Œuvres de Théodore de BanvilleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 270-274).



 

Ô Seigneur ! que fais-tu des voix et des yeux d’ombre
         Et des pleurs à genoux !
La nuit silencieuse avec son aile sombre
         A passé devant nous.

Hier, nous étions tous réunis, jeunes hommes
         Aux rêves palpitants,
Gais, faisant rayonner sur la route où nous sommes
         La foi de nos vingt ans ;

Sages bohémiens aux colères frivoles,
         Aimant au jour le jour,
Et ne disant jamais que de bonnes paroles
         D’espérance ou d’amour.

Et cependant, au lieu d’échanger sans mystère
         Mille riants propos,
Nous avions tous le front incliné vers la terre
         Dans un morne repos.


C’est que la terre, hélas ! cet asile et ce havre
         De plaines et de monts,
Venait, hier encor, d’engloutir un cadavre
         De ceux que nous aimons ;

C’est qu’il faut ici-bas que l’heureuse promesse
         N’ait pas de lendemain,
Et qu’il dort maintenant, l’ami plein de jeunesse
         Qui nous serrait la main !

Il dort comme autrefois, mais c’est sous une pierre
         Que fouleront nos pas,
Et la nuit l’enveloppe, et sa jeune paupière
         Ne se rouvrira pas !

Et quand les fleurs de Mai fleuriront sous la glace
         Pour une autre saison,
Sur la terre foulée et sur la même place
         Renaîtra le gazon.

Alors tout sera dit. Parmi les rameaux d’arbre
         Et les touffes de fleurs
Les regards du passant verront à peine un marbre
         Taché de quelques pleurs.

Alors, sans y penser davantage, la foule
         Aux regards effrayés
Suivra docilement le ruisseau qui s’écoule
         Dans les chemins frayés.


Mais nous qui savons tous combien son cher sourire
         Fut charmant et vainqueur,
Et qui dans son regard avons toujours vu luire
         Un reflet de son cœur,

Soit que la joie à flots verse dans nos poitrines
         Ses trésors épanchés,
Ou que l’ennui morose et les tristes ruines
         Courbent nos fronts penchés,

Nous dirons à la Mort : Pourquoi donc sous ton aile
         As-tu mis le meilleur
De ceux qui nous prenaient une part fraternelle
         De joie et de douleur ?

Paul qui sentait jadis de chauds baisers de flamme
         Sur son front jeune et beau,
N’a pour le caresser à présent, corps sans âme,
         Que le ver du tombeau.

Oh ! n’éprouve-t-il pas dans un terrible songe
         Mille frissons nerveux,
Quand l’insecte, caché dans son orbite, ronge
         Son crâne sans cheveux !

Et pensant à sa vie, à l’aurore si brève
         Qui sur son front a lui,
Nous baisserons la tête, et comme dans un rêve
         Nous pleurerons sur lui.


Car il était de ceux pour qui la vie est douce
         Et sur qui cette mer
Qu’un ouragan sur nous incessamment repousse,
         N’a rien laissé d’amer.

Eh bien ! en regardant ceux qui vivent ou meurent,
         Ces destins répartis,
Dieu sait ceux qu’il faut plaindre, ou bien ceux qui demeurent
         Ou ceux qui sont partis !

Car tandis qu’ici-bas des mains impérieuses
         Bâillonnent tous nos chants,
Et qu’il nous faut lutter contre les voix rieuses
         Et les hommes méchants ;

Quand nous cueillons la fleur ou l’amante profane
         Avec un doux serment,
Et lorsque sur nos cœurs la fleur rose se fane
         Et que la lèvre ment ;

Quand versant les trésors dont notre âme est si pleine,
         Dans le riant matin
Nous marchons, à travers une sinistre plaine,
         Vers le but si lointain,

Lui que nous croyons voir, ô folle rêverie !
         D’un œil épouvanté,
Goûte suavement sans que rien le varie,
         Le repos si vanté.


Les bruits que font ici les hommes et les choses
         Battus par leurs destins,
Ne parviennent là-bas qu’à travers mille roses,
         Comme des chants lointains.

Et l’Âme délivrée, auguste sœur des vierges,
         Être immatériel,
Vole, blanche, à travers les draps noirs et les cierges,
         Vers les palais du ciel !

Car ils avaient raison, ces sages aux longs jeûnes
         Qui sous un ciel de feu
Disaient : Tout est néant, et ceux qui meurent jeunes
         Sont les aimés de Dieu !


Mai 1842.