toujours là.

Avant que le soleil se montre, tout est calme au campement ; les hommes, serrés les uns contre les autres, sous les feutres, ne bougent pas plus que les ballots. Les chevaux par groupes, blancs de givre, plantés immobiles sur leurs membres, ont l’air pétrifié. On ne voit plus d’étoiles, et le paysage, lui aussi, semble taillé dans un morceau de camphre, dans un gros, gros morceau. Est-ce que nous sommes échoués, comme le Robinson des glaces, à l’entrée d’une « mer blanche » dont le plateau est le chenal ?

Le soleil parait, il monte, il réchauffe, et tout le monde, bêtes et gens, dégèle. Les chevaux s’agitent, les hommes soulèvent les couvertures, peu à peu les conversations s’engagent, et, à mesure que le mercure s’élève, les propos sont plus gais. Avec 10 degrés au soleil, on entend chantonner. Les cordes s’assouplissent et les préparatifs commencent.

À l’embouchure de la rivière de Kizil-Art, le soir, nous apercevons deux chevaux sellés qui broutent. Nous sommes intrigués, et cela nous redonne un peu de nerf. Sadik et un Kirghiz s’emparent de ces chevaux et les enfourchent ; ils nous confient les leurs, nous nous cachons. Et ils partent à la recherche des propriétaires, très heureux de la rencontre ; à certaines particularités, ils ont reconnu que les montures n’appartenaient pas à des Kara- Kirghiz de l’Alaï. L’aubaine est excellente. Trouver, juste à l’entrée de la rivière de Kizil-Art, des hommes qui nous aideront de gré ou de force, quelle chance ! Nous voyons les deux éclaireurs regarder de droite, de gauche ; ils disparaissent, puis reparaissent en haut d’une colline, la main sur les yeux. Rien. Après vingt minutes de recherches, l’un d’eux accourt au galop en appelant ; il nous fait des signes de bras. Une fois à portée d’être entendu, il nous hèle :

« Venez ; en face, il y a des moutons et des hommes. »

Il montre la direction de la rivière. Nous le suivons.

Là-dessus arrive Sadik, chassant deux Kirghiz devant lui. Ils ne sont pas très rassurés ; ils font des courbettes humbles qui expriment leur inquiétude. Ils nous avaient vus venir, et leur premier soin avait été de se cacher. Ils n’ont donné signe de vie qu’en apercevant leurs chevaux montés par d’autres. Ils nous invitent à venir à leur bivouac, « qui est dans une bonne place, » disent-ils. Ils nous montrent le chemin en traînant la jambe, et nous conduisent à un ravin abrité du vent « pendant la nuit », où un troupeau de moutons et de chèvres est assemblé. Un filet de fumée s’élève d’un feu de crottin. Le sol en est couvert ; les deux Kirgbiz en ont fait des tas dans lesquels ils s’enfoncent pour dormir sur des peaux d’arkars. Cet endroit s’appelle Ourtak.

Le propriétaire du gîte nous étend quelques peaux et nous offre à souper, du mouton bouilli dans de l’eau qui a pris un goût de crottin très prononcé, soit que le vent ait saupoudré d’une poussière de fiente la neige qu’on a fait fondre, soit que la fumée du feu pénètre dans la cafetière ; car c’est dans une cafetière (un koumgane) que ces gens cuisent leur manger. Ils n’ont pas d’autre vaisselle. Ils tirent les morceaux de viande avec leurs doigts, les déchirent à belles dents, et à tour de rôle boivent le bouillon. Il n’est pas salé. Tandis que nous dégustons ce mets délicieux, nous questionnons notre amphitryon, qui a été cerné par les neiges :

— Quand as-tu traversé le Kizil-Art ?

— Il y a plusieurs semaines.

— Crois-tu que nous puissions le franchir ?

— Je ne le pense pas, la neige y est très profonde, des chevaux chargés n’y passeront pas. »

Allons, voilà encore une mauvaise nouvelle. Après neuf heures de marche exténuante, nous méritions mieux. Mais la place est bonne : il y a des moutons, un peu de mauvaise herbe, de quoi alimenter un feu. Nous nous reposerons une journée, on régalera la troupe avec du mouton, et on poursuivra la marche après avoir repris des forces.

Nos bagages ne sont pas arrivés, et pour passer la nuit nous nous arrangeons du mieux que nous pouvons. Le vent souffle avec violence au-dessus de nos têtes ; il hurle de temps à autre, il nous effleure de ses caresses glaciales. Aussi je prends le parti de me réfugier au milieu des moutons et des chèvres. Un bouc, à qui je trouverai demain la mine intelligente, appuie sa tête contre la mienne : je me garde bien de bouger. Une brebis se couche sur mes pieds, une autre lèche la glace collée à mes vêtemens, puis s’étend tout le long de mon corps. Une chaleur délicieuse me pénètre, et je m’endors en faisant de beaux rêves. Ils ne durent pas longtemps ; je suis éveillé par le passage sur mon corps d’une partie du troupeau, qui a été pris d’une de ces paniques propres à cette gent timide. J’essaie en vain de prendre place au milieu d’eux, ils sont en défiance et fuient quand j’approche. Il ne me reste qu’à m’accroupir près d’un feu sans ardeur, qui ne suffit pas à me défendre du froid. A six heures du matin, le 20 mars, — 16°, 5. Pépin montre une face affreuse, tuméfiée, des lèvres énormes, aux gerçures sanguinolentes ; il ne peut ouvrir les yeux et ne voit plus. Capus est boursouflé, son nez a les marbrures de la lèpre, il est méconnaissable ; c’est le plus hideux des botanistes. Je suis, parait-il, « un peu mieux conservé. »

Tous nos Kirghiz ont les yeux malades, ils se plaignent du mal de tête, les chevaux sont à moitié fourbus. Encore quatre ou cinq journées pareilles, et tout le monde sera hors de combat et l’expédition terminée. Commençons par garnir les estomacs. Nous achetons deux moutons à l’ousbeg et nous régalons la troupe, qui sent son courage renaître. Le soleil collabore à cette réfection ; nous avons 35 bons degrés à deux heures ; à l’ombre, seulement 4 degrés de froid.

La journée est charmante et fait oublier la veille. Tous déploient une activité comparable à celle de nos paysans lorsqu’ils tuent leur porc soigneusement engraissé et qu’ils en célèbrent l’exécution gaîment. On fabrique de la charcuterie. Les bottes sont graissées, les vêtemens séchés, les armes fourbies, les chevaux pansés, les selles et les sangles réparées ; ils se rasent la tête, on entend des rires, des chansons même. Les malades pommadent leurs joues de suif, lavent leurs yeux à l’eau chaude ; Satti-Koul, le guide, donne les preuves d’une paresse remarquable ; il évite soigneusement la besogne. Il est vrai qu’il a les yeux gonflés ; il se tient la tête baissée, dans l’attitude d’un homme qui cherche quelque chose à terre : il cherche l’occasion de ne rien faire. Questionné au sujet de la route qui nous attend, il répond invariablement : « Dieu seul le sait ! » Deux hommes manquent à l’appel et deux chevaux. Que sont-ils devenus ? On n’en sait rien. Il nous reste vingt-deux hommes.

A mesure que le soleil descend, la gaité s’en va. Pour la nuit, on rassemble les chevaux. Ils sont attachés par le pied à la longue corde tendue à ras de terre avec des piquets de fer. Les hommes s’entassent autour des feux allumés près des bagages, ils bavardent longtemps, assis sur leurs talons, les bras croisés, le corps en avant tendu à la chaleur du foyer sans flamme. Quelques-uns, plus fatigués, s’étendent de suite pour dormir. Ils s’allongent tête-bêche, les jambes entrelacées, afin de se tenir chaud. Les rôdeurs d’Europe qui passent souvent la nuit à la belle étoile ont de semblables habitudes.

Au confluent des rivières du Kizil-Aguin et du Kizil-Art, les amas de neige sont considérables, et plus d’une fois nous remontons sur les collines qui bordent les berges. En bas, on se noierait dans 2 mètres au moins de neige en poudre. Enfin, nous découvrons un chenal, et nous voilà sur le Kizil-Art, dont nous foulons la glace, grâce au balayage incessant du vent glacial du nord-est. Après six heures de marche, d’ascensions pénibles, de descentes, de chutes, nous arrivons à un endroit où le val de Kizil-Art devient gorge. Nous n’apercevons pas encore le sommet de la passe, et les hommes et les chevaux sont étendus comme des agonisans sur une roche plate. Nous sommes trempés de sueur, à peine pouvons-nous ouvrir les yeux, nous avons mal à la tête, et la soif nous dévore, nous mangeons des poignées de neige.

Sadik me montre du doigt la manne blanche qui nous barre la route, et d’un geste il me demande : « Continuons ? »

Aida ! Sadik ! En avant, Sadik !

Sadik porte la main à sa barbe, et, se tournant vers La Mecque, il dit : — Bismillah, au nom de Dieu ! du ton d’homme qui se courbe sous une fatalité inexorable. — Et il part, sondant l’hermine du Kizil-Art de son bâton. Puis il tombe, se relève, tombe encore, s’épuise en efforts ; on le tire du trou et il repart, dès qu’il a repris haleine. Trois Kirghiz se passent le rôle de chef de file ; parfois ils vont chacun de leur côté chercher un gué, parfois tout le monde cherche. Et derrière les premiers, les autres vont, — glissant, culbutant, soufflant. D’en haut, des bandes d’arkars (moutons sauvages) nous regardent longuement. Notre présence les surprend sans les effrayer. Nous ne leur faisons pas l’aumône d’un coup de fusil. Enfin voilà le tas de cornes posé sur un mazor (tombeau) qui marque le sommet du thalweg. Nous ne pouvons passer par là. Et nous prenons à gauche par les crêtes, nous les grimpons et nous nous laissons glisser de l’autre côté, sur le Pamir. Après dix heures de marche, à six heures un quart du soir, nous sommes campés à mi-côte, à 4,600 mètres environ, ayant à nos pieds la vallée de Markan-Sou.

Nous avons la joie des chercheurs lorsqu’ils trouvent, et tandis qu’un à un les chevaux reviennent au bivouac, où on les attire en leur montrant leur tourba (musette) pleine d’orge, je me délecte à regarder vers le sud, du côté du lac Kara-Koul. Par-dessus les hauteurs qui entourent la petite plaine de Markansou que nous dominons, on aperçoit comme un grand vide au-dessus duquel vogue très lentement dans l’azur un nuage unique, rond et blanc, ainsi qu’une boule énorme de neige que les dîvs auraient lancée dans les airs et qui, soudainement impondérable, ne descend plus.

Aussi loin que l’œil voit, il n’y a que dos de montagnes qui ondulent, semés de pics les dépassant de la cime, comme des sultans debout, tête haute, au milieu de la foule inclinée.

Le 23 mars, nous descendons dans la vallée avec l’appréhension de gens qui se mettent à l’eau sans connaître la profondeur de la rivière ; ils craignent de tomber dans un trou et posent le pied avec précaution.

Nous allons, et à mesure que nous avançons, nous prenons de l’assurance. C’est charmant. A peine 80 centimètres de neige sur un fond solide, une poussière fine, gelée, pas compacte ; on dirait la poussière d’une grande route en été, ou du sucre en poudre. Nous traversons la région de Kizil-Koul ; elle est mamelonnée, on ne se croirait pas en pays de montagnes.

Au-delà de Kizil-Koul, la neige est de nouveau assez profonde ; parfois les bêtes en ont au poitrail. Nous faisons quelques chutes en traversant le davan (passe) par où l’on arrive au bassin du lac Kara-Koul. D’en haut, nous apercevons un coin du miroir du lac, au bout de la vallée que descend la rivière de Gouk-Seï au temps où la neige fond. Nous passons à travers des blocs de roche où quelques lièvres courent, afin de nous rappeler que nous sommes sur le Pamir-Kargoch (Pamir aux lièvres). Peu à peu, nous découvrons le Kara-Koul, dont la glace reluit ; des montagnes plaquées de neige l’entourent.

Nous sommes enfin à peu près au niveau du lac, et ce qui de loin nous semblait une plaine assez plate en est une très bossillée et sillonnée par les lits de sable de rivières qui sont taries.

Sadik. a reconnu tout à l’heure le cours du Kara-Art. Sur le sable, des traces sont apparentes, le sol est piétiné : des troupeaux d’arkars ont passé là dans la journée, voilà de leur fiente ; des lièvres ont galopé ici ; des oiseaux ont sautillé plus loin ; des rongeurs ont creusé autour des racines, mais aucun pied de mouton n’a marqué une empreinte récente. On voit bien que des yacks, des chevaux, un bétail nombreux, ont vécu à cette place, mais à l’époque où le sol était humide, l’an dernier, à la fonte des neiges, car les pas sont profonds, gelés, et le kiziak décoloré.

Nous sommes sur l’emplacement d’un lailag (campement d’été) de Kara-Kirghiz. Pendant huit heures et demie, nous avons marché ; il est six heures et demie du soir, il est temps de camper. Nous cherchons près du lac une anse où nous serons à l’abri du vent. Je suis devant, en quête d’un bon bivouac, regardant de droite, de gauche. Ah ! voici notre affaire. Mais j’aperçois une bande d’arkars qui, eux aussi, m’aperçoivent, et tandis que je lance mon cheval afin de leur barrer la route, ils détalent du côté de la montagne. Impossible de lutter de vitesse avec ces coureurs-là, et j’ai beau prendre la tangente, je les vois passer à 300 mètres. Un bon arkar bien gras doit être un manger délicieux. Cela « nous changerait. » Toujours du mouton, de la bouillie ! En attendant la bouillie, nous grignotons des galettes de pain qu’on casse avec un marteau. Le 24 mars, à huit heures du matin, — 20 degrés. Les Kirghiz qui nous ont volé de l’orge ont fui à la faveur de l’obscurité, hier. Les Kirghiz qui nous ont bien servis seront renvoyés ce soir avec une bonne récompense et après un bon repas. Nous les employons tout le jour à ramasser de la bouse de bétail et à arracher à coups de pioche des racines qui nous servent à faire du feu. Nous leur en faisons remplir des sacs, Satti-Koul nous ayant prévenus que plus loin nous ne trouverions rien pendant plusieurs jours. Il appelle ces racines kiskennes.

Nous avons un bon campement, et il est moins chaud au soleil qui n’est pas réverbéré par la neige, enlevée heureusement par le vent. A midi, nous avons 4 degrés de froid à l’ombre et seulement 10 de chaleur au soleil.

Dans l’après-midi, nous voyons passer des oiseaux, des alouettes, des étourneaux qui volent au fil du vent de sud-ouest. Ils s’abattent, puis repartent. Nous avons la visite d’un petit chardonneret naïf ou affamé qui vient mendier quelques miettes à l’entrée de notre tente. Nous l’accueillons avec une réelle cordialité. Pendant une heure, nous nous égayons de ses mines, de son aplomb, de ses hésitations ; il s’approche à portée de la main. Dès qu’il a chassé sa faim, il lance un ou deux pituit d’adieu et s’envole. Bon voyage, petit !

Au-dessus de nos têtes passent, très haut, des oiseaux qui poussent des cris que nous n’avons jamais entendus.

Nous allons camper au sud-est du Kara-Koul, ou les chevaux trouveront un peu d’herbe. Nos hommes ont beaucoup de travail pour diviser les iouks et les charger. Il faut faire des ballots selon la force des chevaux, les bien placer en équilibre ; on ne réussit pas du premier coup.

Pépin essaie de faire une aquarelle d’un lagopède tué dans la journée, mais cela est impossible ; bien qu’il se serve d’eau chaude, son papier se couvre de glace là où porte l’ombre de sa main.

Nous mettons nos chevaux à ban, après les avoir entravés afin qu’ils ne s’écartent pas trop, et nous les surveillons aussi bien que l’horizon : la trace nous préoccupe. Sadik s’en va en reconnaissance.

Cependant Satti-Koul nous conte qu’il a vécu huit ans au Kara-Koul en été, et qu’une de ses sœurs est mariée à un Kirghiz du Rang-Koul. Je lui demande ce qu’il pense de la trace que nous avons vue aujourd’hui et ce que cet homme peut bien venir faire ici.

— Je ne sais pas, répond-il.

Satti-Koul aime à garder le silence. Au moment où le soleil va disparaître, nous apercevons un cavalier qui est Sadik, et, à côté de Sadik, quelque chose de grand qui se meut et qui n’a pas la silhouette d’un homme à cheval. Qu’est-ce ? Tous nous écarquillons les yeux, et Abdourrasoul, qui les a excellens, dit : « C’est un chameau. » Effectivement, c’est un chameau qu’il tient par la longe. Mais que tient-il donc en travers de la selle ? Ce n’est pas un mouton : personne ne distingue rien. Sadik se rapproche, nous ne devinons toujours pas. Enfin le voilà. Il tire une chamelle blanche qui allonge ses grandes jambes cagneuses en criant, en bavant, et son fils, un chamelet de quatre jours à peine, est sur le cou du cheval. Satti-Koul le reçoit dans ses bras et immédiatement s’institue sa nourrice. Le petit vagit. Satti-Koul rit, nous rions, c’est un fou rire général.

— C’est Dieu qui nous envoie le chameau pour porter nos bagages, dit Rachmed.

Sadik nous expose les résultats de ses recherches. Il a suivi les pas de l’homme qui l’ont mis sur la trace fraîche des chameaux, et comme il a pensé que le chameau serait plus facile à attraper que l’homme, attendu que le petit chameau ne serait pas abandonné par sa mère, qui irait d’un pas très lent, il a vite trouvé la chamelle. Il l’a ramenée en pensant que son propriétaire viendrait la réclamer et que nous en pourrions peut-être obtenir des services en échange. Il pense qu’on fera bien d’ouvrir l’œil cette nuit. On mettra les chevaux à la corde et on dormira d’une oreille ; car le propriétaire de la chamelle a dû aller prévenir des amis qui se tiennent aux environs dans une gorge. Il a vu Sadik et s’est caché. Nous n’utiliserons pas la chamelle, bien qu’elle nous soit fort utile, et nous ne mangerons pas le « chameau de lait, » comme le proposait Rachmed, qui se régalerait, je crois, de chair humaine. Nous avons tenu conseil à ce sujet, et nous nous sommes rendus à l’avis de Sadik. Selon lui, nous devons éviter de nous susciter des ennemis, à moins d’absolue nécessité…

Nous allons par une steppe rougeâtre et caillouteuse, où la neige est rare. A mesure que nous nous éloignons du Kara-Koul, qui n’est bientôt plus qu’une raie blanche, la plaine se resserre en forme de golfe : nous en sortirons par un détroit qu’on devine dans la montagne. Cette région déserte est tachée de larges plaques déneige sur lesquelles de nombreux troupeaux d’arkars se détachent. Ils fouillent la neige tête baissée, mais l’un d’eux fait sentinelle. Il nous voit, donne l’alerte, et toutes les têtes se dressent, puis soudain ils se serrent les uns contre les autres et s’enlèvent en bondissant ; ils s’arrêtent encore, regardent, et si nous allons sur eux, ils partent après courte réflexion et prennent le large, les longues et lourdes cornes en arrière. Impossible de les approcher : en un clin d’œil ils gagnent la montagne. En même temps que la plaine du Kara-Koul finit, les plaques de neige disparaissent et les arkars. Le vent d’est souffle avec violence, il se heurte aux montagnes nues qui s’effritent, il déferle et nous glace. Arrivés au mazor d’Ak-Salir, « un saint très vieux, » selon Sadik, que l’on a honoré en entassant sur sa tombe des cornes innombrables d’arkars, nous nous trouvons au confluent de plusieurs vallées très bien ventilées. Nous ne prenons pas celle de Mous-Koul, nous remontons vers le nord-est, et, contournant une masse aride de pierre, nous arrivons par un assez bon chemin à la nappe de glace du Mous-Koul, qui porte ce nom (lac de glace) parce que jamais il ne dégèle, nous dit Satti-Koul. En face de nous, le Kisil-Djek est limpide, l’Ak-Baltal, à côté, est orageux ; une tempête de neige en descend, grossit, et devient une masse sombre qui menace de nous étouffer. Le vent gêne notre respiration, nous sommes oppressés, on a l’impression que cette boule noire va nous écraser ; elle roule comme une chose solide, avec la lenteur d’un être dont la volonté règle les mouvemens. Mais le vent soudainement change, une trombe d’air s’abat du nord-ouest sur nos épaules, comme une douche glaciale.

A trois heures, nous sommes au sommet de la passe de Kizil-Djek, à 4,800 mètres environ, et le vent, furieux, redouble ses efforts, et fait si bien que, nous prenant à la gorge, comme dit Rachmed, il nous fait monter l’âme à la bouche. Nous suffoquons littéralement, et c’est dans notre oreille le bruit que feraient des milliers de bayadères frappant leurs tambourins au plus fort de leurs pirouettes. Et ce maudit vent qui nous tient pour morts sans doute, — mais il se trompe, — nous enveloppe dans des tourbillons de neige comme dans un suaire, et nous en jette des pelletées à la face, ainsi qu’un fossoyeur enterrant les morts à la hâte, le soir d’une bataille. Mais nous gagnerons encore celle-ci. Nous profitons de l’instant où l’Éole de l’endroit emplit ses outres pour descendre par des crêtes assez roides à Ouzoun-Djilga, où nous nous arrêtons après huit heures d’une marche presque funèbre par momens. Nos chevaux ont la tête basse, trop basse ; les plus courageux sont les plus malades, parce que, a dit un général : « ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. »

La bourrasque continue, et nos inquiétudes ne cessent que lorsque Rachmed et Abdour-rasoul apparaissent à travers les flocons blancs, un peu avant la nuit. Ils auraient pu passer à côté de nous sans nous voir. Abdour-rasoul a mal à la tête, il a saigné du nez, et cela l’a soulagé. Tous se plaignent de ressentir une vive douleur à la poitrine. Le vieux Sadik se couche sans attendre le souper, la bouillie de millet, qu’il adore et qui ne sera prête que très tard ; voilà une demi-heure d’efforts pour arriver à allumer le feu dans un trou taillé à la hache ; car, par l’effet de la gelée, le sol et la viande elle-même sont durs comme le bois.

Nous mangeons à la hâte, et, blottis sous nos peaux de mouton, nous faisant tout petits, nous dormons, grâce à sept heures de marche, malgré les hurlemens de la tempête. De temps à autre, les étouffemens nous éveillent et nous contraignent à nous tenir un instant sur le séant et sur le dos, nous nous y habituons ; au reste, notre état ordinaire est d’avoir la tête lourde. D’un coup d’œil, par la porte de la tente, j’aperçois un tourbillon dans la nuit noire. C’est une confusion, ce sont des scènes de la fin d’un monde, lorsque les forces cosmiques sont déchaînées. Perdu, isolé au milieu de ce désordre grandiose de la nature, l’homme se dit qu’il a de la chance d’être petit, afin de pouvoir facilement se raser, et qu’il est un insecte qui a la vie dure.


III

Le 29 mars, nous campons au bord de la glace du lac Rang-Koul, et nous prenons deux jours de repos. Nous avons le temps d’examiner le paysage.

D’un coup d’œil circulaire, nous constatons que les montagnes forment un « cercle » autour de la steppe où nous sommes, et, comme dit Rachmed : « On a beau regarder, on ne sait pas de quel côté s’en aller. » Au sud-est, en face de notre tente, se dressent des roches dentelées de quartzite, rayées de neige ; vers l’est, des monts blancs, derrière des collines au premier plan ; à l’est, la seule porte par laquelle ou croit pouvoir sortir : un golfe du Rang-Koul à droite duquel, au loin, le Moustagata menace le ciel de sa corne d’albâtre ; mais ce n’est pas une corne aiguë, c’est plutôt un nez, aquilin, aplati au bout, tenant à une arcade sourcilière très accentuée, au-dessous d’un front si fuyant qu’on ne le voit pas. Tel est à peu près le profil de ce colosse du Pamir. Derrière nous, les montagnes dans la brume. A l’ouest, des cônes gigantesques d’aspect, ayant au sommet des nuages flottans comme les banderoles de fumée des volcans. Quand le soleil descend, il colore tout cela, et c’est une nature sauvage qui s’embellit soudain avec une coquetterie qu’on n’attendait pas d’une aussi laide personne. Le paysage est indescriptible, bizarre ; je n’entreprendrai pas de le dépeindre. D’abord je ne suis pas taillé pour une pareille tâche, et puis le modèle est capricieux, de seconde en seconde il change d’aspect, et le paysage chaudement éclairé pâlit, vous glace. Rien qu’à le regarder, j’en serre ma pelisse plus près du corps.

Le froid devient terrible. C’est pourtant le se mars. Le thermomètre baisse avec une rapidité inquiétante : à sept heures dix, il marquait — 16° ; à huit heures, il saute à — 21° ; à huit heures et demie, — 22° ; à neuf heures vingt, — 22°, 5. Le ciel est étoile, pas de vent, la lune est étincelante : vingt-cinq minutes plus tard, à neuf heures quarante-cinq, — 26°.

La nuit est d’une clarté étonnante, le calme de l’atmosphère est parfait, pas un souffle d’air ne le trouble. Les étoiles scintillent aussi nettes qu’on les peut voir ; l’œil malade supporte à peine l’éclat sans pareil du croissant de la lune qui éblouit : lampadaire illuminant une coupole encore plus « vêtue d’or » que celle de la mosquée Tillah-Kari de Samarcande.

Non, jamais la voûte céleste ne m’a paru aussi grande que sur le Pamir ; les montagnes semblent un léger tressaillement de la terre, et le feu qui lance une chétive flamme, un imperceptible feu follet, et les hommes autour, des gnomes, pas plus gros que des infusoires. Quelle grandeur au-dessus !

À deux heures vingt minutes, la lune étant toujours si lumineuse qu’on distingue les objets à l’intérieur de la tente, je vais regarder le thermomètre. Mais où donc est passé le mercure ? Il est gelé, bien gelé. Craignant de me tromper, je montre l’instrument à Capus ; on allume la lanterne, et, malgré les manipulations, le mercure reste gros comme un grain de plomb et bel et bien gelé.

Les quelques Kirghiz du Rang-Koul, obéissant aux ordres du chef du poste établi par les Chinois, font preuve d’une grande malveillance. Nous devons nous procurer par la force les bêtes de somme indispensables. Nous userons de ce procédé aussi longtemps que nous serons sur le territoire de Kachgar. Les indigènes, naturellement peu enclins à la bonté, ont été du reste terrifiés par les mesures sévères prises contre ceux qui avaient aidé la dernière expédition russe.

Toujours réquisitionnant, nous arrivons à Ak-Tach, au bord de l’Oxus, qui disparaît sous la glace et la neige.

Nous trouvons dans une encoignure de la vallée le seul édifice que l’homme d’ici ait eu le courage de construire : il est consacré à la mort. Et cela devait être dans un pays où la vie est une exception bizarre, presque inexplicable, où l’homme ne végète que parce que c’est un animal qui a une fameuse envie de vivre ; ou peut-être que celui de Pamir, écrasé par la nature, s’est rendu compte mieux qu’un autre qu’il était condamné à mort, et qu’il s’est dit : « Pourquoi me déplacerais-je pour aller mourir ailleurs ? »

Les tumuli sont dirigés du sud-est au nord-est, pour que les morts aient la face tournée vers la ville sainte. Ils s’allongent autour des quatre mausolées en terre, hauts deux fois comme un ouï (tente de feutre), et déployant à eux quatre une façade qui a bien 8 ou 10 mètres. Les coupoles sont pointues, l’architecture en est timide, les matériaux ne permettant pas l’audace : quelques cailloux, de la terre, ne sont pas ce qu’il faut pour lancer vers le ciel des nefs hardies. Aussi, rien de gothique, rien de fier ; le vent, du reste, ne le permettrait pas ; il est là pour rappeler aux Pamiriens qu’ils aient à se terrer.

Aux quatre coins du plus grand des mausolées, on a figuré des pigeons, grossièrement, mais on voit que ce sont des pigeons. La neige, entrant par la porte, a couvert la tombe, sur laquelle on a déposé des cornes d’arkars, les seules fleurs qu’on puisse cueillir ici pour tresser des couronnes.

Deux tougs se balancent comme ces enseignes taillées dans le bois, qui représentent des grappes au-dessus de la porte des auberges. Ces tougs, faits avec des queues de coûtasses et des chiffons, sont incrustés de neige ; elle a fondu au soleil, puis gelé, et ils semblent taillés dans le marbre.

Au bout des tombes des humbles, une pierre est fichée en terre ; quelques-unes ont un entourage, mais qui n’a rien de somptueux ; en guise de grille de fer, on a piaulé des piquets reliés par une corde de laine.

Au moment où mon cheval cherche son chemin dans les décombres, le vent souillant glacial, j’aperçois comme une sorcière errant entre des menhirs. Elle s’arrête soudain et me regarde sans un geste. Ce doit être la lée du Pamir. Ma vue est affaiblie, et je ne distingue pas d’abord ses traits ; et j’ai beau écarquiller les yeux, lever mes lunettes, je ne lui vois pas de regard.

Elle est toute droite, toute petite, vêtue de peaux de mouton, mais elle a une coiffure blanche qui indique qu’elle a un sexe ; elle a deux trous à la place des yeux, qui sont des points sombres ; son nez n’est pas visible, la mort l’a effacé sans doute. Est-ce du cuir ou de la peau qui couvre sa face ? Sa bouche est cachée.

Elle est immobile. Autour d’elle gisent des carcasses de chevaux, de vastes thorax de chameaux entr’ouverts, des têtes de mouton dont les mâchoires sans gencives montrent les dents serrées : tout un charnier est là ; et nous y laissons la vieille toujours immobile. On dirait une affreuse ouvrière de mort momifiée à côté de ses chefs-d’œuvre, à qui elle a mis la dernière main, des cadavres ayant fait des squelettes.

Puis, mes lunettes essuyées pour ne plus voir par la buée de l’imagination, et les ayant posées sur mon nez, je regarde à nouveau. C’est une vieille femme kirghize.

Au bas des collines, des tentes abandonnées au milieu de troupeaux morts.

J’approche d’une de ces tentes ; mon cheval, effrayé, recule ; je ne puis le faire avancer. Je prends le parti de le remettre à Pépin, qui vient de faire un croquis, car le soleil donne.

Tout autour de l’ouï, il y a un parterre dont des crottes sont la grève. La tente est basse, ceinturée de cordes : c’est la manière dont le propriétaire, en s’en allant, a fermé les persiennes. Mais avant de fuir cette désolation, — est-ce par moquerie ? est-ce pour se conformer à une coutume ? est-ce pour suivre une superstition ? — il a passé dans les cordes serrées contre les feutres et liées aux piquets du bas des cadavres de chèvres. Elles sont momifiées par la gelée, leur peau est tirée sur les os, les yeux sont caves, desséchés comme ceux des aveugles, les pattes raidies, pliées, et les bouches ont des rictus diaboliques. Sont-ce ces attitudes qui en ont imposé aux bêtes de proie ? Elles n’ont point touché à ces chèvres et à ces boucs, qui semblent morts dans des convulsions ou au cours d’une action et dans l’éclair d’une pensée dont ils sont imprégnés encore pour ainsi dire. Également espacés à la circonférence de l’ouï, les cadavres sont comme des fleurons sinistres à une vilaine couronne.

Je soulève un pan de feutre, taché en dessus de la fiente blanche des oiseaux de proie, et deux mouches s’échappent en bourdonnant. Depuis longtemps, nous n’avons pas vu d’insectes. A l’intérieur sont des treillis de tente, des feutres, des selles, des peaux, des bâtons, tout le mobilier d’un nomade. On ne voit pas sur le sol une trace autre que celle des loups. Quelques pierres sont là qui ont servi aux usages domestiques, d’enclume et de marteau pour casser les os à moelle, écraser les graines, le sel cristallisé, ou qui ont supporté la marmite.

Quelques bêtes sont mortes de la main de l’homme ; on les reconnaît facilement : elles ont été dépouillées, et leur tête est séparée du tronc. Mais les autres sont les victimes du froid ou de la faim ; celles que la congestion a tuées ont encore la panse pleine ; quant aux affamés, ils l’ont, au contraire, peu gonflée. C’est la seule partie de la bête que les fauves n’aient pas mangée ; ils ont crevé l’enveloppe de l’estomac d’un yak, et les végétaux triturés en sortent comme les étoupes d’un sac, à l’intérieur des côtes dénudées. Un bouc est étendu, les cornes en arrière, comme s’il bondissait : c’est le bond de la mort.

Un corbeau s’abat au haut d’une roche et croasse ; il vient déjeuner sans doute. Le soleil lui a cuisiné un manger succulent, et la charogne répand la mauvaise odeur la plus alléchante ; il lui a apprêté également le boire : une petite flaque d’eau large trois fois comme la main, où baigne la jambe d’un cheval, et sur laquelle des mouches d’or voltigent.

Ce tableau est inondé de la lumière du soleil, qui luit pour tous…

Nous allons toujours sur l’ouest, en suivant la vallée obstruée par la neige, et quarante-deux jours après avoir quitté Osch, nous campons à la source de l’Oxus, à 4,200 mètres.

Nous poursuivons notre route en descendant le cours de l’Oxus occidental ; car ce fleuve, en réalité, a deux sources. Arrivés sur le territoire afghan, dans le Wakhan, qui a été annexé récemment, nous faisons une tentative pour passer aux Indes par le Kanjout. Nous avons comme guide le Pir, un homme bien extraordinaire ; il surprend au milieu de ces gredins de Wakhis qui nous abandonnent. Qu’il est laid et quelle bonne figure ! Nous nous rappellerons longtemps sa tête en forme de toupie, large du haut, le front bombé, pommettes saillantes, étroites du bas, avec des joues caves et un petit menton carré, et les minuscules yeux gris qui brillent intelligens dans les orbites profondes, et son nez mince d’oiseau de proie s’abaissant vers la bouche plissée.

Quel marcheur, malgré soixante ans passés ! Quelle légèreté ! Là où nous enfonçons, lui semble glisser sur la neige. Ce n’est pas l’embonpoint qui l’incommode : il pèse à peine 100 livres, quoique d’une bonne taille.

Jamais il n’a demandé un morceau de pain, jamais il n’a réclamé une bonne place près du feu, jamais il n’a proféré une plainte. C’est que Nour-Djane a bien des fautes à expier qu’il a commises dans sa jeunesse.

Il n’a pas toujours été un homme craignant Dieu. On lui attribue toute sorte de crimes, d’innombrables barantas (expéditions de pillage) ; on conte que, lorsqu’il était jeune, nul n’était plus redouté sur le Pamir. Il apparaissait, disparaissait comme par enchantement, aussi insaisissable que lèvent. Ses vengeances étaient terribles et ses menaces jamais vaines ; bref, selon la rumeur, Nour-Djane aurait été le plus grand des criminels jusqu’au jour où il fit une conversion éclatante.

Il y a de cela une vingtaine d’années, il eut un songe : il était tombé dans une rivière torrentueuse, les vagues le roulaient, il s’efforçait de nager vers la rive, mais les vagues furieuses le plongeaient au fond du gouffre, et, chaque fois qu’il reparaissait, s’élevait à la surface des eaux, il voyait la rive plus éloignée. Longtemps les vagues le roulèrent ainsi, et, lorsque la rive fut effacée, il eut le sentiment d’être perdu sans espoir, car le torrent s’était élargi en mer démontée, les vagues étaient immenses et la nuit noire.

Nour-Djane tint ce songe pour un avertissement du ciel, et il résolut d’employer sa vie à bien faire. Il pria les cinq prières régulièrement, prit le bâton de derviche et s’en fut à Khodjend, où il demanda les bons conseils de mollahs fameux, depuis illustres. Chaque année, il va dans cette ville écouter la lecture des livres pieux. Les gens du Pamir, de l’Alaï, du Wakhan, le connaissent, et il leur sert d’intermédiaire lorsqu’ils ont des différends ; il porte d’un aoul à l’autre les propositions ; il prie près des nouveau-nés et sur les morts. On le respecte partout, car il ne songe qu’à faire le bien. Et on l’appelle Nour-Djane divana, le derviche, le fou, tant de bonté ne pouvant être que la marque d’une cervelle détraquée ; d’autres l’appel lent Nour-Djmie kalifa, le kalife ; ceux-là lui donnent un surnom glorieux. Aux yeux du plus grand nombre, c’est un saint, à nos yeux aussi.

Nous ne l’avons jamais pris en flagrant délit de mensonge, toujours il a tenu la parole qu’il avait donnée et, tant qu’il a pu, il a soulagé ses compagnons. C’est un saint.

Lorsque j’arrivai avec lui près de Langar, nous fumes rejoints par des Kirghiz. L’un d’eux lui demanda s’il avait un papier du Dao-Taï pour oser nous montrer la route sans un ordre de Kachgar. Nour-Djane répondit franchement non, et l’autre lui ayant dit qu’il risquait sa tête, il répondit :

— Je ne crains pas les Chinois, je ne crains que de mal faire et Allah !

Le Pir, Rachmed et moi, nous allons reconnaître la route du côté du Kanjout.

S’il nous est impossible de passer, nous laisserons nos bagages à Zarsotte. Nous irons à Langar et nous aviserons à nous procurer vivres et bêtes de somme par tous les moyens possibles. Si une caravane survient, nous lui emprunterons le nécessaire ou nous le lui prendrons, en cas de refus, sauf à indemniser. Si nous trouvons le moyen de passer, nous abandonnons nos bagages à la garde de Dieu, nous allons tous à pied au Kanjout et nous y racolons des porteurs et des coulasses qui viendront quérir à Zarsotte ce que nous y avons laissé. Si les affaires tournent mal, nous n’avons plus besoin de bagages. Nous prenons les outils indispensables : une hache pour tailler la glace, une pioche, une pelle de bois, deux chevaux, et pour eux les six poignées d’orge que nous possédons encore, et nous partons, le bâton à la main.

Après une journée terrible, nous revenons avec l’assurance de ne pouvoir franchir la passe qu’où nous dit mener au Kanjout, et nous retournons sur nos pas. A Langar, nous attendons une occasion favorable, et elle se présente en la personne de deux marchands afghans de connaissance, qui nous facilitent le transport de notre bagage jusqu’à Sarhadd, le premier village du Wakhan. Ces deux Afghans semblent être le type des rudes marchands de l’antiquité, des énergiques trafiquons carthaginois qui faisaient le tour de l’Afrique ou s’enfonçaient dans les déserts, allant troquer leurs marchandises, sabre au côté.

A Sarhadd, un chef afghan vient nous questionner ; il nous fait les plus belles promesses. Il dit être à nos ordres : nous pouvons demander tout ce dont nous avons besoin ; il va prendre immédiatement les mesures pour que rien ne nous manque. Immédiatement nous recevrons vivres, chevaux, yaks, guides, etc. Naturellement on ne nous envoie rien ; quand nous voulons faire des provisions, on nous les refuse. Défense expresse a été faite aux habitais de nous fournir quoi que ce soit. Un courrier va demander du renfort à Kila-Pandj. Le plan du chef est de nous faire attendre et de nous obliger ensuite à rebrousser chemin quand les soldats seront arrivés.

Nous laissons reposer nos chevaux trois jours, nous achetons de la farine à tout prix, en cachette, la nuit nous en rassemblons pour huit jours, et nous partons pour le Tchatral.

Nous traversons la neige de l’Hindou-Kouch, sans guide. Après six jours de marche, nous arrivons au premier village du Tchatral. C’était le 17 mai. Nous nous reposions dans un bois, sur l’herbe, heureux d’en avoir fini avec la neige et le froid, quand soudain une bande de Tchatralis nous entoure. On dirait des chouans, avec leurs baudriers, leurs tresses de cheveux, leur face rasée. Mais ils ont les yeux agrandis par l’antimoine, et des boucliers de cuir à clous luisans, des couteaux à la ceinture, beaucoup d’armes ; on dirait des personnages d’opéra comique, des Tziganes costumés en brigands, montrant des dents blanches. Leur chef, à cheval, possède un express-rifle et un revolver. Il se donne comme le fils d’un personnage influent ; il a ordre de nous empêcher de passer. Nous lui demandons s’il y a quelqu’un sachant lire le persan dans sa troupe ; il nous répond que non, et nous lui disons que c’est très fâcheux, car nous avons des papiers très intéressans que nous lui ferions voir ; mais nous allons nous rendre auprès de son père, qui verra du premier coup que nous sommes d’honnêtes gens. Nous lui donnons une foule de bonnes raisons de croire ce que nous avançons. Il tient conseil avec les siens, et consent à nous laisser poursuivre notre chemin, d’autant plus que nous lui avons déclaré très nettement que nous ne retournerions pas d’une semelle en arrière. A propos de semelles, je dois dire que ce que nous avions aux pieds ne méritait pas ce nom. Notre costume n’était pas fait non plus pour donner de nous-mêmes une grande idée, mais nos armes et notre attitude pouvaient du moins inspirer le respect. Nous n’étions pas beaux : nos mains et nos figures étaient gercées, elles désenflaient, et leur peau s’écaillait ; ce mélange de rougeur et de hâle ressemblait à une lèpre.

Le pis était que nous n’avions pas de roupies, rien que de l’or et fort peu, et c’était le côté faible de notre argumentation, car le jeune homme commandant cette bande disait très justement : « Si vous êtes Faranguis, vous avez des roupies. Donnez-nous des roupies. » C’est le trait ethnographique à quoi les Tchatralis reconnaissent les Faranguis-Inglis, qui leur en donnent beaucoup. La roupie est la monnaie la mieux connue dans ce pays de pauvres gens, qui sont à la discrétion du plus offrant. On nous tenait pour des Russes, et on nous arrêtait à l’instigation du gouvernement anglo-indien.

Malgré les courriers envoyés par le metar de Tchatral et son fils de Mastoudj, nous avons poursuivi notre route. On voulait nous forcer à retourner sur nos pas, et, à chaque instant, un cavalier arrivait qui nous apportait une nouvelle invitation à ne pas avancer. Plus de vingt fois, la troupe des porteurs s’arrêta ; plus de vingt fois, elle mit bas ses charges par ordre supérieur : autant de fois nous eûmes à subir le même interrogatoire que le jour de notre première rencontre, et toujours je secouai la tête et persistai dans mon idée première. Nous n’avions que l’idée d’aller en avant. On est vite décidé quand on ne songe qu’à une chose. Tantôt on se débarrassait des importuns ambassadeurs par des menaces, par des moqueries, par des plaisanteries, par des colères, par des mutismes d’où rien ne pouvait me faire sortir. De sorte qu’après ces enquêtes multiples, les Tchatralis ne savaient plus que penser des intrus qui leur arrivaient par le Baroguil, et qu’on les avait chargés de contraindre à rebrousser chemin. Et c’était là notre supériorité sur ces barbares : nous savions ce que nous voulions, et eux ne savaient que faire.

Nous avons fait halte le 22 mai au soir à Mastoudj. Et Rachmed, qui a la manie de compter les jours, nous dit : « En voilà soixante-dix-huit que nous sommes partis d’Osch, et cent quarante-trois que j’ai quitté Samarcande. Allah seul sait si je le reverrai jamais. Ah ! Samarcande ! Samarcande ! »

Nous n’avons qu’à attendre la réponse au mot adressé par nous au premier agent anglais qui le recevra. Je lui dis que, pour nous, l’impasse est en arrière. Je n’énumère pas toutes les raisons qui motivent la détermination prise d’aller en avant. La première, la plus péremptoire, c’est que la neige fond, que la rivière de Mastoudj n’est plus guéable, ni le Wakane-Darya. Nous n’avons plus la vigueur nécessaire pour recommencer à lutter contre les hommes et contre la nature, ni les ressources pécuniaires avec lesquelles nous pourrions acheter le Tchatral, car il est à vendre.

Ma conviction est que rien ne sera décidé avant bien des semaines, car la lettre que nous avons envoyée passera par plusieurs mains, on tiendra conseil avant de la transmettre, et qui sait si le courrier qui la porte arrivera à destination, car le chemin de Péchaver n’est pas sûr !

Pépin, Capus, et Menas, l’un de nos deux serviteurs, sont partis pour le village de Tchatral, où habite le metar ou roitelet du pays. Rachmed et moi sommes restés à Mastoudj avec nos six chevaux qui avaient survécu, nos quelques bagages et nos deux chiens. Nous avons attendu quarante-cinq jours la réponse, qui nous est venue du gouvernement de l’Inde avec des secours d’argent, que depuis nous avons remboursés.

Nous avons employé notre temps à étudier les mœurs des indigènes. Nous avons découvert bien peu de chose dans leurs cervelles. Quelques petits besoins, ceux de l’animal, l’occupation de les satisfaire et, une fois qu’ils sont satisfaits, nulle préoccupation. Ils sont très gais, dès qu’ils n’ont plus faim. Les gens d’Occident ont la manie de civiliser les autres, on sait comment et avec quel désintéressement. Cela vaudrait-il la peine qu’on « civilisât » ceux-ci ? A quoi bon éveiller leur intelligence du sommeil où elle est plongée ? Ils paraissent jouir d’une parfaite tranquillité d’esprit. Seront-ils plus heureux lorsqu’ils l’auront perdue ?

Il y a dix ans encore, ils ne se préoccupaient guère que des Anglais, mais aujourd’hui les Russes les intéressent, et ils nous ont fait mille questions à leur sujet. D’après les renseignemens qu’ils nous ont dit tenir de pèlerins, les Russes seraient pauvres, mais ils auraient beaucoup de soldats. Ils ont entendu parler sans doute de la petite affaire de Pendeh ; de bouche en bouche, le combat d’avant-poste est devenu une grande bataille perdue par les Afghans, et tandis que nous étions là, la nouvelle se répandait que les « Ourousses » avaient pris beaucoup de terres à l’émir Abdourrhaman-Khan, que bientôt ils s’empareraient de Caboul, et que déjà leurs guerriers marchaient sur cette ville. Les Tchatralis se réjouissaient de la défaite des Afghans, leurs ennemis et, comme ceux-ci passent pour d’excellens soldats, les Russes leur semblaient redoutables.

C’est un fait indéniable : les Afghans sont, en Asie, les premiers par le courage et par leur aptitude aux choses de la guerre. Ils sont remuans, violens, d’un caractère indomptable ; ils aiment les aventures, et, en comparaison de leurs voisins, ils déploient une grande activité. Au contact des Anglais, dans leurs luttes avec les armées indigènes organisées à l’européenne, ils ont acquis une certaine instruction militaire. S’ils avaient dépensé au nord et à l’ouest la somme d’efforts qui leur a été nécessaire pour défendre leur indépendance menacée à l’est, il n’y a pas de doute qu’ils eussent agrandi considérablement leur empire durant ces cinquante dernières années, ils auraient porté leur frontière au-delà de l’Oxus et sans doute au pied de l’Elbrouz, et les Russes auraient eu à les combattre au lieu des khans de Khiva et des émirs de Bokhara ; la lutte eût duré plus longtemps, mais les résultats en eussent été plus considérables et plus décisifs, La question d’Asie centrale eût été tranchée d’un seul coup ou au moins simplifiée singulièrement par la suppression d’un des facteurs considérables : la puissance afghane et son prestige. Mais l’histoire a des fatalités, elle aime à traîner en longueur les affaires, et l’on a alors le spectacle de petits peuples « ayant l’âme chevillée au corps » et placés par la géographie à côté de colosses qu’ils tiennent en éveil, qu’ils importunent, à qui ils mordent le talon, comme la fourmi fit au vilain tenant en joue un pigeon qu’il ne put tirer, parce que la fourmi lui fit tourner à temps la tête. L’Afghanistan en est une grosse ; elle servira au plus habile de ses voisins, à celui pour le compte duquel elle mordra « l’autre, » à moins qu’ils ne l’écrasent.

Mais aucun des deux puissans rivaux ne paraît avoir un intérêt immédiat à cet écrasement d’un auxiliaire probable. L’Afghanistan a donc chance de vie tant que ses voisins ne seront pas tombés d’accord. Les émirs de Caboul s’efforcent d’être aimables avec l’un et l’autre ; mais, les Anglais s’étant déclarés leurs protecteurs, c’est à eux qu’ils s’adressent quand il s’agit de rectifier la frontière ou d’augmenter le chiffre des bataillons au moyen de roupies.

La construction du chemin de fer transcaspien les a beaucoup inquiétés : ils se rendent compte de son importance stratégique ; ils comprennent que les Russes ont de la sorte pris définitivement possession du Bokhara, et que les armées du Caucase et du Turkestan pourront dorénavant unir facilement leurs efforts. Et tandis qu’ils affirment ne pas redouter les Anglais, ils sont moins catégoriques à l’égard des Russes ; ils parlent alors de se faire tuer jusqu’au dernier en cas de guerre : c’est donc qu’ils n’ont pas l’espoir de vaincre ? Les longs pourparlers de la récente commission de délimitation où les Anglais avaient pris en main la cause des Afghans, ayant abouti à une cession de terrain aux Russes, le prestige des Anglais n’a pas grandi en Afghanistan, et l’on est mécontent d’eux ; on considère l’arrangement pris comme un recul et une marque de faiblesse. Les Russes en valent mieux aux yeux de toute l’Asie, et comme leurs finances ne leur permettent pas les prodigalités des Anglo-Indiens, on est surtout frappé de leur puissance militaire, tandis qu’on s’étonne de la profondeur de la bourse des autres. Les peuples et les peuplades environnant l’Inde sont faits à l’idée qu’il faut tendre la main à ceux qui la gouvernent, et ils sont étonnés toujours de n’en rien recevoir. À la façon dont ils quémandent, on voit bien qu’ils pensent avoir droit à des largesses, et ils ne tiennent pas les Anglais pour de puissans guerriers, mais pour de très riches marchands, ayant construit l’édifice de leur puissance sur des piles de roupies. Rien n’est plus fragile. Ils reconnaissent le courage des Anglais, ils admirent leurs merveilleux travaux, leurs belles voies ferrées, et cependant les regardent du côté des Russes et en attendent de bonnes choses. Il est difficile de mériter la reconnaissance d’Asiatiques et de les satisfaire, et même ceux de l’Inde ne sont pas satisfaits. Nous ne savons ce qu’ils espèrent d’un changement ; peut-être est-ce de leur part un enfantillage propre à bien des peuples. Mais nous savons que plus d’un mécontenta dit : « Lorsque les Russes seront là, cela changera. »

Quand seront-ils là ? Viendront-ils jamais dans les Indes ? Noos n’avons pas compétence pour répondre à ces questions, nous ignorons l’avenir, mais nous savons que quelques-uns les attendent et que beaucoup t’attendent à les voir arriver.


GABRIEL BONVALOT.