Aux États-Unis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 289-319).
AUX ÉTATS-UNIS

I
LES CHAMPS

Invité récemment, par la Fédération de l’Alliance française aux États-Unis, à venir exposer à nos amis américains les découvertes résultant du long voyage d’exploration que j’ai poursuivi à travers les ténèbres séculaires de l’histoire sociale de la France, j’ai profité de mon séjour parmi ce peuple affamé de travail et de progrès, chez qui tout change si vite et que je n’avais pas vu depuis neuf ans, pour noter les derniers faits de son histoire d’hier.

Il se passera bien du temps encore avant que l’on ait fini de « découvrir l’Amérique ; » ceux qui l’habitent la connaissent à peine sous tous ses aspects, car elle se transforme sans cesse. Et s’il ne manque pas de choses qu’elle puisse encore apprendre de nous, elle nous offre de son côté, par les institutions qu’elle improvise, par Les expériences qu’elle tente et par les problèmes qu’elle résout, bien ou mal, de précieux enseignemens à recueillir.

Comme il faut toutefois éviter de « découvrir » ce qui a déjà été découvert plusieurs fois, je supposerai que le lecteur connaît le plus grand nombre des ouvrages et des articles publiés antérieurement, et je me bornerai à fixer ici les évolutions des idées ou des œuvres assez actuelles pour n’avoir pas encore eu d’annalistes.


I

Dans ce nouveau continent enfiévré d’affaires, la plus grande « affaire, » c’est l’agriculture. C’est avec son agriculture que l’Amérique fait vivre son industrie. La ferme ne fournit pas seulement, comme partout ailleurs, — et beaucoup plus que partout ailleurs, pour les textiles par exemple, — une large part de matières premières ; elle fournit aussi à l’usine ses capitaux.

Par les exportations agricoles qui montent annuellement à 4 milliards de francs et dépassent de 1 500 millions les importations de même nature, les terres américaines mettent à la disposition des manufactures, des mines, des chemins de fer américains un excédent annuel qui permet à la nation d’emprunter à l’étranger un milliard et demi de francs et de payer sans s’appauvrir l’intérêt de ces capitaux d’emprunt. A mesure que l’industrie progresse, la part de l’agriculture, de 62 et demi pour 100 qu’elle était il y a cinq ans dans la masse des exportations, tend à diminuer par rapport aux produits ouvrés, bien que, considéré isolément, son chiffre augmente. Il est supérieur aujourd’hui de 660 millions à ce qu’il était de 1896 à 1900.

Payeur international, le fermier qui, depuis seize ans, a vendu au monde entier pour 62 milliards de francs de denrées et de marchandises, — soit cinq milliards de plus qu’il n’en faudrait pour acheter à leur valeur commerciale tous les chemins de fer des Etats-Unis, — le fermier américain a procuré au pays un profit net de 25 milliards de francs dans ses échanges au dehors. La richesse, exportée ou consommée sur place, que cet agriculteur, — c’est-à-dire 35 pour 100 de la population, — a créée depuis dix ans, égale la moitié de celle de la nation tout entière, représentant l’épargne et les efforts de trois siècles.

L’an dernier, les produits de la ferme, stupéfiant agrégat des travaux associés du cerveau, du muscle et de la machine, se sont élevés, sur le territoire de l’Union, à 32 milliards de francs. Ce chiffre, purement théorique d’ailleurs, puisqu’une partie des denrées qu’il représente se cumulent, — tels le bétail et le maïs employé à le nourrir, — nous sert à mesurer par comparaison le chemin parcouru. Nous constatons ainsi que le total de l’an dernier surpasse de 4 pour 100 celui de l’année précédente, de 8 pour 100 celui de 1903, et qu’il est supérieur de 36 pour 100 à celui de 1899.

La prospérité des dernières années a eu pour conséquence une hausse énorme de la valeur des terres dont les produits, malgré leur accroissement en quantité, n’ont pas diminué de prix. Cette hausse, très diversement répartie, puisqu’elle n’est que de 13 pour 100 dans les États du Nord-Atlantique, tandis qu’elle atteint 40 pour 100 dans les régions du Sud, des Montagnes Rocheuses et du Pacifique, varie aussi suivant la nature du sol : de 48 pour 100 dans les terres à coton, à 25 pour 100 dans les fermes à laitage. Elle est en moyenne depuis cinq ans de 33 pour 100 pour l’ensemble des États-Unis. Dans les dix années précédentes (1890-1900), elle avait été de 25 pour 100.

Evaluée en argent, la plus-value moyenne de 93 francs par hectare donne, suivant les États, des résultats tout différens ; parce qu’une hausse proportionnelle de 40 pour 100 sur des terres de l’Ouest, qui ne valaient presque rien il y a cinq ans, est souvent inférieure, pécuniairement parlant, à une hausse de 13 pour 100 sur les terres du Nord-Central qui se vendaient déjà un bon prix. Dans son ensemble, l’accroissement de valeur vénale des terres cultivées correspond, depuis 1901, à une somme globale de 31 milliards de francs. De sorte qu’à chaque coucher de soleil, depuis cinq ans, la propriété rurale enregistre aux États-Unis une hausse de 17 millions de francs ; et que, chaque année, elle a augmenté d’une somme suffisante pour rembourser le montant intégral de la dette fédérale encore existante. Cet argent est placé aussi solidement sans doute que dans les coffres-forts des banques, ou qu’en titres à bordures dorées des grandes sociétés par actions, puisqu’il est incorporé au sol.

Cette augmentation, due à la terre elle-même, aux bâtimens et aux améliorations dont elle a été l’objet, a eu pour cause : d’abord la hausse de ses produits, vendus à plus grand bénéfice, ensuite une culture plus intelligente, plus intensive, de meilleures méthodes et un emploi plus judicieux du sol. Elle tient aussi à l’exécution de travaux utiles, au drainage et à l’irrigation, à l’usage plus général des clôtures, au développement des chemins de fer et à l’amélioration des routes, permettant de transporter plus loin des fardeaux plus lourds. Elle résulte enfin du goût des capitaux, même des capitaux urbains, à se porter sur la propriété campagnarde, quoique son taux d’intérêt soit plus bas, parce qu’elle offre des chances certaines de plus-value.


II

Il ressort de tout ce qui précède que l’agriculture américaine poursuit son ascension continue par des voies tout autres que celles où on l’avait vue débuter il y a un tiers de siècle. Il apparaît que les procédés extensifs et rudimentaires, souvent décrits jusqu’ici et qui semblaient caractériser naguère le fermier transatlantique, ne sont plus les siens, et qu’ils doivent être relégués dans le domaine du passé, auquel bientôt ils appartiendront. Il faut en prendre son parti et modifier là-dessus les opinions qui avaient cours il n’y a pas longtemps encore.

On nous disait que « les Américains demandent au sol des moissons successives jusqu’à ce que la terre soit épuisée ou qu’il faille la laisser en friche ; qu’en certains endroits les fumiers s’accumulent dans les parcs à bestiaux et les étables et que, plutôt que de s’en débarrasser pour recouvrir les champs, on démonte les hangars et les bâtisses pour aller les reconstruire dans un lieu moins encombré. » Or, cela n’est plus vrai du tout. Et ce qui ne l’est pas davantage, c’est la situation soi-disant précaire et gênée du fermier, qui « pliait, disait-on, sous le poids des hypothèques dont sa terre était chargée. » Tout au contraire. Les banques locales sont embarrassées du dépôt de ses économies en attendant qu’il en trouve l’emploi.

En même temps, cette terre banale et gratuite, dont la loi donne 65 hectares à tout nouvel occupant, s’est extrêmement raréfiée. Il n’y a plus de tribus des Nez-Percés à chasser devant soi pendant des centaines de kilomètres derrière les Montagnes Rocheuses. Il ne se voit plus de ces peuplemens soudains, comme on en voyait encore il y a vingt ans, dans le territoire d’Oklahoma ou dans l’enclave du Cheyenne Hiver, vendue par les Sioux. A l’heure où le canon annonçait l’heure d’entrée officielle, fixée par décret, les spéculateurs et les colons futurs, massés sur la limite, se précipitaient en foule pour aller planter les quelques pieux qui les constituaient propriétaires et courir ensuite faire constater leur droit.

Il se fonde toujours des villes où se transportent à la fois des hôteliers et des artisans, des fournisseurs, des journalistes et des wattmen de tramways, de tout enfin, sauf ce que nous appelons en France des « bourgeois, » espèce ici inconnue. Je viens de rencontrer sur ma route pas mal de ces villes-villages, à maisons sans rues, à rues sans maisons et surtout sans pavages, que desservent des cars électriques, filant tantôt sur des pistes de gazon, tantôt entre des fondrières de boue. Quelques-unes de ces agglomérations poussent en un clin d’œil : Seattle, où le dernier recensement accuse 241 000 habitans, n’en avait pas 3 500 en 1884. Mais l’ère chaotique et primitive a pris fin dans ces champs acquis à la propriété privée, qui embrassent près des deux cinquièmes du territoire total de l’Union, — 400 millions d’hectares, — et où la terre, qui valait 204 francs l’hectare en 1890 et 255 francs en 1900, en vaut aujourd’hui 350.

Nous voici entrés dans la période de fertilisation. Le contraste subsiste entre le nombre des hommes et l’étendue des terres. A nos yeux européens, habitués dans nos vieux pays à un certain équilibre entre les individus et les milieux, il y a comme une contradiction entre ce continent immense, hier inerte, et ce groupe minime d’individus qui s’évertuent à l’exploiter ; entre ce laboureur américain qui, par certains côtés économiques, est semblable exactement au serf affranchi des temps féodaux et qui, par d’autres côtés économiques, ne diffère pas de notre industriel le plus avancé.

Qu’on y réfléchisse : tous les chiffres que je viens de citer, sur le rendement et les profits agricoles des États-Unis, paraîtront ou insignifians ou colossaux, suivant qu’on les comparera à la surface de ce pays, dix-huit fois plus vaste que la France, ou au nombre de ses citoyens, qui ne sont pas beaucoup plus du double des nôtres. Je veux dire que, si les Américains font beaucoup, par rapport à leur nombre, ils font peu par rapport à leur territoire. Ils le savent et ils entendent faire davantage, non pas seulement en défrichant de nouveaux sols à mesure qu’ils auront de nouveaux bras, mais en augmentant eux-mêmes leurs prises sur ces terres, cultivées ou vierges, qui tentent leur activité.

En France, nos agriculteurs contemporains sont de plaisans pessimistes et leurs gémissemens témoignent de leur ignorance du passé. Depuis cent ans, chez nous, le loyer des ferres a doublé, et cependant le prix du blé n’a presque pas changé. Il suffit de rapprocher ces deux faits pour s’apercevoir que, si l’agriculture n’avait pas, durant le même laps de temps, réalisé de hardis progrès, la plupart de nos terres françaises seraient aujourd’hui abandonnées en raison de leur incapacité à lutter avec celles des pays neufs. Ce qui s’est vu depuis cent ans s’est vu aussi depuis des siècles. Nos laboureurs, qui passent pour routiniers, qui, de fait, croient l’être, et que l’on regarde comme les plus timides de tous les hommes, sont au contraire de perpétuels novateurs, sans cesse dérangés dans leurs calculs par des événemens qu’ils n’ont pu prévoir et forcés sans cesse d’imaginer de nouveaux plans.

Chez nous, cet état de choses est aussi vieux que notre civilisation et il ne finira qu’avec elle. En Amérique, il commence. Comme les transformations agraires sont silencieuses, que les révolutions des champs se font à petit bruit, par petits coups, on a peine à retrouver la trace d’une forêt abolie, ou d’un carré de bruyères remplacé par un carré de choux ; mais le passé rural est plein des changemens de culture d’une même terre à travers les âges et des vicissitudes causées par des concurrences nouvelles. Les partis successifs que l’agriculture a su tirer du sol français, l’emploi qu’elle en a fait depuis des siècles, ont été des plus variables.

Elle a déboisé et ensuite reboisé, creusé des étangs pour les dessécher ensuite, substitué les céréales aux pâtures, puis la vigne aux céréales, puis la prairie à la vigne ou les cultures industrielles à la prairie. Le tout sous mille influences économiques, politiques ou fiscales. Et l’avenir nous réserve à coup sûr bien d’autres avatars, dont nous n’avons pas la moindre idée encore, de ces mottes de terre dont on a fait jusqu’ici du pain, des bûches, des gigots, de l’huile, de la soie, du papier, du sucre ; dont on a fait tant de choses qu’on ne fait plus, du moins au même endroit, dont on fait déjà tant de choses qu’on ne faisait pas il y a deux ou quatre cents ans.

Le cultivateur du vieux monde continuera à enfanter, dans la douleur, sous l’aiguillon de la nécessité, des inventions nouvelles ; déclarant à chaque progrès que celui-là est le dernier, qu’il ne faut plus compter en réaliser d’autres et réalisant tout de même de nouveaux progrès. Le cultivateur américain, né d’hier et dont l’histoire commence, va passer par les mêmes phases ; mais il est plus souple, étant plus pressé et plus ambitieux de gain. L’Européen, historiquement, est allé de l’agriculture à l’industrie ; l’Américain au contraire est venu de l’industrie à l’agriculture ; l’un gérerait volontiers sa manufacture comme un faire-valoir rural ; l’autre traite le faire-valoir rural comme une manufacture ou une maison de commerce.

Bouture d’un ancien plant greffée sur un plant nouveau, ou repiquée dans un nouveau cru, il applique, sur un sol plus sauvage que celui de l’Europe du XIIIe siècle, tout l’acquis de l’Europe du XXe siècle. Il multiplie la capacité productive de sa ferme en remplaçant les bras trop chers, qui lui manquent, par une intelligence avisée qu’il aiguise sans cesse. Il est en cela servi par son gouvernement, par ce département de l’Agriculture que dirige depuis quinze ans un ancien fermier, M. James Wilson, ministre rare et d’un prix inestimable, Colbert moderne, dont la modestie égale la compétence et que tous les pays peuvent envier aux États-Unis.

Les premiers pionniers avaient opéré au hasard, cultivant n’importe quoi, n’importe où, préoccupés seulement de « faire de l’argent » immédiat. L’énorme étendue de sol vierge les invitait à une culture superficielle avec laquelle ils ne furent pas longs à voir les rendemens cesser d’être rémunérateurs. Aussi tôt ils se réformèrent. Ils reconnurent la nécessité de rendre au sol sa fertilité par une alternance judicieuse des récoltes, par un assolement qui ne fût pas livré à la fantaisie. Ils se rendirent compte que les procédés extensifs du début entraînaient de très gros frais de production ; tandis que l’agriculture intensive augmentait beaucoup le profit net. Aussi, non contens de recourir d’abord aux fumiers naturels, ils font maintenant le plus large usage des engrais artificiels.

De plus, ils modifient la nature de leurs récoltes et, suivant le climat et les conditions économiques, s’appliquent à adapter leur terroir aux produits qui lui conviennent davantage. Les États du Nord-Est (Ohio, Pensylvanie, New-York), découragés par les résultats misérables de leurs emblavemens, abandonnent le blé et se tournent vers l’avoine, l’herbe et l’industrie laitière, pour lesquels ils sont admirablement doués. Dans le Sud, des fermes à coton, rapportant net 63 francs l’hectare, ont été converties en fermes à bétail et à foin donnant un bénéfice triple.


III

Le gouvernement fédéral, disais-je, prête aux fermiers un concours efficace : il fait à ses frais des expériences sur environ 200 terrains répartis en 44 États et distribués de manière à constituer une étude de toutes les divisions physiques de l’Union, de toutes les cultures et des moyens de les favoriser. Il publie des brochures qu’il répand à profusion, — au nombre de 12 millions d’exemplaires, l’an dernier, — sur toutes les questions qui peuvent intéresser le cultivateur. Le ministère est un vaste entrepôt de semences nouvelles de toutes sortes, expédiées aux écoles publiques ou distribuées par les mains des sénateurs et députés.

Cette action de l’Etat n’a rien de bureaucratique. L’État américain ne couronne pas, comme le nôtre, des veaux et des génisses. Il ne récompense pas, en des concours solennels, par l’octroi d’une prime en argent, des animaux dont la possession et la vente, puisqu’ils sont supposés les plus remarquables de leur espèce, doit suffire à rémunérer leurs propriétaires. Si le gouvernement fédéral intervient, c’est pour oser, au compte de la nation, ce qu’un particulier isolé ne pourrait entreprendre. Il ne donne pas d’argent, mais il fournit à tous le moyen d’en gagner : caractère distinctif de la seule agriculture « pratique. » C’est un courtier, ce n’est pas un bienfaiteur ; il avertit, il conseille, il ne distribue pas de prix. Il ne sanctionne pas le succès, il propose des « affaires. »

C’est ainsi que le ministre Wilson expédie, aux frais de la République, dans tous les pays et sous toutes les latitudes, des douzaines d’explorateurs dont la mission consiste à se procurer de nouvelles plantes, de nouvelles graines, qui puissent être introduites avec profit aux États-Unis. Toutes les contrées du globe sont visitées par ces commis voyageurs en agronomie. Leurs recherches ont embrassé les déserts de l’Afrique et de l’Asie ; les régions subarctiques de la Russie, de la Norvège et delà Suède ; les parties de la Chine et du Japon correspondant, comme climat, aux États du littoral Atlantique ; les Indes Hollandaises et l’Amérique Centrale, sous les tropiques, ainsi que l’hémisphère Sud de l’Ancien et du Nouveau Monde.

Ce système de travail, inauguré il y a quelques années, a enrichi l’agriculture indigène, aux États-Unis, de nouvelles variétés d’alfa tirées du Turkestan, de cactus mexicains sans épines bons pour regarnir les pentes dénudées, d’un grand nombre de gazons sauvages, d’un froment dur, importé du Sud de la Russie au printemps de 1899, dont il fut récolté 50 000 boisseaux en 1901, et dont 6 millions de boisseaux ont été exportés l’an dernier en Europe, à un prix supérieur de 1 fr. 80 l’hectolitre, au grain ordinaire.

A la Suède, a été empruntée il y a cinq ans une avoine de choix, — Swedish select, — qui se répand dans le Nord depuis le Wisconsin jusqu’au Montana. Du Caucase est venue, il y a quatre ans, l’« avoine de soixante jours, » avantageuse aux États du Centre-Ouest, parce qu’elle mûrit beaucoup plus tôt et échappe ainsi à la rouille et aux insectes, dans la saison où les autres variétés en sont gravement affectées. Deux orges algériens ont aussi été acclimatés avec grand succès dans le Sud, entre le Texas et la Californie ; parfaitement adaptés aux sols d’Alkalis, ils rendent 50 à 80 pour 100 de plus que les autres sortes. De même, le blé d’hiver de Kharkoff est devenu presque aussi populaire que le blé de Turquie du Kansas.

Enfin, le riz du Japon, ou Kiuschu, a été répandu dans la Louisiane et le Texas, et la récolte de ces deux Etals vient de passer, depuis six ans, de 84 000 hectares rapportant 90 millions de kilos, à 244 000 hectares rapportant 435 millions de kilos. Au Texas, en particulier, il y avait 68 hectares de rizières en 1889, 3480 hectares en 1899 et 150 000 hectares en 1905.

Un agent spécial du département de l’Agriculture vient de passer plus d’un an dans la République Argentine, chargé d’y recueillir des informations concernant la production et le commerce du froment. Pour s’expliquer la mauvaise situation des produits américains de laiterie sur les marchés d’Europe et leur faiblesse numérique dans les statistiques internationales, un plénipotentiaire beurrier est maintenu à Londres en permanence, depuis quatre ans, par les États-Unis, afin de s’informer pleinement et de plus près de tout ce qui touche les marchés du vieux monde. N’oublions pas que le beurre est actuellement une denrée internationale ; le temps n’est pas loin, où nous autres Français étions seuls à en exporter. L’Isigny et le Gournay s’expédiaient, en boîtes closes, vers 1880, dans le Brésil et l’Amérique centrale. Nos beurres du Cotentin régnaient sans rivaux sur les marchés de Londres. Puis le Danemark entra en lice. Je me souviens avoir mangé à Cordoue et à Grenade des beurres danois, venus par mer à Cadix. Le Danemark aussi nous fit une rude guerre en Grande-Bretagne et nous évinça en partie. Lui-même est maintenant battu en brèche, en Angleterre et dans le Sud de l’Europe, par les beurres de Sibérie, offerts à meilleur marché, qui viennent du milieu de l’Asie s’embarquer sur la Baltique.

Aujourd’hui où, pour le transport des personnes, on ne considère plus la distance mais la durée du voyage, où l’on ne dit plus que telle localité est à tant de kilomètres, mais à tant d’heures d’une autre, on s’habitue, pour le trafic des marchandises, à ne plus s’occuper de la distance ni de la durée, mais du prix de fret ; et telle denrée, dira-t-on, se trouve, non plus à 300 lieues ni à cinquante heures, mais à 3 ou 6 centimes par kilo de telle autre, géographiquement fort éloignée. De sorte que chaque cultivateur qui sollicite le sol, en n’importe quel point du globe, est concurrencé sans le savoir dans son produit par le cultivateur des antipodes qui se livre à la même culture.

L’entretien de « représentans de commerce, » officiels et nationaux, n’est pas particulier aux Etats-Unis. L’Angleterre et la Russie ménagent dans leurs ambassades un poste de conseiller commercial, dont le titulaire, pour peu qu’il ne s’endorme pas, rend autant ou plus de services journaliers à son pays que l’ambassadeur politique. Je ne sache pas que la France soit entrée dans cette voie. Cependant, le personnel actuel de notre diplomatie, auquel on est censé demander plus d’instruction générale et de compétence technique que de représentation et de magnificence, ne doit plus être attaché par sa grandeur à la cire des chancelleries. On pourrait, sans qu’il en coûtât un sou, choisir quelques-uns de nos agens les plus capables pour en faire des « reporters d’Etat, » industriels et agricoles, informateurs et promoteurs de l’exportation française à l’étranger. Le temps vient, je pense, où il sera moins important de savoir ce qui se dit dans les salons, dans les bureaux de journaux ou dans les couloirs de la Chambre, que ce qui se fait dans les magasins et dans les usines.


IV

Après avoir exploité d’abord les terres les plus obéissantes ou les plus accessibles, qui payaient docilement leur tribut au soc du laboureur, le fermier américain, désireux d’étendre son domaine, n’a pas tardé à aborder les terres rebelles et insociables en apparence qui se refusaient à lui. Telle est par exemple une bande de terrain couvrant 120 millions d’hectares, — presque le triple de la surface cultivée de la France, — du golfe du Mexique au Canada, depuis la base des Montagnes Rocheuses, à l’Ouest, jusqu’à la limite Est, où le total des pluies annuelles cesse de fournir en moyenne une hauteur de 50 centimètres d’eau. Telles sont aussi les 40 millions d’hectares, de terres marécageuses et inondées, répandues un peu partout, mais principalement dans la vallée du Mississipi, qui ne peuvent être amendées que par le drainage. Celles-ci ont trop d’humidité, celles-là n’en ont pas assez.

Le sol de ces dernières est profond et extrêmement fertile, le climat y est sain et agréable, n’était le manque d’eau. Il y a vingt ans, des hommes entreprenans se flattèrent d’améliorer le climat par la culture. L’Ouest du Kansas, le Nebraska et l’Est du Colorado virent surgir des fermes en abondance. Mais, à une période pluvieuse succédèrent plusieurs années de sécheresse. Des millions de récoltes périrent sur pied ; les familles d’immigrans luttèrent avec énergie au milieu d’une détresse affreuse et, après des désastres répétés, se virent obligées de fuir loin de ces foyers où étaient enfouies les épargnes d’une partie de leur vie. Les champs se dépeuplèrent presque entièrement, et les villes mêmes de la région furent désertées.

Cet état de choses se prolongea plusieurs années. Une leçon aussi sévère écartait les nouveaux venus de ce « pays de la mort. » Puis, sous des influences nouvelles, on reprit confiance dans la capacité de production de ces plaines inhospitalières. Un autre courant, une autre « vague d’immigration, » — wave of settlement, — vint battre les campagnes incultes. D’autres laboureurs achetèrent les fermes vides, et les villes abandonnées se rebâtirent et se remplirent à nouveau.

Seulement, la deuxième tentative n’était pas la répétition de la première ; de nouvelles méthodes avaient été imaginées, appropriées par l’expérience à ce climat demi-aride. On avait découvert, en fouillant le globe, une végétation qui résistait à la sécheresse et on en avait mesuré la valeur. On avait inventé un outillage qui paralysait l’évaporation du sol, et des recherches patientes l’avaient perfectionné. La combinaison de ces outils, de ces méthodes et de ces graines et plantes spéciales constitue ce que les Américains appellent la « culture à sec, » — dry farming. — Elle leur permet de vaincre l’aridité et de couvrir de moissons des millions d’hectares qui, avec les systèmes ordinaires, ne seraient bons qu’à la vaine pâture.

Sur ces plaines, où le pluviomètre accuse une moyenne annuelle de 25 centimètres d’eau, — la France, suivant les départemens, en a de 60 centimètres à 1m, 30, — des mois se passent sans qu’il en tombe une goutte, sans qu’un nuage même paraisse à l’horizon et parfois, dans le Sud-Ouest surtout, le vent, brûlant comme celui d’un haut fourneau, transforme en vingt-quatre heures les tiges vertes du maïs en sèches baguettes de tambour. Les campagnes subissent au moins une année sur cinq de stérilité complète, et cet échec quasi périodique de la récolte serait encore supportable, s’il n’était accompagné de la mort des arbres, des vignes et de l’alfa.

Le fermier est arrivé à doubler la ration d’humidité que le ciel lui octroie en utilisant, pour un seul rendement, la pluie de deux années consécutives. Il y parvient au moyen d’un repos biennal du sol, soigneusement labouré, pulvérisé et sarclé par un outillage spécialement construit à cet effet, sans qu’on y laisse pousser ni germer, durant tout l’été, une graine ou un brin d’herbe. On évite ainsi l’évaporation du fonds, qui conserve l’eau d’une saison jusqu’à la suivante, où la végétation s’emparera de ces pluies cumulées.

Les résultats remarquables ainsi obtenus par ce chômage laborieux, tout opposé à notre ancienne « jachère, » ne s’appliquent pourtant qu’aux récoltes annuelles. Ils servent au froment et à ces graminées capables de vivre sans boire, qui sont le triomphe de la « culture à sec ; » mais ils ne répondent pas aux besoins des arbres fruitiers ni de l’alfa, que l’on ne peut transplanter ni transporter chaque année de la terre en sommeil à la terre en travail. Ces vergers et ces fourrages permanens, il a fallu, par l’irrigation, les empêcher de mourir de soif ; d’autant que les plantes vivantes sont plus difficiles à désaltérer dans une atmosphère anhydre que dans un climat humide. Le fait a été prouvé par des expériences multiples.

Dans le Wisconsin, 200 litres d’eau produisent 500 grammes d’élément solide ; tandis que, pour obtenir le même poids de matière consistante dans les sables arides de l’Utah, il faut près du double de liquide. Beaucoup d’autres causes, telles que la qualité de l’air, la rapidité du vent, augmentent ces différences du rendement aqueux ; surtout lorsqu’il s’agit d’un arrosage dont l’effet utile est toujours en partie perdu. Le sol irrigué du Colorado, pour faire pousser une livre de froment, absorbe 2 000 litres d’eau, pendant que 200 litres, aux îles Hawaï, suffisent à produire une livre de sucre de canne.

En même temps que la culture à sec se développait, il a été reconnu que le système ne pouvait suffire à tous les besoins ni dans tous les terroirs. Rien ne peut rendre l’aspect désolé de ces maisons de ferme, perdues sous une couche de poussière au milieu des campagnes mortes, sans un pouce d’ombre ni de gazon au fort de l’été. Les cultivateurs qui, dans les hauts plateaux, ne peuvent recourir à l’irrigation, ont foré des puits de 15, 30 et 90 mètres, où des pompes, mues par le vent, puisent sans relâche et parviennent à arroser de 40 à 400 ares chacune. Le coût varie de 10 à 30 francs pour un hectare dont la récolte oscille entre 150 et 2500 francs, suivant qu’il s’agit d’alfa ou de patates, dont les Américains sont friands.

Dans des terres sèches de Californie, où le rendement du blé allait déclinant et tombait à 12 hectolitres à l’hectare, on a essayé l’arrosage artificiel. Une pompe de deux chevaux-vapeur, consommant 2 fr. 50 de combustible par jour et marchant sans interruption de juin à septembre, humecta 40 ares dont le revenu brut en melons et en fraises, en tomates et en choux, s’éleva à 6 000 francs. La Californie, bien entendu, offre un sol exceptionnel ; mais, au Texas, des terres irriguées à la pompe se louent 312 francs l’hectare, en sus des frais de pompage que le locataire prend à sa charge. Il est vrai que ce locataire recueille de 1 250 à 2 500 francs par an de patates.

Dans le Washington, à l’autre extrémité de la République, les patates, sur un hectare mouillé par le même procédé, ont donné 5 000 francs par an. Il existe dans le Colorado des pompes qui arrosent jusqu’à 20 hectares. La dépense est de 250 francs par hectare, mais le rendement en betteraves est de 1 250 francs. Souvent celui qui possède un moteur de cette puissance se charge d’arroser ses voisins moyennant 37 fr. 75 centimes par jour. Dix pour 100 de cette somme constituent son profit personnel ; le reste représente le coût du combustible, ainsi que l’entretien et l’amortissement de l’appareil en cinq ans.

Ces détails font voir à quel point l’agriculture est en train de progresser aux États-Unis. N’y aurait-il pas, dans le Midi de la France, nombre de fermes où l’on aurait intérêt à imiter l’exemple du Colorado, et sommes-nous bien sûrs de cultiver notre vieux pays avec autant de sagacité que ces laboureurs américains, supposés encore en enfance ? En plus ou à défaut des puits, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer, le fermier dose et répand sur sa terre en de minces canaux les pluies d’hiver ou de printemps et recueille l’eau des orages en de profonds bassins d’un ou deux hectares de superficie. Malgré tout, comme on estime qu’un mètre cube d’eau est nécessaire pour irriguer convenablement un mètre carré, les systèmes qui précèdent ne permettent de mouiller qu’une toute petite partie de la ferme. Pour entretenir l’humidité lucrative sur de vastes espaces, il faut le cours permanent d’une rivière.

Partout où ce travail est avantageux et possible, des syndicats, des compagnies à gros capital ont greffé sur les fleuves des canaux qu’ils prolongent à travers plusieurs États, et où viennent se brancher les innombrables prises d’eau dont ils offrent aux riverains de leur concéder l’usage. Ces sociétés combinent la vente de l’eau avec celle de la terre, dont elles ont acquis la propriété. L’une d’elles, dont le siège est à Saint-Louis, et qui a pour champ d’action le Nouveau-Mexique, offre de vendre, pour 42 fr. 50 par semaine, quatre hectares de terres régulièrement irriguées. Ses acheteurs-abonnés deviennent propriétaires au bout de dix ans par le seul paiement de cette rente d’environ 650 francs, qui les constitue en même temps obligataires de la compagnie et leur donne droit à un intérêt de 5 pour 100 sur les sommes qu’ils ont versées. Mais le principal, c’est qu’ils obtiennent, par la jouissance immédiate de la terre qu’ils cultivent, un rendement agricole que la compagnie évalue, pour quatre hectares, à 15 000 francs par an !

Quoi qu’on puisse penser de ces perspectives ultra-brillantes, il n’en reste pas moins évident que l’eau est ici une magicienne qui fertilise des déserts immenses presque en un clin d’œil. J’ai vu des hectares d’ « alkalis » qui se vendaient 75 francs, il y a trois ans, et sur lesquels on récolte aujourd’hui pour 3 500 francs Je cantaloups.

Ces déserts d’alkalis, qui figurent encore sur nos cartes d’Amérique au même rang que le Sahara, et que les géographes nous donnaient hier comme impropres à toute culture, l’intelligence de l’homme est en train de les transmuer en un jardin maraîcher, en une aire d’élection pour la betterave sucrière et pour toutes sortes d’arbres à fruits. Ce qu’on nomme « alkali » est un composé variable de chlorures, de carbonates et de sulfates de soude, mélangés au sol vierge dans une proportion qui atteint 6 pour 100 jusqu’à un mètre environ de profondeur.

Ces sels, solubles dans l’eau, sont un présent historique ou préhistorique des montagnes environnantes. Ils sont descendus des hauteurs, charriés par les torrens et les pluies. Mais ce que l’eau a fait, elle peut toujours le défaire. Il suffit d’inonder la Une poussière blanche qui recouvre ces terres, à jamais stériles semblait-il, pour voir l’alcali se délayer et fondre comme un morceau de sucre dans un verre d’eau. On s’aperçoit alors que ces sels incommodes ne sont autre chose qu’un merveilleux engrais chimique, d’une valeur inestimable, dont la nature a gratuitement doté le pays. Seulement, elle s’est montrée trop généreuse ; elle en a mis dix ou vingt fois trop ; il faut enlever l’excédent qui brûle les plantes au lieu de les faire pousser. Une fois le principe posé, le cultivateur américain en a tiré la déduction : on est en train de dresser des cartes-du sol et du sous-sol, d’analyser les échantillons prélevés sur place par des hommes de science et, comme les fermiers n’ont pas de temps à perdre, les cultures auxquelles ils s’adonnent contrôlent, par leurs expériences pratiques, les travaux de laboratoire de l’ « Alkali réclamation service. »

Ils ont ainsi constaté quel était le dosage qui convenait le mieux à la betterave à sucre, beaucoup plus sensible par exemple aux chlorures qu’aux sulfates. Suivant que l’un ou l’autre dominait ou manquait, ils ont reconnu leur influence funeste ou favorable. Suivant la germination de la graine et le développement des racines, ils ont réglé leurs irrigations et leurs drainages pour obvier à l’excès des sels chimiques très irrégulièrement distribués par le hasard ; tantôt répandus à la surface, tantôt accumulés à quelques pieds sous terre.

Il y a là une culture très savante, une pénétration intime du sol, à qui l’on doit dérober ses secrets. Tout cela ne rappelle en rien le défricheur d’il y a trente ans et dépasse même nos laboureurs d’Europe. Aussi la fabrication du sucre de betterave augmente-t-elle avec rapidité : voici dix ans, en 1897, les Etats-Unis n’en produisaient que 30 000 tonnes ; ils atteignent 350 000 tonnes aujourd’hui. La forte glaise du Michigan, de l’Ohio, du Wisconsin, est maintenant concurrencée par le terroir tout différent de l’Ouest. Et l’élevage des semences de haut degré, en assurant une extraction supérieure, garantit les distilleries contre les échecs du début, dus à la pauvreté des betteraves.

Ce n’est pas à dire que la disparition des déserts d’alkalis soit partout un fait immédiatement réalisable. Il faudra que la terre hausse encore de prix pour que l’opération devienne générale. Ce lavage par l’irrigation entraîne des frais que, seuls, les bons fonds peuvent payer. Dans l’Utah où, grâce à l’inondation répétée trois ans de suite, des sols de broussailles et de vagues pâtures fournissent désormais de belles récoltes de froment, la méthode serait trop onéreuse pour se généraliser. Mais dans le Colorado et la Californie, avec une dépense de 500 francs par hectare, des guérets ou des prés médiocres de 250 francs se sont métamorphosés en vignes de 4 000 et 8 000 francs l’hectare.

Le drainage souterrain n’est pas ici moins délicat que l’arrosage, parce que l’eau des hauteurs contient elle-même en dissolution et apporte un amas considérable de ces sels solubles, qu’elle est chargée de faire disparaître. Les canaux d’évacuation doivent être assez profonds pour éviter l’érosion des coteaux. Drainage ou irrigation avaient été au début très mal compris. Les premiers pionniers n’y entendaient rien et dévastaient beaucoup.

On a dû fonder une législation des eaux, matière épineuse qui suscite dans nos vieux pays des procès copieux, touffus et éternels. Suivant les Etats, les quantités d’eau qu’il était permis aux propriétaires de dériver pour leur usage, variaient à l’infini. Elles correspondraient à un volume suffisant pour mouiller la terre, tantôt jusqu’à 15 centimètres, tantôt jusqu’à 150 mètres de profondeur. Celui-ci en avait beaucoup trop, l’autre pas assez. Le gouvernement fédéral a mis les faits sous les yeux des États intéressés, laissant chacun en tirer les conclusions qu’ils comportent.


V

Comme les « Eaux, » les « Forêts, » dont nous confions en France le soin aux mêmes agens publics, parce que les unes et les autres sont intimement associées, étaient restées en Amérique abandonnées depuis l’origine aux fantaisies locales et même individuelles. Elles sont tout récemment entrées dans une nouvelle phase. Le travail pratique de sylviculture, commencé il y a quelques années, n’est devenu une organisation publique, chargée des réserves nationales, que depuis le 1er février 1905.

En juillet 1898, le service des forêts se composait de 11 personnes, dont G commis subalternes. Des 6 autres, formant l’état-major dirigeant, 2 seulement possédaient des connaissances professionnelles. Leur travail, purement bureaucratique, n’avait rien de sylvestre. Aujourd’hui, cette administration comprend 821 employés, dont 153 sont des forestiers éprouvés, chargés en 27 États ou territoires d’exécuter le travail technique et d’assister les propriétaires de bois qui se sont mis bénévolement à leur école. Depuis un an, l’Office de Washington a expédié 62 000 lettres en réponse à des demandes de renseignemens et de conseils qui ne pouvaient être donnés par des notices imprimées.

Le contraste est saisissant dans un pays où il n’existait, hier, ni science forestière, ni professeur qui pût l’enseigner. Le besoin pourtant en était urgent ; une crise dangereuse était à prévoir. Les gens perspicaces, — parmi lesquels beaucoup de négocians en bois, — annonçaient la destruction prochaine des forêts. L’industrie vitale de la charpente allait à une ruine inévitable si l’on attendait, pour songer aux coupes futures, que la disette de marchandise eût provoqué la hausse extrême des prix. Lorsqu’on se serait alors décidé à les aménager, les forêts auraient à peu près disparu.

Bois de brin ou de recépage, c’était, parmi les possesseurs, à qui vendrait le plus vite, et les acheteurs de coupes, talonnés par la concurrence, devaient nettoyer le sol avec la même rapidité pour ne point opérer à perte. Ceux mêmes qui regardaient la sylviculture comme un besoin économique évident, ne la croyaient pas possible commercialement du vivant de la génération actuelle. Ils avaient mal auguré de l’intelligence des propriétaires, lorsque le service des forêts, transportant son action du pupitre à la futaie et laissant la plume pour le marteau, eut rencontré le marchand de bois sur son terrain.

De vagues conseils de cabinet furent transformés en offres d’affaires, et les théories inessayées en règles pratiques. Un nouvel aménagement des forêts a été aussitôt appliqué, sur leurs propres biens, par quelques-uns des meilleurs exploitans. Leur exemple fut suivi par d’autres, avec cette rapidité de décision et de changement particulière aux Américains dès qu’ils se croient dans l’erreur. Maintenant les entrepreneurs dotent à leurs frais des chaires d’enseignement sylvicole. Ce n’est pas que des destructions imprudentes ne persistent encore ; je viens d’en voir de nombreux exemples en des régions exceptionnellement boisées, comme le Washington et l’Orégon ; mais l’éducation publique se poursuit et ne tardera pas à les restreindre. Il a été fait plus pour l’exacte connaissance des forêts, depuis sept ans, que depuis la découverte de Christophe Colomb. Des méthodes efficaces, fondées sur le mesurage de plusieurs millions d’arbres, sur l’étude commerciale de trente-deux essences importantes, ont été développées ; des plans de travail ont été préparés dans tous les États et les renseignemens recueillis sur place ont pris corps en une littérature spéciale. Les Américains disent avec quelque orgueil qu’ils n’ont pas plus besoin aujourd’hui d’aller étudier à l’étranger la « foresterie, » que la médecine ou la jurisprudence.

Le système antérieur, simpliste au plus haut point, traitait les forêts comme des poutres vivantes, faites pour être abattues. Rendre sur chantier la solive au meilleur marché possible était la pierre de touche par excellence et la seule fin d’une bonne exploitation. Pour opérer une réforme, dont l’utilité pouvait être lente à reconnaître, il fallait se plier aux conditions existantes et les améliorer au lieu de les critiquer. Ce ne fut pas en proclamant des règles, mais en faisant ressortir la certitude d’un profit meilleur, que les nouveaux conservateurs des forêts ont réussi à se faire écouter.

Le même travail s’est répété pour la plantation des arbres, en prouvant aux fermiers l’énorme économie de coût du reboisement, fait par transplantation des pépinières, et non par semence sur des terrains mal préparés. L’étude du repeuplement embrassait, avec l’utilité comparative des espèces et leur adaptation aux conditions de sol, de climat et d’humidité, les bénéfices à espérer et le taux probable du revenu. C’est là un côté primordial de la question aux Etats-Unis. Les agriculteurs de l’Ouest ont été convaincus que les plantations peuvent être faites avec succès et qu’elles ajoutent à la valeur pécuniaire de leurs fermes. Ils ont trouvé moyen d’utiliser, sans dépense supplémentaire, les produits des forêts autres que le bois d’œuvre, les branchages et le houppier, naguère gâchés et abandonnés. Ils ont aussi approprié à la construction plusieurs sortes jusqu’ici peu usitées, mais abondantes.

L’introduction des méthodes perfectionnées de séchage et des traitemens préservatifs qui rendent le bois plus durable, réduira la contribution prodigieuse qu’imposent aux forêts de sapins les traverses de chemins de fer. Comment la demande, dans les conditions actuelles, pourrait-elle être indéfiniment satisfaite ? Si un arbre poussait à l’un et à l’autre bout de chaque traverse posée sur la voie le long des chemins de fer d’Amérique, tout le bois de ces arbres serait à peine suffisant pour renouveler cette traverse suivant les besoins du trafic. En d’autres termes, deux arbres doivent pousser dans les forêts rien que pour entretenir en permanence une traverse sous les rails. Or les traverses, aux Etats-Unis, sont souvent plus nombreuses, plus rapprochées qu’en Europe, en vue de remédier au défaut du ballast.

Par leur nouvelle gestion des « réserves, » où tantôt on laissait les arbres périr sur pied et tantôt on tombait dans le gâchage, les forestiers américains tirent de ces superficies immenses un revenu supérieur à ce qu’il était voici quelques années. Les ventes de bois y ont souvent augmenté et cette propriété d’un milliard 250 millions de francs est administrée pour 0, 33 pour 100 de sa valeur, qui s’accroît elle-même de 10 pour 100 par an.


VI

Je n’ai pas le projet, dans cette esquisse rapide, de passer en revue chacune des branches de la culture ; il y faudrait un volume et il serait plein de redites. En me bornant à indiquer seulement les derniers progrès accomplis, j’ai tenu seulement à mettre en évidence le côté saillant de l’ « affaire agricole » en Amérique. Par la nature des choses, elle semblait devoir être pastorale et extensive ; par le caractère des individus, elle est devenue très vite scientifique et industrielle.

Le propre de la science agricole, en Europe, est de n’être généralement bien connue que des personnes étrangères à cette profession. Les principaux intéressés, fermiers, petits propriétaires et journaliers composent une classe assez fermée ; car ses membres essaiment dans les villes, mais se recrutent rarement parmi les citadins. L’atavisme, rattachement aux traditions paternelles, leur fait envisager avec méfiance des spéculations agronomiques où quelques hardis novateurs ont souvent sous leurs yeux trouvé la ruine. Or cette classe tient plus encore à ne pas se ruiner qu’à s’enrichir.

Il n’en va pas ainsi de l’Américain, natif ou importé. Eût-il été homme de charrue dans sa patrie primitive, il est avant tout spéculateur. Son exode même fut une spéculation ; il a le goût des aventures. Il n’existe point là-bas une « classe rurale, » mais simplement des gens qui sont prêts à faire pousser des concombres, comme à conduire des tramways ou à fonder des journaux, et qui s’adonnent par exemple à l’élevage du bétail ou à l’exploitation des arbres fruitiers, comme à toute autre profession ou à toute autre carrière.

Bien qu’il semble paradoxal de dire qu’une chose est mieux faite par celui qui. ne la connaît pas que par celui qui est né dans le métier et y fut initié dès son jeune âge, il est cependant vrai que ce nouveau venu dans la partie n’est imbu d’aucun préjugé et n’apporte à son entreprise aucune routine. C’est une page blanche où, seule, l’expérience personnelle écrira ses leçons. L’Américain des champs a sur l’Européen toute la supériorité d’une nouvelle usine sur une vieille. Il n’est pas gêné et attardé par un vieux matériel ; sur lui ne pèse aucun vieux capital à amortir. Il a par cela même plus de faculté d’adaptation. Sa science nationale est petite et de courte visée ; mais elle est très répandue, tout de suite accueillie et appliquée. Aussitôt convaincu, et il n’est pas long à convaincre quand on lui montre une piste avantageuse, il ne délibère pas et change aussitôt ses méthodes, ses outils, ses semences. C’est le secret de son enrichissement rapide.

Si l’on fait le total de toutes les surfaces effectivement cultivées aux Etats-Unis, on s’aperçoit d’abord qu’il y en a fort peu comparativement au sol de ce pays, grand comme l’Europe. En additionnant les terres où l’on récolte présentement le maïs, le froment, les autres céréales, le foin, le coton, la canne et la betterave à sucre, la pomme de terre, le lin, le tabac, le vin, le riz et tous les autres produits de moindre importance, on n’arrive pas en tout à 140 millions d’hectares. C’est beaucoup par rapport au chiffre de la population ; ce n’est guère par rapport à l’énormité du territoire, qui réserve à l’activité des générations futures un champ cinq fois plus vaste à mettre en valeur.

Ce n’est donc pas, comme on pourrait le supposer, du don naturel d’une quantité gigantesque de terres que les Américains tirent surtout leur prospérité, puisqu’ils n’en exploitent qu’un faible lot ; c’est avant tout du parti qu’ils en savent tirer. Depuis quarante ans le nombre des hectares défrichés a augmenté, mais le rendement de chaque hectare, pris isolément, a progressé de concert. Par exemple ils emblavent en froment 19 millions d’hectares, au lieu de 6 millions il y a quarante ans ; mais ils récoltent 12 hectolitres et demi à l’hectare, au lieu de 3 en 1867. Ils font de l’avoine sur 11 millions d’hectares, au lieu de 3 millions en 1867 ; mais, de chaque hectare, ils tiraient alors 22 hectolitres, — autant que la France aujourd’hui, — et eux, aujourd’hui, en tirent 28.

S’ils nourrissent 20 millions de chevaux, 72 millions de bêtes à cornes et 107 millions de moutons et de porcs, — c’est-à-dire sept fois, cinq fois et quatre fois plus que la France ne possède de chacune de ces quatre espèces animales, — ce n’est pas seulement avec les pâtures naturelles ou avec le foin, dont ils récoltent seulement deux fois plus que nous, c’est, pour une grande part, avec le maïs, dont ils recueillent, sur 37 millions d’hectares, 23 hectolitres à l’hectare, alors que nous en recueillons 14 et demi.

Ce n’est pas davantage par un pur bienfait du hasard que les Américains possèdent des prairies où ils fauchent en moyenne 4 tonnes de foin à l’hectare, — en France on n’en fauche guère plus de 3. — La pousse régulière et spontanée de l’herbe est beaucoup plus rare qu’on ne pense dans l’ensemble des Etats, dont beaucoup ont à lutter avec la sécheresse. Mais ils suppléent à ce qui leur manque par l’herbage artificiel, par les trèfles et surtout par l’alfa, ce foin des climats arides, plus généreux encore. Ils ont recours parfois au cactus, que ses épines semblent défendre de l’approche du bétail. Mais, moyennant une dépense de 12 francs par jour, — représentant 36 litres de gazoline, — un valet de ferme brûle sur pied les extrémités épineuses d’environ 4 500 kilos de cette plante sauvage qui, ainsi mise hors d’état de nuire, est absorbée avec avidité par les animaux. Ceux-ci, comme le cactus contient 75 p. 400 de son poids en eau, trouvent à satisfaire leur soif en même temps que leur faim, et peuvent aller ainsi fort loin chercher leur nourriture.

Un des faits récens du mouvement agricole aux États-Unis, c’est la résurrection ou, si l’on veut, la renaissance du Sud. Les États du Sud, que leur climat avait doté de monopoles naturels, les plus riches de l’Union au début du XIXe siècle, lorsque les produits manufacturés de la Virginie, des deux Carolines et de la Géorgie dépassaient en importance ceux de toute la Nouvelle-Angleterre (1810), s’endormirent ensuite dans leur coton. La présence des noirs écarta l’immigration qui fuyait la concurrence de la main-d’œuvre esclave ; la guerre civile les ruina, et ils demeurèrent, jusqu’à ces dernières années, délaissés par les capitaux et les hommes, frappés d’une sorte de paralysie.

Ils viennent d’en sortir et l’on constata, comme une découverte, qu’ils possédaient des trésors en mines de charbon, de fer, de pétrole, en forces hydrauliques aussi qui, dans un rayon de 100 kilomètres autour de Charlottes, en Virginie, représentent plus d’un million de chevaux-vapeur.

Depuis la guerre de Sécession jusque vers 1896, la récolte du coton avait quadruplé d’importance, de 2 millions et demi à 10 millions de balles par an ; seulement les prix s’étaient abaissés parallèlement des trois quarts : de 1 fr. 20 à 0 fr. 30 la livre. Durant la dernière décade la quantité a peu varié, mais le prix a doublé. Il en est résulté un supplément de recettes de 1 500 millions par an. Ce profit spontané a été plus que doublé par l’activité nouvelle du pays ; par le travail des usines qui tirent maintenant de ce coton pour 500 millions d’huile et pour 1 milliard de fils et de tissus ; par le développement des chemins de fer qui ont permis d’exporter pour 500 millions de divers produits du sol, naguère sans valeur, faute de marchés et de moyens de transport.

Que le Sud des États-Unis ait sur le reste du globe une supériorité aussi écrasante pour la production de cette matière de première nécessité qu’est le coton, c’est un fait qui doit au premier abord paraître singulier, puisque cette culture n’y est pas proprement indigène ; tandis que, des contrées tropicales d’où le coton est originaire, il ne sort qu’un stock insignifiant. L’explication, généralement admise, de cette anomalie est que, dans sa région d’origine, les insectes ennemis du coton survivent en hiver et dévorent la plante quand elle pousse ; au lieu que, dans le territoire cotonnier des États-Unis, les hivers sont assez froids pour tuer les insectes — les bugs, — et les étés, y compris de chauds printemps, assez longs pour permettre au coton de pousser. Quoi qu’il en soit, sur le marché mondial, les États-Unis fournissent présentement les trois quarts du coton exporté.

Mais ils ne se reposent pas sur leur succès ; ils s’appliquent à améliorer leur marchandise, à obtenir par exemple les fibres extra-fines dont l’Egypte a le privilège. Ils n’y ont réussi que partiellement jusqu’ici, parce que le rendement de cette espèce est médiocre. Le problème en effet est de s’assurer de variétés aussi productives que les brins ordinaires d’entrepôt, mais donnant une filasse meilleure et plus longue. En hybridant les échantillons du Sea Island, les plus renommés de l’Amérique, ils sont arrivés ces derniers temps à créer trois types nouveaux, à filasse soyeuse de 37 millimètres, plus longue de moitié que les qualités communes, sans être moins abondante comme récolte.

Ils agissent de même pour le tabac, dont ils sont aussi les plus grands exportateurs. Bien que le cigare de « la Havane » tienne le premier rang dans l’estime des fumeurs, chacun sait que l’île de Cuba n’est souvent pour lui qu’une patrie d’adoption : comme la province de « Champagne » pour les vins mousseux qui en portent le nom et dont plusieurs viennent seulement, ainsi que naguère Clovis, se faire baptiser à Reims.

Le tabac vient parfois se faire naturaliser à la Havane ou s’y marier avec diverses feuilles exotiques. Parfois aussi il s’en dispense, sans que pour cela ses mérites soient inférieurs à ceux du natif des Antilles. L’île de Cuba ne produit d’ailleurs que fort peu de tabac ; il n’en sort que 14 millions de kilos par an, moitié plus que des Iles Philippines (9 millions), mais deux fois moins que du Brésil et deux fois et demie moins que des îles de Java et Sumatras (35 millions de kilos).

Les États-Unis au contraire en produisent 330 millions de kilos et en exportent 180 millions par an. Depuis le commencement du XVIIe siècle, où le tabac avait été importé en Virginie, sur les bords de la James River, sa culture, tout en s’étendant aux plateaux élevés dont le sol avait été reconnu plus propice, était demeurée routinière durant de longs siècles. Elle devient maintenant scientifique, par les engrais dont elle est l’objet, par l’introduction des semences de Cuba, destinées à améliorer les espèces indigènes, et par le traitement auquel on soumet les feuilles récoltées.

Si le sol en effet agit sur la variété des espèces, les terres massives donnant un tabac épais et gommeux, pendant que le tabac brillant et les feuilles d’enveloppe proviennent des terres légères et sablonneuses, les travaux divers de manutention modifient aussi singulièrement la qualité. L’abandon des vieilles pratiques de fermentation en caisses et l’adoption de nouveaux procédés ont amené en Virginie un profit qui varie de 13 à 35 p. 100. En même temps, la culture se développe ; elle vient d’être introduite dans le Texas de l’Est, dans l’Alabama, avec d’excellens résultats pécuniaires, chez des populations hier encore ignorantes des détails techniques du traitement et de la vente du tabac.


VII

Tout en améliorant la qualité, tout en accroissant la somme des denrées qu’ils produisent, depuis une date plus ou moins ancienne, les Etats-Unis s’ingénient à en augmenter la valeur commerciale. Au lieu de saler fortement leurs beurres d’été, qui excèdent les besoins de la consommation, et généralement les beurres médiocres et d’une vente difficile, ils ont imaginé depuis quelques années ce qui d’abord s’appela le « beurre magique, » puis le « beurre bouilli » ou « stérilisé, » et qui maintenant a pris le nom officiel de « beurre régénéré, » — renovated butter.

Ce beurre, fondu aussitôt qu’acheté sur le marché, par les 80 manufactures qui appliquent ce procédé, est solidifié dans l’eau glacée après addition de 1 p. 100 de glycérine et de 5 p. 100 de sel, puis conservé en vases clos jusqu’à l’hiver. Pour le ramener, suivant les besoins de la clientèle, à son état primitif, on extrait soigneusement, par une nouvelle fusion, le sel et la glycérine ; on le mélange à trois fois son volume de lait, et l’émulsion de beurre et de lait ainsi obtenue ressemble exactement à de la crème fraîche, que l’on baratte alors suivant la méthode usuelle. Le « beurre régénéré » est parfaitement pur, puisqu’il n’y entre aucun élément étranger, — la loi américaine est très sévère pour les fraudes de margarine, — et, quoiqu’il porte l’étiquette obligatoire de renovated butter, il n’en est pas moins recherché pour son prix, plus modeste que celui des qualités de choix.

Aux fruits, si abondans sur le territoire de l’Union, les wagons-glacières ont ouvert, en toute saison, le marché le plus vaste. Aujourd’hui les pommes mûries le long du Pacifique viennent, sur la côte Atlantique, alimenter le Massachusetts qui, lui-même, exporte les siennes en Angleterre. Pommes, pêches ou oranges eussent été de nul prix sans un système efficace de transport. Le service des trains à fruit, les « fruit-express cars, » ont converti de vastes surfaces improductives en vergers dont les récoltes vont se distribuer dans tout l’univers.

La pêche de Californie est entraînée du producteur au consommateur, sur terre et sur mer, par une chaîne ininterrompue de glacières roulantes ou flottantes qui la préservent de toute avarie. Pour la première fois, en 1876, 300 caisses d’oranges partirent de San Francisco à destination de l’Est. En 1886, les expéditions représentaient 1 000 wagons ; elles en remplissaient 16 000 en 1896 ; aujourd’hui, les 10 millions de caisses d’oranges, estimées 135 millions de francs, exigent 33 000 wagons par an ; sans parler de 10 000 wagons de poires, de pommes et de pêches. Cet effectif californien ne correspond d’ailleurs qu’à une portion du trafic des fruits en Amérique. Les deux Carolines commençaient, il y a dix ans, par exporter 500 wagons de fraises ; elles en exportent maintenant 3 000. La Géorgie est passée dans le même temps de 700 wagons de pêches à 5 000 ; 20 millions d’arbres peuplent ses vergers.

Ç’a été un véritable problème à résoudre que celui de cueillir délicatement chaque fruit, sans que l’ongle les effleurât, — car une simple éraflure engendre une tache, et la plus légère plaie de l’épiderme, au départ, peut en cours de route, par un sourd travail, gâter le fruit tout entier ; — de détacher aussi chaque fruit au bon endroit, sans lui laisser une queue trop longue qui blesserait son voisin de boîte ; de refroidir des fruits cueillis par 30° de chaleur, assez vite pour arrêter en quelques heures leur maturation, et de faire régner dans les wagons réfrigérans une température uniforme, au sein de chaque boîte, — dont le centre tend à s’échauffer, — et à chaque étage du wagon. Le papier, dont les fruits sont enveloppés, les isole du froid ; ils mettaient au début trois jours à se rafraîchir.

Or il fallait que toute cette main-d’œuvre se fît très vite et à un prix assez bas, quoique les ouvriers fussent payés très cher, pour que l’opération demeurât avantageuse. Elle ne réussit pas du premier coup ; les ventilateurs d’air froid fonctionnaient mal ; les fruits arrivaient pourris ; la glace n’abaissait pas assez rapidement leur chaleur intérieure. Il fallut la disposer de plusieurs manières, la mélanger de sel, etc. Les résultats actuels montrent que le succès a répondu à ces efforts.

L’Amérique, on le sait, s’essaye à la vinification, sans y beaucoup réussir jusqu’à présent. Est-ce, comme on le croit généralement là-bas, la faute des vignes ou du sol ? N’est-ce pas plutôt, comme je serais personnellement porté à le croire, faute de connaissances techniques et de savoir-faire ? Le vin n’est pas une boisson naturelle, — il n’y a d’autre boisson naturelle que l’eau, — il ne suffit pas pour faire du vin d’avoir du raisin. Il faut avoir encore la manière de s’en servir, de l’habileté et de la patience. Cette dernière qualité n’est pas la plus répandue aux États-Unis. Il existe en Europe nombre de terroirs récoltant de bons raisins, dont ils ne tirent que du vin pitoyable, parce qu’ils ne savent ni le faire, ni le conserver.

Au temps où le phylloxéra sévissait, on accusait les négociais de Bordeaux de transformer artificieusement les produits espagnols, qu’ils importaient dans la Gironde, en crus du Bordelais, revendus comme tels à l’étranger. Les négocians allemands voulurent les imiter : ils introduisirent le même vin à Hambourg, le travaillèrent de leur mieux et n’obtinrent que de la drogue. Il est clair que les cépages américains sont propres à fournir du vin commerçable, puisqu’ils viennent de servir à reconstituer nos vignobles français. Détail curieux : les vignes de Californie souffrent, elles aussi, du phylloxéra, depuis quelques années, et leurs propriétaires viennent à leur tour, en Europe, acheter leurs ceps indigènes munis de nos greffes pour les replanter chez eux.

Serait-ce la nature du sol qui, propre à la culture du raisin de table, dont il se fait un grand commerce, non seulement en Californie, mais dans toute la région du lac Érié, ne saurait donner qu’une boisson médiocre ? Les vins blancs, que l’on paye aux environs de San Francisco 50 francs l’hectolitre, sont pourtant généreux et d’un goût agréable, analogue à celui de nos crus des Côtes du Rhône. Mais les vins rouges, assez alcooliques, sont épais, rudes et franchement mauvais. Je pense qu’ils gagneraient beaucoup si l’on voulait les soigner et les, attendre. Mais les Américains ne veulent absolument pas attendre. Ils prétendent forcer les vins à vieillir en six mois et s’étonnent que les vins s’y refusent. Comme ils ont entendu dire que les voyages par mer hâtaient ce vieillissement, ils embarquent leurs fûts sur des voiliers, leur font faire quelque peu le tour du monde et les réimportent ensuite dans leur pays, quitte à payer pour eux, au retour, le sévère droit d’entrée perçu par les douanes américaines. Le résultat est d’ailleurs peu encourageant et, comme je me suis permis de le faire observer aux négocians qui pratiquent cette méthode, il serait beaucoup plus simple et moins dispendieux de bâtir de vastes celliers, où les récoltes emmagasinées attendraient la vente pendant les années nécessaires à la bonification. Il m’a été répondu que ce système, vu l’abondance des récoltes, exigerait une trop grosse mise de fonds et ne paierait pas l’intérêt du capital engagé.

Il est très vrai que le marché du vin est fort réduit en Amérique, où l’on ne boit guère à table que de l’eau glacée. A San Francisco même et dans toute la région proprement viticole, l’eau demeure la boisson usuelle et, parmi les consommateurs des restaurans aussi bien que dans les familles aisées, la bouteille de vin est exceptionnelle. Les États-Unis figurent parmi nos meilleurs cliens pour le vin de Champagne. Ils en importent 4 millions et demi de bouteilles ; c’est un chiffre en argent, — quelque 30 millions de francs ; — en quantité ce n’est guère, — environ 36 000 hectolitres. — Il n’est introduit en tout du dehors que 283 000 hectolitres. La France, quoique la grande fournisseuse de vins fins du monde entier, n’exporte en réalité que 2 millions d’hectolitres de sa production.

Nos viticulteurs ne doivent pas ignorer cette vérité désolante : le vin est, de toutes les boissons, la moins répandue sur le globe. Le plus grand nombre des humains, — 750 millions de Chinois, d’Indiens et de Japonais, — boit du thé. Un nombre moindre, mais encore très important, le monde musulman, la Turquie, l’Amérique du Nord, boit de l’eau claire. En Europe, la bière est le liquide dominant : 160 millions d’Anglais, d’Allemands, d’Autrichiens, de Scandinaves, de Belges, de Suisses, et même de Russes, — quand ils ne boivent pas de thé, — ne connaissent que la bière. Le vin n’a même pas pour lui la totalité de la France, puisque 11 de nos départemens de l’Ouest consomment presque exclusivement du cidre et 3 ou 4, dans le Nord, se contentent de leurs brasseries locales. Il ne reste pas 32 millions de nos concitoyens à user journellement de vin.


VIII

Préoccupés d’affranchir autant que possible leur vaste territoire, doté de climats si divers, du paiement de tout tribut à l’étranger, les États-Unis viennent d’inaugurer la culture du thé. Ils en ont planté dans le Texas et dans la Caroline du Sud ; son goût est excellent et il paraît démontré que les variétés les plus importantes, — sauf celles de Ceylan, — se prêtent chez eux à une récolte approchant celle qu’elles donnent dans leurs pays d’origine. Les enfans nègres sont employés à la cueillette et, suivant la pente de leur génie propre, les Américains ont inventé déjà deux machines nouvelles : l’une pour polir le thé, aux moindres frais, et lui donner une meilleure apparence ; l’autre, pour stériliser la feuille qui se flétrit dans le thé vert.

Ils ont planté le camphrier en Floride, et la gomme brute, obtenue par la distillation, s’est trouvée d’une qualité telle, que la production du camphre sur une échelle commerciale a aussitôt commencé. Ils cultivent maintenant à Porto-Rico le café et le cacao ; leurs efforts pour acclimater le caoutchouc un peu plus au Nord, en dehors des régions tropicales, ont échoué ; mais, depuis cinq ans, profilant de l’établissement, sur différens points des États du Sud, de colonies d’Italiens instruits et capables, le gouvernement fédéral a entrepris d’introduire l’élevage du ver à soie.

Il a acquis des œufs garantis en Italie et des dévidoirs en France. De France aussi il a fait venir des filateurs à Washington, où ils ont instruit dans leur métier des jeunes filles américaines. Les œufs ont été distribués à tous les possesseurs de mûriers, à qui l’État achète, au prix courant de l’Europe, les cocons qu’il fait filer et dont il vend la soie à ses risques. Le procédé est répété chaque année. Présentement, ce n’est qu’un embryon ; sans une récolte certaine et abondante de cocons, l’établissement de filatures industrielles est impossible. Mais il n’est pas impossible qu’elles se fondent bientôt, aidées par une invention récente de dévidoirs qui réduit grandement le prix de main-d’œuvre.

En tout cas, il est curieux de constater partout cet effort inlassable pour créer sans cesse, étendre le domaine agricole, en pénétrer toutes les avenues, y adjoindre de nouvelles branches, sans se rebuter ni s’étonner des échecs, sans se laisser arrêter par des difficultés dont la moindre dégoûterait un cultivateur du vieux monde. Ici le citoyen et l’Etat marchent de concert à la découverte, hardis, entêtés, âpres à la peine et décidés à réussir.

Tels sont les faits nouveaux dans les champs, les bonnes révolutions, peu bruyantes, mais efficaces, qui m’ont frappé et dont j’ai groupé le faisceau pour le présenter au lecteur, un peu sèchement peut-être et en m’abstenant volontairement d’y plaquer aucun ornement descriptif. Les paysages d’Amérique ont traîné partout, et ce pays singulier, qui a gagné en tout, n’a pas, que je sache, gagné en esthétique au cours des dernières années, ni dans les choses, ni dans les gens. Même il n’est pas besoin d’avoir le sens artiste très développé pour souffrir de ce manque de pittoresque. Les champs, aux Etats-Unis, ne sont pas poétiques ; ils ne sont pas séduisans.

Quoiqu’il y ait beaucoup moins de grands latifundia et d’outillages à vapeur qu’on ne le dit, que la petite et la moyenne exploitation soient la règle, et que j’aie vu pour ma part dans le Kansas vingt charrues à un et deux socs, pareilles aux nôtres, pour une charrue du dernier modèle à quatre et six socs, le cultivateur américain ne ressemble pas pour cela à celui d’Europe. L’homme qui trace ici le sillon avec son quadrige de labour n’a pas la sérénité de notre paysan ; il ne donne pas cette impression de paix et de pérennité, qui vient d’une sorte d’incorporation au sol, d’une cristallisation de l’âme rurale. Cette âme, l’implacable fatalité des choses, placidement acceptée, la fait chez nous comme participante aux forces de la nature. Le rural transatlantique n’a pas la simplicité attachante de notre peuple champêtre qui, malgré ses finesses et ses roueries, a des parties naïves, conservées sous une couche de saine ignorance.

Le paysan du vieux monde a des désirs bornés ; il est le seul sur terre à les avoir, en ce temps d’impétuosité des volontés arrivistes. C’est un charme particulier et rare. Même lorsqu’il ne croit plus en Dieu, il ne rêve pas le paradis en ce monde ; mais aussi il ne lui arrive pas, comme à l’homme des cités, de trouver un goût de cendre à ses fruits les plus beaux, lorsqu’il y mord. Cette abeille ne va pas aux chimères ; aussi le miel qu’elle distille n’a-t-il point d’amertume. Le paysan français aime la terre pour elle-même. Elle est de sa famille, il y a beaucoup de ses os dans les profondeurs des guérets. Entre lui et le laboureur des États-Unis il y a la même différence qu’entre le pasteur d’Orient trottant doucement sur le cheval qu’il a vu naître et le voyageur d’Occident éperonnant à outrance la monture de hasard que le maître de poste vient de brider pour lui.

Le farmer américain n’appartient à aucune classe définie. Or les classes et les castes offrent de l’intérêt ; elles ont leur grandeur. Veuillot disait : « J’ai l’esprit de roture, comme on a l’esprit de noblesse. Si j’étais libre, je rétablirais la noblesse et je ne m’en mettrais pas. » Parole fière, qui peut s’appliquer à la dignité hautaine de beaucoup de nos campagnards. Dans notre pays où il existe encore quelque peu de classes, non plus légales mais de pure convention et maintenues seulement par l’opinion même de ceux qui les ont abolies, le laboureur conserve dans la famille nationale son individualité propre, son langage, ses idées et ses mœurs.

Chez lui, l’absence d’ambition engendre l’immobilité et favorise la routine ; mais ce dédain superbe du mieux, cette satisfaction de son état est une source d’indépendance, une vertu inerte contre laquelle se brisent les offres du tentateur, qui commence par promettre la richesse et finit par capter votre âme pour l’adonner pleinement à la poursuite de l’argent. Du moment que l’homme des champs, en Amérique, n’est pas un paysan ; du moment qu’il n’a plus le caractère et les bénéfices de cette catégorie, dans un pays où il n’y a pas de catégorie sociale, il apparaît, en tant que bourgeois, un citoyen dénué d’originalité, intellectuellement bas de plafond et d’une espèce assez rude.

La campagne non plus n’est pas plaisante. L’homme est venu ici avec l’intention de faire marcher la nature. Il l’a souvent maltraitée, et la nature le lui rend bien. Dans ces campemens de civilisés, aucune place n’a été faite à l’agrément ; aussi l’œil, dont on n’a pris nul souci, se venge. Le regard du passant est affligé devant ces sèches constructions de planches qui sont moins un home qu’un petit dock, un atelier où s’abritent les outils pour violer la terre vierge. Violée en effet, maîtrisée et conquise, la terre donne son fruit, elle ne donne point sa fleur, sa gaîté, sa grâce. Traitée en esclave, elle obéit en esclave.

L’Européen, qui s’accouple à elle, n’a point été élevé avec elle. Il l’a ravie aux sauvages, à l’inverse des barbares qui vinrent naguère, au déclin de l’empire romain, partager par violence notre Gaule civilisée. Il ne s’est pas réfugié, sur ce sol d’outre-mer longtemps peuplé par la persécution, pour y chercher la liberté de sa foi, comme les Puritains ou les Calvinistes du XVIIe siècle ; ni pour gagner ou maintenir à son roi une colonie politique, comme furent au Canada ces milliers de La Verdure, de La Jeunesse, de La Violette ou de La Râpée, noms de guerre familiers des soldats de Louis XV, qui combattirent sous Montcalm, et dont les descendans, magistrats, hommes d’affaires ou industriels, remplissent aujourd’hui les pages du Directory et de l’Annuaire des téléphones à Québec et à Montréal.

Les fermiers du Centre et de l’Ouest ont confisqué ce fonds aux races que nous appelons « incompétentes, » pour y planter, non des drapeaux, ni des croix, ni des roses, mais des grains et des fourrages artificiels ; et les orangers de Californie ne sont pas faits pour embaumer l’atmosphère, mais pour remplir de leurs fruits les « refrigerators-cars. »

Il résulte de cet objectif qu’aux Etats-Unis le mouvement usinier se continue et vous suit dans la campagne, manufacture de plein air. Il s’en dégage une forte impression de lucre et de vouloir, mais aussi d’ennui. L’avenir changera naturellement tout cela. Le maître enrichi, sûr de son vivre, songera à son plaisir comme il fait déjà dans l’Est. Il mettra des fleurs parmi ses blés et un jardin devant sa porte. Il serait injuste de reprocher, à ces hommes qui ont tant lutté et tant appris, d’avoir fait passer le nécessaire avant l’agréable et de n’avoir pas créé tout en un jour.


Vte G. D’AVENEL.