Général Mangin
Revue des Deux Mondestome 16 (p. 768-805).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

VIII [2]
L’URUGUAY ET LE BRÉSIL. — CONCLUSION


LA RÉPUBLIQUE ORIENTALE DE L’URUGUAY


29 septembre-7 octobre.

Nous sommes en rade de Montevideo, à bord du Parana, canonnière que le Gouvernement argentin a eu la gracieuseté de mettre à ma disposition. La ville s’étale le long du quai, dominée à l’Est par la colline du Gero, qui tranche sur tout le paysage uniformément plat. Le Jules Michelet est amarré à quai, et, n’ayant pu remonter le Rio de la Plata, il nous attend depuis huit jours. Quand s’avance l’heure fixée pour notre débarquement, nous entrons dans le beau port et nous accostons près du Jules Michelet. Les quais sont couverts d’une foule compacte et remuante, ainsi que les larges rues qui y accèdent, et les acclamations commencent dès que le Parana approche ; au milieu du terre-plein dégagé où nous débarquons, une douzaine de légionnaires sont alignés, portant la croix de guerre française.

Tandis que je serre la main de ces volontaires, qui ont passé les mers pour venir combattre dans nos rangs, l’enthousiasme de la foule devient du délire. Le service d’ordre est débordé ; le cordon qui encadrait notre itinéraire est partout rompu, nous sommes entourés, pressés, ne pouvant serrer que quelques-unes des milliers de mains qui se tendent vers nous. Spontanément, les braves légionnaires uruguayens m’entourent ; se tenant par le bras, ils me font un rempart mouvant et me frayent un passage jusqu’au landau qui m’attend. Je tremble en voyant la proximité du quai que nous longeons : pourvu que les remous de la foule ne précipitent personne dans la mer ! Mes compagnons, que ne protège pas la poitrine des légionnaires, s’avancent avec plus de peine. Ils sont littéralement portés par la foule, perdant pied à tout instant ; le colonel Thierry a eu son sabre faussé ; le lieutenant-colonel Icre a perdu une botte, qu’il retrouve avec peine ; le ministre de France et M. Dupeyrat, laminés, blêmes, perdent la respiration : ils jugent un peu rudes ces manifestations de l’amour populaire, et que je parle bien à mon aise quand je m’extasie sur ce spectacle magnifique. Et M. Washington Paulier, le président du Comité, chargé d’organiser notre réception, répond aux reproches que lui fait le chef du protocole : « C’est le peuple, monsieur, c’est le peuple ! » Et il a bien raison.

Nous voici en voiture, escortés par un escadron des Blandengues, le régiment de cavalerie où servait Artigas, fondateur de la République orientale, et qui a gardé son ancien uniforme comme les grenadiers de San Martin en Argentine. Au pas, à travers la foule toujours aussi dense, sous une pluie de fleurs tombant des balcons, nous nous rendons au Jockey Club, où nous accueillent les souhaits de bienvenue que nous adressent les représentants du Gouvernement, de la ville de Montevideo, du Club. Au balcon, nouvelle harangue, à laquelle je réponds quelques mots. Les délégations devaient ensuite défiler, mais la foule compacte refuse de circuler. Personne ne consent à quitter la place d’où il peut voir les représentants de la France. La nuit vient, et c’est par une porte de derrière que nous pouvons gagner nos automobiles. Je rends visite au ministre des Affaires étrangères, au ministre de la Guerre et de la Marine le général Buquet et au chef de l’Etat-major général, le général da Costa.

A la légation de France, récemment organisée dans un bel hôtel avec un goût parfait par Mme Auzouy, un dîner nous réunit à un certain nombre de notabilités du monde officiel et de la colonie française. Puis nous nous rendons au Parque Hôtel où nous attend la luxueuse hospitalité du Gouvernement uruguayen.

Le lendemain, le Président de la République, M. Baltasar Brum, reçoit en audience solennelle la mission française, et nous nous rendons en cortège au Palais du Gouvernement, escortés par un escadron des Blandengues et acclamés par la population de Montevideo, qui n’a pas épuisé son enthousiasme dans la journée d’hier. Pendant toute la guerre, le Gouvernement du Président Brum n’a cessé de témoigner à toute occasion ses sentiments d’amitié pour la France ; le 14 juillet a été déclaré fête nationale dès 1915, notre ravitaillement a trouvé constamment un concours empressé et un large crédit ; toutes nos œuvres de guerre ont été soutenues avec une générosité qui se reporte aujourd’hui sur les veuves et les orphelins des combattants. Ce pays n’a jamais cessé de vibrer à l’unisson du nôtre, et nulle part nos inquiétudes et nos joies n’ont été plus profondément ressenties.

Aussi je reprends aujourd’hui ma qualité d’ambassadeur extraordinaire, pour apporter au Président de la République orientale une lettre autographe du Président de la République française, et j’ai l’agréable devoir de leur conférer le dignité de grand croix de la Légion d’honneur, dont je dois lui remettre les insignes. Du fait des circonstances, cette cérémonie protocolaire consacre par un lien significatif l’amitié qui unit les deux Gouvernements et les deux peuples, et M. Alexandre Millerand a pris soin de l’indiquer dans sa lettre, comme le président Brum dans sa chaleureuse réponse aux paroles que je lui adresse.

Dans la République orientale de l’Uruguay, le pouvoir exécutif est partagé entre le Président de la République, qui nomme les trois ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et Marine et de l’Intérieur, et le Conseil d’administration élu comme lui par le peuple et qui désigne les titulaires des quatre autres portefeuilles. Les pouvoirs du Président, qui sont à peu près absolus dans les autres républiques de l’Amérique du Sud dont la Constitution est calquée sur celle des Etats-Unis du Nord, sont ainsi limités et partagés en Uruguay par les attributions d’un Conseil qui, comme lui, tient directement ses pouvoirs du suffrage universel. Je dois donc rendre visite à ce Conseil, et je trouve pour le présider M. José Battle y Ordonez, qui a été par deux fois Président de la République et s’est montré un fervent ami de la France.

C’est le représentant le plus marquant du parti avancé, du parti rouge, qui depuis l’origine de la République lutte contre le parti blanc. Cette opposition des deux couleurs vient des guerres civiles, qui commencèrent malheureusement dès que l’indépendance fut assurée ; le chef d’un des partis montait un cheval blanc et ses cavaliers portaient une flamme blanche à leur lance ; le cheval de son adversaire était bai et ses lanciers arboraient une flamme rouge. Mais j’ai le bonheur de n’avoir pas à me préoccuper de ces couleurs : si les partis rivalisent à mon arrivée, c’est dans le déploiement de leur amour pour la France.

Cette journée est consacrée à la remise des décorations et à l’échange des visites officielles, et ces démarches protocolaires, qui se déroulent d’ordinaire dans une atmosphère assez froide, sont ici réchauffées par des sentiments qu’on sent bien venir du cœur et l’échange des mots les plus simples prend toute sa signification.

La colonie française vient me rendre visite à la Légation, qui est bien la Maison de France. Un certain nombre de notables font ensuite une démarche discrète, mais très significative, pour que j’insiste auprès du département afin que M. Auzouy garde son poste le plus longtemps possible. C’est une vraie satisfaction de constater la sympathie dont nos nationaux entourent notre représentant, et en même temps son parfait accord avec le Gouvernement auprès duquel il est accrédité.

A la Légation de France, les thés, bals, soirées, diners privés ou officiels succèdent aux réceptions et rassemblent la colonie française et toutes les personnalités notables de la capitale uruguayenne. Le diner où nous convie le président Brum est particulièrement brillant. Le Club des Dames nous offre plusieurs réceptions, où l’élite de la société veut bien me faire admirer les danses de caractère encore en usage dans la campagne ; j’y retrouve par moments les figures de l’ancien quadrille français, avec un cachet original que soulignent les costumes locaux et les éperons des cavaliers, aux énormes molettes. L’ensemble est très gracieux, d’une réserve charmante, à plusieurs siècles des danses modernes.


CARTE DU PÉRIPLE DE L’AMÉRIQUE DU SUD PAR LE JULES MICHELET

Le 2 octobre, je vais saluer au cimetière central le monument élevé à la mémoire de Gambetta, qui rassemble depuis quarante ans tous les souvenirs français, toutes les protestations et toutes les espérances enfin réalisées. Je dépose une couronne aux morts de la guerre, puis une palme de bronze sur l’urne qui contient les cendres d’Artigas.

C’est en Uruguay le héros national, comme San Martin en Argentine, Bolivar au Vénézuéla, Washington aux Etats-Unis. Il incarna son pays de 1811 à 1820 pendant les âpres luttes pour l’indépendance, d’abord contre les Espagnols maîtres du pays, puis alternativement contre les Portugais venus du Brésil et les Argentins de Buenos-Ayres. Ses premières campagnes avaient assuré son prestige ; quand le vaillant peuple oriental, abandonné à ses seules forces devant l’armée portugaise, se trouva sans aucune organisation et hors d’état de combattre, il n’hésita pas à l’entraîner dans un exode unique dans l’histoire des temps modernes. Sous la protection de 3 000 guerriers, tous s’exilèrent, vieillards, femmes et enfants, conduits par Artigas, ne laissant à l’envahisseur que le désert. Cet exil dura plus de deux ans et ne cessa que par la libération du pays.

Artigas comprit le premier la forme que devaient revêtir les nations sud-américaines libérées de la domination espagnole, que la nature, la race et l’histoire empêchaient de se réunir en une seule fédération comme l’avaient fait les Anglo-Saxons dans l’Amérique du Nord ; il vit aussi que, malgré le sentiment de fidélité conservé envers les Bourbons d’Espagne par un certain nombre de créoles, on ne pouvait attendre l’ordre et la paix d’un infant proclamé roi ou empereur et à plus forte raison d’un monarque étranger. Plus tard, le Brésil va se séparer du Portugal tout en gardant la dynastie de Bragance, mais le prince qui va ceindre la couronne impériale gouverne déjà à Rio de Janeiro : les conditions sont toutes différentes.

Aussi, Artigas fut le premier à déclarer la séparation définitive d’avec l’Espagne et aussi le premier à proclamer en Uruguay une République indépendante. Ce n’était pas seulement un chef de guerre émérite et un politique clairvoyant ; c’était un chef d’Etat et un organisateur. La netteté de ses vues illumine ses Instructions ; de l’An 1813 rédigées à l’occasion du Congrès de Peñarol et qui, oubliées au milieu des troubles civils et des guerres étrangères, furent retrouvées seulement en 1867 et publiées pour la première fois en 1878. Elles sont très en avance sur l’époque et contrastent avec les débats confus du Congrès de Tucuman en 1816, qui se tint pourtant trois ans après.

La fin de ce grand homme longtemps calomnié fut d’une désolante tristesse : dans une lutte sans merci contre la troisième invasion portugaise, il fut trahi par ses lieutenants plutôt que vaincu et se réfugia au Paraguay pour y vivre dans l’obscurité et la misère sous la domination soupçonneuse du tyran Francia. Il mourut après trente années de cet exil volontaire, à quatre-vingt-six ans... Il repose au Panthéon de sa capitale ; ses statues s’élèvent dans toutes les villes importantes, mais le plus beau monument qui ait été consacré à sa mémoire, c’est l’Épopée d’Artigas, de Juan Zorilla de San Martin, historien, orateur et poète, ouvrage solidement construit à l’aide de documents et de faits, qu’éclaire la chaude lumière d’une émouvante éloquence.

Dans l’après-midi du 2 octobre, je suis convié par le Président de la République à passer la revue des troupes. Le chef de l’Etat me reçoit d’abord dans sa tribune, où il me fait présent d’un sabre magnifique, fabriqué dans l’arsenal de Montevideo et qui porte sur sa lame : « L’Armée de la République orientale au général Charles Mangin. »

Il me demande de prendre le commandement, « pour être le premier général étranger auquel obéiront les troupes uruguayennes, me dit-il. C’est un hommage rendu à l’armée française dont vous êtes le digne représentant. » Je remercie brièvement de cet honneur et je monte à cheval pour saluer le Président et passer au pas devant la ligne, qui s’étend sur la Rambla Wilson, magnifique boulevard maritime. Le général da Costa, chef d’état-major général, m’accompagne.

Voici d’abord les marins : la compagnie de débarquement du Jules Michelet, l’école navale, le bataillon de la marine. Puis les Écoles militaires et la compagnie d’élite, qui portent leur tenue de 1830, haut pantalon blanc à pont, habit court, shako ; puis trois brigades d’infanterie, un régiment du génie, trois régiments d’artillerie. Enfin le fameux régiment des blandengues d’Artigas, et deux autres régiments de cavalerie. Composées de soldats de métier dont les plus âgés ont été récemment mis à la retraite, les troupes ont bonne mine ; les uniformes et l’équipement sont pratiques. Je reviens au galop pour me placer en face de la tribune présidentielle, et le défilé s’exécute ensuite à belle allure. Le vent est frais, le temps couvert, mais le plafond des nuages est assez élevé. Des avions sillonnent l’air, très hardis ; la foule immense, au comble de l’enthousiasme, ne cesse d’acclamer la France et les troupes ; l’Océan, dont les lames se brisent contre le mur de la Rambla, donne un cadre magnifique, tout à fait digne de ce beau spectacle militaire, qui s’est déroulé dans un ordre parfait.

On me demande de revenir à cheval par les faubourgs, dont la nombreuse population n’a pu assister à la revue, faute d’espace pour la contenir : « C’est tout au plus si cent mille personnes ont pu vous voir, me dit-on, mais il y en a deux ou trois fois autant qui voudraient vous saluer : car l’envoyé de la France doit aller au peuple si le peuple n’a pu venir à lui. » C’est dimanche et nous traversons de larges avenues bordées tantôt de coquettes villas, tantôt de maisons ouvrières : c’est surtout devant celles-là que je dois me montrer. Sur mon passage imprévu, la population s’amasse aussitôt, en criant : « Vive la France ! » La manifestation qui nous a accueillis à notre arrivée reste inégalable en intensité, mais celle-ci la dépasse encore par la développement de son ampleur.

Les jours suivants, j’ai visité les casernes, l’hôpital, les écoles militaires, l’école navale dont le directeur me fit remarquer qu’il appliquait dans tout l’enseignement les méthodes indiquées par le docteur Gustave le Bon dans sa Psychologie de l’éducation. Le Président de la République m’a convié à inaugurer avec lui une fabrique de munitions : le ministre de la Guerre et le chef d’Etat-major général m’entretiennent d’une mission militaire française, — trois capitaines des différentes armes, — qui est demandée à notre Gouvernement pour moderniser l’armée uruguayenne.

Les Etablissements français d’éducation offrent le même caractère que dans les autres Etats de l’Amérique du Sud. Nos religieux et nos religieuses y montrent le même zèle, et enseignent le patriotisme en même temps qu’ils font aimer la France. Mais je commence par visiter le lycée Carnot, dont la moitié des professeurs sont des universitaires français qui font leur classe dans notre langue ; l’autre moitié comprend des professeurs uruguayens qui professent en espagnol, ce qui permet de garder au lycée un caractère national, et tous se félicitent des résultats obtenus. Toutefois, un personnel ainsi composé coûte relativement cher, et l’établissement n’équilibre son budget que grâce à de généreux donateurs, dont le principal, M. Supervielle, est d’origine française. Cette œuvre, si intéressante à tous égards, reste malheureusement de portée restreinte.

J’ai été reçu par l’Assemblée Nationale, — formée par la Chambre des députés et le Sénat, — réunie en session extraordinaire. Le docteur Espalter, président de l’Assemblée, me fait asseoir à sa droite ; il adresse un émouvant hommage à la France libératrice, soldat du Droit, protectrice des peuples opprimés, que toutes les nations sud-américaines vénèrent comme leur mère spirituelle ; c’est par un acte de foi et d’espérance dans les destinées de la France que la République uruguayenne a choisi le 14 juillet comme fête nationale ; elle a rompu les relations diplomatiques avec l’Allemagne dans un élan de son cœur, sans invoquer de texte ou de précédent, pas plus qu’un honnête homme n’invoque le code pénal ou le droit civil pour accomplir son devoir envers sa famille et sa patrie... L’éloquent orateur termine en m’annonçant que les deux Chambres ont autorisé le Président de la République à me conférer le grade de général ad honorera dans l’armée uruguayenne. J’ai accepté ce grade, non comme un honneur personnel, mais comme un hommage rendu à l’Etat-major de l’armée française, en me réjouissant de ce lien nouveau entre les deux armées et les deux pays.

Les réceptions se succèdent ; le Comité des fêtes les multiplie, le Club des Dames également ; la troupe française de M. Rozemberg donne une représentation de gala ; puis le ministre des Affaires étrangères et Mme Buero nous invitent à une charmante partie de campagne... J’arrête mon énumération trop sèche de ces fêtes, toutes cordiales, gaies, charmantes. Elles se terminent par un grand dîner et un bal où je reçois le Président de la République à bord du Jules Michelet.

Comme notre départ s’approche, le général da Costa, chef d’Etat-major général de l’armée, me remet une brochure imprimée à mon intention, où il a fait rassembler les documents historiques qui racontent la part prise par les Français à la défense de Montevideo de 1842 à 1851 contre les troupes du tyran argentin Rosas. Parmi les défenseurs de la « nouvelle Troie, » comme l’appelait alors notre Alexandre Dumas, se rangèrent au début un petit corps de 200 volontaires français. Rosas ayant menacé de mort tout étranger pris les armes à la main, les volontaires affluèrent et formèrent une légion française, dont l’effectif dépassa 3 000 combattants. Une légion italienne d’un millier d’hommes se forma en même temps sous le commandement de Garibaldi, qui devait rapporter de l’Uruguay sa chemise rouge et son puncho légendaire. En 1843, le Consul de France somma ses nationaux de déposer les armes et négocia leur départ avec le commandant de l’armée assiégeante. Les Français refusèrent d’obéir. Mais le contre-amiral Lainé vint officiellement, au nom du roi Louis-Philippe, exiger du Gouvernement uruguayen le licenciement de la Légion. Le colonel Thibault, qui la commandait, crut qu’il suffisait d’abandonner le nom et les insignes nationaux pour lui donner satisfaction ; il dit à ses soldats : « Camarades, on nous défend de porter notre cocarde ; nous ferons comme fit la garde impériale, nous la placerons sur notre cœur. Notre étendard est un obstacle, plions-le en attendant des jours meilleurs... » Cependant le désarmement effectif de tous les sujets français fut prescrit par un ordre formel. Alors, devant ces nouvelles exigences, et pour éviter toute difficulté diplomatique, Thibault fit déposer les armes ; mais ses soldats les reprirent aussitôt, ayant provisoirement adopté la nationalité uruguayenne, afin de pouvoir continuer la lutte pour l’indépendance du pays qui leur avait donné l’hospitalité. Ils formèrent la 2e Légion de la Garde nationale et le régiment des chasseurs basques. En recevant leur nouvel engagement, le ministre de la Guerre Pacheco y Obes, général, poète et orateur, leur dit : « Français ! en vérité jamais vous n’avez été plus dignes de ce nom qu’en ce moment où, pour le conserver pur, vous avez résolu de ne pas le manifester… L’unique conquête que cette terre pouvait souffrir aujourd’hui, c’est la vôtre ; vous la lui avez imposée. Oui, vous avez conquis pour toujours son amour, sa gratitude et son admiration !... » Par leur conduite au cours de cette longue lutte, nos braves compatriotes se montrèrent dignes d’inspirer de tels sentiments ; ils se sont transmis aux générations suivantes, et la reconnaissance, qui ennoblit les peuples comme les individus, donne une généreuse chaleur aux témoignages d’amitié prodigués aujourd’hui au soldat français.

Le mauvais temps m’a empêché de me rendre à l’invitation que la ville de Minas m’avait adressée : c’eût été une occasion de visiter les campagnes si fertiles de l’Uruguay, qui est comme un grand jardin coupé de prairies, également propre à la culture et à l’élevage. Grande comme la moitié de la France, la République orientale n’a qu’un million et demi d’habitants, mais tout le sol est fertile, et il pourrait facilement en nourrir dix ou douze fois autant. Par sa forte natalité, et une immigration de bonne qualité, la population s’accroît très rapidement. L’instruction publique est très développée, et Montevideo est justement fière de son Université. Le pays est certainement destiné à un grand avenir.

Mais il nous faut le quitter, car je dois être à Rio pour la « fête de la race, » qui commémore la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Je prends congé du président Brum et des ministres le 6 octobre, non sans regret. Le lendemain nous nous rembarquons. Le ministre des Affaires étrangères a tenu à venir lui-même me saluer à bord. La population se presse de nouveau sur les quais et nous fait des adieux vraiment touchants. Enfin, à cinq heures, le Jules Michelet s’éloigne de cette terre si amie, que nous ne voyons pas disparaître sans quelque mélancolie.


LES ÉTATS-UNIS DU BRÉSIL


11-18 octobre.

Dès les premières heures du jour, nous montons sur la passerelle pour ne rien perdre de l’entrée dans la baie de Rio. Le ciel est nuageux et la lumière pourtant reste vive. Mais des grains courent vers l’horizon et en voilent constamment certaines parties pendant plusieurs minutes. Quand nous approchons de terre, c’est comme un rideau mobile qui se promène devant nous et par instants nous enveloppe entièrement. Un contre-torpilleur battant le pavillon de guerre du Brésil vient à la rencontre du Jules Michelet, salue, et nous fait escorte.

Voici la terre, avec ses plages de sable, ses villas et ses jardins verdoyants, dominés par des montagnes au profil net et fier. Nous entrons dans la passe, que défendent les forts de San Juan et de Santa Cruz, et nous voici près de l’ile de Villegagnon, dans la baie de Rio de Janeiro, qui présente un des plus beaux panoramas du monde. Mais les averses locales continuent leur jeu décevant d’éventail ; avec une coquetterie qui se prolonge vraiment trop longtemps, cette nature splendide nous cache successivement chacun de ses traits charmants : la vue d’ensemble nous échappe.

Un petit vapeur nous accoste, ayant à bord Son Excellence l’ambassadeur de France M. Conty, puis nous entrons dans l’arsenal de guerre, où nous débarquons. Un bataillon rend les honneurs ; une musique joue la Marseillaise. Dans une grande salle de décoration guerrière ont lieu les présentations : l’Ambassadeur, sa maison militaire française, les fonctionnaires des Affaires étrangères, les officiers brésiliens que le Président de la République a bien voulu nous adjoindre. Parmi ces derniers, le général Randon est attaché à ma personne : d’origine française, le général Randon a exploré une immense région et il en a commencé l’organisation et la mise en valeur. Et je suis très sensible à l’attention d’avoir placé près de moi un explorateur célèbre, dont les travaux scientifiques sont très remarquables, et qui est en même temps un colonial de vocation. Je retrouve comme chef de la mission militaire française le général Gamelin, un de mes anciens compagnons d’armes sur le front français, qui dispose d’une trentaine d’officiers triés sur le volet et qui mène à bien sa tâche délicate, grâce à l’appui du Gouvernement et à la bonne volonté de tous.

Nous montons en automobile, et en quelques tours de roue nous sommes au beau palais de Guanabara, où je suis l’hôte du Brésil. C’est l’ancienne résidence du comte d’Eu, gendre de l’empereur dom Pedro II, et les souverains belges m’y ont précédé. Guanabara est le nom indien de la baie de Rio ; Dias de Solis, le premier navigateur portugais au service de l’Espagne qui la découvrit au commencement de l’année 1515, prit cette rade profonde pour l’estuaire d’un grand fleuve qu’il appela « Rivière de Janvier. » Quarante ans plus tard, le huguenot français Villegaignon s’établit dans la petite île que nous côtoyions tout à l’heure et y voyait la capitale de la France antarctique. C’est seulement en 1567 que les Portugais, après avoir ruiné cet établissement que divisaient les querelles religieuses, fondèrent sur la cote San-Sebastian-de-Rio-de-Janeiro, qui devint au XVIIIe siècle la capitale de la colonie, puis de l’empire du Brésil, et qui est aujourd’hui, avec son million d’habitants, la capitale magnifique de la République fédérale.

Au cours de nos visites au Président et aux Ministres, nous admirons d’abord le splendide boulevard qui court le long de la mer, puis les constructions monumentales d’heureuses proportions, les rues larges et bien tracées. Les collines très rapprochées de la côte ont forcé la ville à s’étendre démesurément en longueur et aujourd’hui, pour bâtir sans trop s’éloigner du centre, il faut entailler fortement les pentes abruptes par des travaux de nivellement qui sont de plus en plus importants. Les jardins publics ou privés égayent cet ensemble un peu volontaire ; de hauts palmiers royaux au tronc lisse donnent un caractère vraiment architectural à certaines grandes artères. La splendeur de la végétation tropicale est depuis longtemps utilisée dans la décoration, et toujours avec un goût parfait. On montre au jardin botanique la Palma mater, l’ancêtre de ces palmiers royaux, planté sous le roi Jean VI, au commencement du dernier siècle, colosse qui a donné naissance aux arbres de cette espèce qui ornent toutes les villes du Brésil, et j’admire aussi une allée de manguiers datant de la même époque.

C’est en audience privée que me reçoit le président Epitacio Pessoa. En effet, le quai d’Orsay a cru devoir notifier que mon rôle d’ambassadeur s’étant terminé au Pérou, je n’étais chargé que d’une mission de courtoisie, et que d’ailleurs les fêtes du centenaire de l’Indépendance brésilienne, préparées pour l’année suivante à Rio, donneraient lieu à l’envoi d’une ambassade spéciale. Il s’en suit que nous circulons sans pompe et beaucoup plus librement ; mais aucun préparatif n’avertit de notre passage la population de Rio, qui nous salue courtoisement, sans plus : rien ne rappelle les manifestations enthousiastes qui nous ont accueillis dans toutes les autres villes américaines. Le caractère privé de l’audience n’enlève rien à la cordialité du président Pessoa, ni aux attentions de toute sorte dont nous avons été comblés pendant notre séjour au Brésil.

Nous rendons visite ensuite aux ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine, ainsi qu’au chef d’Etat-major général, le général Bastos. Avec le ministre de la Guerre, M. Calogeras, la conversation se prolonge. Jeune, intelligent, ardent, patriote, M. Calogeras se félicite beaucoup des services que rend la mission militaire française en modernisant l’armée brésilienne ; il voudrait accroître encore le nombre de ces officiers et étendre leurs attributions. C’est là une question délicate, que le général Gamelin est mieux que quiconque en situation de discuter. Dans tous les pays du monde, le corps d’officiers doit travailler beaucoup pour suivre les transformations que les progrès de l’armement font subir à toutes les branches de l’art militaire et à l’organisation des armées, et il n’est pas douteux que nos officiers sont particulièrement indiqués pour renseigner à cet égard leurs camarades des armées latines, parce qu’ils les comprennent bien et en sont bien compris, et parce qu’ils ont une expérience complète de la guerre moderne. D’autre part, leur exemple et leurs conseils sur la neutralité scrupuleuse que l’armée doit garder dans la politique intérieure du pays ne sont pas toujours inutiles.

Les réceptions en noire honneur ont commencé par un grand dîner offert au Cattete, qui est le palais du Président de la République. Nous y prenons contact avec les ministres, le bureau des deux Chambres, l’État-major général de l’armée et de la marine et les hauts fonctionnaires. Par les questions qu’on nous pose et par la façon dont on sait manifester la sympathie pour la France, nous sentons que nous sommes dans un milieu très averti de la situation européenne.

Les autres réceptions ont lieu au Jockey Club, qui a été bâti en vue de telles occasions. Le général Gamelin, la colonie française et l’ambassadeur de France nous y reçoivent d’abord, puis le ministre de Pologne, qui. fête en même temps l’heureuse solution du problème silésien. Le vice-président du Sénat, M. Antonio Azeredo, nous y réunit avec tout le corps diplomatique de l’Entente ; c’est un vieil ami de la France, qui garde un souvenir ébloui du passage de M. Clemenceau en 1910 et qui n’a cessé de travailler activement au rapprochement de plus en plus intime entre son pays et le nôtre. Au Club naval et au Club militaire, puis dans des réceptions particulières, nous sommes fêtés par nos camarades de l’armée et de la marine et par le monde brésilien.

Le Comité des courses m’invite à une réunion hippique très brillante. J’y suis piloté par M. Paulo Machado, président du Comité des courses ; le prix de l’épreuve principale porte mon nom et c’est son cheval Pardal qui le gagne : « Le prix est à vous, » me dit-il. Me voici dépositaire d’une somme fort importante et je ne vois d’autre moyen, pour en faire une équitable distribution aux œuvres de bienfaisance, que de recourir à la compétence de Mme Epitacio Pessoa, le gracieux ministre de la Charité.

Les anciens combattants me font au Cercle français une réception particulièrement chaleureuse. Mais les clubs anglais et américain et la colonie belge dans son hôtel rivalisent de cordialité. Vraiment on sent qu’il y a eu la guerre, et il est bon que des soldats français viennent de temps en temps rappeler la fraternité d’armes qui a uni tous les Alliés.

J’ai commencé la visite des établissements français par le Lycée de Rio ; cet excellent établissement d’instruction secondaire rencontre les mêmes difficultés que le Lycée Carnot à Montevideo, et le concours de généreux donateurs lui est indispensable. Mais il faut se réjouir que grâce à eux notre Université soit représentée ici.

Dans les œuvres d’enseignement et d’assistance, nos congréganistes continuent leur tâche et je constate les mêmes résultats que dans tout le cours de mon voyage. Nos religieux et nos religieuses sont hautement appréciés par toutes les autorités civiles et religieuses, en même temps que par la population. Le désir de voir s’augmenter leur nombre m’a été plusieurs fois exprimé à Rio.

La visite des écoles militaires faisait partie des devoirs agréables à remplir, puisque j’avais à y constater l’œuvre essentielle de la mission française. Le ministre de la Guerre, M. Calogeras, m’a convié à inaugurer avec lui la nouvelle école d’État-major qui est ici l’Ecole supérieure de guerre ; j’ai visité ensuite l’École militaire des élèves officiers, des sous-officiers, l’École de perfectionnement des officiers, celle de l’Intendance, et même l’Ecole vétérinaire. On m’a présenté la série des cours, qui offrent le grand intérêt d’une adaptation moderne à un théâtre d’opérations très différent de ceux d’Europe et la mise en œuvre de moyens également assez différents. L’œuvre du général Gamelin et des officiers qui le secondent est vraiment très belle, et ils en sont récompensés par les résultats. J’ai causé assez longuement avec un certain nombre de ses élèves, qui feraient bonne figure dans toute armée européenne.

J’ai vu aussi les troupes. A Rio, la police militaire est un corps de 4 000 hommes d’élite, qui rappelle à la fois notre gendarmerie et notre garde républicaine. Son quartier contient un curieux musée du crime, une collection de tous les appareils qui peuvent servir aux malfaiteurs publics, du casse-tête aux diverses pinces-monseigneur. La troupe est très belle.

Au camp d’aviation, le ministre m’a convié à passer avec lui en revue une division de toutes armes, qui a défilé superbement, avec son artillerie, sa cavalerie, ses chars de combat et ses avions. Il galopait crânement près de moi, et suivait l’allure de mon bon cheval uruguayen, qui avait pris terre pour la circonstance. J’aurais voulu aller survoler Rio et la baie, mais le temps couvert a enlevé tout intérêt à cette promenade.

Le lendemain, nous avons été excursionner à Tijuca, montagne boisée du plus haut pittoresque. Les routes sont tracées de façon à réunir les points de vue les plus divers, sites charmants et intimes comme celui de Paul-et-Virginie, panorama majestueux comme celui qu’on découvre du Pavillon Chinois. La baie de Rio et la mer libre présentent successivement le spectacle le plus varié et le plus admirable. Nous déjeunons dans une agréable villa et nous revenons par la côte, sur une route toute neuve qui rejoint et prolonge le boulevard maritime de la capitale. Le préfet de Rio me fait inaugurer un tunnel, un beau viaduc qui enjambe un ravin à pic. Je ne pense pas qu’il existe au monde un ensemble comparable à celui que présente une excursion à Tijuca.

Le ministre de la Marine nous emmène déjeuner à l’ile de Paqueta, qui est au fond de la baie. La pluie s’est mise de la partie, mais il y a assez d’éclaircies pour que nous soyons récompensés de l’avoir narguée. Le petit vapeur qui nous emporte est assez grand pour qu’un orchestre fasse danser de temps en temps quelques couples. La mer est calme et les côtes pittoresques.



19-20 septembre.

L’État de Saint-Paul est le plus riche et le plus intéressant du Brésil ; c’est celui qui manifeste pour la France la sympathie la plus vive ; sa capitale, dont la population dépasse le demi-million d’habitants, est la seconde ville de la République ; ses forces de police forment comme une petite armée, organisée par des officiers français : autant d’excellentes raisons pour que j’accepte l’invitation d’aller à Saint-Paul. Nous partons le 18 à onze heures du soir dans un excellent train et nous arrivons douze heures après à Saint-Paul. Nous traversons pendant la matinée un pays riche, admirablement cultivé, qui parait comme une immense plantation de café. A notre arrivée, les troupes ont pris les armes. La population nous acclame avec enthousiasme et crie longuement : « Vive la France ! » Avec les autorités locales, le général Nerel et les quatre officiers de la mission militaire française nous attendent à la gare et nous conduisent d’abord au Cercle français, où se sont réunis les anciens combattants. Après un déjeuner à l’Automobile-Club, je rends visite au président de l’État, M. Washington Luiz, puis aux ministres. Nous parcourons une superbe ville toute en fête, qui manifeste sa joie de nous recevoir ; le Président et les membres du Gouvernement sont tout heureux de nous le faire constater.

Le soir, nous dînons à la Présidence. M. Washington Luiz nous raconte très simplement comment son prédécesseur, qui est présent et approuve, a décidé et obtenu l’arrivée d’une mission militaire française. Les premières ouvertures faites par le Gouvernement de Saint-Paul au Gouvernement fédéral de Rio avaient été accueillies froidement ; le baron de Rio Branco, alors ministre des Affaires étrangères, était un remarquable homme d’Etat, qui a rendu de grands services à son pays où son nom reste hautement honoré ; mais, pendant un long séjour à Berlin, il s’était laissé séduire par l’organisation allemande, la force débordante du nouvel Empire, et les attentions enveloppantes de Guillaume II. Rio Branco répondit donc aux projets de Saint-Paul en indiquant qu’après la guerre de 1870-71, les officiers allemands lui paraissaient beaucoup mieux qualifiés que les Français pour servir d’instructeurs aux troupes paulistes. Le Président de Saint-Paul maintint son opinion, fondée sur les affinités latines des deux peuples brésilien et français : la discipline allemande, à son avis, ne convenait pas aux soldats brésiliens. Le Gouvernement fédéral se désintéressa complètement de la question ; c’est en dehors de lui et du Gouvernement français que des officiers français en retraite ou en non-activité contractèrent un engagement avec l’État de Saint-Paul ; le ministre de la Guerre français leur donna simplement le droit de porter leur uniforme avec le grade supérieur. Le général Nerel et ses officiers sont revenus combattre dans nos rangs, dès 1914 ; à la paix, ils sont retournés au Brésil continuer leur œuvre, forts de leur nouvelle expérience, et en parfaite communauté de vues avec le général Gamelin ; tout en restant absolument indépendant de l’armée fédérale, le général Nerel en applique à Saint-Paul les règlements de manœuvre et les méthodes d’instruction.

Ce sont de très belles troupes que je passe en revue le lendemain, et qui, par leur tenue, rappellent étonnamment nos régiments avant la guerre. Dans les casernes, dans les écoles des sous-officiers, je constate les soins donnés à l’instruction. Les « forces de police » feraient, en cas de besoin, très bonne figure à côté de l’armée régulière.

L’Ecole normale qui forme les institutrices est le plus remarquable établissement d’instruction que j’aie visité au cours de mon voyage, et je voudrais pouvoir espérer que nous en avons de semblables en France. De vastes bâtiments, confortables, bien aérés et éclairés, des terrains de jeu et de sport, voilà pour l’extérieur, la partie immédiatement visible ; des classes exécutent des mouvements de culture physique d’après les principes modernes, encore ignorés de notre enseignement, et que seule l’École militaire de Joinville s’efforce de répandre. Le ministre de l’Instruction publique et le directeur de l’École normale, qui m’accompagnent, m’expliquent que l’instruction pratique et les cours ménagers sont ici sur le même plan que l’instruction théorique et les arts d’agrément. Puis, dans un grand amphithéâtre, je suis accueilli par un chœur qui chante la Marseillaise en français, sans aucun accent. Une élève m’explique : pourquoi la jeune Brésilienne aime la France ; c’est un discours français aussi bien pensé que dit, où se mêlent la raison et le sentiment. Après l’exécution d’un beau programme de musique et de déclamation, un professeur prit la parole et s’excusa de le faire à l’improviste. Sa haute et sobre éloquence apporte à notre pays un des plus beaux hommages que j’aie jamais entendus, et il était impossible de se douter que l’orateur n’était pas notre compatriote. Vraiment, le français n’est pas ici une langue étrangère ; la façon dont ces futures institutrices l’ont appris me montre comment elles sauront l’enseigner. C’est pour elles une langue classique sans être une langue morte.

Nous visitons à Boutantan une institution scientifique de la plus haute importance. Le continent américain ne recèle aucun des grands fauves qui rendent redoutable la brousse africaine et la jungle asiatique ; ni tigre, ni lion, ni panthère, ni rhinocéros, ni même d’éléphant ; à peine le jaguar, beaucoup plus petit, moins à craindre et assez rare ; l’alligator est moins dangereux que le caïman du Niger et le crocodile du Nil. Mais les serpents y pullulent, d’où la nécessité de se guérir de leurs morsures. A l’Institut de Boutantan, chaque reptile a été étudié et son venin analysé : à chaque sorte de venin correspond un sérum, et, quand on ignore le reptile dont on a subi la morsure, un sérum polyvalent est inoculé au patient. La préparation de ces sérums exige la production des venins, donc l’élevage des serpents. En dehors des savants laboratoires, cet élevage est une curiosité accessible aux ignorants que nous sommes. Les reptiles vivent dans des huttes de 60 à 80 centimètres de hauteur, convenablement aérées ; ces huttes sont construites dans de petites îles autour desquelles court sans cesse une eau pure, dans des canaux cimentés dont le bord extérieur est à pic, en sorte que les serpents ne peuvent s’en échapper. Chaussé de hautes bottes jusqu’à mi-cuisse, le préparateur fait sortir les serpents de leur hutte, en les taquinant d’un long bâton ; il saisit l’un d’eux derrière la tête, entre le pouce et l’index, et lui ouvre la gueule ; l’horrible bête s’agite nerveusement, fouette le bras qui la tient ; de ses crochets la goutte de venin suinte, que le préparateur recueille ; puis il lâche le patient devenu inoffensif, qui se faufile rapidement dans sa hutte. Il jette à l’eau plusieurs reptiles ; ils nagent, la tête dressée, et leurs souples ondulations ont une grâce si merveilleuse qu’on oublie toute prévention contre l’animal homicide, emblème de la perfidie.

Et je me souviens d’une belle matinée d’hivernage, dans la forêt équatoriale ; devant moi sur le sentier, le guide était entièrement nu, une sagaie à la main ; il m’arrête d’un geste brusque et me montre un énorme trigonocéphale, lové sur un tronc d’arbre vermoulu où il se chauffait aux rayons du soleil déjà haut sur l’horizon. Le jeune noir s’arcboute d’un pas en arrière, brandit sa sagaie qui vibre, et d’un coup bien ajusté cloue sur le vieux bois la tête du malfaisant reptile ; les anneaux du long corps se détendent brusquement, comme par une décharge électrique, et la queue vibre au-dessus du bois horizontal, à deux mètres en l’air ; puis toute la masse retombe lourdement sur le sentier, tandis qu’éclate le joyeux rire du vainqueur. Jamais je n’ai oublié la force, l’adresse et le courage que son beau corps d’airain exprimait par tous ses muscles.

J’aurais voulu visiter aussi l’Institut agronomique où notre compatriote M. Arthaud Berthet a fait progresser toutes les cultures du pays, et surtout celle du café. Mais je dois me borner à venir apporter le salut de la France aux établissements d’enseignement où les religieuses françaises me reçoivent au milieu de leurs élèves. J’aurais voulu aussi visiter Santos, le port de Saint-Paul, où s’embarque la plus grande partie du café brésilien ; il faut me contenter d’une rapide excursion en automobile dans la campagne. Après un grand diner où nous fêtent nos nationaux, nous reprenons pour Rio notre excellent train, ravis de ce trop court voyage.

Cet État de Saint-Paul, qui compte cinq millions d’habitants, est admirablement organisé à tous égards ; il est à l’affût de tous les progrès matériels, intellectuels et moraux, qu’il s’agisse de l’hygiène publique, d’art, de sciences, de pédagogie. Il a une vie particulière très intense et reste résolument loyaliste. Il constitue dans le développement du Brésil une grande force de progrès raisonnable, et c’est un des pays du monde où la France est le mieux aimée et le mieux comprise.


21-25 octobre.

Nous ne revenons à Rio que pour y faire nos adieux. Je vais remercier le Président de la République et les ministres de toutes les attentions dont j’ai été comblé pendant tout mon séjour.

Puis nous sommes reçus à diner par l’ambassadeur d’Angleterre et lady Filley, avec des raffinements de bonne grâce. Comme je m’excuse de ma honteuse ignorance de la langue anglaise : « Mais tout le monde ici parlera français ce soir, » me dit l’ambassadrice en augmentant ma confusion.

Nous visitons Pétropolis, où l’ambassadeur de France est obligé de chercher le gite où il nous reçoit, car son ambassade de Rio menace ruine. Pétropolis est une capitale d’été ; son site élevé lui donne un climat tempéré, et un ensemble de vastes avenues, de palais et d’hôtels lui donne un air de Versailles.

Elle doit son existence et son nom au dernier empereur, dom Pedro. J’admire que la Révolution de 1889 ait respecté sa statue : on m’apprend que cet hommage lui a été rendu après sa chute. Il reste le moderne Marc-Aurèle, dont le souvenir est entouré du respect universel et de la reconnaissance nationale.

Après un diner de soixante-cinq couverts, un grand bal réunit à bord du Jules Michelet toute l’élite du monde brésilien. Le sympathique ministre de la Guerre, M. Calogeras, ainsi que le chef d’état-major général, l’ambassadeur de France, la mission militaire française viennent nous faire leurs adieux, et nous appareillons pour Bahia le 22 à 7 heures du soir.

A Bahia, nous attire une colonie française particulièrement vivante et intéressante. La municipalité est en procès avec les constructeurs français de son beau port, et l’Etat de Bahia a quelques contestations avec d’autres entreprises également françaises, mais heureusement je n’ai pas à connaître ces difficultés momentanées et locales : rien ne m’empêche d’accepter l’invitation des anciens combattants, et ce sont eux qui m’ont reçu avec une touchante émotion. Il y avait de longues années qu’un bâtiment de guerre français n’avait été vu dans ces parages, et notre pavillon ne se montre que beaucoup trop rarement. Porté par un beau croiseur comme le Jules Michelet, sa vue était particulièrement réconfortante pour nos nationaux.

Quelle réception, quelle chaleur de cœur chez les bonnes sœurs de Saint-Vincent de Paul et chez les Ursulines françaises ! Vraiment, notre visite était inespérée et la joie qu’elle cause va droit à nos cœurs qui devraient être blasés sur ce spectacle tant de fois renouvelé ; mais il semble que nous sommes dans un pays encore plus éloigné, où toute marque de sympathie venant de la mère patrie parait un inexprimable bonheur.

J’ai visité une vieille église portugaise et quelques restes de fortification qui, pour cette ancienne cité, sont comme des titres de noblesse. La ville est tout à fait tropicale, et la population très noire. Elle nous a fait un accueil vraiment chaleureux, bien que la municipalité ait cru devoir rester en dehors de toute manifestation. Le président de l’Etat, qui, par un vieux souvenir, porte le titre de gouverneur, était en tournée ; mais les troupes rendaient les honneurs et d’aimables attentions m’ont accueilli.


Nous voici sur le chemin du retour ; cette visite au Brésil, dernier contact avec l’Amérique latine, nous montre un grand pays en voie de perpétuelle transformation par son constant


ITINÉRAIRE DU GENERAL MANGIN AU MAROC ET EN AFRIQUE OCCIDENTALE


et rapide développement et par ses progrès dans tous les ordres d’idées. Il dépasse 31 millions d’habitants : sa natalité très élevée et son émigration de bonne qualité assurent le peuplement rapide dans des terres fertiles et l’exploitation de ses richesses latentes.

C’est un pays qui contient tous les climats, avec toutes les races de l’Europe et de l’Afrique, mais qui marche dans le sens de l’unité grâce à l’école et à l’armée. Sa constitution fédérale et la sagesse du Gouvernement central permettent de tenir compte des grandes différences qui existent entre les populations de l’Equateur et celles de la zone tempérée. Le seul danger réel a été le groupement de l’immigration allemande, poursuivi pour un but politique dans le Brésil du sud comme en d’autres régions du globe. Mais c’était un danger tout extérieur qui eût permis des interventions de l’Empire allemand et peut-être une annexion locale ; la défaite de 1918 l’a écarté ; il ne resterait plus que le danger intérieur d’une autonomie à tendance séparatiste et les chiffres sont là pour le mesurer : sur trois millions et demi d’immigrants reçus entre 1820 et 1920, 130 000 seulement sont Allemands, et ce peuplement renferme des éléments de très bonne qualité ; il y a quelques précautions à prendre pour fondre les nationalités, et il faut veiller en particulier sur les écoles et l’enseignement portugais, mais aucun danger ne menace l’unité du Brésil.

J’ai constaté ses affinités latines et plus spécialement françaises. Il faut nous efforcer de comprendre les intérêts capitaux du Brésil, et en particulier constater qu’il produit les trois quarts du café de l’univers. Les tarifs douaniers affectent donc au plus haut degré la situation économique du Brésil. On sait que le monde entier est avide de café, au point que, si le prix de cette denrée s’abaisse, la consommation augmente très fortement, si bien que le produit de la douane ne diminue pas en même temps que son tarif. Mais les colonies françaises produisent aussi du café et réclament des droits protecteurs élevés pour maintenir les prix. Le conflit d’intérêt est constant, fatal, mais certaines mesures peuvent l’atténuer.

En tout cas, il faut s’efforcer de trouver des solutions amiables pour toutes les autres questions. Quitte à admettre quelques concessions sur ces points où il nous est permis de céder.

Par sa superficie et sa population, le Brésil tient le premier rang dans l’Amérique du Sud et l’ensemble des autres pays ne le dépasse que de très peu. Son peuple a beaucoup de sympathie pour la France, qui le lui rend. C’est là un ensemble de considérations qu’il ne faut jamais perdre de vue.


CONCLUSION

Après ma mission d’ambassadeur extraordinaire aux fêtes qui célébraient le centenaire de l’indépendance péruvienne, j’ai porté le salut de la France aux Républiques de l’Amérique latine. J’ai vivement regretté de ne pouvoir visiter celles qui bordent la mer des Antilles ; je n’ai pas vu le Mexique, ni le Vénézuéla et la Colombie, ni les Républiques de l’Amérique centrale où je n’ai pu aborder que le Guatemala ; ni les iles parfumées, Cuba, Haïti, ni l’Équateur et le Paraguay !... Mais au départ j’étais tenu par la date des fêtes, et, après six mois de voyage, j’étais obligé de rentrer en France. Néanmoins les caractères communs à tous ces peuples m’apparaissent d’autant plus clairement, que c’est par eux qu’ils se rapprochent de nous. Comme eux, nous sommes des Latins, je le comprends, et surtout je le sens.

Sans doute, il faudrait remonter bien haut dans la préhistoire pour retrouver la communauté d’origine entre les Ibères de la péninsule et les Celtes ou Ligures de la Gaule, qui, les uns et les autres, n’ont reçu que quelques gouttes de sang latin ; mais, du Rhin au Sahara, tous les peuples ont été soumis aux lois romaines. Ils ont parlé latin, ils ont adoré les dieux du Capitole, les images des Empereurs. De la métropole aussi leur est venue la religion chrétienne ; la Réforme protestante est restée pour eux une conception étrangère, septentrionale, et ils ont gardé jalousement la profonde empreinte du catholicisme : ils sont deux fois les fils de Rome.

Quand quatre siècles plus tard les philosophes français examinèrent librement le fondement des croyances et des sociétés humaines, souvent ce fut sous le manteau des prêtres créoles et même espagnols que circulèrent les œuvres interdites en Amérique par une rigoureuse censure ; elles ne semblaient nullement contraires à la religion ; elles allumèrent de toutes parts des foyers d’indépendance qui couvèrent sous la cendre, et les esprits se tournèrent vers la France, qui ne tarda pas à prendre les armes pour assurer la liberté des États-Unis d’Amérique.

La Révolution française produisit chez ces Latins une impression beaucoup plus forte que la libération de l’Amérique du Nord. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen devenait une sorte d’évangile ; le langage grandiloquent de l’époque trouvait un écho vibrant dans leurs cœurs. Napoléon, en renversant en Espagne le trône des Bourbons, détruisait le prestige de la métropole et donnait en même temps un prétexte à la révolte ; car les sujets loyaux ne reconnaissaient ni l’usurpateur ni la junte insurrectionnelle de Cadix : la disparition du Roi légitime donnait à ces peuples la liberté. Encore aujourd’hui ils sont doublement reconnaissants à la France d’avoir semé parmi eux l’idée de l’indépendance et de leur avoir permis de la réaliser. Depuis deux siècles ils ont vécu notre histoire intellectuelle et militaire ; et la France leur apparait avec le prestige de la pensée libératrice et de l’épée victorieuse.

Les Latins sont 90 millions en Amérique, des frontières du Mexique au détroit de Magellan, et 120 millions en Europe ; les Africains et les Asiatiques qu’ils protègent sont 60 millions, et une politique avertie en fait des collaborateurs dont le dévouement vient d’être mis à l’épreuve. Ce total de 270 millions peut figurer en face de celui des Anglo-Saxons, qui sont deux cents millions de langue anglaise et avec lesquels on ne peut compter les Hindous inassimilables ; — des Germains, qui ne seraient cent millions que si, aux Allemands, on pouvait additionner les Scandinaves, les Hollandais, les Suisses alémaniques ; — des Slaves, dont les 120 millions sont bien divisés.

La Société des Nations est représentée par une Assemblée et par un Conseil Où chaque Puissance ne dispose que d’une voix.

L’Amérique latine compte pour 17, et l’Europe latine pour 6 Voix, soit 23 latines sur un total de 44.

Ces Latins se reconnaissent entre eux par l’analogie de leur langue, leur compréhension rapide, leurs sensations communes ; émus par les mêmes formes de l’éloquence, ils réagissent de même ; ils ont la même foi et les mêmes négations, car ils ont toujours adoré les mêmes dieux. La hardiesse de leur pensée s’accompagne trop souvent d’un certain dédain du fait matériel et leur logique inflexible recherche l’absolu, l’application immédiate de principes théoriques. Les mêmes luttes intestines les divisent et même les déchirent, car ils apportent souvent, dans leurs dissensions politiques, la même intolérance que leurs pères dans les querelles religieuses. Les qualités les plus rares parmi ces peuples, et qu’ils doivent s’efforcer d’acquérir, ce sont celles du sens pratique, du travail patient, de l’ordre, de la méthode, qui distinguent d’autres peuples. Les dons de l’intelligence et de la sensibilité dominent souvent chez eux les qualités du caractère. La culture grécolatine, le droit romain, l’hérédité catholique et la philosophie du XVIIIe siècle leur ont donné un idéal commun dont l’évocation provoque ces mouvements généreux et désintéressés qui font la noblesse des nations et assurent souvent la grandeur de leur avenir.

Reconnaître, maintenir et resserrer les liens de la latinité, c’est une tâche dont l’importance doit éclater à tous les yeux. Par quels moyens matériels, intellectuels et moraux la France remplit-elle ce devoir ?

J’écarte tout d’abord l’examen de ses relations avec les sœurs latines en Europe. Je me contenterai de constater que la Grande Guerre a renoué des liens solides avec l’Italie ; les discussions des conférences et des chancelleries n’ont pas réussi à faire oublier la fraternité des armes que les anciens combattants m’ont affirmée avec un ensemble touchant, en Argentine, comme ils devaient le faire plus tard en Tunisie. En Italie, comme en Angleterre et en Amérique, un appel à ces éléments solides et sains sera toujours entendu.

Ce lien nous manque malheureusement avec l’Espagne ; de l’autre côté des Pyrénées, les malentendus naissent et se développent trop facilement, souvent grâce à la propagande allemande. J’étais au Pérou au moment où y parvint la nouvelle des défaites subies au Maroc par nos voisins ; conformément à des dispositions depuis longtemps arrêtées, le navire de guerre qui portait l’ambassade espagnole quitta le Callao le jour même de cette publication, avant même qu’elle fût parvenue aux équipages. Il n’empêche qu’au cours de mon voyage, j’ai eu à démentir le bruit de rixes entre l’équipage du Jules Michelet et celui du croiseur espagnol, qui auraient été motivées par des discussions sur ces événements, et dans lesquelles les marins français jouaient le rôle d’agresseurs. De même, j’ai eu à répondre aux accusations des journaux espagnols, qui voyaient dans les défaites la main de la France ; j’ai eu à rappeler les rapports d’amitié que le roi Alphonse XIII voulait bien entretenir avec le maréchal Lyautey et l’intérêt évident pour le protectorat français de voir s’établir une paix complète dans la zone voisine, qui sert actuellement de refuge aux bandes de rebelles et d’insoumis dont l’existence nécessite l’emploi d’effectifs importants... En revanche, j’ai accepté, à Buenos-Ayres, d’aller visiter le Collège des Jésuites espagnols ; j’étais accompagné du ministre de France, et nous y avons reçu le meilleur accueil des pères et des élèves rassemblés. Avec mon collègue aux fêtes de Lima, le comte de la Vignazza, et avec sa mission, les relations ont été empreintes d’une haute courtoisie et d’une sympathie véritable. Au cours de ma dernière croisière comme pendant toute ma carrière, chaque fois qu’il m’a été donné de rencontrer des officiers espagnols, j’ai été frappé de leur accueil chaleureux, — et ces impressions sont celles de tous ceux de mes camarades qui ont un peu couru le monde. Mais pour se connaître, il faut se fréquenter et multiplier par conséquent toutes les relations professionnelles, sociales, littéraires, artistiques, militaires, entre gens que la communauté de leurs occupations habituelles prédispose à s’entendre. Le reste viendra ensuite : tarifs douaniers, pénétration ferroviaire, politique marocaine se discuteront dans une atmosphère beaucoup plus calme, et personne ne pourra plus porter contre la France cet absurde soupçon d’aider au Maroc les ennemis de l’Espagne qui sont aussi les siens : l’identité des intérêts et la sympathie des deux peuples deviendront sensibles à tous.

Aucun de ces malentendus n’existe avec nos cousins d’Amérique, ni aucun des froissements qui résultent trop souvent du voisinage immédiat et des intérêts qui paraissent momentanément en contradiction ; aucun événement ne vient évoquer des comparaisons pénibles auxquelles notre volonté ne peut rien.

Le premier lien entre l’Amérique latine et la France, c’est la navigation. Nous avons constaté que les compagnies françaises, Sud-Amérique, Chargeurs réunis, Transports maritimes, se sont concertées pour assurer à nos communications avec le Brésil, l’Uruguay et l’Argentine une ligne de paquebots modèles, qui sont en ce moment les. meilleurs et les plus rapides. On se sent vraiment en France à bord de ces grands navires où les passagers trouvent confort, hygiène, distractions de toute sorte, et aussi de grandes vitrines où notre industrie de luxe expose ses produits, dont beaucoup sont en vente sur place. Mais les marchandises ne trouvent pas un nombre suffisant de cargos ; le pavillon français est donc très bien représenté dans l’Atlantique Sud, mais le nombre des courriers de passage et des cargos est encore insuffisant.

En ce qui concerne les communications avec les Républiques latines, il n’existe rien de semblable dans l’Atlantique Nord ; nos lignes des Antilles, qui pourraient trouver des voyageurs à partir de Panama et drainer ceux du Chili et du Pérou, sont très médiocrement desservies ; à la Martinique et à la Guadeloupe, on se plaint beaucoup des prix trop élevés du fret.

Certes l’effort que nos compagnies de navigation ont encore à faire est très grand, mais il faut les féliciter cependant du travail déjà accompli pour réparer les pertes en navires subies pendant la guerre et s’adapter presque journellement aux conditions nouvelles dues à la concurrence étrangère.

Dans les autres travaux d’utilité publique, les entreprises françaises ne tiennent pas le même rang que dans la construction des ports. Toutefois, quelques lignes ferrées ont été construites et sont exploitées par des Français en Argentine et au Brésil. Mais les chemins de fer sont en grande partie une œuvre britannique, et les capitaux anglais ont prêté un très important concours à la mise en valeur de l’Amérique latine, surtout en Argentine où ils ont afflué dès l’aurore de l’Indépendance. La grande guerre leur avait permis de supplanter le matériel allemand, mais cette concurrence redoutable reparaît dès maintenant, aidée par un fret très bon marché. Aucune puissance au monde n’a à sa disposition les sommes énormes que l’Allemagne distribue en subventions à sa marine marchande : 12 milliards de marks ont été votés par le Reichstag pour son relèvement après la guerre, et ce crédit, dont le versement a été échelonné sur plusieurs exercices, a été majoré en tenant compte de la baisse du mark, en sorte que les chantiers de construction travaillent à force dans tous les ports, aux frais de l’Etat allemand, qui en même temps quadruplexes chemins de fer stratégiques et complète son réseau de canaux en se livrant à des dépenses devant lesquelles le Gouvernement de Guillaume II avait reculé. Par ailleurs, la grande industrie bénéficie de subventions à peine déguisées, telles que la tolérance d’acquitter ses impôts avec des retards de plus d’une année, en sorte que la baisse du mark les réduit de moitié et même dès trois quarts. Comme la main-d’œuvre anglaise est quatre fois plus chère que la main-d’œuvre allemande, nos alliés ne peuvent plus lutter et certains d’entre eux commencent à se rendre compte que si le chômage devient en Angleterre un véritable fléau, c’est avant tout parce que l’Allemagne sabote ses finances et consacre ses énormes ressources à son industrie et à sa marine marchande, tout en se déclarant incapable de remplir ses engagements et de payer les réparations. Mais Outre-Manche les yeux ne s’ouvrent que bien lentement, et les Allemands très avisés prennent en ce moment des positions dont il sera ensuite bien difficile de les débusquer.

L’importation française garde une certaine place sur le marché par les produits de luxe, qui restent inimitables, articles de Paris, modes, parfums, vins et liqueurs, et aussi certains appareils de précision ou machines qui nécessitent une main d’œuvre particulièrement soigneuse. La contrefaçon n’est pas le seul ennemi de ces industries de luxe : elles ont aussi à lutter contre les tarifs douaniers qu’un protectionnisme jaloux cherche à élever un peu partout contre toutes les importations étrangères ; il appartient à notre diplomatie de démontrer qu’il s’agit de produits dont la fabrication est à peu près impossible dans le pays et qui ne concurrencent pas ceux de l’industrie locale ; ce serait évidemment une erreur de l’aiguiller vers l’imitation de produits réellement originaux, alors qu’elle peut trouver un développement considérable dans les fabrications d’utilité première.

La grande guerre vient de prouver que nos canons de tous calibres sont les premiers du monde, et c’est l’artillerie française qui a armé toutes les divisions américaines qui ont combattu en Europe. Nos industries de guerre bénéficient de commandes assez importantes, mais ce mouvement aurait commencé depuis longtemps si nous avions su mettre en lumière que la France a adopté la première un fusil d’infanterie de calibre réduit (modèle 1886) à trajectoire tendue et a mis en service le premier canon à tir rapide, grâce à l’invention du frein hydropneumatique. Mais ces faits de toute évidence étaient insuffisamment connus ; dans une des capitales où j’ai séjourné, des officiers généraux m’ont révélé que si leur armée était encore affligée du canon Krupp, il avait été adopté après des expériences absolument concluantes en faveur d’un modèle français analogue au 75, et grâce à des moyens qu’ils qualifiaient de déshonnêtes. Des économies mal placées et une erreur de conception avaient mis notre artillerie lourde en retard, mais elle a vivement regagné le terrain perdu et distancé ses rivales. Notre char léger, agile et bien protégé, paraît en ce moment le meilleur modèle qui convient pour ces régions. Nos industries de guerre se présentent donc dans les meilleures conditions à ces nations qui sentent la nécessité de s’armer ; certes nous devons souhaiter que cette précaution reste inutile ; mais il n’y a que des inconvénients à nous laisser distancer sur ce terrain. Il faut donc encourager et soutenir les grandes maisons françaises sur le marché, en les engageant à s’entendre pour éviter de se concurrencer : ce fait regrettable s’est déjà produit, et il a eu des conséquences fâcheuses. Le Gouvernement possède assez de moyens d’action pour en éviter le retour.

D’une façon générale, on reproche aux maisons françaises de se montrer beaucoup trop exigeantes en matière de crédit. Faute de renseignements et d’une solide organisation bancaire, elles refusent beaucoup de commandes qui vont à l’étranger où s’ouvrent de larges facilités de paiement. L’importation à de pareilles distances exige chez nos industriels et nos commerçants l’abandon d’anciennes habitudes, dont l’extrême prudence ne s’accommode pas des nécessités modernes. Il ne peut être question d’ouvrir à tous les clients des crédits illimités, mais actuellement les maisons françaises sont les seules qui exigent la moitié du paiement en même temps que la commande et le reste à la mise en route de la marchandise : des agences de renseignements permettraient d’agir en connaissance de cause. S’ils savent se moderniser, notre commerce et notre industrie possèdent donc tous les éléments d’une expansion vraiment très appréciable, car on estime hautement leurs qualités traditionnelles d’honnêteté dans les transactions et de conscience dans les fabrications. Des succursales de banques françaises établies à l’étranger faciliteraient l’obtention des commandes et donneraient aux commerçants français des sûretés pour les paiements. Les Allemands avaient parfaitement compris ces nécessités et avaient créé des succursales à l’étranger.

Ces vœux sont réalisés en grande partie. M. Dupeyrat, qui m’a si utilement secondé pendant ma mission, dirige les services de l’Association nationale d’expansion économique qui réunit tous les renseignements utiles à nos exportateurs sur les débouchés ouverts à notre commerce extérieur ; cette association a confié à une commission spéciale le soin d’utiliser la documentation que nous avons rapportée.

D’autre part la Banque Nationale pour le Commerce extérieur, créée récemment, a mis dès maintenant, par un système d’avances, nos exportateurs sur le même pied que les exportateurs étrangers. A défaut des succursales non encore établies, elle a organisé la collaboration avec les banques locales, qui remplissent le rôle de correspondants ; les crédits peuvent donc être consentis en connaissance de cause.

M. Dupeyrat, ministre plénipotentiaire, était particulièrement qualifié pour mener à bien la réunion de tous les renseignements sur les relations commerciales entre la France et l’Amérique du Sud. Mais cette question posait nombre de problèmes qui ont nécessité de longues études, aujourd’hui terminées.


Ces liens matériels qui constituent les moyens de transport et les relations commerciales ne sont pas tout. La France est représentée à l’extérieur par des agents diplomatiques et des agents consulaires dont la compétence et l’activité sont trop souvent l’objet de critiques systématiques qui, en toute sincérité, me paraissent aujourd’hui déplacées. Ce personnel n’est insuffisant qu’en nombre et nos ministres, qui individuellement représentent la France avec une dignité, une compétence et un zèle irréprochables, n’ont pas à leur disposition une chancellerie correspondante. Leurs émoluments restent très au-dessous du minimum indispensable ; le renchérissement de la vie et les variations du change n’ont pas été convenablement compensés. En outre, s’il peut y avoir des avantages à faire tenir momentanément un poste par un fonctionnaire d’un grade inférieur à l’emploi, ce n’est le cas ni en Amérique centrale, ni en Amérique du Sud. Or on voit un ministre faisant fonction pendant plusieurs années de suite dans une capitale importante, sans qu’il soit titularisé, malgré son ancienneté et ses excellents services. Enfin nos intérêts gagneraient à être représentés à Panama par un ministre plénipotentiaire, à Buenos-Ayres par un ambassadeur, tout en gardant les titulaires actuels. Je pourrais répéter des doléances analogues à propos des consulats. Partout la besogne matérielle de paperasserie absorbe un temps qui serait mieux employé dans une action réellement efficace, rassemblement de renseignements et démarches personnelles.


Je l’ai constaté journellement au cours de mon voyage, l’influence morale de la France est très efficacement secondée dans toute l’Amérique du Sud par les congrégations hospitalières et enseignantes. D’innombrables crèches, orphelinats, hôpitaux, cliniques, asiles pour les vieillards sont tenus par des religieuses françaises, qui prodiguent leur dévouement à toutes les classes de la société, mais surtout aux plus humbles, et à tous les âges de la vie. Dans des collèges et des couvents, l’instruction secondaire est donnée à un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles par des religieux et des religieuses de notre nation ; je le répète une fois de plus, ils forment de bons patriotes et ils font aimer la France. Ils enseignent notre langue et créent ainsi, entre les Latins d’Amérique et nous, des liens qu’aucune action gouvernementale ne pourrait remplacer, à quelque prix que ce fût. Mais leur nombre devient insuffisant devant les tâches qui réclament leur zèle. Partout les Gouvernements et les évêques demandent des religieux français et des religieuses françaises, et leur nombre diminue parce que le recrutement est gêné, pour ne pas dire empêché, par l’application actuelle de la loi de 1901. Des mesures deviennent urgentes, et ce serait un crime de laisser péricliter de telles œuvres dont toute l’Amérique latine réclame au contraire le développement.

Les lycées français de Montevideo et de Buenos-Ayres sont d’excellents établissements à tous égards, mais les nécessités de l’existence rendent bien difficile l’équilibre de leur budget, que seule assure la générosité de quelques mécènes : l’entretien de professeurs chargés de famille est très coûteux dans les lointaines capitales, et ne peut se comparer à celui d’un corps enseignant auquel il suffit d’assurer un logement sommaire et une frugale nourriture. Mais si les établissements scolaires des différents Etats admettaient quelques professeurs français, notre langue et nos idées se répandraient encore davantage.

Nos professeurs, nos savants pourraient rendre de grands services à l’enseignement supérieur. En quelques conférences, un sujet d’actualité pourrait être utilement exposé et les milieux intellectuels seraient heureux d’accueillir un ensemble d’idées nouvelles et d’entrer en communication directe avec les centres similaires de l’Europe. Réciproquement, nos étudiants entendraient avec grand intérêt telle personnalité qualifiée leur exposer la situation économique et politique de l’Amérique latine et suivraient utilement le développement de sa richesse et de ses institutions. Dans l’œuvre si intéressante qui, sous le patronage aussi généreux qu’intelligent de Mr James Hyde et de Mr A. Kahn, amène à l’Université de Paris des professeurs étrangers, il serait souhaitable de voir en plus grand nombre les maîtres de l’Amérique latine ; les Universités de province pourraient profiter de leur présence en Europe, en commençant par celles qui, comme l’Université de Toulouse, se sont déjà ouvertes naturellement au grand courant latin.


Nous avons en permanence au Brésil et au Pérou des missions militaires qui, avec des statuts très différents, poursuivent le même but avec le même zèle et la même compétence ; et les officiers français se tiennent avec beaucoup de tact dans la limite des attributions qui leur sont confiées ; ils nouent dans le pays, très naturellement, des amitiés qui sont un solide point d’appui pour notre influence. Ils se maintiennent en dehors des querelles politiques, et les Gouvernements leur savent gré de cette attitude, qui donne le meilleur exemple aux officiers de l’armée nationale ; ils sont d’un précieux concours au pays qui les emploie, tout en continuant à servir la France.

Les conférences qui dépassent le monde universitaire et s’adressent au grand public, sont généralement d’une actualité plus immédiate ; il faut laisser de préférence leur organisation aux initiatives privées, quitte à les seconder, surtout s’il s’agit de combattre la propagande allemande et d’exposer l’état actuel de la France et du monde, ou les causes et les opérations de la grande guerre, Qu’on ne s’y trompe pas : ce public émotif et sensible, est au fond raisonnable et réfléchi, et il préfère le fond à la forme, la compétence à l’éloquence. J’ai éprouvé personnellement qu’il n’est pas besoin de talent oratoire pour le convaincre. Comme dans les Deux Pigeons :


Vous direz : j’étais là, telle chose m’advint.


A la rigueur, il suffit d’une tunique bleu horizon pour évoquer la victoire. Mais, par le temps qui court, où les faits les plus évidents sont remis sans cesse en discussion, il est bon qu’un témoin vienne en retracer le récit. J’ai rencontré dans ma tournée M. Paul Fort, et nul n’était mieux qualifié que le prince des poètes pour parler de la poésie. Mgr Baudrillart et M. Le Goffic sont ensuite venus parler de la situation morale de la France : ils nageaient dans leur élément. — Continuons.

Sur la scène se déploie une des formes du génie national, et elle reste une école de langage. Nos tournées théâtrales sont donc très utiles. Mais il est nécessaire de rappeler aux imprésarios l’importance de leur mission. Telles pièces qui, à Paris dans l’atmosphère du boulevard, paraissent seulement un peu risquées, font scandale sur l’autre rive de l’Atlantique ; elles détournent du spectacle toute l’élite intellectuelle, et donnent de notre société l’opinion la plus fausse. La propagande ennemie, toujours aux aguets, a beau jeu alors de s’écrier : « Les voilà bien, ces Français corrompus ! peints par eux-mêmes ! » Mais l’observation a été faite ; elle a porté, et on songe même à installer entre Buenos-Ayres et Montevideo une troupe française qui, après nos pièces modernes et romantiques, aborderait notre théâtre classique. Souhaitons la réussite de cette entreprise.

Le livre français garde dans l’Amérique latine son prestige du XVIIIe siècle. Nos auteurs sont lus, compris, admirés entre tous, et chacun va vers ceux de nos écrivains qui représentent le mieux ses idées et ses goûts. Les études scientifiques se font surtout dans les ouvrages français et nos romans sont très lus, particulièrement ceux de Paul Bourget, René Bazin, Henry Bordeaux. Les littératures nationales ont suivi la nôtre. Mais entre l’éditeur et le lecteur, il y a l’intermédiaire, qui jusqu’à présent a vendu trop cher ; en Argentine et au Chili, une récente entreprise a démontré la fausseté de ce calcul, car en réduisant les prix elle a vendu bien davantage. L’exemple est à retenir, et à suivre, car cette diffusion est de capitale importance.

L’influence de la presse ne cesse de croître dans le monde entier. Les grandes capitales possèdent des journaux à grand tirage, très sérieux et bien renseignés, qui paraissent sur douze à seize pages, un peu sur le modèle anglo-saxon.

C’est beaucoup par les annonces que les Allemands ont pris de l’influence sur certains d’entre eux, mais par les agences d’information ils les atteignent tous. Notre agence Havas est très utile, mais elle demande à être doublée par la télégraphie sans fil. Sur la côte du Pacifique, les renseignements arrivent seulement par les agences des États-Unis, qui sont nettement tendancieuses dans le sens allemand. Par exemple, c’est seulement par les journaux français que nous avons appris l’assassinat du commandant Montalègre en Haute-Silésie, et la nouvelle de cet événement, arrivée très tardivement, n’a pas produit le sentiment d’indignation qui l’eût certainement accueillie.

Nos journaux sont très lus et très appréciés, mais la distance est telle qu’on n’y cherche pas les nouvelles, transmises par le câble ou la T. S. F. et publiées par les journaux locaux depuis de longues semaines. Leur attitude sur les questions d’actualité et leurs articles de fond sont commentés, Oserai-je dire que la part faite au crime du jour par la plupart d’entre eux paraît vraiment un peu trop considérable ? Pendant tout notre voyage, à chaque escale, nous apprenions la découverte d’un nouveau cadavre, victime d’un Barbe-bleue de bas étage aujourd’hui oublié ; on pouvait penser que Landru tenait dans notre vie nationale une place capitale ; quelques attentats sur voie ferrée disputaient la première page à sa cuisine macabre ; la France donnait l’impression d’un pays peu sûr, et ce n’était certes pas exact. Dans les feuilles locales, les crimes même sensationnels ne dépassent jamais la huitième ou dixième page, qui correspondrait à la troisième page dans les nôtres. Serait-il possible d’obtenir par une entente discrète qu’aucun journal ne mette en vedette les crimes de droit commun ? Le public français n’y verrait que des avantages, car toutes les fois que j’ai eu l’occasion d’exprimer ce vœu devant lui, à Paris comme en province, j’ai été unanimement approuvé. Quelques-uns de nos quotidiens consacrent une rubrique spéciale à l’Amérique latine ; on peut souhaiter que ce procédé s’étende de plus en plus, car l’éducation de la nation reste à compléter à cet égard.

Un certain nombre d’associations privées nouent avec les nations amies d’utiles relations de l’ordre intellectuel et moral ; elles sont toutes à encourager, et particulièrement le Comité France-Amérique, qui étend son action sur tout le nouveau continent : livres, brochures, revues, conférences, centres de réunions très fréquentés, renseignements de tout ordre, voilà son champ d’action. Des deux côtés de l’Atlantique, il groupe des adeptes de plus en plus nombreux et zélés. Il est à souhaiter que leur nombre et leur action augmentent encore et qu’il dispose de moyens de plus en plus considérables. J’ai constaté également le rôle très utile de l’Alliance française, qui embrasse le monde entier, et en particulier l’état florissant des cours de français qu’elle organise dans la plupart des villes importantes.

L’Union latine a pris naissance à Toulouse, qui tient à honneur de s’affirmer comme une métropole latine. Elle a maintenant des filiales dans la plupart des grandes villes françaises. A Paris, le Cercle de l’Union Interalliée groupe nos amis de toutes les nations et fait leur place aux Américains du Sud. Ils rencontrent au cercle même une organisation très utile, la Bienvenue française ; gens du monde, commerçants, industriels, étudiants, savants, tous y trouvent les relations et les renseignements correspondant à leurs loisirs, à leurs affaires et à leurs travaux. Les Amis des Lettres Françaises et la Maison latine groupent fréquemment de nombreuses personnalités dans des réunions toujours cordiales. Et je ne cite pas toutes les organisations, toutes utiles, qui travaillent dans le même sens.

Il n’est pas besoin d’en créer de nouvelles pour développer les liens naturels entre l’Amérique latine et la France ; il suffit d’utiliser plus largement ceux qui existent, et chacun se doit d’y aider. A l’étranger, nos nationaux se groupent en des sociétés et des cercles, et il convient de les y encourager. Les sociétés d’anciens combattants français entretiennent les vieilles relations avec leurs compagnons d’armes d’hier et cette touchante fraternité, continuée par-delà les Océans, vivifie les grands souvenirs.

Enfin le développement de la culture gréco-latine dans notre enseignement secondaire a pour effet de fortifier la tradition commune à tous les fils de Rome. C’est là un côté de la question qui a été un peu oublié dans les dernières discussions parlementaires, mais qui a son importance.


Si nous cherchons à résumer l’état actuel de nos relations avec les Républiques sud-américaines et le moyen de les améliorer encore, nous constatons que nos communications maritimes sont assez bien assurées avec elles grâce à l’union et aux efforts de nos compagnies de navigation. Notre industrie et notre commerce gagneraient à pratiquer plus largement la même union ; s’ils disposaient d’une banque bien renseignée, se chargeant des livraisons et des recettes en connaissance de cause, notre expansion se développerait très certainement dans des conditions bien meilleures qu’aujourd’hui ; les débouchés actuels s’élargiraient, et d’autres s’ouvriraient.

Le Gouvernement français est bien représenté à l’étranger, mais nos ministres manquent de » crédit et de personnel subalterne : des économies sur ce chapitre sont maigres et très coûteuses.

L’influence intellectuelle et morale de la France a gardé toute sa force. Il faut l’assurer en nous faisant encore mieux connaître de nos amis et en les connaissant mieux, et par conséquent multiplier avec eux les relations de toutes sortes. On nous admire tels que nous sommes, et nous aurions bien tort de changer, mais on nous regarde ; on nous juge avec beaucoup de bienveillance, mais on nous juge, et nous avons tout avantage à rectifier les quelques erreurs de tenue qu’on remarque en nous et que je me suis permis de signaler ; d’ailleurs ce sont là des détails.

Dans l’ensemble, le prestige de notre pays n’a jamais été plus grand ; il faut prendre du recul et s’éloigner pour voir la place que la France de la victoire tient dans le monde. Pour tous, le soldat du Droit et de la Liberté a rempli une fois de plus son rôle traditionnel, et l’issue de la grande guerre a été un soulagement pour la conscience universelle : les mots que notre scepticisme voit un peu usés prennent là-bas toute leur valeur, et il serait coupable de fermer les yeux sur cette vérité très consolante.

Qu’on se souvienne du réconfort que nous apportaient, aux heures les plus graves, l’attitude de presque toutes les Puissances et leur entrée successive dans la lutte. Sans doute, beaucoup d’entre elles ne pouvaient y prendre une part active, mais néanmoins, c’était une grande force de nous sentir les champions du monde civilisé contre la barbarie et de savoir que tous comprenaient que la liberté du monde était l’enjeu de la terrible partie. Et aujourd’hui il n’est pas indifférent de sentir que nos justes revendications sont comprises dans leur modération, et de savoir qu’au besoin elles seraient appuyées, je n’en doute pas.

Évidemment, ce n’est pas dans l’Amérique du Sud que sera assurée la paix du monde, et que se résoudra le problème des réparations et de la sécurité. C’est sur le Rhin, par la constitution d’un État autonome et par la transformation de l’Allemagne, qui cessera d’être prussienne et de constituer ainsi une perpétuelle menace à la paix du monde. Mais puisque certains de nos alliés n’ont pas encore compris l’évidence de cette vérité, peut-être ouvriront-ils les yeux quand elle apparaîtra au monde entier.


Général MANGIN.

  1. Copyright by général Mangin, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er octobre, 1er décembre 1922, 1er janvier, 1er février, 15 avril et 1er juin 1923.