Aux États-Unis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 518-553).
AUX ÉTATS-UNIS

II[1]
LES AFFAIRES

Les annales du peuple américain, son « livre d’or, » l’ouvrage où sont racontés ses hauts faits, où son génie apparaît et se résume, ce n’est pas le récit de ses guerres d’Indépendance ou de Sécession, ce n’est pas son code, ni sa Constitution politique, qui ne valent ni plus ni moins que d’autres, ce n’est pas un livre de prose ou de vers, ce sont des chiffres, une pyramide glorieuse de chiffres, la collection des Census, le manuel statistique rapprochant le présent du passé.

Les « affaires » sont donc le triomphe de l’Amérique ; l’histoire, la description des États-Unis, c’est surtout et avant tout l’histoire, la description d’une « affaire » colossale et inouïe, d’une opération agricole, industrielle, commerciale, telle que le monde n’en avait jamais vu, ni rêvé.


I

Les peuples, comme les hommes, aiment assez à croire et à laisser croire qu’ils sont les seuls auteurs de leurs succès, qu’ils doivent presque tout à leur mérite. De fait, ce succès tient-il à la race plutôt qu’au terroir ? Y a-t-il des peuples de plein air, voués aux aventures, et d’autres peuples songeurs, aptes à se remâcher la cervelle ? Mais comment les mêmes races viennent-elles, les unes à déchoir si tôt, les autres à prospérer si tardivement ? Et s’il n’y a pas, ainsi qu’on le prétend, une « vie » des peuples, avec enfance, maturité et déclin, comment tels d’entre eux semblent-ils mourir ; de sorte que les individus qui les composent arrivent, sans croisemens ni infusion de sang extérieur, à n’avoir plus rien de ce qu’avaient leurs pères qui habitaient avant eux le même sol ? Ils n’ont plus les mêmes passions, le même caractère, les mêmes aptitudes, les mêmes richesses, les mêmes mœurs, la même âme.

Est-ce au contraire le « cru » qui domine le « plant, » le terroir qui forme la race ? Sont-ce les conditions matérielles qui pétrissent les nations, les excitent ou les dépriment, les fortifient et les développent, ou les débilitent et les tarissent ? Alors comment des groupes situés en mêmes climats, ou dans des milieux identiques, diffèrent-ils autant ? Le système de gouvernement y est-il pour quelque chose ? Non certes ! puisque les républiques du Nord, du Centre et du Sud de l’Amérique, dotées du même régime, arrivent à des résultats très dissemblables.

Les prospérités comme les misères des nations, indépendantes de l’agitation des politiques et de la phraséologie des journaux, ont des causes peu apparentes qui tiennent bien plus aux ressources du sol et aux découvertes scientifiques, donnant du prix à ces ressources, qu’elles ne tiennent à la tournure d’esprit des habitans. Les Américains d’il y a quarante ans n’étaient pas des hommes supérieurs aux Américains d’il y a deux cents ans, ils n’avaient aucun génie très extraordinaire pardessus les autres peuples de l’univers ; mais, comme dans un conte de fées, ils n’ont eu qu’à frapper de leur pic le continent qui les portait pour faire surgir de ses entrailles le Génie de la Force, la houille, ce squelette végétal des temps où la terre vivait en égoïste, pour elle-même, débris fossile d’un monde sans date et ignoré, qui allait être précisément, en ce siècle, l’agent de tout un monde nouveau.

En Europe, le secret de presque toute la supériorité industrielle de l’Angleterre, de presque tout le progrès contemporain de l’Allemagne, c’est l’abondance du charbon qui engendre et nourrit à bon marché ces millions d’esclaves modernes, dociles, muets et sobres : les machines. Et le secret de l’infériorité relative de la France, sur le terrain économique, c’est, pour une grande part, l’indigence de charbon. L’invention de la « vapeur, » et de tout ce qu’on entend par là d’applications multiples et de révolutions conséquentes, a été préjudiciable au rang de la France dans le vieux continent, parce qu’elle n’a pas ou presque pas de « vapeur, » comparativement à d’autres États. Le continent américain est de tous au contraire le plus favorisé au point de vue du sous-sol. Il n’a pas seulement du charbon, — il en extrait déjà 350 millions de tonnes, — il a d’incroyables forces hydrauliques ; il a le minerai de fer le plus riche et de la plus facile extraction, l’or et l’argent et surtout le cuivre ; il a le pétrole et le gaz naturel ; il a de tout ce dont vit le monde contemporain, et il n’a qu’à se baisser pour le recueillir.

Telle est sa part de chance, mais il sait merveilleusement en profiter. C’est par une volonté indomptable que l’Américain devient le propre artisan de sa fortune. Et quoique je voudrais bien expliquer par une fatalité de nature l’état stationnaire de mon pays, plutôt que l’attribuer à l’inertie propre de mes concitoyens, je ne puis pas m’abstenir de la réflexion suivante : si le Français actuel, riche de ses économies plutôt que de ses entreprises, était seulement paralysé par l’exiguïté de son territoire qui ne lui offre qu’un champ d’action limité, et par la rareté ou la pauvreté de ses mines indigènes, il devrait suffire de le transporter dans une atmosphère plus favorable, pour le voir s’élancer, lutter et parvenir à l’égal des autres étrangers.

Or, sur 24 millions d’émigrans, qui depuis quatre-vingts ans ont abordé le littoral américain, on compte 433 000 Français. Ils n’avaient au début ni plus ni moins d’argent, ni plus ni moins de chances que les Irlandais, les Allemands, les Suisses, les Hollandais ou les Scandinaves ; cependant, ils n’ont pas réussi, eu égard à leur nombre, aussi bien qu’aucun de ceux-là. On ne voit aucun Français à la tête des chemins de fer, des mines, des manufactures, des banques, des grandes exploitations agricoles, dont les propriétaires et les directeurs sont pourtant assez cosmopolites d’origine.

Dans l’Ouest, où il y a proportionnellement à la population plus de Français que dans l’Est, on n’en voit pas qui jouent un rôle prépondérant dans quelque branche que ce soit de l’industrie ou du commerce. Mais s’il y a, parmi nos anciens compatriotes plus ou moins américanisés, fort peu de millionnaires, il y a énormément de garçons de café, — dans les restaurans de San Francisco la moitié du personnel subalterne est français ; — il y a des cochers, des cuisiniers, des ouvriers d’art, et aussi des professeurs, des architectes, des commissionnaires en marchandises, tous métiers distingués ou vulgaires dans lesquels on gagne peu, mais où l’effort est modéré et surtout exempt de hasards.

Le Français n’a-t-il donc pas le goût des affaires ? N’en a-t-il pas le sens ? N’a-t-il point assez l’ambition de l’argent ? Ce n’est ni un paresseux, ni un sot ; mais, autant il est porté à rechercher en France pour ses capitaux les placemens de tout repos, autant il affectionne au dehors pour sa personne, même lorsqu’il s’expatrie, les « emplois de tout repos. » Cet homme ultra-prudent n’est point un « risqueur » et, par là, il est aussi peu Américain que possible ; car l’Amérique ne grandit et ne prospère que parce que ses citoyens laborieux et intelligens sont tous des risqueurs. Il est clair que l’esprit de risque, c’est le goût des entreprises ; c’est la richesse d’une nation.

Aussi les États-Unis ont-ils toujours plus d’affaires que d’argent, et, quoique riches, se mettent parfois dans l’embarras, lorsque leurs affaires vont si vite que l’argent a peine à les suivre. Nous avons vu, il y a quelques mois, l’une de ces crises, périodiques à New-York ; elles sont funestes aux purs spéculateurs de Bourse et fructueuses aux capitalistes qui profitent d’un krack passager pour hospitaliser dans leurs portefeuilles des actions brusquement tombées à 30 et 40 p. 100 au-dessous de leurs cours de la veille.

Comme les affaires tournent dans un cercle, il est toujours difficile de dire où commence la contraction et combien loin elle doit s’étendre. Mais il semble que cette fois il y ait là-bas quelque chose de plus qu’une crise d’argent, et l’on peut se demander si le tempérament américain va changer. Jusqu’ici, la « liberté chérie, » que l’on chante à Paris, était pratiquée surtout au-delà des mers, dans ce pays sans entraves où les cars électriques ne sont jamais réputés complets, tant qu’une créature humaine peut s’y infiltrer, où, même lorsque l’intérieur et la plate-forme sont bondés, de nouveaux voyageurs se hissent à force de bras sur le toit, s’accrochent par derrière comme des singes, dans le vide, à quelque anfractuosité du véhicule. On peut qualifier de pays du « laissez faire, » du « laissez passer » et même du sans-gêne, celui où un crieur de journaux peut traverser familièrement le cabinet d’un ministre, sa pacotille sous le bras, entrer par une porte et sortir par l’autre, en offrant sa marchandise, comme je l’ai vu faire à Washington.

C’est pourtant en ce pays ennemi de la réglementation, en ce pays de respect traditionnel de l’Etat pour l’initiative privée, que l’on veut organiser un envahissement méthodique de l’Etat dans le domaine des grandes industries. Le temps est loin où écrivait Tocqueville, où Edouard Laboulaye publiait son Paris en Amérique. Au malaise financier dont souffrent passagèrement les Etats-Unis, la crainte d’une invasion gouvernementale dans la gestion des chemins de fer n’est pas étrangère. Les prétentions des parlemens locaux à cet égard, les polémiques de la presse, ont de quoi inquiéter l’opinion, du moins en apparence ; car je crois bien qu’au fond les adversaires en présence, — railroadmen et politiciens, — ne veulent ni ne peuvent se faire grand mal.


II

C’est une crise de l’individualisme. L’Amérique ne songe pas précisément à détrôner ses « rois, » pas plus ses « rois des chemins de fer » que ceux de l’acier, du cuivre, du pétrole, de la laine, du caoutchouc et autres puissans princes des matières premières. Elle ne commettra pas la faute de remplacer leurs « conseils privés » par des conseils judiciaires. Mais ces monarchies absolues, qui gouvernent, — ou, suivant un délicat euphémisme du Nouveau Monde, « contrôlent » — quelque branche de la production nationale, se transformeront eu monarchies constitutionnelles. Parti de la non-intervention systématique, effacé jusqu’ici dans son rôle de gendarme discret du dedans et du dehors, le type de gouvernement minimum, que Washington fonda et que ses successeurs pratiquèrent, se voit d’année en année poussé à gouverner davantage.

Sa maxime est toujours la même : « L’Etat ne doit pas se mêler de ce qui ne le regarde pas. » Reste à savoir ce qui le regarde. On l’a vu dans le domaine agricole, — par exemple, vis-à-vis des forêts, vis-à-vis des cours d’eau, — se reconnaître des devoirs, partant des attributions, qu’il ne se connaissait pas voici seulement quelques années. Il vient de se découvrir des droits nouveaux vis-à-vis des chemins de fer. Au début, et ce début remonte pratiquement à un demi-siècle, dans ce continent moins peuplé que tout autre sur le globe, une entreprise de chemin de fer était plus hasardeuse qu’elle ne le peut être aujourd’hui au centre de l’Afrique. Elle était d’ailleurs soumise à moins de formalités, de la part des États naissans et débonnaires du Nouveau Monde, qu’un chemin de fer transafricain n’en devra subir actuellement, de la part des administrations vieillies et méticuleuses de l’Europe, qui se sont partagé sur la carte le continent noir.

Une fois la concession obtenue, sans peine, la construction était plus malaisée, faute de ressources ; l’exploitation enfin se réglait en pertes, faute de trafic. Telle fut l’histoire de beaucoup de chemins de fer américains ; les chiffres le prouvent. Il fallut un grand courage, une irrésistible énergie et une imagination prophétique, durant les vingt années qui suivirent la guerre civile (1863-1883) pour aventurer son temps, son argent et sa réputation dans ces voies ferrées qui devançaient le peuplement et l’industrie. Leurs recettes trop faibles ne justifiaient pas alors le capital englouti dans ces propriétés devenues plus tard si fécondes. Beaucoup des premiers « railroadmen » ne réalisèrent aucun profit pour eux-mêmes, et les millions ne pouvaient être attirés vers eux que par l’appât d’obligations offertes très au-dessous du pair, et auxquelles on ajoutait un supplément d’actions gratuites.

Le rayonnement de quelques succès inouïs lança sur ces pistes fameuses des centaines d’êtres solidement charpentés pour les batailles épiques des locomotives. Le temps dirigeait leurs méthodes et leurs méthodes, peu scrupuleuses, s’accommodaient au temps. L’opinion était unanime à laisser le champ libre à ces poursuivans de fortune. Il fallait que le mirage des espérances dorées masquât à leurs yeux les écueils où la plupart se brisèrent ; de peur qu’au lieu de spéculer sans cesse, richissimes et demi-riches ne s’ankylosassent prudemment dans l’inaction d’un luxe stérile.

Cette émulation porta ses fruits. Par elle, les États-Unis se trouvèrent dotés, vers 1883, d’un système complet de chemins de fer. Accru depuis vingt-quatre ans, le réseau américain, avec ses 348 000 kilomètres, dépasse de beaucoup en étendue celui de l’Europe (243 000 kilomètres) ; il a coûté bien meilleur marché. En Europe, le prix du kilomètre ressort en moyenne à 385 000 francs ; c’est à peu près le prix de nos voies françaises. Celles de l’Angleterre reviennent à 817 000 francs ; celles de la Russie à 235 000 seulement. Dans le Nouveau Monde, au Canada, malgré l’appui pécuniaire du gouvernement, le kilomètre est monté à 187 000 francs. Aux États-Unis, les chemins de fer ne représentent, au pair, qu’un capital de 150 000 francs par kilomètre.

Quelque bas qu’il paraisse, ce chiffre de 150 000 francs devait être, à l’origine, très supérieur à la valeur réelle de lignes dont le terrain n’avait presque rien coûté, dont les ouvrages d’art avaient été réduits à l’indispensable, dont les gares et le matériel étaient fort sommaires. Il y avait, entre le taux nominal de ces actions et obligations et le débours réellement effectué, un écart suffisant pour réserver aux instigateurs et aux porteurs de la première heure de larges profits, si toutefois l’affaire réussissait. Or elle n’a pas réussi toujours. La destinée de ces 148 compagnies ou « systèmes, » qui rayonnent sur le territoire de l’Union, a été des plus capricieuses.

Les juger, les envisager en bloc, ce serait additionner 3 éléphans, 8 vaches, 7 souris et un cochon d’Inde, et conclure que le total est de 19 animaux. Une action du Delaware Lackawanna and Western, qui rapporte 71 francs et vaut 1 250 francs est fort loin d’une action ordinaire du Chicago Great Western, qui vaut 80 francs et n’a jamais rien rapporté. A côté de 3 milliards d’obligations qui payent régulièrement un intérêt de 6 pour 100 ou davantage, se voient 12 milliards d’actions qui, depuis dix ans, n’ont pas distribué un centime de dividende.

Dans leur ensemble, les chemins de fer américains, naguère très au-dessous de leur valeur nominale, étaient arrivés l’an dernier à se capitaliser en Bourse à environ 5 pour 100 au-dessus du pair. Ce n’était point l’effet de l’agiotage ; non seulement ils méritaient ce cours, mais ils valent intrinsèquement bien davantage. Il serait absurde de penser qu’on pourrait refaire le réseau américain pour son prix initial, parce qu’il s’est grossi depuis vingt-cinq ans de toutes les dépenses d’amélioration et d’extension payées sur les bénéfices, de la plus-value inappréciable qu’ont acquises les gares et points terminus dans les grandes villes, ainsi que les terres rurales, concédées aux compagnies à l’origine et qui sont demeurées jusqu’ici leur propriété.

Cependant le public que n’avait point choqué l’inflation de jadis, lorsqu’elle existait, crie bien fort, aujourd’hui qu’elle n’existe plus, à l’exagération de valeur des chemins de fer. D’où vient cette bizarrerie ? Quelques opérations récentes, plus ou moins correctes, ont déchaîné ce mouvement. Des lignes prospères, accaparées par un syndicat, ont été revendues sous forme d’émissions nouvelles le double ou le triple du prix d’achat.

Par exemple les 540 millions de francs, que valait nominalement le « Burlington and Quincy, » ont été transformés par la compagnie du « Great Northern » en un milliard 80 millions d’obligations nouvelles ; les 375 millions d’actions du « Rock-Island » se sont vus remplacés par 375 millions d’obligations et par 685 millions d’actions nouvelles ; le « Chicago and Altona, » de 150 millions de capital, a été porté à 470 millions par les financiers qui s’en étaient rendus propriétaires. L’on ne voit pas bien ce qu’il peut y avoir de blâmable en de pareils procédés. Ils équivalent au morcellement des titres de nos sociétés favorisées par le succès, dont les parts primitives ont été divisées en quarts ou en dixièmes ; ou encore à la mise en société anonyme d’une industrie privée, dont le capital est toujours plus ou moins grossi sur le papier par la création des « actions d’apport. »

C’est bien là l’inflation, — les dollars of water, — contre laquelle protestent les Américains, et que nous regardons en France comme tout à fait innocente. Peu importe en effet aux tiers que le capital d’une entreprise soit artificiellement majoré ; les actionnaires en seront seuls victimes. Cela ne regarde en rien le public ; ainsi en jugeons-nous de ce côté-ci de l’Océan.

Comment se fait-il qu’on en juge autrement sur l’autre bord de l’Atlantique, dans un pays de liberté illimitée où les chemins de for demeurent une industrie privée ? Et comment ces invectives contre la « surcapitalisation » se produisent-elles dans un genre d’affaires où, depuis quarante ans, des actes fort peu délicats laissaient la masse indifférente ? Ils ne soulevaient de réprobation que lorsqu’ils excédaient le crédit incroyable d’indulgence, ouvert par la jeune Amérique à ses enfans les plus hardis. Il fallait alors qu’un corsaire de Bourse confinât un peu au bandit pour que son coupable pécule fût flétri du surnom d’« argent de sang, » — blood money.

Mais voici qu’il se produit en cinquante ans, aux Etats-Unis, vis-à-vis des riches, le même phénomène qui a mis cinq cents ans à se produire en France vis-à-vis des nobles. Au XIVe siècle, on passait presque tout au guerrier féodal, pour peu qu’il maintînt quelque bon ordre et garantît à son voisinage la sécurité ; et l’on jugeait intolérable au XVIIIe siècle le seigneur bourgeois lorsqu’il ne prétendait plus qu’au droit de chasse. En 1870, à New-York, on fermait les yeux sur des spéculations qui frisaient le brigandage ; et en 1907 on s’y scandalise d’agissemens qui n’ont rien de criminel. La morale n’est devenue si sévère vis-à-vis des « surhommes » de la banque et de l’industrie que parce qu’ils sont devenus moins utiles. Depuis que la nation s’est elle-même enrichie, la richesse grandissante de ces pionniers exceptionnels l’offusque davantage, à mesure que leurs services lui semblent moins précieux.

Sous cette nouvelle influence, des lois ont été votées, au parlement de Washington ou dans les États particuliers, et l’on se propose d’en voter encore, toutes ayant pour objet d’immiscer la puissance publique dans cette affaire, hier indépendante, qu’était une entreprise de railways en Amérique. Ces lois n’ont pas été toutes efficaces, ni d’ailleurs toutes appliquées ; si elles l’eussent été à la rigueur, le peuple américain en aurait souffert tout le premier. Ainsi, par crainte des monopoles, on a interdit aux compagnies les fusions et même les ententes ; pour favoriser le trafic local, on leur a interdit l’application de tarifs différentiels aux longues distances. Les compagnies n’en ont pas moins fait l’un et l’autre, heureusement pour les voyageurs et les marchandises qui jouissent aux Etats-Unis de traitemens plus avantageux qu’en Europe.

Aussi longtemps que les chemins de fer demeuraient une mauvaise affaire souvent, une affaire hasardeuse toujours, — parce que la concurrence des lignes nouvelles et l’extension de son propre réseau transformait en quelques années une compagnie prospère en une compagnie en faillite, si bien que, parmi les plus solides d’aujourd’hui, il en est plusieurs qui, depuis vingt ans, sont tombées deux fois en déconfiture et ont dû être « réorganisées ; » — tant que les dividendes étaient tremblans et problématiques, l’opinion ne se montrait pas trop exigeante et la législation sommeillait. Mais, depuis que les chemins de fer, sortis de la période critique, gagnent de l’argent, le public gronde, intraitable, et les magistrats se montrent menaçans.

Un haut fonctionnaire, M. Cléments, membre de cette « Interstate commerce commission, » — organe de contrôle fédéral presque omnipotent, en droit, — déclare récemment, dans une interview, qu’« une des choses les plus salutaires qui pourraient arriver serait la mise en prison de quelque haut personnage de l’industrie des chemins de fer. Cela ferait plus que n’importe quelle autre mesure pour améliorer les conditions actuelles. Il y a, dit-il, un lot d’hommes, maîtres d’une telle richesse et d’un tel pouvoir, qu’ils ne pensent pas que l’on oserait les punir ni même les faire marcher. Une fois la possibilité advenue, comme un fait démontré, que les portes de la prison peuvent se refermer sur eux, un grand enseignement aura été donné. Il ne serait pas nécessaire de mettre en prison tous les hommes qui devraient y être. Il n’y aurait qu’à mettre derrière les grilles seulement un ou deux de ceux qui tiennent le haut du pavé dans le monde et les affaires. Cela agirait comme un vigoureux avertissement pour les individus qui hésitent à compromettre leur position et leur sûreté… »

On ne se figure pas bien, en France, le ministre des Travaux publics, ou simplement un membre du comité consultatif des chemins de fer, s’exprimant en ces termes sur le compte des présidons de conseils d’administration de nos railways indigènes. Nos plus fougueux socialistes, au Parlement, n’en demandent pas autant contre les directeurs de sociétés industrielles. La différence du langage montre la diversité des situations de ceux que l’on veut atteindre et l’état d’âme de leurs adversaires.

Un autre commissaire américain, M. Lane, interrogé s’il allait envoyer quelque grand railroadman en prison, se montre moins féroce : « J’espère que non, dit-il, j’espère que ce ne sera pas nécessaire. Si les chemins de fer se conforment à la loi, nous agirons aussi harmonieusement que possible. Mais, si la loi est violée, alors il y aura du bruit. Nous sommes déterminés à user, dans la lettre et dans l’esprit, de tout le pouvoir qui nous est donné d’enquêter par voie de serment, d’examiner les comptes et d’appeler devant les juges de district par acte d’accusation. Plus modéré dans la forme, mais aussi absolu quant au fond, est le président Roosevelt, d’accord avec l’immense majorité du pays, lorsqu’il réclame pour l’Etat le droit d’imposer certaines règles et restrictions, dans l’intérêt du bon ordre, à une corporation effectuant un service quasi public comme les chemins de fer.

C’est maintenant une doctrine établie. Quoique les intéressés la contestent en principe, ils sont forcés de l’accepter comme un fait, sur lequel il est inutile de discuter. C’est aussi une ère nouvelle qui commence. Le besoin que l’on avait des railroadmen de l’âge héroïque ayant cessé, leur rôle utile étant terminé, leur autorité doit prendre fin. On ne voit plus que les défauts, l’arrogance, l’avidité et les spéculations malhonnêtes de quelques hommes de guerre et de proie, qui « capturent » les lignes rivales et usent du crédit social pour leurs affaires propres, comme les princes de jadis conquéraient les provinces de leurs voisins et risquaient pour leur gloire personnelle le sang de leurs sujets.


III

Mais comment le contrôle de l’Etat va-t-il s’exercer ? Sur quoi pratiquement va-t-il porter ? L’opinion demande à la fois aux chemins de fer de plus grandes facilités de transport, des tarifs plus bas, la réfection des voies actuelles, l’augmentation du personnel pour éviter les accidens, attribués au surmenage des employés, une extension du réseau et la réduction des bénéfices. Tout cela est contradictoire. Si les chemins de fer gagnent peu ou rien, ils distribueront peu ou point de dividendes, ils auront peu ou point de crédit. Et, ne trouvant point d’argent, ils ne pourront construire de lignes nouvelles ni améliorer les lignes existantes.

Les prétentions des voyageurs, en fait d’abaissement de taxes, pourront être mesurées par un détail pris au hasard : on invite l’Interstate commerce commission à faire réduire, pour le trajet de Saint-Paul (Minnesota) à Seattle (Washington), le supplément uniforme de 60 francs, perçu par les Pulmann-Cars, à 20 francs et 40 francs, suivant la place haute ou basse des couchettes dans le compartiment. Pour ma part, je n’aurais pas demandé mieux que de voir ainsi moindre de 33 ou de 66 pour 100 le coût de ces billets de Pulmann, dont ma famille et moi venons justement de faire usage dans ce parcours. Mais il s’agit de quatre-vingt-trois heures de chemin de fer et, pour un Français auquel la Compagnie des Wagons-lits fait payer 46 francs de Paris à Marseille, un supplément de 60 francs pour quatre jours et trois nuits ne semble pas excessif.

De fait, les wagons américains, avec leur tarif de 6 centimes un quart par kilomètre, — 2 cents par mille — un peu plus chers que nos troisièmes classes, sont meilleur marché que nos secondes françaises (7 centimes et demi), auxquelles ils correspondent comme confort. Le supplément du Pulmann, y compris les lits dans les trains de nuit, n’élève même pas le taux jusqu’à celui des simples premières de chez nous. Seulement le prix de 6 centimes 1 quart par kilomètre, rarement dépassé dans l’Est, et facilement obtenu dans l’Ouest par les billets circulaires et autres combinaisons économiques, n’était pas jusqu’ici obligatoire. Ce taux vient d’être imposé aux compagnies comme un minimum, par nombre de législatures d’État, avec ordre de l’appliquer sans délai : le 1er juillet dans l’Illinois, le 1er octobre en Pensylvanie, etc.

À cette injonction, certaines compagnies ont opposé un refus formel, et elles, ont engagé des procès devant la Cour suprême. D’autres, qui se soumettent en protestant, déclarent qu’elles vont remanier tous leurs tarifs, supprimer les billets à prix réduits sous toutes formes, diminuer le nombre de leurs trains, tant de longue distance que locaux, et que, de tout cela, le public sera le premier à pâtir. Elles font valoir que déjà le trafic des voyageurs les constitue en perte… En matière de prix de revient, une administration peut toujours faire dire à la statistique ce qu’elle veut ; il est d’ailleurs évident que le même taux ne sera pas rémunérateur dans les États à faible population, lorsqu’il est avantageux dans les États très peuplés.

En opposant son veto au vote de l’État de New-York, qui avait consacré ce taux officiel, le gouverneur, M. Hughes, déclarait, il y a quelques semaines, que l’adoption d’un tarif uniforme n’est pas compatible avec la situation particulière de chaque compagnie : « Si les chemins de fer, dit-il, ont donné prise à des griefs nombreux et légitimes, ce n’est pas une raison pour qu’une politique de représailles doive être approuvée et poursuivie. Ce serait aller contre l’intérêt des compagnies, ce qui n’est pas juste, et aller aussi contre l’intérêt général, ce qui n’est pas sage. Il faut, conclut-il, dénier aux assemblées politiques le pouvoir et la compétence de trancher des questions aussi complexes. »

Cette attitude, si l’on tient compte des attaches de M. Hughes avec le parti démocrate, est significative et donne à penser que, dans ce pays de bon sens, personne ne souhaite pousser les choses à l’extrême. Les compagnies sont de taille à se défendre ; elles en ont mille moyens. Les tarifs actuels de marchandises aux Etats-Unis, — 2 centimes par tonne et par kilomètre, en moyenne, sur l’ensemble des réseaux américains, deux et trois fois moins chers qu’en France, — sont tombés à moitié de ce qu’ils étaient il y a trente ans. De Chicago à Liverpool, y compris le fret maritime, le transport du froment ne coûte que 2 francs les 100 kilos.

Le plus curieux, c’est que la guerre faite aux compagnies valeur profiter beaucoup. Que l’Interstate commerce commission et la Cour suprême de Washington décident, — c’était le cas au 27 mai dernier, — qu’une surtaxe de 2 sous par 100 pieds de bois, allant de la Louisiane dans l’Ohio, « est injuste et déraisonnable, » ce pouvoir discrétionnaire renverse nos idées sur l’indépendance présumée des chemins de fer américains. Mais, au fond, quelles seront les conséquences de l’intervention légale qui transforme en un organisme d’Etat une entreprise particulière ?

L’Etat assume, en contrôlant, des charges et des responsabilités nouvelles qu’il apercevra plus tard. Les compagnies, devenues quasi membres de l’État, échappent à certains aléas des affaires privées. Il y aura moins de concurrences à redouter, moins de gros bénéfices peut-être, mais moins de pertes. L’État, en s’opposant aux uns, se trouvera forcé de prévenir les autres. Ce mouvement, soi-disant démocratique et populaire, profitera surtout aux compagnies riches et puissantes. Celles-ci, avec de bonnes voies, un bon équipement, du trafic et du crédit, supporteront les exigences de l’Etat ou auront des moyens de les tourner. Elles s’annexeront et engloberont les moindres qui auront peine à vivre.

Garanties au dehors, c’est-à-dire contre des rivaux éventuels, contre les passions étroites des parlemens locaux et contre les prétentions ignorantes du public, parce que l’État fédéral reconnaîtra que tout abus de pouvoir aurait pour conséquence la détérioration du service, les compagnies se trouveront, par cette mainmise du gouvernement, garanties au dedans contre elles-mêmes, contre les audaces spéculatives de leurs directeurs.

De 1865 à 1890, le réseau avait augmenté beaucoup plus que les recettes ; de 1890 à 1898, recettes et réseaux s’étaient accrus de concert, diversement suivant les lignes, mais partout il avait été consacré une large portion des revenus nets à la réfection de voies hâtivement confectionnées, au changement d’un matériel notoirement insuffisant. Aussi voyons-nous en 1894, sur les 40 compagnies les plus importantes, une seulement distribuer à ses actionnaires 10 pour 100 de dividende, six donner de 7 à 8 pour 100, dix-huit de 3 à 6 pour 100, et seize ne rien donner du tout.

Depuis huit ans (1899-1906) les chemins de fer ont continué à faire, si l’on peut ainsi parler, peau neuve, à se recréer morceau par morceau. Les tracés primitifs contournaient les collines, les lacs et les rivières, pour éviter de percer des tunnels dans les unes et de jeter des ponts sur les autres ; ils descendaient au fond d’une vallée plutôt que de la traverser sur un viaduc ou même sur une levée de terre. Ces voies plastiques et articulées qui épousaient si docilement les reliefs du sol, ondulaient parmi les montagnes et serpentaient le long des torrens avec des courbes et des pentes qui feraient dresser les cheveux sur la tête de nos ingénieurs. De là, lorsqu’on prétendit augmenter la vitesse des trains, des déraillemens dont le nombre eût été plus redoutable encore, si les excellens wagons à boggies de là-bas ne s’étaient prêtés, beaucoup mieux que notre ancien matériel, aux sinuosités de la voie.

Les accidens, sur les chemins de fer américains, demeurent au reste beaucoup plus fréquens que partout ailleurs. Nous avons en France une moyenne annuelle de 600 tués et de 1 400 blessés. Sur un réseau neuf fois plus étendu que le nôtre, les Etats-Unis ont quinze fois plus de tués, — 9 000, — et soixante fois plus de blessés, — 86 000 : ce dont la presse transatlantique se plaint amèrement depuis quelque temps, quoique, dans les dix dernières années, le total moyen des sinistres ait été sensiblement le même.

Arrêté pendant huit bonnes heures derrière un train de charbon, qui, près d’un coude où la ligne était enserrée entre un mur de rochers et un ravin, avait malheureusement glissé en partie dans ce précipice, j’ai assisté avec philosophie et intérêt au l’établissement de la circulation. J’ai vu poser des rails neufs sur des traverses de sapin à moitié pourries, et j’ai constaté avec inquiétude…, pour les trains suivans, qu’afin d’asseoir de nouvelles traverses et de les mieux caler sur ce sol qui m’a paru dénué de tout ballast, les terrassiers mordaient de leur pic avec entrain à même le remblai et tiraient la terre presque dessous lp voie pour la rejeter dessus. Néanmoins je conseillerais volontiers aux capitalistes d’acheter des actions de cette ligne, d’ailleurs florissante, parce qu’il lui est impossible de ne pas prospérer beaucoup, située comme elle l’est, au milieu d’un pays où l’agriculture et l’industrie se développent tous les jours.

Dans l’Est on voit des railways plus anciens qui, sur un seul point de leurs réseaux, — par exemple la New Haven and Hartford Cy, à Bridgeport et aux environs — ont dépensé depuis cinq ans, en travaux d’art, autant de millions que les promoteurs primitifs avaient déboursé il y a quarante ans pour établir la ligne tout entière. La Wabash Company vient de terminer, pour avoir accès à Pittsburg, 96 kilomètres construits avec de l’or plus qu’avec de l’acier, car ils lui reviennent à 1 250 000 francs chacun. Il y a là, sur une longueur de 32 kilomètres, 8 tunnels, des viaducs de 55 arches, des ponts métalliques de 230 et de 270 mètres de long, dont l’un se place au second rang dans le monde parmi les ponts, après celui qui traverse l’estuaire du Forth en Écosse.

Sous le Hudson et l’East River, ces deux bras de mer qui encadrent New-York, la Pensylvania Rr. Company est en train de percer deux tunnels qui lui coûteront ensemble 200 millions de francs. Pour économiser le détour de 60 kilomètres que faisait primitivement, dans l’Utah, autour du grand Lac Salé, le Southern Pacific, on a tranquillement établi la ligne au milieu du lac. Cette « rectification » de tracé a pour effet de vous faire couper quelque 130 kilomètres d’eau en chemin de fer, sur pilotis. Pour réduire de 150 kilomètres la distance entre San Francisco et Sait Lake City, une autre voie — la Western Pacific Company — franchira la Sierra Nevada à 600 mètres plus bas que les compagnies actuelles et, pour obtenir des pentes plus douces, elle traversera les crêtes en tunnel au lieu de s’élever à flanc de coteau à l’abri de simples paraneiges en bois.

Pour relier Cuba à New-York, sans descendre de wagon, un richissime spéculateur est en train de construire de sa poche, à l’extrême pointe de la Floride, 300 kilomètres de railway dans la mer ; c’est-à-dire sur et entre 40 îlots de surface diverse qui séparent Miami de Key West, devenu, depuis la guerre hispano-américaine, une base navale de premier ordre. Là s’élèvera le terminus de ce chemin de fer fantastique, sur une étendue de 80 hectares, aujourd’hui encore submergés et qui devront être gagnés sur la mer. Et, de là, d’immenses ferry-boats transporteront à La Havane des trains entiers en six heures. Sur ces 300 kilomètres, dont un tiers environ est déjà achevé, il y a 10 kilomètres de viaduc en ciment armé, du prix de 1 560 000 francs chacun, 45 kilomètres de remblai et de rocailles le long de la côte marécageuse de Floride et 130 kilomètres de remblai en maçonnerie sur les îles. La voie est maintenue partout à 10 mètres au-dessus de la basse mer, hauteur jugée suffisante pour résister aux coups de vent et aux vagues. De temps en temps un pont d’acier laisse un passage libre à la navigation, car, à un certain point, la ligne enjambe un bras de mer de près de 5 kilomètres.

On le voit, par ces exemples qu’il serait oiseux de multiplier, si les Américains ont commencé par construire des chemins de fer « à l’économie, » comme ils ont commencé par faire de la culture extensive, ils ont passablement marché depuis. Tout en redressant les voies, tout en réduisant le degré des pentes et en allongeant le rayon des courbes sur des kilomètres de longueur, ils ont, depuis quinze ans, augmenté de 128 000 kilomètres leurs voies supplémentaires de garage et de secours ; ils ont remplacé presque tous les rails de fer — 96 et demi pour 100 en 1906 — par des rails d’acier d’un poids double.

Encore ces nouveaux rails de 50 kilos sont-ils trop faibles pour porter les nouveaux wagons. Lors d’une vérification toute récente, sur une grande artère, un Trunck line, 200 d’entre eux étaient trouvés brisés qui n’avaient pas six mois de service. C’est que les rails des États-Unis travaillent bien plus que ceux de l’Europe. Avec deux tiers de moins de voies doubles, les chemins américains manipulent deux tiers de plus de fret que les chemins de fer anglais. Il y passe donc beaucoup plus de wagons et surtout des wagons plus lourds. Depuis trois ans seulement les wagons de marchandises de moins de 15 000 kilos — ce qui est l’ordinaire des wagons français — ont été remplacés par des wagons de 50 000 kilos et plus : de sorte qu’un train de 6 wagons actuels représente 36 wagons du type de 9 tonnes, partout usité il y a vingt ans.

Cet accroissement du matériel, de sa capacité de transport et de traction, on peut s’en faire idée en parcourant le bilan des sociétés qui ont pour objet de le fournir. L’ « American locomotive » en 1902 faisait 132 millions de francs de recettes ; elle a fait, en 1906, 212 millions. Elle rivalise avec les établissemens Baldwin qui livrent une quarantaine de locomotives par semaine. L’« American Card an Foundry » a vu, de 1906 à 1907, son chiffre d’affaires passer de 345 à 500 millions ; l’an dernier il était sorti de ses ateliers 95 000 wagons de fer et 1 000 voitures de voyageurs.

Ce matériel toutefois est visiblement insuffisant pour un trafic partout congestionné. J’ai eu la curiosité de noter, dans les trains où je montais. L’âge des locomotives ; il en est beaucoup encore qui ne sont plus jeunes. On s’arrache les wagons de marchandises. Les compagnies, en vue de les mieux utiliser par une accélération du service, imposent des taxes sévères aux industriels et commerçans qui s’en servent comme de magasins ou empruntent pour des transports minimes les énormes wagons spéciaux qui leur parviennent pleins.

Une pareille activité se traduit naturellement par un surplus de recettes pour les chemins de fer qui, dans leur ensemble, ont encaissé 11 milliards 500 millions de francs en 1906 contre 7 milliards 435 millions en 1900. Le produit net a suivi une progression correspondante, bien que les compagnies aient affecté plus d’un milliard par an à leurs achats de matériel. Il est des lignes où ce profit net a triplé, d’autres où il a quadruplé.

Et c’est ici où l’ambition spéculative de quelques administrateurs s’est donné libre cours. Ces administrateurs ne sont pas, comme chez nous, des personnages honorablement décoratifs qui se contentent de modestes jetons de présence et d’un compartiment réservé dans leurs déplacemens gratuits. Le plus gros actionnaire de chemin de fer français ne possède que 30 000 actions, — sur les 525 000 émises, — de la ligne qu’il gouverne et, en possédât-il davantage, le régime de contrôle auquel sont soumises les compagnies françaises ne lui conférerait qu’une autorité fort limitée. Aux Etats-Unis, les créateurs heureux des grands réseaux en étaient jusqu’ici les seuls maîtres et les principaux propriétaires. Rien ne s’opposait à ce qu’ils confondissent, dans leurs entreprises, l’argent de la compagnie avec le leur propre, comme ces grands ministres de la royauté qui édifiaient leur fortune en servant l’Etat et en faisant bourse commune avec le Trésor.

Au lieu d’améliorer simplement la ligne et de grossir les dividendes, on reproche à certains autocrates des voies ferrées de faire appel au crédit pour butiner et conquérir des lignes voisines et pour les revendre au public sous forme de titres enflés d’un profit actuel ou futur. C’est ce que là-bas on appelle l’« over-capitalisation, » contre laquelle l’opinion est très montée, parce qu’elle y veut voir une cause d’élévation des tarifs. C’est un lieu commun, absurde et d’ailleurs assez admis, que celui-ci : les chemins de fer prennent d’autant plus cher qu’ils ont plus de dividendes à payer. Le sénateur Lafollette disait au Congrès que « chaque dollar de surcapitalisation impose au public une extra-charge à payer par chaque tonne de marchandises. »

En réalité, les dividendes n’ont rien à voir avec les tarifs, ni le capital avec le dividende. Les affaires seraient trop belles s’il suffisait, en Amérique aussi bien qu’en Europe, de grossir nominalement son capital pour augmenter du même coup ses revenus, Et, si l’on voulait à toute force trouver une corrélation entre l’inflation du capital et le tarif d’un chemin de fer, ce serait tout juste dans le sens opposé à celui que croit le vulgaire : les lignes à gros capital sont le plus souvent des lignes à tarif réduit. Les compagnies situées à l’Est du lac Michigan et au Nord de l’Ohio, dans les Etats-Unis primitifs, ont à la fois les plus bas tarifs et la plus haute capitalisation ; au Sud de l’Ohio et à l’Est du Mississipi le capital, par kilomètre exploité, est plus bas, mais les tarifs sont plus élevés ; enfin, à l’Ouest du Mississipi, les tarifs les plus chers de toute l’Union coïncident avec la moindre capitalisation.

Si l’on envisage isolément telle ou telle compagnie, on reconnaît que la majoration de son capital est souvent accompagnée de la réduction de ses tarifs. Ce fut le cas notamment des trois lignes que je citais tout à l’heure, — Burlington & Quincy, Rock Island, Chicago & Altona. — Sur ces réseaux, les prix exigés des voyageurs et des marchandises ont baissé, depuis cinq et dix ans, de 14, de 2,5, de 30 pour 100. La raison en est fort simple : c’étaient là des lignes qui, gagnant beaucoup, ont pu réduire leurs tarifs pour décourager la concurrence. Les lignes moins prospères ne le peuvent pas.

Mais ce que ne disent pas, ou ce que ne disent qu’à mots couverts, défenseurs et adversaires des compagnies, le voici : c’est que la surcapitalisation est un moyen de dissimuler les profits. Au lieu de distribuer 14 pour 100 de dividende au capital existant, on double nominalement ce capital qui, dès lors, ne recevra plus que 7 pour 100. Or, ces gros bénéfices des lignes favorisées, le public ne voudrait pas qu’on les dissimulât, parce qu’il prétend en profiter seul sous forme d’abaissement des tarifs.

La question, on le voit, est assez claire : à qui, du transporteur ou du client, doit aller le bénéfice actuel et futur des entreprises de transport ? La réponse aussi paraît facile : il semble bien que, dans un pays où les chemins de fer n’ont été dotés d’aucune garantie d’intérêt, et ont supporté seuls tous les risques d’une entreprise ordinaire, ils seraient fondés à en recueillir intégralement les gains. Il n’en saurait être ainsi pourtant ; parce que, — et c’est l’opinion du président Roosevelt, — les chemins de fer existans sont, d’ores et déjà, « investis d’un monopole de fait et que l’État a le droit de limiter les profits particuliers dans une propriété quasi publique. »

Cette évolution de l’individualisme américain nous montre à quel point les phénomènes économiques s’imposent aux peuples, quels que soient leurs tempéramens et leurs doctrines, à quel point ils dominent les conceptions politiques. De ce côté-ci de l’Océan, la dose d’intervention de l’Etat, naturelle et nécessaire pour constituer une société, est depuis longtemps très large. Cette intervention s’est appropriée aux circonstances et a changé de nature, du moyen âge aux temps modernes, perdant du terrain sur quelques domaines, en gagnant sur d’autres. Elle ne peut s’accroître beaucoup, parmi nos vieilles nations, malgré les théories et les systèmes préconisés par de généreux utopistes, parce que l’intérêt général s’en trouverait aussitôt lésé.

Dans cette jeune nation transatlantique, où l’abstention des pouvoirs publics passait pour un dogme, où la liberté absolue des particuliers était le ressort initial du progrès, dans ce pays où il n’est pas sérieusement question de ce que nous appelons « socialisme, » l’intervention de l’Etat se crée pourtant et se développe, dans la mesure où l’intérêt général la suscite, parallèlement aux organismes privés, pour les combattre ou les contenir.


IV

Ceux qui d’ailleurs semblent régner sur les « intérêts, » parce qu’ils détiennent les voies de communication, les principaux métaux et marchandises, et qui semblent régner sur les « idées, » parce qu’ils possèdent les journaux et passent pour tenir à leur dévotion les agens du pouvoir, en réalité travaillent eux-mêmes, les premiers, en vue des intérêts et dans le sens des idées de la masse… parce Qu’ils ne peuvent pas faire autrement. C’est le cas de ces groupemens d’industries similaires, — les trusts, — sur le compte desquels ont été portés tant de jugemens contradictoires, bien qu’exacts, chacun à son heure et suivant les temps.

Il est advenu au siècle dernier, en Amérique comme en France, qu’un travailleur plus hardi ou plus habile, plus « chanceux » surtout que les autres, a embauché un grand nombre d’autres travailleurs. Au lieu d’un compagnon et d’un « apprentif, » il en a pris cent ou mille et a fondé peu à peu ce qu’on nomme une usine. Et tandis que la société politique se nivelait, que l’on abolissait les privilèges, la société économique se féodalisait. L’homme qui commande à beaucoup d’autres, qui leur donne du pain en leur donnant de l’ouvrage, qui, ce faisant, s’enrichit et perfectionne son outillage, semblait devenir inexpugnable derrière ses marteaux-pilons, ses broches à filer, ses turbines ou ses comptoirs, comme le haut justicier du XIIIe siècle à l’abri de ses fossés et de son donjon. C’était un « grand, » un « noble, » eût-on dit naguère, puisque c’était un « fort. » Etait-ce un nouveau partage des hommes qui commençait ? Qui de nous allait tomber en « villenage ? » Et ce fut le premier degré de l’évolution.

Mais voici le second. Ce « grand industriel » n’était solide qu’en apparence. Comme le seigneur d’autrefois un plus fort a raison de lui, le chasse de sa demeure, s’en empare ou la détruit. Cela, le plus simplement du monde : un autre fabricant se contente d’un bénéfice moindre ; le premier doit aussitôt réduire son gain. D’un autre côté, ses ouvriers réclament des supplémens de salaires. Or mille ouvriers répartis chez 500 maîtres ne sont que poussière devant leurs 500 patrons ; employés chez un seul, ils discutent avec lui d’égal à égal. Si ce patron cède, son profit disparaît peut-être ; s’il ne cède pas, la fabrique s’arrête, les commandes iront ailleurs.

En attendant le retour du beau temps, survient un troisième fabricant qui, lui, a su abaisser son prix de revient par la découverte d’un nouveau procédé, d’une nouvelle substance. Il faut transformer le mécanisme et l’usine tout entière, s’il s’agit d’un produit que l’on va obtenir avec des matières ou des méthodes absolument dissemblables des précédentes : car la science invente sans cesse des routes nouvelles pour atteindre un même but. Le fabricant a tenu bon, il a su rester à flot. Il prétendait marcher seul et avait toujours repoussé l’association sous quelque forme que ce fût. — « Je ne crois, disait-il avec humour, qu’aux ententes que l’on fait à un. »

Cependant, il lui faut jeter dans la circulation des marchandises de plus en plus abondantes, dont l’abondance fait le bon marché et qui pénètrent ainsi dans des couches humaines où elles étaient naguère inconnues. Il lui faut multiplier ses risques en multipliant sa puissance. Ses capitaux, ses épargnes n’ont pas suffi. Il a dû recourir à la société anonyme et passer la main, par prudence, à une collectivité. Il n’est plus qu’un « directeur, » un délégué des actionnaires. C’est le second terme de l’évolution, où jusqu’ici nous nous sommes arrêtés en France.

Les Américains ont poussé plus loin ; ils en sont au troisième degré, au syndicat de manufactures unies : le trust, qui concentre en un seul faisceau des forces jusqu’alors rivales. A l’heure actuelle les États-Unis en possèdent un bon nombre : l’acier, le pétrole, l’électricité, le cuivre, le sucre, le caoutchouc, les conserves de viande, le tabac, le cuir, la poudre, l’huile de coton, l’acide carbonique, les engrais chimiques, ont donné lieu à des agglomérations de capitaux d’importance diverse. Il en est de plusieurs milliards, il en est de quelques dizaines de millions seulement, analogues en fait à de grandes sociétés européennes.

Contrairement à certaines légendes, ces trusts n’offrent nul danger d’accaparement. Les plus puissans d’entre eux sont loin de détenir le monopole de la marchandise dont ils trafiquent. Le trust de l’acier, — United States Steel Corporation, — lors de sa fondation en 1901, fournissait en fonte 43 pour 100, en acier 66 pour 100 de la production totale des Etats-Unis. Depuis six ans, bien que la fabrication du trust, accrue de plus d’un quart, soit passée de 17 à 23 millions de tonnes, l’importance générale de ses affaires par rapport à l’ensemble du marché américain a plutôt décru : elle représente aujourd’hui 44 pour 100 de la fonte et 60 pour 100 de l’acier.

Le trust des pétroles, — Standard Oil company, — extrait seulement le sixième des 135 millions de barils recueillis annuellement sur le territoire de l’Union. Ce sol est si riche à cet égard que de nouvelles sources d’huile minérale en jaillissent sans cesse dans les districts même que l’on en croyait naguère dépourvus. C’est aujourd’hui le cas de la Californie, dont les puits sont d’un rendement incroyable, dont les routes sont parfois arrosées de pétrole brut ; ce sera demain peut-être le cas des États du Sud-Atlantique. Seulement la Standard Oil distribue 40 pour 100 de dividende et cela contribue beaucoup à la rendre haïssable à quiconque n’en est point actionnaire. Le trust des cuivres, — Amalgamated Copper Company, — passé pour avoir été fondé (1899) dans l’espoir chimérique de « contrôler » la production cuprifère du monde. Plus tard, ses prétentions furent plus modestes, et il eut seulement l’ambition de contrôler la production des États-Unis. En fait il ne contrôle même pas aujourd’hui, malgré ses 800 millions de capital, la production entière du Montana.

Le trust des sucres, — American Sugar refining Company — raffine environ 70 pour 100 de la production totale des États-Unis ; mais les États-Unis achètent à l’étranger quatre fois plus de sucre qu’ils n’en fabriquent. L’Américain consomme 38 kilos de sucre par tête, le Français n’en consomme que 29. Du reste, que les États-Unis soient importateurs ou exportateurs, du moment qu’il s’agit d’une de ces marchandises mondiales, dont les prix s’équilibrent d’un continent à l’autre comme les flots dans les océans, — et seules les marchandises de ce genre peuvent offrir de l’intérêt pour un trust, — personne sur la terre n’est assez puissant pour leur donner des lois. Les financiers assez fous pour y prétendre bâtiraient les tours de Babel de la spéculation ; un rien suffirait à les confondre. Quelques-uns l’ont osé un jour et en sont morts.

Ces exploitations géantes si solidement assises que le public se les figure volontiers garnies d’un dividende naturel à chaque automne, comme aux rosiers chaque printemps poussent des roses, ne subsistent au contraire que par l’ingéniosité constante de ceux qui les dirigent. Mais ceux-ci même obéissent aux circonstances. « Ce n’est pas moi qui mène mes affaires ; ce sont mes affaires qui me mènent, » dit l’Américain qui passe aujourd’hui pour le plus riche citoyen de l’univers. Et en effet, l’une portant ou mieux poussant l’autre, production et consommation grandissent de concert, mais elles ne marchent point toujours du même pas. Et ces excitateurs ou promoteurs de l’industrie et du commerce, s’ils s’appliquent à paralyser les crises ou à les prévenir de leur mieux, s’ils peuvent aider au courant naturel des choses, seraient incapables de le créer artificiellement, moins encore de lui barrer la route.

S’ils font des sottises, ils les paient de leur poche, je veux dire de celle de leurs actionnaires. C’est en cela que ces organismes privés, pour grands qu’ils soient déjà ou qu’ils sont destinés à le devenir, car ils grandiront et se multiplieront dans l’avenir plutôt qu’ils ne disparaîtront, diffèrent radicalement de la conception socialiste de l’Etat raffineur, mineur, fondeur et bâtisseur, fabricant de rails, de meubles, de chapeaux et de jambons ; l’État ne risquant autre chose, s’il mangeait de l’argent, — notre argent, — dans ses affaires, qu’une interpellation gratuite et un ordre du jour béatement désapprobatif.

Quel que soit son objet, tout trust, effectuant forcément de grands mouvemens de marchandises, est pour les chemins de fer un client exceptionnel. Empêcher ce client exceptionnel de jouir, d’une façon ostensible ou occulte, d’un traitement privilégié, de rabais, remises ou ristournes quelconques, est un vœu très net de l’opinion traduit dans des lois jusqu’ici assez impuissantes. Cependant, si la sentence retentissante qui condamnait en août dernier le trust du pétrole à une amende de 146 millions de francs, comme coupable d’avoir obtenu du Chicago and Altona Rail-road des réductions de tarifs, n’a aucune chance d’être maintenue en appel, d’abord par la Cour de circuit et, éventuellement, par la Cour suprême, elle aura néanmoins un effet moral. Il était impossible à une compagnie de résister aux demandes de tarifs réduits, formulées par de gros cliens, ni d’empêcher que ces réductions, une fois connues des autres réseaux ou des autres cliens, ne devinssent générales. De sorte que la suppression effective de ces rabais, qui ont été depuis plusieurs années une cause permanente de troubles, rendra service aux chemins de fer eux-mêmes.

Que la constitution financière des trusts ait prêté le flanc à la critique, c’est un fait notoire. Chacun d’eux n’est autre chose que la représentation d’un nombre varié d’anciennes usines, d’anciennes sociétés : le trust des locomotives en englobait huit, celui de l’acier en groupait onze, celui du tabac douze, celui des wagons treize, celui des laines trente-trois, et celui des pétroles soixante-dix. Mais le nombre ne fait rien à l’affaire ; il y a des usines de 500 000 dollars et des usines de 20 millions. Dans cette abdication de leur avoir en faveur d’un actif global, dans cette appréciation préliminaire, où chacun était intéressé à ne pas exagérer la valeur de ses rivaux d’hier, l’on peut être sûr qu’il n’y a pas eu d’erreur d’évaluation ; mais on a, d’un accord commun, majoré dans une égale mesure tous les apports et capitalisé les espérances par la création d’un common stock : les actions ordinaires.

C’est une forme d’inflation particulière aux États-Unis ; encore n’y est-elle ni générale, ni très ancienne. On peut citer des compagnies comme le Calumet and Hecla, la plus puissante du monde pour la production du cuivre, constituée au modeste capital de 12 millions et demi, dont moitié seulement a été versé. Celle-là distribue annuellement 37 millions et demi de dividendes. Le capital du trust des pétroles, — 500 millions de francs, — ne saurait être regardé comme excessif puisque le dividende atteint 200 millions. Nous avons aussi en France des affaires à capital minime, qui rapportent 100 pour 100 et davantage de la mise de fonds originelle, et des affaires à capital enflé qui rapportent 2 et 3 pour 100, ou même moins, de leur valeur théorique.

Mais chez nous, dans ces gonflemens factices, on ne fait pas la séparation des titres qui représentent quelque chose d’avec ceux qui ne représentent rien. Les promoteurs ou apporteurs s’attribuent des actions en tout semblables, comme droits, à celles qu’ils vendent au public ; ou bien, ils se réservent, sous le nom de « parts de fondateurs, » des intérêts plus ou moins importans. Ce système est, dans le premier cas, beaucoup moins loyal et, dans le second, beaucoup moins clair que celui des États-Unis qui distinguent les actions privilégiées, — preferred stock, — d’avec les actions ordinaires. Les premières ont droit à un revenu qui ne peut être dépassé, mais qui leur est payé « par préférence. » Ce revenu, en cas d’insuffisance de gain pendant un exercice, se reporte et s’ajoute au dividende de l’année suivante, lorsque ces actions privilégiées sont en même temps « cumulatives. »

Les actions ordinaires n’ont droit qu’au « surplus. » Leur revenu, en droit, est illimité ; en fait, dans des affaires même très prospères, il est insignifiant ou nul, parce que les directeurs des grandes entreprises préfèrent employer ce « surplus » à l’extension, à l’amélioration de leurs moyens de production, plutôt que de le distribuer aux porteurs d’actions ordinaires. Ceux-ci savent à quoi ils s’exposent. Ils ont confiance en ces valeurs futures et problématiques : aussi des actions ordinaires, qui n’ont jamais distribué un centime, sont-elles parfois cotées aussi haut que des titres privilégiés de la même compagnie qui rapportent régulièrement 7 pour 100. Cette confiance est raisonnable ; si l’affaire réussit, les actions ordinaires offrent de plus larges perspectives de plus-value.

Ainsi envisagé, le capital des trusts divisé, outre ses obligations pures, en titres « communs » voués à tous les risques mais susceptibles de gains indéfinis, et en titres de « préférence » moins lucratifs mais mieux garantis, constitue financièrement une combinaison ingénieuse et sensée. Elle cesserait de l’être si les lanceurs d’affaires, en vue de repasser à la clientèle tes actions ordinaires dont ils sont gratifiés, les faisaient monter artificiellement en les dotant de revenus à demi sincères. Le cas se voit en Amérique comme il se voit en tous pays. Chacun sait qu’il n’est rien de plus aisé que de dresser un bilan parfaitement correct en apparence, quoique parfaitement faux en réalité. Ce n’est pas d’hier que date ce mot d’un président de conseil d’administration disant à ses collègues : « Messieurs, fixons d’abord le dividende ; nous examinerons les comptes ensuite, afin de ne pas nous laisser influencer par eux. »

Nous avons en France un exemple typique de cette docilité des chiffres dans notre budget national, détaillé, discuté et, semble-t-il, percé à jour qui, néanmoins, peut se régler à volonté, en excédent ou en déficit, sur le papier, suivant l’art de classer et d’accommoder les recettes et les dépenses au gré des majorités. Aux Etats-Unis, où tout change et se transforme très vite, il est arrivé à la même société de pratiquer successivement l’une et l’autre politique à peu d’années d’intervalle, de se montrer tantôt trop prodigue et tantôt ultra-timide dans le compte de ses bénéfices et de provoquer ainsi les appréciations contradictoires, bien qu’également fondées, de leurs partisans et de leurs détracteurs.

Les unes et les autres ont été émises sur le trust de l’acier, la plus grosse affaire de l’Amérique et sans doute du monde entier. Lorsqu’en 1901 les établissemens Carnegie fusionnèrent avec une dizaine de sociétés minières et métallurgiques, ils représentaient à eux seuls, au cours de la Bourse, 2 milliards de francs environ ; les dix autres ensemble valaient à peu près 2 milliards 400 millions. Or le trust fut constitué au capital de 6 milliards 700 millions. Mais dans cette somme, qui constituait une inflation de 2 milliards 300 millions, il y avait plus de 2 milliards et demi d’actions ordinaires.

Celles-là, qui valaient nominalement 500 francs et intrinsèquement 25 francs, tout au plus 50, ne devaient représenter, aux mains des sociétés qui s’en partageaient les quatre cinquièmes et du syndicat d’émission, qui avait reçu le dernier cinquième, — soit une commission nominale de 500 millions de francs, — pour ses frais et peines, ne devaient représenter, dis-je, qu’une prime d’avenir, un billet tiré sur le succès futur de l’affaire. Mais, comme les détenteurs de ce titre souhaitaient en réaliser une partie de suite dans des conditions avantageuses, les directeurs du trust se laissèrent aller au début (1902), en présentant la situation sous un jour trop favorable, à attribuer un dividende de 4 pour 100 à ces actions ordinaires. Elles montèrent alors (1903) jusqu’à 235 francs, pour retomber brusquement à 40 francs en 1904 lorsque, la politique du trust ayant changé, les dividendes facultatifs disparurent.

Seulement, à partir de cette date, la totalité des excédens disponibles fut appliquée à l’accroissement du matériel et des usines ; aussi bien de ces usines-monstres de Pittsburg dont la description, cent fois refaite, forme un chapitre nécessaire de tous les livres de voyage aux Etats-Unis, que de ces centaines de manufactures, de taille diverse, rigoureusement spécialisées, dont les unes s’adonnent à la confection des tubes d’acier, les autres aux ponts et aux poutrelles, celles-ci à la tôle, et celles-là aux fers-blancs. Le trust s’élargissait encore ; il achetait et s’annexait en bloc des compagnies entières : l’une pour 50, l’autre pour 150 millions de francs. Quoiqu’il possède en propre 65 mines de fer, il en acquiert et en prend à bail de nouvelles, comme celle du Mesaba Range, propriété du Great Northern Railway, dont la capacité est estimée à 800 millions de tonnes.

Et quoique ses moyens de production accrus, ses cent steamers ou chalands qui sillonnent les grands lacs, ses 800 locomotives et ses 35 000 wagons, lui aient permis de multiplier ses affaires, il se dispose à créer de toutes pièces, sur les bords du lac Michigan, une usine modèle et, autour de l’usine, une grande ville que peupleront ses ouvriers. Cette dépense, prévue pour 250 millions, ainsi que l’extension et le rajeunissement des établissemens actuels qui comportent un débours de 300 millions, ont été et continueront d’être payés sur les bénéfices- ; ce qui sera facile sans doute, puisque ces bénéfices ont été de 800 millions de francs l’an dernier et qu’après le paiement des intérêts et des dividendes privilégiés il restait un solde disponible de plus de 500 millions. Il arrive donc que, par de sages méthodes substituées à la gestion imprudente du début, le trust de l’acier est en train d’absorber rapidement sa majoration primitive et ce qui pouvait passer pour un « bluff » devient une réalité.

Au point de vue économique, le trust a servi à la fois les intérêts des consommateurs et des producteurs, puisque, depuis sa fondation, le prix de vente des produits métallurgiques a été abaissé d’environ 20 pour 100 et que les salaires ont au contraire suivi une marche ascendante. Au 1er janvier dernier, le trust gratifiait les 180 000 hommes qu’il emploie d’un salaire moyen de plus de 4 000 francs par tête, et leur a partagé en outre 220 000 actions ordinaires. Ici, comme dans toutes les autres corporations du même genre, chacune des sociétés constituantes du trust continue d’être administrée par un directeur particulier ; mais toutes les affaires importantes, après études sur place, sont examinées au centre par des comités exécutifs et financiers qui ont le dernier mot. Les directeurs des compagnies se réunissent une fois par mois et les comités une fois par semaine. Ce procédé de travail respecte l’initiative particulière et assure l’unité générale de vues.


V

Les États-Unis avaient des richesses infinies avec des bras peu nombreux et partant très chers. Par la concentration des capitaux qui facilite les achats et les ventes, supprime les intermédiaires et spécialise la production, ils tirent le meilleur parti de ces richesses ; par le machinisme ils paralysent le coût très élevé de l’ouvrier.

On constate ce phénomène en apparence paradoxal : l’élévation des salaires a engendré chez eux le bon marché de la main-d’œuvre. L’économie obtenue par une machine est d’autant plus sensible, l’intérêt que l’on trouve à l’employer est d’autant plus grand, que le travail manuel à qui elle se substitue était plus onéreux. Lorsque le linotype par exemple, qui supprimait quatre typographes sur cinq, fit son apparition il y a une dizaine d’années dans les ateliers d’imprimerie, cet appareil de composition mécanique coûtait 15 000 francs. Mais il économisait 72 francs par jour aux États-Unis, où le compositeur gagnait 18 francs ; tandis qu’il n’eût économisé en France que 24 francs. Son prix d’achat devait donc être amorti chez nous trois fois moins vite ; aussi n’y pénétra-t-il que beaucoup plus tard, lorsqu’il devint meilleur marché. Il en sera de même d’un linotype récemment perfectionné qui, au lieu de fondre les caractères ligne par ligne, — ce qui oblige les correcteurs à refondre une ligne entière pour remplacer une seule lettre fautive, — crée séparément et range les lettres une à une.

La vente des appareils nouveaux étant énorme et assurée en Amérique, il y a par suite là-bas beaucoup de profit à imaginer dans toutes les branches de travail, des machines ingénieuses. Cette émulation n’est pas récompensée chez tous. Bien des capitalistes ont englouti des millions en tentatives infructueuses. Un seul crée le type parfait ; la fortune le récompense largement, mais la nation elle-même s’enrichit de son succès. La machine nouvelle abaisse, non là paie de l’ouvrier, mais le coût de la façon ; elle augmente ainsi la production en alléchant le public par la baisse du prix de vente.

Dans l’industrie du papier, en remplaçant l’intervention manuelle par toutes sortes de combinaisons automatiques, en supprimant tout transport à bras d’hommes, en multipliant les rails, les ascenseurs, les câbles, les moteurs, les États-Unis sont arrivés, par la réduction du personnel, à ce résultat extraordinaire de payer les ouvriers trois fois plus cher que chez nous, et de vendre le papier le même prix que nous, quoique les matières premières aient une valeur semblable en France et en Amérique, et que les produits fabriqués au-delà de l’Atlantique ne le cèdent à aucun égard aux nôtres.

Les Américains n’attendent pas, il est vrai, pour renouveler leur matériel, qu’il soit usé ou seulement ancien ; il leur suffit d’apprendre qu’il en existe un meilleur pour qu’ils mettent aussitôt le leur au rebut. Leur supériorité dans le domaine du machinisme est telle que nombre d’outils exportés par eux en Europe ne sont pas vendus à prix ferme, — ils refusent de les céder ainsi, — mais bien loués moyennant le paiement d’une redevance proportionnelle aux services qu’ils rendent. Un compteur les surmonte et fixe chaque jour, d’après le travail effectué, le montant du tribut mensuel que la nation cadette impose aux sœurs aînées dont elle secouait hier la tutelle.

Que ce soit une machine à laver les assiettes sales ou à charger automatiquement les fours d’acier Martin-Siemens ; une machine à vider un train de 6 000 kilos de minerai en une heure, avec deux hommes, ou à poser sur les corsets les œillets de laçage, en perçant à la fois les 15 ou 18 trous où viennent se loger d’eux-mêmes les petits anneaux de cuivre ; que ce soit une machine destinée à remplacer un long effort ou un simple geste à économiser mille francs ou cent sous, à hâter la besogne d’une minute ou d’un mois, les États-Unis, qui avaient plus que d’autres le besoin de ces esclaves de fer en ont développé le génie, même le culte. Outre les écoles de mécanique appliquée qui fonctionnent avec succès dans nombre de villes, de puissans établissemens entretiennent chez eux des vingt et trente « inventeurs » professionnels, comme les usines allemandes de produits colorans entretiennent des douzaines de chimistes et comme les fabricans français de soieries entretiennent des dessinateurs.

Dans de petits bureaux séparés et silencieux, le compas ou le crayon en main, penchés sur des tables couvertes de plans et d’épurés, ces « découvreurs » de machines, jeunes pour la plupart, travaillent à rendre pratique quelque moyen nouveau de réduire la main-d’œuvre. Ils gagnent à cela 40 et 50 francs par jour ; ils imaginent peu ou prou, nul ne les dérange ni ne les presse. Lorsqu’ils croient avoir trouvé quelque chose, ils sont libres, ou à peu près, de donner corps à leur idée en faisant exécuter un modèle. Un magasin entier est tout plein de ces essais d’un jour dont la plupart vont au rebut, et cette dépense d’efforts inutiles représente plusieurs centaines de mille francs par an. Mais qu’un nouvel appareil, un nouveau perfectionnement, une simplification quelconque sorte du cerveau de ces praticiens, et l’usine rentre au décuple dans ses débours.

C’est le cas de cette manufacture de Beverly, — l’United Shoe machinery, — d’où viennent, non pas les chaussures elles-mêmes, mais les 120 outils différens qui servent à faire mécaniquement les chaussures : machines à découper les empeignes, à coudre les semelles, à les ébarber, à piquer les tiges, à percer les boutonnières, à rogner les talons, à monter, estamper et fraiser, etc. Pour confectionner à la main cent brodequins communs, il fallait 1 436 heures, et ils revenaient à 408 dollars ; exécutés à la machine, il suffit de 154 heures et ils coûtent 35 dollars.

L’une des fabriques, où la main-d’œuvre est ainsi réduite au dixième de ce qu’elle était auparavant, a pour maître un ancien ouvrier, M. Cross, qui, sur des pancartes de carton clouées au mur dans chaque salle, résume, en guise de conseils aux camarades, son programme et sa vie dans le texte suivant : « L’idée de Cross. Faire le bon ouvrage, au bon moment, de la bonne manière ; faire les choses mieux qu’elles n’ont jamais été faites avant ; éviter les erreurs, connaître les deux côtés de la question, être courtois, être un exemple, travailler pour l’amour du travail ; devancer les besoins, développer les ressources, ne pas connaître d’obstacles, maîtriser les circonstances ; agir plus d’après la raison que d’après les règles, ne se contenter de quoi que ce soit d’imparfait. »

La présence de ce tableau ne donnera pas sans doute aux milliers de cordonniers et de piqueuses de bottines, alignés dans ces ateliers, le moyen de faire fortune, pas plus que la lecture de Berquin ne suffit à former des enfans sur le modèle, du Petit Grandisson ; mais elle suppose un état d’âme particulier à l’Amérique, chez le patron qui placarde ces sentences ingénues et chez les prolétaires à qui il les dédie sans crainte de passer pour vaniteux ou ridicule. Et cet état décèle entre le capital et le travail, aux Etats-Unis, l’absence de cet antagonisme imbécile que des malfaisans entretiennent ailleurs, pour en vivre. Un autre avis, imprimé ici, est ainsi conçu : « Ne supposez RIEN, ne devinez RIEN ; si vous ne savez pas, interrogez ! Une fois sûr que vous êtes dans le vrai, alors ALLEZ DE L’AVANT ! »

Go ahead, volonté et confiance dans la vie, c’est ce que l’on aspire à pleins poumons dans l’air américain. Obtenir de l’individu le maximum d’efforts, de l’usine le maximum de rendement, tel est le but. C’est un principe là-bas de maintenir les manufactures au plus haut point d’activité qu’elles puissent atteindre. Pour ne pas ralentir cette intensité, qui vaut au salarié un travail continu et à l’acheteur indigène des prix plus réduits, les usiniers trouvent avantage à exporter leur excédent, fût-ce à perte. Ces concessions faites aux étrangers ne portent aucun préjudice aux nationaux ; bien au contraire, si l’on adoptait l’autre méthode, les marchandises, établies plus chèrement, hausseraient et le personnel resterait périodiquement inoccupé.

La concurrence d’une Amérique exportatrice de produits industriels eût semblé tout à fait invraisemblable il y a vingt ans. Il paraît curieux en effet qu’un pays, où les salaires sont deux et trois fois plus hauts qu’en Europe, prétende lutter de bon marché avec l’Europe, soit chez elle, soit chez ses cliens d’Afrique et d’Asie. Tout au plus doit-il être capable de se défendre au moyen de tarifs ultra-protecteurs. Remarquons en passant que le marché intérieur est si vaste et s’accroît si vite, que les barrières de douanes, derrière lesquelles s’abritent les producteurs, ne gênent guère les consommateurs. Mais ces tarifs mêmes, ayant pour effet de renchérir les matières premières venues du dehors, doivent interdire aux objets fabriqués toute tentative d’expansion à l’étranger.

C’est le cas des laines dont les Etats-Unis font grand usage, comme tous les peuples riches, tandis que les populations pauvres, même en climat froid, comme celles de la Russie, consomment surtout du coton. Les filateurs américains, obligés d’importer en laine brute un quart de leur production, l’auraient volontiers introduite en franchise, gardant pour eux seuls le bénéfice de la protection de 108 pour 100 sur les tissus. Mais les agriculteurs ont réclamé leur part de ce droit, sous forme de taxe à l’entrée de la laine en balles. Les patrons français, incapables d’importer leurs étoffes aux Etats-Unis, — ils ne gagnaient plus rien sur les draps communs, — se sont décidés à y importer leurs capitaux. Les fabricans de Roubaix ont fondé des usines à Philadelphie et ailleurs. Nos ouvriers y émigrent aussi ; il y a dix ans, l’ouvrier qui s’expatriait de France était le mauvais sujet, le gréviste permanent, chassé de partout. Maintenant, de bons ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais, par groupes de 10 ou 20, s’en vont chercher fortune au-delà de l’Océan.

Les patrons français y lutteraient à armes égales s’ils prenaient le parti d’expatrier non seulement leur argent, mais leur personne. Mais nos concitoyens qui font ainsi travailler leurs capitaux au dehors ne se décident pas à les suivre. Il est rare qu’un de leurs fils, frères ou proches parens, ait le courage de s’installer en permanence à la tête d’établissemens qui, dirigés par des employés, offrent moins de chances de succès. C’est en effet l’une des forces de l’Amérique que l’industrie est encore dans les mains de ceux qui l’ont fondée et qui consacrent à sa gestion toute leur intelligence et leur énergie. Il est possible que les choses changent d’aspect lorsque nous en serons partout à la seconde génération, celle des « fils à papa, » comme dit le vulgaire, qui héritent rarement les qualités peu communes par lesquelles les pères ont su réussir. Platon, dans sa République, recommandait la sélection humaine par l’élimination des mauvais produits. L’Amérique annihilera-t-elle ces mauvais produits humains par l’institution des trusts qui impersonnalise de plus en plus les grandes affaires et ouvre la voie à de nouveaux parvenus sortis du rang ?


VI

Les conditions de la lutte, dans ce nouveau continent, sont tout autres que dans nos vieux pays. Il existe des industries où le travail entre pour une part moindre que la matière ; d’autres au contraire où le prix de la matière est peu de chose par rapport au prix du travail qui la transforme. Pour les premières, la supériorité est acquise d’avance au pays, riche d’une substance à bon marché, qui, lourde ou encombrante, enchérirait beaucoup par le transport en allant se faire travailler ailleurs : c’est le cas des minerais.

Pour les marchandises d’art et de goût, où la matière joue peu de rôle et se rencontre partout, tandis que la main et l’œil de l’ouvrier y sont presque tout, — la céramique, l’ébénisterie, — le pays où les ouvriers capables se contentent du moindre salaire est assuré de la supériorité, voire du monopole. Nulle contrée au monde, je pense, ne saurait faire concurrence à la Perse pour les tapis au point noué, tant que les femmes persanes travailleront pour cinq sous par jour. Entre ces deux extrêmes, prennent place nombre d’industries à grands chiffres d’affaires, comme les textiles, dans lesquelles matière et main-d’œuvre entrent pour une part très variable, suivant les temps et les découvertes scientifiques. Dans le prix du kilo de linge ou de drap d’aujourd’hui, les parts respectives de la matière et de la main-d’œuvre ne sont plus du tout ce qu’elles étaient il y a cent ans.

Mille causes font hausser et baisser et la main-d’œuvre et la matière. Il se peut qu’aujourd’hui la laine brute vaille 1 fr. 50 le kilo, pendant que la laine filée vaut 5 francs et que le tissu de laine vaut 10 francs ; mais il se peut aussi que demain ces rapports soient changés radicalement. Et ils ont beaucoup plus de chances de changer dans un pays comme l’Amérique, où non seulement l’offre et la demande grandissent d’elles-mêmes par le défrichement et le peuplement, mais sont aussi influencées d’une façon artificielle par la création de nouvelles forces et de nouveaux outils.

Que les États-Unis l’aient emporté sur les autres peuples dans l’industrie de la chaussure, dont je parlais tout à l’heure, il n’y avait pas de raison nécessaire à cela pas plus qu’il n’y en avait à ce que la région lyonnaise, en France, ait obtenu jadis et jusqu’ici conservé le premier rang dans l’industrie de la soierie. Triomphe d’ingéniosité et d’imagination, ici dans le dessin et le tissage, là-bas dans les applications mécaniques. Or le machinisme en éveil gagne sans cesse du terrain dans le Nouveau Monde et, à mesure qu’il parviendra à s’introduire dans un domaine nouveau, il le conquerra d’autant plus aisément qu’il dispose là de forces presque gratuites et de ressources inouïes.

Tout porte à croire qu’un jour prochain, l’Amérique va devenir exportatrice, non plus seulement de produits ruraux ou miniers, mais de produits manufacturés. Dès à présent, il y a des années, — témoin 1904 et 1905, — où il sort des États-Unis deux fois plus de fer que de blé et autant de wagons et de machines agricoles que de tabac. La General Electric Company a pour cliens le Métropolitain de Paris et le chemin de fer d’Orléans à qui elle fournit des moteurs, et les usiniers du Japon chez qui elle installe par douzaines ses turbines Curtis. Elle expédie des appareils électriques en Angleterre et au Brésil, en Allemagne, au Siam et dans le Sud de l’Afrique,

La vapeur est en effet de moins en moins employée sous sa forme immédiate ; elle ne sert plus qu’à actionner les dynamos. La métamorphose, commencée aux États-Unis, va s’effectuant dans le monde entier. C’est un paradoxe dynamique, semble-t-il, que de transformer par une complication nouvelle la force-vapeur en énergie électrique pour obtenir un meilleur rendement ; c’est un fait cependant que, loin d’éprouver par là une déperdition, on réalise une économie. Le nombre des mouvemens « morts » est grandement diminué, et la dépense, constatée sur le réseau du New-York Central, est quatre fois moindre pour les locomotives électriques de cent tonnes que pour les locomotives à vapeur.

On peut prévoir et prédire, maintenant que la transmission pratique de l’électricité à longue distance est complètement résolue par l’adoption d’appareils qui reçoivent et transforment des tensions de 104 000 volts ; on peut prédire que, dans un avenir peu éloigné, la traction à vapeur sera remplacée sur tous les chemins de fer par la traction électrique, usant indifféremment, — découverte récente, — de courans alternatifs ou continus. Un modèle du genre sera sans doute la ligne de New-York à Chicago, — 1 350 kilomètres, — que l’on travaille en ce moment à établir. Le premier service régulier, par l’électricité substituée à la vapeur, a commencé l’automne dernier dans le New-Jersey, sur la ligne de Camden à Atlantic-City, appartenant à la compagnie de Pensylvanie. La distance de 103 kilomètres entre les deux points terminus est franchie plusieurs fois par jour par des trains dont tous les wagons sont automoteurs.

Sur ce terrain si neuf encore de l’électricité pratique, le pays des Edison, des Westinghouse, des Stanley, des Thomson-Houston, marche à la tête des autres pays : soit qu’il invente une nouvelle lampe à arc, la « Magnétite, » qui donne pour une consommation moitié moindre une lumière égale à celle des charbons usuels ; soit qu’il tisse un réseau téléphonique aux mailles si serrées qu’un Américain en moyenne sur 28 possède son appareil à domicile, et que tout commerçant peut chaque matin converser à 2 400 kilomètres de distance avec ses correspondans et leur donner ses instructions. Tel établissement de Philadelphie s’est engagé, par contrat avec l’American Telephone Company, pour un minimum de 250 000 communications par an.

Cet agent mystérieux, le bon génie électrique, qui nous sert sans ôter son masque et sans faire connaître son essence, comme les chevaliers errans de la légende, se laisse imposer chaque jour avec complaisance des besognes nouvelles. Il se charge depuis peu du traitement et de la réduction des minerais, — un seul client commandait à cette fin, il y a quelques mois, 28 machines d’une force de 74 000 kilowatts. Et la nature, pour créer cette force, offre ici des sources grandioses, telles que les Cataractes du Niagara, dont les Etats-Unis et le Canada viennent de se partager correctement le débit. Tels deux voisins règlent, par-devant notaire, la jouissance du ruisselet mitoyen qui arrose leur pré.

O Chateaubriand qui visitais, il y a quelque cent ans, en compagnie de la fille de Céluta et de l’Indien son mari, de la tribu des Natchez, cette mer « dont les torrens se pressent à la bouche béante d’un gouffre, » et qui décrivais, en ta langue d’une poésie si harmonieuse, « cette colonne d’eau du déluge qui descend dans une ombre effrayante ; ces tourbillons d’écume, frappant le sol ébranlé, en s’élevant au-dessus des flots comme les fumées d’un vaste embrasement ; » ou encore « ces aigles qui tournoient, entraînés par le courant d’air, et ces carcajous qui se suspendent par leurs queues flexibles pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours ; » que dirais-tu, conteur pathétique de la touchante Atala, si tu apprenais que, la capacité en chevaux-force de ce Niagara sauvage ayant été estimée à environ 1 200 000, dont le tiers est déjà confisqué et comme embouteillé par quatre compagnies, — l’Ontario Power, l’Electrical Developement, l’Hamilton Cataract Light and Traction et la Canadian Niagara Falls Power, — les amans de la nature se sont émus ; que les maîtres actuels du pays des Iroquois, fils de Washington et de Franklin ou chefs élus de la « Nouvelle-France, » réunis autour d’un tapis vert en commission internationale, se sont attribués, les premiers 20 pour 100, les seconds 80 pour 100 de cette propriété au droit de leur territoire ; mais que ni les uns ni les autres, tout en protestant de leur désir de préserver la beauté des chutes, n’ont pris d’engagement formel pour l’avenir ?

Les États-Unis, ne disposant que du cinquième, ne pourraient jamais tarir que la moindre fraction de ce bief géant par où se débondent les grands lacs ; mais c’est en Canada que sont situées les quatre compagnies déjà exploitantes et c’est du gouvernement canadien qu’elles tiennent leur concession.

Lors de ma première visite au Niagara, j’avais remarqué, à l’honneur des ministres du Dominion, que la rive canadienne s’était gardée vierge des atteintes de la publicité, tandis que la rive américaine était hideusement maculée d’affiches. J’ai constaté, cette fois, que le rocher était dévêtu partout et débarrassé de ses toiles peintes, que le paysage était reconquis des deux côtés. Mais le cas est bien plus grave : la chute fuit. On nous dit que quelques cent mille mètres cubes de plus ou de moins ne peuvent affecter sa magnificence ; mais le tiers est déjà escamoté. Je crains fort, en présence de la demande croissante des permis d’adduction d’eau, que les gouverne mens ne fassent céder peu à peu les beautés de la nature devant les besoins de la civilisation. Ceci tuera cela, dirait Victor Hugo.

Le Niagara chutera un jour à huis clos. Les canaux, qui déjà le happent par minces filets, se multiplieront ; ils le boiront par petites gorgées et l’avaleront dans leurs puits de 45 mètres de hauteur, pour l’évacuer, impuissant, 1 500 mètres plus loin, où l’eau reparaît à la lumière après avoir actionné, suivant son volume, dix, vingt ou trente dynamos de 5 000 chevaux chacune. Des enfans, en abaissant une manette, enchaînent ou libèrent la puissance du monstre, qui envoie la lumière, la chaleur et la force dans un rayon de 200 kilomètres, au bout d’un fil. Goutte à goutte la cataracte quittera son lit, et ses « affreux mugissemens, » divisés dans les turbines d’une quinzaine de sociétés anonymes, ne se feront plus entendre qu’en détail.

Que le fait se réalise ou non, l’industrialisation du Niagara c’est le symbole de cette vie utile, de cette vie commode, dont les Etats-Unis offrent le parfait modèle. Il nous donne la vision future d’une humanité merveilleusement confortable ; non pas plus belle pourtant, ni surtout plus haute, si la foudre venait à être tellement occupée sur terre à faire marcher les tramways, les lampes et les téléphones, qu’elle n’ait plus le loisir ou la force de scintiller en éclairs dans le ciel et d’illuminer les nuages.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.