Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 576-607).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

VII [2]
CHILI ET RÉPUBLIQUE ARGENTINE

2 septembre. — Le soleil en se levant nous montre la côte chilienne très proche, avec des collines assez élevées, une campagne riante, et bientôt nous mouillons en rade de Valparaiso La ville s’étage sur une assez grande hauteur, avec des constructions importantes, des batteries, et tout le développement d’un grand port moderne ; c’est avec grand plaisir que nous revoyons des arbres. Les maisons paraissent neuves : le bombardement par la flotte espagnole en 1866 l’a en effet détruite à peu près entièrement ; les tremblements de terre et surtout les raz de marée qui les accompagnent l’ont ensuite désolée à plusieurs reprises. Les nombreux volcans qui fument dans la Cordillère des Andes indiquent bien que la nature n’est pas encore calmée dans ces parages ; à cette barrière gigantesque qui se dresse a plus de 6 000 mètres d’élévation correspond naturellement une dépression d’égale profondeur dans l’Océan qui baigne le pied de la muraille ; or les marées d’équinoxe et les plus violentes tempêtes n’agitent la profondeur des mers que jusqu’à 200 mètres environ ; mais si le lit même de l’Océan s’abime en même temps que la côte, le frémissement se transmet à toute la masse liquide et le rivage est submergé par des lames de fond dont l’incalculable violence emporte tous les obstacles, digues ou maisons, comme des fétus de paille, et projette des navires à l’ancre jusqu’à plusieurs centaines de mètres dans l’intérieur des terres ; la poussée se transmet à travers l’Océan jusqu’aux bords asiatiques où elle cause des désastres presque aussi terribles.

Une autre cause donne à Valparaiso le caractère de ville nouvelle, c’est l’augmentation constante de la population, qui a triplé depuis quarante ans, et qui s’élève maintenant à 250 000 habitants. Le fait d’être au premier rang pour braver les dangers de la guerre étrangère et des tremblements de terre, avec toutes leurs conséquences, n’arrête donc pas le développement de ce centre. C’est le port de Santiago, la capitale du Chili, et le débouché le plus important de la République. Les nécessités des transports modernes obligent les autres ports à transborder ici la plus grande partie de leur fret et Valparaiso est le centre d’un important cabotage.

Resserré entre les Andes et le Pacifique, le Chili s’allonge de la frontière du Pérou au cap Horn, sur 18° de latitude, —» 2 000 kilomètres, — et sa largeur est en moyenne de 150 kilomètres, sans jamais dépasser 200 kilomètres ; c’est donc un pays essentiellement marin.

A huit heures, le Jules-Michelet arbore ses couleurs et salue la terre des 21 coups de canon réglementaires. Après les formalités d’usage, le Ministre de France, M. Lefeuvre-MéauIIe, monte à bord avec son attaché militaire et quelques membres de la colonie française, où je retrouve avec joie plusieurs anciens combattants, dont un de mes compagnons d’armes de Verdun. Bientôt arrive le vice-amiral don Francisco Nef, commandant l’Ecole navale chilienne, et le contre-amiral don Augustin Fontaine, tous deux d’origine française ; l’amiral Nef a été condisciple de l’amiral Pugliesi-Conti, et les deux camarades J’École se retrouvent avec une joie réciproque.

Nous débarquons. Sur le quai, les autorités civiles, navales et militaires nous attendent, que me présente l’Intendant de la province, don Alberto Phillips. Le régiment de Maïpo rend les honneurs. Je passe devant cette belle troupe, qui se présenta très bien, quoique les hommes n’aient que trois mois de service. Apres un court arrêt à l’hôtel de la Présidence, le programme nous amène à l’Ecole navale, établie dans de vastes bâtiments aussi bien compris pour l’hygiène que pour l’instruction des futurs officiers de vaisseau ; la nôtre, récemment débarquée du Borda pour s’établir à terre, est fort loin d’être aussi bien aménagée, et les officiers du Jules-Michelet qui m’accompagnent envient les spacieux dortoirs, les lavabos et les douches ainsi que les salles de démonstration des machines, qui témoignent d’un enseignement très pratique et très vivant ; ils espèrent que leurs cadets n’attendront pas longtemps les perfectionnements que la pénurie des crédits n’a pas encore permis de leur donner.

A l’Ecole navale est juxtaposé un musée maritime très intéressant et plein de glorieux souvenirs. Voici la flotte chilienne au temps des guerres de l’Indépendance ; sous le commandement de lord Cochrane, hardi corsaire britannique venu de la Méditerranée, elle conquit la maîtrise de la mer et transporta l’armée de San Martin qui délivra le Pérou.

La guerre navale de 1879 entre le Chili et le Pérou est évoquée à son tour, et d’abord le combat d’Iquique, avec la mort magnifique du commandant Arturo Prat, dont je viens de saluer la statue sur la place principale de Valparaiso. Enfin voici, toute criblée des projectiles qui l’ouvrirent de toutes parts, la tourelle cuirassée du Huascar, le monitor péruvien capturé au combat d’Angamas le 8 octobre 1879 ; je m’incline devant ce glorieux débris, témoin de l’héroïsme déployé par l’amiral Grau et les quatre officiers qui y furent mis successivement hors de combat après l’avoir remplacé dans son commandement. Un peuple est heureux qui peut montrer de tels souvenirs de gloire et élever au milieu d’eux ses enfants.

D’autres tableaux figurent les combats livrés par l’armée chilienne dans la même guerre ; je remarque qu’elle portait à cette époque le même uniforme que les troupes françaises, veste bleue, képi et pantalon rouge. L’amiral Nef me dit qu’après cette guerre, le Chili demanda à la France la mission militaire qu’elle jugeait nécessaire à l’instruction moderne de son armée ; mais notre ministère de la Guerre estima que le recueillement s’imposait après nos défaites et le Chili s’adressa alors aux officiers allemands, qui donnèrent aux troupes chiliennes un uniforme et une allure toute germanique.

En effet, les élèves que nous voyons manœuvrer et défiler s’efforcent vers la raideur des cadets de Potsdam, dont ils portent l’uniforme et leur « parade schritt » est très correct. On m’affirme qu’il s’agit d’un simple exercice d’assouplissement, et on me demande mon avis ; je le donne franchement : une troupe qui défile devant ses chefs, drapeau déployé en tête, prend conscience de sa personnalité ; elle vit vraiment, et son âme l’anime à cet instant. Les Français lèvent la tête et tendent le jarret, mais leur démarche garde une certaine souplesse et ils restent eux-mêmes ; les Prussiens ont imposé à toute l’armée allemande le pas de parade qu’ils appellent le « pas de l’oie, » et cette allure compassée convient assez à leur tempérament, mais j’estime qu’une fois de plus ils ont manqué de psychologie en l’imposant ici, où le caractère de la race ne s’exprime point par cette raideur. Ce serait toutefois les imiter que d’attacher trop d’importance à de tels détails. L’Ecole navale est bien instruite, puisqu’elle exécute à merveille les règlements en vigueur dans l’armée chilienne, voilà l’essentiel. Pour la manœuvre à terre, elle rivalise avec l’École militaire de Santiago où se forment les officiers de l’armée, et cette émulation donne des résultats excellents.

La colonie française nous invite à déjeuner au club de Valparaiso et le nombre des convives ne nuit nullement à l’ordonnance de ce repas. Puis un train spécial nous emmène à la station balnéaire de Vina del Mar, où je visite le beau quartier des cuirassiers, le club, le champ de course et le polo, car ce sport britannique est ici en grand honneur.

Revenus à Valparaiso, les clubs français et anglais que nous visitons successivement rivalisent d’enthousiasme. Partout je vois des anciens combattants de la Grande Guerre et nous évoquons nos souvenirs communs. Au collège des Pères français, je vois aussi des orphelins de guerre. Enfin la journée se termine par un banquet à l’Intendencia, — la préfecture, — qui réunit toutes les autorités et les consuls des Puissances alliées et amies de la France. L’échange des toasts officiels avait été très cordial et j’avais noté l’expression de la reconnaissance chilienne pour le génie français ; mais le sénateur G. Rivera voulut y ajouter une chaleur nouvelle, en rappelant les vœux de tout son pays pour notre victoire et la joie unanime qui l’avait accueillie.

Le lendemain, un train spécial nous emmène vers Santiago, après des adieux pleins de cordialité. L’état-major du Jules-Michelet a été reçu la veille au Club Naval, et des fêtes sont préparées pour l’équipage, qui sera débarqué par tiers : l’embarquement du charbon et des vivres nécessitera le maintien de nombreuses corvées à bord. Au départ de Valparaiso, nous parcourons un pays verdoyant, bien cultivé, et, après avoir franchi quelques défilés rocheux, nous arrivons à la bifurcation du transandin, qui se dirige sur Mendoza et Buenos-Ayres. La vallée s’élargit, les hautes cimes des Andes barrent l’horizon vers l’Est, tandis que, vers l’Ouest, s’étend une chaîne de montagnes beaucoup moins élevées, de 600 et 1 000 mètres, dont la constitution géologique est antérieure à celle de la Cordillère. C’est entre ces deux chaînes, du 30° au 40° de latitude Sud, que tient tout le Chili fertile et peuplé : au Nord, des déserts riches en nitrates ; au Sud, des forêts et des mines dont l’exploitation commence seulement, puis les solitudes de la Patagonie que parcourent vers le détroit de Magellan de nombreux troupeaux. Dans la zone centrale, qui n’occupe pas le tiers du territoire chilien, tiennent les 7/8 de la population, 3 millions et demi sur 4 millions.

L’unité de ce peuple a été grandement facilitée par la densité de la population, groupée dans la région centrale, et rendait possible l’instruction primaire, qu’un gouvernement éclairé n’a pas manqué de développer. Cette région centrale a été conquise par les Incas peu avant l’arrivée des Espagnols ; elle était peuplée par la race Aymara, qui s’étendait sur la Bolivie et une petite partie du Haut Pérou. L’élément indigène a été absorbé par les conquérants et actuellement tous les Chiliens parlent espagnol, beaucoup lisent et écrivent cette belle langue : évidemment, le sang indien est encore visible dans les classes laborieuses, les « rotos, » mais le langage, les vêtements, la religion, les mœurs sont partout les mêmes et affirment l’unité nationale. Il faut aller chercher les aborigènes Araucans dans le Sud, où ils ont lutté jusqu’en 1881, faisant respecter par des traités une sorte d’indépendance, après des luttes dont le souvenir ne s’est pas encore perdu et honore vainqueurs et vaincus. La rivière Bio-bio a servi de frontière à la domination espagnole, puis au gouvernement indépendant de Santiago.

Le climat tempéré et humide se passe ici de la main-d’œuvre exotique ; pas d’esclaves, donc pas de nègres ; et aujourd’hui, pas de Chinois, et seulement quelques rares Japonais. D’autre part, l’éloignement a écarté les grands mouvements d’émigration ; l’Espagne a envoyé vingt mille nationaux ; les Etats voisins de l’Amérique latine à peu près autant, mais ces apports n’altèrent en rien le fond de la race. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie ont envoyé environ 10 000 nationaux chacune ; l’Autriche et la Suisse quelques milliers à peine. Tous ces émigrants ont reçu un très bon accueil ; ils se louent de l’hospitalité du Chili, qui leur est reconnaissant de leur sage conduite, de leur travail et des capitaux apportés pour la mise en valeur du pays. Ils pourraient être beaucoup plus nombreux sans le moindre inconvénient, et le Gouvernement favorise leur arrivée dans toute la mesure du possible. Il reste dans le Chili méridional de vastes espaces libres, à peu près incultes, où le climat essentiellement tempéré est très favorable au développement d’une importante colonisation européenne.


3-5 septembre. — A travers de riantes campagnes, nous arrivons à Santiago, dont la population approche de 500 000 âmes. Couronnée de ses neiges éternelles, la barrière des Andes domine la capitale, et c’est là un fond de tableau unique au monde.

C’est une foule compacte et très démonstrative qui nous reçoit à la gare. Les cris de « Vive la France ! » retentissent de toutes parts. Nous traversons la belle avenue de l’Alemada, plantée de quatre rangées d’arbres, où les statues des grands hommes chiliens font une sorte de Panthéon national. Au cercle français, nous apportons à nos compatriotes le salut de la patrie lointaine. Dans l’après-midi, je me rends à l’audience du Président de la République, don Arturo Alessandri. Il m’entretient de mon voyage et de l’état de la France ; mais la conversation dévie rapidement. Nous parlons longuement du Dr Gustave Le Bon, dont le Président est comme moi un grand admirateur ; il affirme que la Psychologie des Foules trouve son application sous toutes les latitudes, et qu’il doit ses succès politiques aux principes mis en lumière par notre savant philosophe, et il veut bien me charger de lui témoigner son admiration et sa reconnaissance.

Une séance solennelle nous appelle au théâtre municipal. Le premier alcade me remet un diplôme me conférant le titre d’hôte d’honneur de la capitale. L’intendant (préfet) de la province de Santiago, don Alberto Mackenna de Subercaseaux, m’adresse en français un magnifique discours de bienvenue. Jamais hymne plus enthousiaste ne s’éleva à la gloire de la France victorieuse, immortel champion du Droit et de la Liberté. Dans la salle, tous les mots portaient, soulignés d’applaudissements répétés et unanimes ; c’était bien le sentiment public qu’exprimait l’éloquent orateur auquel j’eus la rude tâche de répondre.

J’ai retrouvé ce sentiment dans toutes les classes de la société. Au club de l’Union, au club des Dames où j’ai eu l’honneur d’être reçu, puis sur le champ de courses, où l’on m’amena devant les tribunes populaires qui acclamaient l’envoyé de la France.

Le 5 septembre, j’ai été admis aux honneurs de la séance par le Sénat, puis par la Chambre des députés. Dans chacune des deux assemblées, le président m’adressa un discours, puis le Président de la Commission des Affaires extérieures parla à son tour. Que ces voix éminemment autorisées aient éloquemment exprimé l’ardente sympathie de leur pays pour le nôtre, qu’elles aient témoigné leur joie de la victoire française, elles ne dépassaient pas les limites de l’extrême courtoisie ; mais elles les dépassaient par instants quand, par exemple, don Pedro Rivas Vicuna nous disait :

« Votre présence, Messieurs de France, évoque en notre mémoire des heures d’angoisse et d’incertitude. Elle nous rappelle les crises profondes de ces instants ou la démocratie résista avec peine aux attaques impressionnantes de l’impérialisme, enorgueilli par la force de ses épées.

« Quel est alors celui d’entre nous qui, craignant d’assister à la ruine de la Liberté, n’a pas senti son âme baignée d’une immense amertume !

« Les femmes élevaient vers le Ciel de secrètes et tendres prières ; les citoyens irréductiblement résolus à lutter pour le bien commun, tous, nous formions des vœux ardents pour la paix, pour une paix de justice qui consacre le libre développement des nationalités et des peuples dans le travail et dans le droit.

« Et lorsqu’apparut la sublime aurore du triomphe, nos yeux, Messieurs, se remplirent de larmes !

« L’émotion et la joie nous envahirent eh entendant votre Marseillaise victorieuse aux rythmes éclatants résonner au loin en de gigantesques accords sur les eaux, sur les terres et dans les airs. »

J’ai pris acte de cette solennelle affirmation d’une communauté de sentiments entre les deux peuples, aux heures les plus graves de la guerre, et j’ai pris l’engagement d’en témoigner en France, à toute occasion. Puis les sénateurs et les députés se réunirent dans leur salle commune, où nous nous sommes entretenus familièrement, et c’est en hommes très avertis qu’ils m’ont interrogé sur la situation actuelle de notre pays. Les déclarations les plus solennelles des Gouvernements et la lecture des journaux étrangers laissent un peu de scepticisme dans l’esprit ; ce sont des documents fragmentaires, une image morcelée de la situation dont il est difficile de reconstituer l’ensemble. Un conférencier sera suspect de partialité pour son propre pays ; sa parole étudiée a forcément une allure d’affirmation péremptoire : il plaide. Au contraire, un témoin d’évidente bonne foi, qui se prête aux interrogations, qui les provoque même, est plus convaincant.

J’ai donc résumé nos charges présentes, courageusement acceptées par la nation qui s’est remise au travail ; quelques chiffres sur l’état des régions dévastées, sur les réparations déjà faites au compte de l’Allemagne, qui organise sa faillite, précisent la situation : le point noir, c’est la ferme volonté de notre ancien adversaire d’échapper à la nécessité de payer, de faire honneur à sa signature. C’est cette volonté qu’il faut briser, et comment ? La guerre n’est pas une solution, puisque nous ne pouvons exiger qu’une faible partie de ce que nous a coûté la dernière. Personne ne peut vouloir la guerre, sauf quelques fous de l’autre côté du Rhin, que leurs concitoyens finiront par remettre à la raison, il faut l’espérer. Pourtant nos impôts ont triplé, quadruplé ; certains ont quintuplé et nous avons trouvé de nouveaux moyens de faire payer le contribuable français. Et nous nous endettons tous les jours pour le compte de l’Allemagne, qui se livre à une orgie de dépenses de toute nature, quadruple ses lignes stratégiques, creuse tout un réseau de canaux, reconstruit sa marine marchande, etc... et malgré le traité de Versailles, le contribuable allemand reste beaucoup moins imposé que le contribuable français. Est-ce juste ? Peut-on s’étonner que notre président du Conseil parle de mettre la main au collet d’un débiteur récalcitrant dont la mauvaise foi est évidente ? Il m’a paru que cet exposé, un peu à bâtons rompus, fait sans exagération, en indiquant au contraire que si nous faisions assez bien maintenant, nous comptions faire beaucoup mieux demain, produisait quelque impression.

J’ai visité les établissements d’instruction et de bienfaisance où nos religieux et nos religieuses se livrent comme partout aux mêmes bonnes œuvres avec le même succès. J’ai remarqué surtout les ateliers des Frères de la Doctrine Chrétienne et admiré particulièrement l’action de Pères assomptionnistes, manieurs de foules, qui n’ont cessé pendant la guerre d’organiser des manifestations françaises et de tenir en éveil la sympathie des Chiliens pour la cause de l’Entente.

Un détachement des trois armes m’a été présenté sur le terrain de manœuvres et avait très belle allure. L’Ecole de cavalerie soutient les excellentes traditions de son corps, qui a joué, pendant la longue guerre de 1881-1887, le rôle le plus brillant ; les officiers élèves montent hardiment d’excellents chevaux. L’Ecole militaire rappelle beaucoup l’Ecole navale. Traditionnellement, le Chili entoure son armée et sa marine d’une affection éclairée ; à l’occasion de ma visite, les portes de l’École militaire se sont ouvertes largement aux familles des élèves, qui parcourent les salles d’études et les dortoirs et constatent l’ordre et l’hygiène qui y règnent.

Toutes ces réceptions nous promènent dans la capitale, largement percée d’avenues qui ont pour perspective l’imposante chaîne des Andes. Pourtant, quelques anciens quartiers ont des rues un peu étroites pour la circulation intense qu’y amène tout un peuple, visiblement affairé. C’est une ruche au travail. Pas de flâneurs, ici, me dit-on, et le fait de s’arrêter pour me regarder passer est à lui seul une manifestation tout à fait insolite. À cause des tremblements de terre, la ville est bâtie en maisons très basses ; aussi est-elle de très grande étendue ; les nouveaux quartiers disposent de voies très larges, mais les ressources manquent encore pour les entretenir : Paris non plus ne s’est pas fait en un jour. — Quelques beaux monuments prennent toute leur valeur au milieu des rez-de-chaussée et des maisons à un étage. Mais les souvenirs du passé sont rares.

Toutefois, on a conservé la citadelle bâtie en 1541 par Valdivia, Santa Lucia, où le conquérant du Chili a résisté victorieusement aux assauts des Indiens ; elle est entourée d’un beau parc, où s’élève sa statue, l’unique monument qui perpétue le souvenir d’un conquistador. Fernand Cortez et François Pizarre n’en ont pas. Mais la mémoire de Valdivia ne s’obscurcit pas des mêmes atrocités qui souillent celle de ses émules de gloire, et il mourut les armes à la main, au cours d’une expédition contre les sauvages araucans du Chili méridional.

Santiago n’est pas seulement une ville d’affaires ; elle s’enorgueillit de son université et de ses établissements scientifiques. La société est très instruite et l’enseignement du français ne figure pas seulement comme obligatoire dans les programmes officiels : plus qu’ailleurs, les études de droit et de médecine se font directement dans les ouvrages édités en notre langue, et à la bibliothèque publique de Santiago, on lit plus d’ouvrages en français qu’en espagnol.

Nous sommes comblés des plus délicates attentions. Les réceptions se multiplient en notre honneur et le dîner donné par le Président de la République est particulièrement brillant.

La colonie française, dont l’accueil est d’une touchante cordialité, nous offre un grand banquet.

La presse, très sérieuse et très bien renseignée, publie des détails circonstanciés sur la carrière de chacun d’entre nous : c’est une occasion de rappeler l’histoire de la Grande Guerre. Il n’est pas jusqu’à Baba, mon ordonnance soudanais, qui ne devienne un personnage d’actualité ; au sujet de notre voyage on lui prête les impressions les plus curieuses, mais on ne prête qu’aux riches. De fait, Baba, qui a appris à lire et à écrire pendant la guerre, est un observateur fort judicieux, et dans ce pays, qui voit bien rarement des hommes de sa race, il est une vivante réclame pour nos troupes noires. — Ses faits et gestes remplissent la presse, et notre présence est même utilisée par une ingénieuse publicité. Je lis en effet en gros caractères : « L’illustre général Mangin se courroucera contre vous... » et en plus petits : «... Si vous n’achetez pas votre chapeau à la chapellerie « la Perfection », telle rue, tel numéro »...


6, 8 septembre. — Nos trois jours de Santiago ont très vite passé. Nous voici roulant en train spécial vers le Sud, à travers la vallée centrale du Chili. Nous voyageons entre la chaîne côtière et les Andes toujours imposantes, au milieu de verdoyantes prairies et de champs fertilisés par une irrigation artificielle. Partout les preuves visibles d’un travail constant, que favorise un régime de grande propriété intelligemment exercé.

A chaque station, la population rassemblée acclame la mission française. Nous devions passer à Talca sans nous arrêter, mais le chef de gare prend sur lui de faire stopper le train, qui est pris d’assaut par des poilus français en uniforme : il faut céder à cette douce violence et descendre pour l’échange de quelques toasts avec les autorités locales et avec les anciens combattants.

Aussi, la nuit est noire quand nous arrivons à Conception, où l’ovation nocturne est particulièrement enthousiaste : Nous dînons au cercle français et je suis reçu dans une bonne famille d’origine française, où m’accueillent onze enfants. Le lendemain, après la visite des établissements français où je vais une fois de plus féliciter et remercier nos religieuses, a lieu la pose de la première pierre du monument destiné à honorer les morts de la Grande Guerre, soldats français et volontaires chiliens, qui sont partis d’ici pour aller combattre sur les lointains champs de bataille. La municipalité a donné un terrain sur une belle promenade publique, où défilent les troupes en grande tenue. Un groupe d’anciens officiers anglais ont repris l’uniforme pour m’entourer pendant cette cérémonie impressionnante.

Mes hôtes me témoignent de la part que toute la population a prise aux événements de la guerre et m’énumèrent les souscriptions pour nos hôpitaux et les fêtes de charité dont on garde en souvenir la photographie des vendeuses chiliennes costumées en Alsaciennes et en Lorraines. Le comité France-Amérique, qui m’a déjà reçu à Santiago, est ici particulièrement actif.

Le Jules-Michelet est à Talcahuano, tout près d’ici, où une entreprise française construit un nouveau port. L’amiral Pugliesi-Conti y apportera mes vœux et les encouragements de la métropole. Il nous rejoindra demain au petit port de Lota, où nous arrivons dans la soirée.

A Lota, une entreprise d’origine française a ouvert des mines de charbon, dont les galeries s’étendent sous l’Océan. Leur visite est très intéressante ; nous descendons par un puits à 300 mètres, puis un petit chemin de fer électrique nous emmène à 3 kilomètres sous terre et sous mer, là où commencent les galeries d’exploitation. Les ingénieurs travaillent dans un beau château, au milieu d’un parc magnifique, qui contient, dans ce pays privilégié, la diversité d’arbres la plus extraordinaire que j’aie jamais vue ; tout ceux de nos climats, tous ceux des tropiques, avec les essences particulières au Chili, dont toutes les variétés du splendide araucaria. Ce domaine couvre toute une presqu’île que bordent des rochers à pic, où de pittoresques points de vue ont été aménagés. Les mines de charbon se sont jumelées avec des mines de cuivre, d’où la fonderie que nous voyons ; la terre brune du pays permet de cuire des tuyaux et des vases d’excellente qualité ; pour le boisage des galeries, une vaste concession forestière est entrée en exploitation et ses produits, qui dépassent de beaucoup ses besoins, donnent des recettes supplémentaires. Il y a là tout un ensemble très intéressant, qui nous est expliqué par le personnel directeur, dont la réception est très cordiale. Les ouvriers deviennent d’un maniement un peu difficile, la grève est menaçante, et quelques détachements de troupe ont été mandés. On apprécie beaucoup le fait que le maire, président du Syndicat ouvrier, soit venu, malgré ses opinions avancées, saluer le général qui venait saluer son pays au nom de la France.

Voici le Michelet en rade de Lota. Le dîner nous réunit à bord avec nos hôtes d’aujourd’hui et ceux d’hier. Nous prenons congé des officiers chiliens mis à ma disposition et qui m’ont été du plus précieux secours pendant ces journées de réceptions si chargées. Leur présence nous a permis de prendre contact avec le corps d’officiers de la belle armée chilienne, et nous avons constaté sa tenue brillante, son excellent esprit militaire, son ardeur au travail et une précieuse qualité, toute négative qu’elle soit, son éloignement de la politique.


9-15 septembre. — Nous revoici en mer. Une fois de plus, nous échangeons nos impressions et nous fixons nos souvenirs. C’est bien un peuple uni, fort, étonnamment évolué, qui vient d’accueillir les envoyés de la France par des manifestations de sympathie qui ont été souvent jusqu’à l’enthousiasme.

Cette nation est justement fière d’appliquer effectivement les principes de ses institutions libérales. Elle supporte courageusement la crise mondiale ; et, faisant appel à la science des économistes français pour l’établissement de son régime financier, elle indique bien son intention de rechercher l’équilibre budgétaire dans un système d’impôts parfaitement sain, qui cessera de reposer pour les trois quarts sur le produit aléatoire de ses importations et de ses exportations. La dette publique n’est pas exagérée et les engagements pris par le Gouvernement ont toujours été remplis avec une exactitude scrupuleuse ; au moment des troubles qui ont causé un commencement de guerre civile rapidement arrêté, chacun des deux partis avait garanti le paiement de la dette, et cette préoccupation en de pareils moments montre le prix que tous attachent à la bonne réputation financière du pays.

L’industrie donne mieux que des espérances ; les réalisations commencent et gardent un caractère national, malgré l’appel nécessaire aux capitaux étrangers.

Officiellement, la France est représentée avec beaucoup de distinction. En outre, quelques-uns de nos nationaux sont à la tête d’entreprises florissantes et l’ensemble de la colonie française se présente fort bien. Il n’est guère de pays étrangers où la langue française soit aussi couramment parlée, où notre littérature et nos arts soient appréciés avec autant de goût, où la pensée française soit aussi bien comprise.

Il reste à expliquer pourquoi le Chili est resté neutre pendant la guerre mondiale, et ici il faut faire appel à ceux de nos nationaux qui y sont restés pendant les hostilités parce que leur âge les éloignait des champs de bataille. D’abord, le Chili est reconnaissant à l’Allemagne de ses sympathies pendant la guerre du Pacifique de 1879-1883. M. de Bismarck aurait empêché une intervention des Etats européens, à laquelle les conviait les États-Unis du Nord, dont la politique étrangère était alors dirigée par M. Blaine. Faute d’une mission militaire française, l’armée chilienne avait été modernisée par des officiers allemands ; les officiers chiliens avaient été très bien reçus pendant leur stage dans l’armée allemande et des professeurs allant continuer leurs études en Allemagne y avaient trouvé de grandes facilités que le commerce et les banques rencontraient également dans leur activité spéciale. Des colonies allemandes s’étaient établies dans le Sud du Chili et y apportaient leur travail assidu et quelques capitaux. Enfin, la propagande allemande avait été admirablement organisée dès le temps de paix et elle garda beaucoup d’influence jusqu’à ce que la nôtre, plus lente, eût fait sentir ses premiers effets.

Mais il est inexact de dire que le Chili ait été absolument inféodé à l’Allemagne et qu’il reste encore sous cette emprise.

L’élite intellectuelle, écrivains, hommes politiques de valeur, artistes, y a toujours échappé avec tous les éléments d’une certaine culture. Aux jours les plus sombres, nombreux ont été les amis qui n’ont jamais désespéré de la France : la latinité n’est pas un vain mot. Mais la masse restait divisée et les intérêts matériels étaient en faveur de nos ennemis.

Si le Chili est resté neutre pendant la guerre, il s’est réjoui très sincèrement et sans arrière-pensée de notre victoire et il a pris mon passage comme une heureuse occasion de le témoigner. Il serait donc très mesquin de garder rancune à ce peuple fier, justement susceptible, plein d’avenir.

Nous voici dans les eaux de Coronel où, le 1er novembre 1914, cinq petits croiseurs anglais rencontrèrent un nombre égal de bâtiments allemands d’un armement très supérieur. Les marins du Jules Michelet ont pris les armes pour rendre hommage à l’héroïsme qu’ont déployé ici leurs camarades britanniques ; sur terre, le village, la colline, le ruisseau restent comme des témoins du combat ; souvent les croix funèbres se dressent, clairsemées ou denses selon l’acharnement de la lutte. — Rien de tel sur l’Océan. Le ciel et les nuages, identiques partout... Un officier lit un récit très simple de cet événement, et les deux escadres sont devant nous, évoquées soudain. L’amiral britannique attaque malgré la disproportion des forces, parce qu’il faut accrocher l’ennemi et l’empêcher de continuer ses déprédations. Il a raison.il a derrière lui toute la flotte anglaise, qui peut donner trois, dix bâtiments pour la destruction d’un allemand, et qui doit assurer la maîtrise de la mer pour la sécurité de toutes les communications de l’Entente.

Nous voyons la lutte inégale s’engager à la fin du jour et se poursuivre par une mer très forte, plus sensible aux navires anglais de petit tonnage dont le tir est mal assuré ; le Good Hope désemparé coule, son pavillon toujours hissé ; le Monmouth s’échoue, et les trois croiseurs anglais qui restent ne peuvent poursuivre cette lutte inégale. Le 8 décembre, l’amiral Sturdee vengera ce glorieux échec et détruira toute l’escadre allemande dans les eaux des Iles Falkland. La fanfare du Jules Michelet joue le God Save the King, l’équipage présente les armes et le pavillon français salue longuement. Il m’a semblé qu’il devait rester trace de cette leçon d’héroïsme donnée à nos matelots et la télégraphie sans fil en a transmis le compte rendu au ministre d’Angleterre à Santiago et au consul de Valparaiso, qui avaient tous deux montré une grande sympathie à la mission français


Nous sommes sur les mers les plus tumultueuses du monde, où les lames s’élèvent jusqu’à 22 mètres de hauteur. Mais le temps est relativement favorable. D’ailleurs, l’amiral a pris la décision de passer par les canaux latéraux, à travers les îles qui bordent la côte américaine du Pacifique Sud. Nous avons de bons pilotes ; l’amirauté chilienne a bien voulu nous prêter un

[3] capitaine de corvette qui connaît admirablement la navigation de ces parages. La route est fort bien balisée, par des repères très visibles de jour, mais elle n’est éclairée d’aucun feu, parce que les détours obligeraient à l’entretien de phares très nombreux, dont la dépense serait disproportionnée à leur utilité, les bâtiments qui fréquentent ces parages étant très rares. Les vents sont en effet très violents et soufflent souvent en rafale dans les corridors que forment les hautes falaises ; dans le dédale des îles, les courants sont aussi d’une violence inégale qui dépend de l’heure de la marée. Enfin, le chenal navigable est très étroit et, pour pouvoir gouverner contre vent et marée, il faut garder une certaine vitesse, manœuvrer vite et juste. La plupart des marins préfèrent donc passer au large.

Nous mouillerons trois nuits de suite, et nous ne perdrons pas un instant du spectacle magnifique que déroule devant nous cette véritable navigation de plaisance, qui est pour nos officiers un utile exercice, devenu très rare dans leur carrière. Ils vont en outre préciser les renseignements un peu trop généraux que notre marine possédait sur ces parages.

La forme des montagnes et le dessin de la côte varient sans cesse, mais restent toujours sévères. Nous sommes au commencement de septembre, donc à la fin de l’hiver dans l’hémisphère austral, où les saisons sont inversées ; la neige couvre les sommets de la chaîne côtière et se rapproche de la mer à mesure que nous progressons vers le Sud ; le premier jour, elle restait à 400 ou 500 mètres d’altitude ; le troisième, elle descend à 50 ou 60 mètres ; les arbres, touffus d’abord, deviennent de plus en plus rares ; il n’y a plus que des buissons, puis seulement de gros lichens vert sombre qui couvrent les rochers ; dans les fentes, ils font comme d’énormes éponges pleines d’eau. Des myriades d’oiseaux suivent notre sillage, surtout une sorte de mouette que les Anglais appellent le pigeon du Cap à cause de sa forme, et nos marins le damier, à cause des plumes de ses ailes alternativement noir et blanc. Ils poussent des coassements affreux, et se précipitent en masse sur le moindre brin de nourriture qui est sans conteste au premier arrivé : ils se disputent sans se battre. Ils suivent le Jules Michelet en faisant de grands cercles, sans effort, et je calcule qu’ils marchent trois et quatre fois plus vite que nous, 60 ou 80 kilomètres à l’heure. On les capture facilement, en laissant traîner à l’arrière une longue ficelle où leurs ailes se prennent. De grands albatros nous suivent de loin, par deux.

C’est une impression singulière que de naviguer ainsi au milieu des terres désertes, où la main de l’homme se révèle seulement par un rocher peint en blanc, une bouée, une petite tour vide. Pourtant, le deuxième jour, un canot d’écorce est venu vers nous, avec un homme et deux femmes vêtus de peaux de bête, et nous a rejoints au mouillage du Havre-Eden. Au milieu du canot fumait un petit brasero ; c’est cet usage d’emporter le foyer avec soi qui aurait fait donner à la contrée plus au Sud le nom de Terre de feu. Ces sauvages ont fait comprendre par signes qu’ils voudraient manger ; l’une des femmes avait dans le dos une large plaie que j’ai demandé au docteur de soigner. Elle s’est prêtée au traitement avec une indifférence animale. Ces pauvres gens vivent de leur pêche et d’herbes sauvages. Jamais je n’ai vu, même au centre de l’Afrique, l’humanité plus proche de la bête.

On nous rapporte des moules énormes ; celles de nos mers sont tout au plus grandes comme le petit doigt ; elles dépassent une coudée.

Mais, pour prendre le mouillage, notre croiseur doit virer trois fois à angle droit en quelques centaines de mètres, à grande vitesse, à cause du courant. Pour contempler cette belle manœuvre, tous les officiers sont sur les passerelles de commandement. Elle s’exécute avec une aisance remarquable. A côté de moi, un jeune enseigne laisse échapper : « Cette minute-là vaut la croisière ! »

Le troisième jour, nous mouillons à l’entrée du détroit ; le lendemain matin, en sortant des canaux étroits, nous sentons la grande houle du large, celle-là même qui, il y a quatre siècles, a annoncé à Magellan qu’il avait achevé de contourner le continent américain et venait de découvrir un nouvel Océan : la route des Indes par l’Ouest lui était ouverte, vainement cherchée par Colomb, dont la sublime erreur « avait découvert la façade d’un monde nouveau, alors qu’il croyait frapper à la porte de derrière du vieux monde. » Et Magellan versa ici des larmes de joie.

C’est seulement après trois mois de navigation qu’il trouva les îles Ladrones (les Mariannes), puis les Philippines où il fut tué dans une rencontre avec les indigènes ; une seule des cinq petites caravelles qu’il commandait revint en Espagne ; mais celle-là avait pour la première fois exécuté le tour du monde. Puisque Magellan avait doublé l’extrémité Sud du continent américain et atteint la mer libre, il avait résolu le problème : en cet instant mémorable, la forme de la terre, ses dimensions, ses continents et ses océans apparaissaient à l’homme pour la première fois.

Le détroit est plus large que les canaux latéraux ; les deux rives sont pareillement découpées, avec des montagnes assez élevées. Les îles de la côte ont des formes abruptes, jusqu’au milieu de la distance entre les deux Océans, que marque le cap Forward ; à partir de ce point, la côte devient sablonneuse et les hauteurs s’en éloignent.

Nous arrivons devant Punta Arenas vers dix heures du soir ; le temps est clair, les lumières de la ville et les feux des navires en rade illuminent une belle nuit.

Le 15 septembre au matin, après l’échange des visites officielles, nous parcourons la ville, qui est la plus australe du monde. Elle doit la rigueur de son climat à sa situation en flèche au milieu des mers tempétueuses de cet hémisphère ; un vent perpétuel, qui est généralement d’une grande violence, règne ici, avec des tempêtes accompagnées de fortes pluies, ou de bourrasques de neige. Aujourd’hui le soleil brille, le vent est très tolérable, et nous sommes dans une période exceptionnelle : « Nous n’avons que huit jours de beau temps par an, nous dit un habitant du pays, et vous en avez déjà pris cinq... » Le pire est que nous ne pouvons jamais les rendre.

Le pays vit de l’élevage, surtout celui du mouton, introduit il y a un demi-siècle et qui n’a fait que croître. Les installations frigorifiques sont bien comprises ; une flottille de vingt-cinq vapeurs, dont quinze au service d’une entreprise française, fait la navette entre ce port perdu et la côte américaine. Les courriers sont très irréguliers, car aucune ligne de navigation ne dessert ces parages. Pas de routes, pas de chemin de fer, pas encore de télégraphe ! L’invention de la T. S. F. rend ici les plus précieux services. Les 30 000 habitants vivent beaucoup sur eux-mêmes, et se sentent littéralement au bout du monde. La colonie française, très sympathique, est tout heureuse de voir un beau navire avec le pavillon tricolore. Je la reçois à bord.

La garnison se compose d’un bataillon que son chef me présente et fait défiler devant moi très correctement. J’accepte son invitation à déjeuner au mess des officiers. Il a fait un stage de deux ans dans l’armée allemande et nous communique des remarques intéressantes. La colonie française m’invite à dîner à l’hôtel et la soirée se termine par un bal au cercle français où nos jeunes officiers de marine remportent leurs succès habituels. Mais ils ne peuvent les poursuivre bien longtemps, car nous appareillons à onze heures et demie du soir.


L’ARGENTINE

Nous faisons escale à Mar del Plata, où nous allons prendre pied pour la première fois sur le sol argentin. Une entreprise française y construit un grand port en eau profonde qui pourra desservir d’abord des provinces où les produits agricoles donnent un fret important, puis abriter les navires du plus fort tonnage qui ne peuvent remonter le Rio de la Plata ; enfin des bassins seront spécialement aménagés pour la flotte de guerre, qui ne dispose en ce moment que du port militaire de Bahia Blanca, trop éloigné du centre de la République.

Mar del Plata n’était jusqu’à présent qu’une station balnéaire très fréquentée, et nous voyons les villas de plaisance parsemées dans ses environs, les casinos, les bains de mer ; il va devenir en même temps un grand entrepôt commercial, où s’embarqueront les viandes frigorifiées, les peaux, les laines et toutes les céréales. C’était déjà le Trouville de Buenos-Ayres, ce sera bientôt Le Havre et Cherbourg.

Après les visites d’usage, nous parcourons les travaux du port. D’abord les carrières d’où sortent les matériaux, puis la fabrication des blocs de 10 à 12 mètres cubes, en pierre et ciment, qu’un petit chemin de fer transporte à l’avancée de la digue. Des machines enlèvent délicatement ces masses de 30 à 40 tonnes et les précipitent dans la mer. Quand la chaussée a une élévation suffisante, les derniers blocs sont placés avec soin, jointifs, calés de façon à assurer la cohésion parfaite de l’ensemble. Ici la tâche est particulièrement difficile, car aucune île, aucun banc rocheux ne vient briser le premier choc des lames ; c’est l’Océan Atlantique qu’il faut dompter en l’affrontant. Mais l’entreprise est entre bonnes mains et marche à souhait ; c’est d’ailleurs la même qui dans ces parages a déjà construit le port de Montevideo.

Le directeur se loue de ses rapports avec le gouvernement argentin. Le contrat avait été rédigé suivant les prix d’avant-guerre, et nul ne pouvait prévoir la hausse générale des machines et de la main-d’œuvre : il était devenu inexécutable. Le gouvernement l’a parfaitement compris et a admis un juste relèvement des prix. Je suis heureux de m’asseoir à la table du directeur, au milieu de ses ingénieurs qui tous ont fait la guerre, et en visitant les ateliers, de serrer la main de quelques chefs ouvriers qui sont mes anciens soldats.

Notre après-midi est occupée par une visite aussi intéressante qu’instructive, celle d’une estancia. Le propriétaire de cet établissement agricole, M. Miguel Martinez de Hoz, nous emmène en automobile. Pour arriver à son domaine de Chapadmalal, nous roulons à travers des champs et des pâturages immenses ; nous avions bien l’idée des progrès que le machinisme et les engrais peuvent apporter à l’agriculture ; mais c’est l’élevage rationnel qui nous a frappés avant tout : nous faisons connaissance avec les premiers prix des concours anglais, les taureaux de Durham de pur sang inscrits au Herd book ; ces bêtes de grand luxe sont taillées carrément en larges plans, blocs cubiques de chair et de graisse supportés par des jambes fines et couronnés d’une tête également très fine, avec de petites cornes. Le propriétaire nous indique le prix de quelques-uns, 400 000 francs, 600 000 francs... Leur étable est un palais où tout brille ; un personnel de choix venu d’Angleterre avec ces seigneurs veille à leur alimentation et à leurs ébats. Leur descendance immédiate n’est point destinée à la boucherie, mais à la reproduction, et c’est seulement leurs petits-fils que nous mangerons.

C’est ainsi que, par croisement, sélection, alimentation rationnelle, se forme le troupeau argentin.

Les chevaux sont l’objet des mêmes soins. Voici les pur sang, vainqueurs du Derby d’Epsom ou du grand prix d’Auteuil. Leur pedigree remonte à 6 ou 8 générations et ils donneront naissance à d’autres vainqueurs. Mais voici aussi les étalons destinés à fournir des bêtes de labour et des chevaux de trait pour la carrosserie et les transports. Même confortable et même luxe dans les écuries que dans les étables et le haras est magnifique. Dans d’immenses paddocks que des rideaux d’arbres protègent contre le vent, les poulains et les juments s’ébattent joyeusement. Dans les explications de notre cicerone, dans les questions qu’il pose en anglais et en espagnol à tout le personnel que nous rencontrons, on sent le chef d’industrie en même temps que le propriétaire foncier. L’entreprise qu’il dirige personnellement exige de grands capitaux, maniés hardiment d’une main expérimentée. Elle constitue l’une des principales ressources de son pays, et son élevage scientifique et méthodique contribue à l’enrichissement général.

Le château est une habitation moderne très confortable, et les créneaux qui le couronnent n’excluent pas les larges baies et les portes hospitalières. De vieux meubles, des tableaux bien choisis ornent l’intérieur. Le jardin contient une très belle roseraie. Cour de tennis, terrain de polo, links de golf, beau parc bien dessiné l’entourent. En quelques tours de roue une auto mène à un pavillon au bord de la mer.

Au retour, je vais au club italien, où je suis invité à une réception en l’honneur de la fête nationale, qui commémore l’unité enfin reconquise le 20 septembre 1870. C’est pour moi l’occasion de rappeler que les deux divisions italiennes du général Albricci, franchissant l’Aisne, ont repris d’un bel élan le Chemin-des-Dames sous mes ordres il y a tout juste trois ans, et de leur payer mon tribut de reconnaissance. Ce glorieux souvenir, si proche dans le temps, si lointain dans l’espace, évoque la fraternité latine cimentée sur le champ de bataille, et il émeut cette assistance où, en un tel jour, tous les cœurs se tournaient vers la Mère Patrie. Au sortir du cercle, une foule d’Italiens m’accompagnent, mêlés aux Français et aux autorités argentines.

Nous regagnons le bord en pleine nuit, par une mer assez agitée. Le Jules Michelet, qui avait mouillé assez près de terre et à l’abri du môle en construction, a dû s’éloigner quelque peu. L’amiral ne croyait pas que le croiseur pût remonter le Rio de la Plata, et nous pensions gagner Buenos-Ayres en chemin de fer. Mais notre ministre voudrait bien montrer, dans la capitale où il représente la France, notre pavillon si bien porté et il insiste pour que nous restions à bord du Michelet. D’autre part, des experts en navigation nous affirment que les bâtiments calant 8 mètres comme le nôtre peuvent naviguer dans ce large fleuve. Nous voici donc en route, par un temps qui devient nettement mauvais.

Mon second, M. Dupeyrat, nous a quittés au Chili et il nous a rejoints à Mar del Plata par voie ferrée en visitant Mendoza et Buenos-Ayres. Il rapporte des renseignements consolants et intéressants sur les œuvres françaises qu’il a encouragées ; des entreprises viticoles prospèrent sous une direction française ; nos plants de vigne et nos méthodes de culture et de vinification donnent de très bons résultats. Ces vignes ne feront jamais concurrence à nos grands crus, car il leur manque le terroir, mais elles donnent dès maintenant de très bons vins ordinaires, et peut-être aussi quelque ’cru spécial se trouvera, avec son bouquet particulier.

Le gouvernement de Buenos-Ayres n’est pas encore très bien fixé sur la façon dont il convient d’accueillir ma mission. Je ne suis pas ambassadeur extraordinaire comme au Pérou, et je n’ai aucune lettre de créance ; le message de courtoisie et d’amitié que j’apporte au Gouvernement et au peuple argentin me donne pourtant un caractère diplomatique que le protocole cherche à définir... M. Dupeyrat est chargé de m’inviter à descendre au Jockey-Club et il m’explique que ce cercle compte environ 3 000 membres, dont tous les grands propriétaires qui font la fortune de l’Argentine par des entreprises dont je viens de constater l’importance à Chapadmalal.

A l’entrée du fleuve, la sonde nous donne moins de 8 mètres : la tempête qui souffle au large fait pression sur l’Océan et l’appel de cette surface immense amène dans l’estuaire une baisse légère. Sans doute, des bâtiments construits en conséquence pourraient affronter cette difficulté : les fonds vaseux cèdent à la pression et on chemine alors en y traçant son sillon. Les prises d’eau de la machine doivent en ce cas être placées assez haut pour éviter de s’envaser ; le Jules Michelet destiné uniquement à la haute mer, a ses prises d’eau très bas et ses chaudières s’encrasseraient immédiatement. Il nous faut donc mouiller et attendre qu’on vienne nous chercher.

C’est un petit vapeur, le Triton, qui arrive le premier. La Ligue maritime et coloniale française a ici une filiale très active qui l’a nolisé pour venir à notre rencontre ; recevant nos messages de T. S. F. qui signalaient notre désagréable situation, le Triton a poussé jusqu’ici. Nous transbordons par une mer très forte ; l’embarcation qui nous porte monte et descend de plusieurs mètres bord à bord avec le petit vapeur, et il faut profiter du moment favorable pour se jeter littéralement dans les bras de nos compatriotes enthousiasmés. C’est une forte rallonge à une promenade qui devait durer deux heures, et on manque de pain à bord : le Jules Michelet en fournira, et la soirée se termine par un joyeux pique-nique.


Le 24 septembre, au jour, je monte sur le pont et je vois les eaux limoneuses du Rio, ses rives lointaines et basses. Bientôt la forêt des mâts annonce le port, dont nous voyons les môles et les terre-pleins ; par derrière se dressent les hautes maisons de la capitale. De petits remorqueurs nous font accoster, et nous débarquons à sept heures du matin. A vrai dire, l’heure n’est pas propice aux manifestations populaires : une foule énorme nous a attendus toute la soirée d’hier et s’est dispersée à la nuit, déçue. Nous trouvons sur le quai le ministre de France, M. Clausse, avec le personnel de la légation et du consulat et les représentants du gouvernement argentin. Je suis heureux de retrouver Mgr Duprat, et mon aimable camarade de Lima, le général Carlos Martinez. M. Caballero, attaché au protocole, me demande d’être l’hôte de la République et il me conduit à l’hôtel Plaza, où des appartements nous ont été préparés.

A neuf heures, je vais à la cathédrale déposer une palme sur le tombeau de San Martin. Je dois mon premier salut de soldat français à ce héros dont la gloire illumine tout le continent latin. Il assura la liberté de sa patrie, franchit les Andes, délivra le Chili, et à Lima il porta le coup mortel à la domination espagnole dans l’Amérique méridionale. Revenu en triomphateur, il refusa de jeter dans les discordes civiles le poids de son épée victorieuse, et s’exila volontairement en 1822. En 1826, il revint, mais l’Argentine était toujours en proie aux mêmes luttes intestines et, sans même débarquer, il retourna en France où il mourut en 1850, alors que l’Argentine n’était sortie de l’anarchie que pour gémir sous la tyrannie de Rosas, qui dura vingt-cinq ans... Je m’entretiens de cette destinée avec l’abbé Franceschi, qui me fait visiter le monument sculpté par Carrier-Belleuse ; il a fait ses études scolastiques à Saint-Sulpice et parle le français avec toutes ses nuances.

Je me rends ensuite au Collège militaire où m’attend le ministre de la Guerre, le docteur Moreno. Nous passons lentement en automobile devant le front des trois divisions, infanterie, artillerie, cavalerie, — c’est la seule revue que j’aie jamais passée en cet équipage, — qui défilent ensuite devant nous ; la tenue est très brillante et le défilé très correct. C’est la tenue allemande des cadets qui se présentent au « parade schritt, » le pas de l’oie ; les instructeurs allemands ont sévi dans presque tous les Etats de l’Amérique du Sud et y ont imprimé leur marque, qui heureusement ne paraît pas indélébile [4].

Le ministre de la Guerre me demande de parler de la Grande Guerre aux élèves-officiers, et je m’exécute sans façon. Je raconte rapidement la première victoire de la Marne, que la propagande de nos ennemis avait présentée comme un repli voulu, et que je résume simplement d’après les publications allemandes. Le ministre de la Guerre nous invite à déjeuner au Collège militaire, puis je rends visite au ministre des Affaires étrangères, M. Pueyrredon ; au palais du Congrès, le bureau des deux Chambres reçoit la mission française ; nous visitons ensuite la municipalité.

A la légation de France, je prends contact avec les nombreuses organisations de la colonie française, qui groupent 35 000 de nos concitoyens : certaines de nos préfectures comptent moins d’habitants. Je suis très touché de voir que la colonie belge s’est jointe à nos nationaux. Puis nous nous rendons au Cercle de la Presse. Buenos-Ayres possède deux grands journaux conçus sur le modèle des quotidiens américains, qui comprennent de 16 à 32 pages et parfois davantage, la Prensa et la Nacion. Ils publient très souvent des articles dus à la plume de hautes personnalités françaises et possèdent d’importants bureaux à Paris et des correspondants dans le monde entier ; les Français disposent d’un excellent organe, le Courrier de la Plata, qui est dans sa cinquante-septième année, et toutes les colonies étrangères ont leur journal. En outre, plusieurs feuilles des États-Unis du Nord ont ici un correspondant. Quatre cents journaux s’impriment dans la République Argentine.

C’est dire l’importance de la presse dans cette capitale qui compte plus d’un million et demi d’habitants. Le Docteur Tito L. Arata, président du cercle, me porte un toast si élogieux que j’en renvoie les hommages à mon pays, et j’explique notre situation d’après guerre, l’œuvre des réparations, la politique essentiellement pacifique de la France, et la nécessité pour elle d’exiger cependant l’exécution du traité. — J’avais terminé quand je me suis souvenu d’une brochure de propagande allemande sur la « honte noire, » et j’ai revendiqué hautement ma part de responsabilité dans l’emploi des contingents coloniaux dans la guerre européenne. Les maladroites calomnies de ce factum font peu d’impression en pays latin où le préjugé des races n’obscurcit pas le bon sens, mais elles sont si largement répandues que je me suis cru obligé d’en parler. Il m’a semblé que mon auditoire me suivait parfaitement.

Le dîner du soir nous a ramenés à l’hôtel Plaza où le ministre de France réunissait en notre honneur la plupart des ministres argentins, le bureau des deux Chambres, le nonce apostolique, l’ambassadeur d’Espagne, les représentants des puissances alliées ou amies et un certain nombre de notabilités. La table était dressée autour d’une grande ellipse où se dessinait un vrai parc ; trois grands échassiers y promenaient leur stupeur ennuyée : nous n’avions jamais vu surtout de table d’une telle dimension. — M. Roger Clausse insista sur les liens qui unissaient le peuple argentin au peuple français et rappela qu’à deux reprises la représentation nationale les avait affirmés en choisissant à l’unanimité le 14 juillet comme fête de la République et en votant, à la presque unanimité, l’entrée de l’Argentine dans la guerre.

J’ai revu Mgr Duprat, ambassadeur de la République Argentine pour les fêtes du centenaire à Lima, et j’ai retrouvé M. Roume, ancien gouverneur général de l’Afrique occidentale française, où il jouait, il y a quinze ans, un rôle capital d’organisateur, pendant que j’y étais chef d’Etat-Major.

Je me retirais après ce dîner splendide, quand une porte s’ouvrit devant moi, sur un escalier de quelques marches, et je vis une grande salle de bal où tournoyaient de nombreux couples : c’était une société anglaise qui se divertissait. Quelques gentlemen insistèrent pour me faire traverser leur salle ; ils y mirent tant de bonne grâce que je dus leur obéir, suivi de mes compagnons. L’orchestre joua la Marseillaise, et nous fûmes l’objet d’une manifestation toute spontanée, très chaleureuse, telle qu’en savent faire les Anglais, quand ils veulent se montrer démonstratifs.

Le lendemain dimanche nous amène dans la chapelle du Collège de la Salle, où Mgr Duprat célèbre la messe. C’était l’un des foyers du patriotisme français, d’où ne cessèrent de s’élever les prières et les vœux les plus ardents pour la victoire. Puis je vais à l’hôpital français poser la première pierre d’un monument élevé aux morts de la guerre, français et argentins ; je salue le monument de l’Alsace-Lorraine, où chaque 14 juillet la colonie française venait se réunir pour prendre conscience des revendications nationales. Je dois remettre aux familles les décorations accordées à titre posthume, croix de la Légion d’honneur, médailles militaires, croix de guerre ; les veuves, les mères, les orphelins s’avancent pour recevoir cet héritage d’honneur et ce geste est profondément émouvant.

La colonie française se réunit dans un banquet populaire d’un millier de couverts, qui me donne l’occasion de lui apporter le salut et les encouragements de la mère patrie, de dire une fois de plus le relèvement consolant de la grande blessée, sa sagesse, et sa modération dans la victoire, ses forces retrouvées, augmentées par le retour des provinces perdues et par l’annexion militaire de ses colonies, qui en font une nation de cent millions d’âmes.

Nous constatons aux courses de Palermo l’enthousiasme de la foule qui nous acclame ; à l’Union des Combattants, je remercie les braves qui ont passé les mers pour aller au secours de la patrie lointaine ; la Légation de France, toute nouvelle, décorée avec un goût parfait, nous accueille en même temps que l’élite du monde argentin.

Le banquet du Jockey-Club est l’occasion d’une manifestation des plus significatives. Nous y retrouvons les membres du Parlement et du gouvernement, les Ministres étrangers, l’armée, la marine, toutes les personnalités marquantes dans la société ; M. Ezequiel Ramos Mexia m’adresse en français un discours de la plus haute éloquence. Bien- que l’Argentine ne se soit pas trouvée dans la bataille aux côtés de la France, « elle a toujours été et restera dans l’avenir sa fille spirituelle la plus dévouée. »

« Ce n’est que l’effet de la gratitude consciente chez les esprits cultivés, réflexe chez tous ceux qui, pendant plusieurs générations, ont subi sans s’en douter les effets moraux et matériels de ses enseignements et de sa civilisation. Il n’est pas un seul parmi nous autour de cette table qui ne soit un enfant de l’esprit français, formé à son image par ses livres, qui nous ont initiés aux secrets de la science, de l’histoire et de la poésie depuis les premiers temps de notre jeunesse. Pour tous ceux qui vous entourent, votre belle langue est familière, et ils ont tous connu les enchantements de la vie intellectuelle dans ce paradis terrestre qu’on nomme la Ville Lumière. »

L’orateur voit la France donner l’exemple de la modération et de la sagesse dans un monde profondément troublé et menacé des plus graves convulsions ; il ne doute pas de ses résolutions pacifiques et la félicite d’avoir envoyé comme messager aux démocraties américaines un soldat de la Grande Guerre, un rameau d’olivier à la main.

Nous quittons le Jockey Club après minuit pour nous rendre au bal donné en notre honneur par Mme Carlos Madariaga, dans un salon où s’étaient constamment avivées pendant toute la guerre d’ardentes sympathies pour la cause française.

Le lendemain 26, nous visitons les œuvres françaises, les mutualistes, l’Alliance Française, le comité France-Amérique et les sociétés d’anciens combattants. Au collège Lacordaire, le père Sisson me présente le tableau d’honneur où s’inscrivent les noms des élèves morts pour la Patrie, et j’y voudrais bien suspendre la croix de guerre. Après le déjeuner offert par la Ligue maritime française, présidée par M. Nicole, je me rends officiellement à l’audience du président de la République. Nous partons de la Légation de France, en grande tenue, landaus découverts, escortés par un demi-escadron des célèbres grenadiers à cheval. C’est l’occasion d’une manifestation imposante. Sur tout le parcours, les maisons sont pavoisées aux couleurs françaises et argentines, mêlées à quelques drapeaux des Alliés ; des fleurs pleuvent de tous les balcons ; une foule compacte se presse dans les rues et sur les places, acclamant la France et ses envoyés. Devant le palais du gouvernement, un régiment d’infanterie est en bataille ; sa musique joue la Marseillaise et je salue son drapeau.

C’est sur cette place que, le 23 mai 1810, devant la municipalité, la population réunie en conseil ouvert à ses magistrats municipaux (cabildo aperto) proclama la déchéance du vice-roi espagnol et acclama un gouvernement autonome : c’était la révolution qui devait, six ans plus tard, amener l’indépendance. Ici, depuis quatre générations, s’est déroulée l’histoire de l’Argentine. Ici le Français Jacques de Liniers, au service de l’Espagne, fit capituler en août 1807 le corps expéditionnaire anglais qui s’était emparé de Buenos-Ayres. Tous les épisodes des longues luttes entre unitaires et fédéralistes sont venus se terminer ici. Car voici le Cabildo (l’hôtel de ville), aujourd’hui cour suprême, la cathédrale et« la maison rose, » qui abrite la Présidence de la République et les principaux ministères.

La grande place, cadre magnifique d’une manifestation populaire qui la remplit et qui déborde dans les avenues, les rues adjacentes, les balcons, les terrasses des maisons et du palais : c’est très beau et très émouvant.

Nous entrons dans le grand salon, où bientôt le Président Irigoyen et le ministre des Affaires étrangères Pueyrredon nous rejoignent. Après les présentations et les compliments de bienvenue, le Président me conduit dans un autre salon avec M. Pueyrredon, le ministre de France M. Clausse, et M. Dupeyrat. La conversation prend un tour très cordial, mais sans dépasser les limites d’une extrême courtoisie. Au retour, il semble que la foule ait encore augmenté, que ses rangs soient encore plus denses et ses acclamations plus nourries.

Nous retournons à la Légation de France, où Mme Clausse reçoit en notre honneur les notabilités argentines et françaises avec sa bonne grâce habituelle. Puis au collège des Maronites, les diverses colonies libanaises se sont groupées pour nous accueillir ; je reçois l’assurance d’un dévouement héréditaire et d’une profonde reconnaissance pour la France. J’y réponds en affirmant les sentiments d’affection désintéressée de notre pays pour le Grand Liban. Le général Gouraud guide et protège les premiers pas de ses peuples sur les routes de la Liberté : tous les nationaux libanais trouveront à l’étranger le concours dévoué de nos représentants, au même titre que nos nationaux ; le Gouvernement français m’a prescrit de leur donner cette formelle certitude.

Une visite s’imposait au « Club des Armes, » cercle plus fermé que le Jockey, dont la sympathie pour la cause des Alliés ne s’est pas démentie un seul instant. Puis la soirée s’achève au club français, où nous attend une fête brillante, qui commence par une formidable ovation ; j’ai soin d’écourter ma réponse au beau discours du président, M. Émile Lermond, car il ne faut jamais retarder le moment des ébats chorégraphiques..

Les deux jours suivants ont été employés surtout à visiter les œuvres françaises d’enseignement et d’assistance. Je retrouve chez nos religieux et nos religieuses le même dévouement, le même zèle, le même amour de la France. Le cercle belge nous accueille avec une cordialité touchante. Le colonel Alfredo de Urquiza, de l’armée argentine, nous reçoit dans son beau domaine d’Olivos ; c’est un ancien élève de Saint-Cyr et son père, le général de Urquiza, abattit la tyrannie de Rosas et reste surnommé l’organisateur de la République. Comme chef de guerre, Président de la République, ou gouverneur de sa province d’Entre-Rios, il ne cessa de jouer un rôle considérable et toujours bienfaisant depuis 1852 jusqu’en 1870 où il fut assassiné par un aventurier politique.

Sur des instances réitérées, j’ai donné au Jockey Club une conférence sur la bataille de Verdun ; je devais parler sur Napoléon, à l’occasion du centenaire, mais c’est la Grande Guerre qui attire avant tout l’attention, et le nom de Verdun est celui qui s’impose le plus à l’imagination, sans doute parce qu’il symbolise à la fois la résistance française et son rebondissement. Le Kaiser, par ses communiqués outrecuidants de février 1916, a donné aux actions de Douaumont et de Louvemont un retentissement qui se prolonge encore.

Le ministre des Affaires étrangères nous a donné officiellement à dîner au nom du Président de la République, qui ne reçoit pas, et en l’absence du Jules Michelet j’ai pu recevoir le monde argentin et la colonie française à bord d’un paquebot de la Compagnie Sud-Amérique. C’est M. Nicole, directeur des compagnies françaises de navigation, qui m’a permis de réunir 250 invités dans une belle fête ; M. Nicole est d’un précieux secours pour le ministre de France : il est président de la Chambre de commerce et de la Ligue maritime et coloniale, et il se trouve à la tête de toutes les organisations françaises dont il sait coordonner les efforts. Son activité méthodique et son intelligence très ouverte en font un directeur de première valeur, et il faut féliciter les compagnies de navigation françaises d’avoir su se réunir et le choisir comme représentant unique.


Le Président de la République m’a rendu ma visite à l’hôtel Plaza où j’étais son hôte. Cette démarche, qui contrevient aux règles protocolaires, a été très remarquée. Les paroles qu’il a prononcées à cette occasion étaient encore plus significatives que la visite elle-même : « Je suis aujourd’hui l’interprète du peuple argentin, me dit-il en substance ; vous avez pu voir il y a trois jours l’expression de son ardente admiration et de son affection pour votre pays, qu’il était heureux d’avoir l’occasion de témoigner en vous acclamant personnellement ; mais je vous apporte aussi le témoignage de mes sentiments personnels, et je suis d’accord avec mon parti politique tout entier. » Son interprète était le ministre des Affaires étrangères Pueyrredon, le même qui avait quitté la Conférence de Genève parce que la Société des Nations se refusait à admettre l’Allemagne parmi ses membres ; M. Clausse, qui parle le castillan, constatait avec une agréable surprise sa traduction fidèle des sentiments exprimés par le président Irigoyen, qui avait opposé le veto présidentiel aux manifestations du congrès en faveur de la France et à la rupture des relations diplomatiques avec l’Allemagne. Et pourtant notre ennemi était alors représenté ici par ce Luxbourg, qui, à propos de la guerre sous-marine, recommandait de « couler sans laisser de traces » les navires portant forcément des nationaux argentins, et qui couvrait le même président et le même ministre de sarcasmes germaniques dont la grossièreté fait hésiter ma plume...

Il y a aujourd’hui dans la politique argentine un facteur de sentiment dont l’importance croît avec la volonté des peuples de se gouverner eux-mêmes. Les plus raisonnables obéissent beaucoup plus au sentiment qu’à l’intérêt immédiat, et il n’est pas certain qu’ils aient tort, car l’intérêt immédiat n’est souvent qu’une apparence et il reste en tout cas passager, au lieu que les affinités de culture et de race et les liens héréditaires nés de l’échange d’anciens services rendus, créent entre peuples bien nés le sentiment d’amitié et de reconnaissance qui reste permanent. Et il y a chez les peuples ayant pris conscience de leur existence l’instinct de conservation qui se développe dans la masse. Tous ces mobiles échappent parfois aux gouvernants auxquels il arrive de s’égarer dans le domaine de la spéculation pure.

Buenos-Ayres a pris dans la République une importance que les provinces ne cherchent plus à lui disputer ; grâce aux voies ferrées et à la navigation à vapeur, elle centralise la plus grande partie des échanges et des affaires dont l’importance ne cesse de croître. Les services qu’elle rend à la nation lui ont fait pardonner l’importance qu’elle garde. L’Argentine est fière d’avoir pour capitale la seconde ville latine, qui vient immédiatement après Paris avec un million et demi d’habitants ; c’est une ville cosmopolite, avec 300.000 Italiens, 120.000 Espagnols, 30.000 Français, mais qui reste surtout latine ; bien que les étrangers s’y nationalisent très vite, ils gardent en devenant Argentins des liens de sentiment avec leur patrie d’origine, et cette capitale sent vite et fort, je viens de le constater. On peut penser que ce sentiment de la population a réagi sur le gouvernement qui l’a partagé sans réserve et très sincèrement, je le pense.

La constitution de 1852 qui régit l’Argentine a été calquée sur celle des États-Unis, et le président a les mêmes pouvoirs à Buenos-Ayres qu’à Washington. Il nomme les ministres ; il est vrai qu’à Buenos-Ayres les Chambres ont le droit de les convoquer et de leur demander des explications, ce qu’elles ne peuvent faire à Washington ; mais s’il y a un différend, on ne peut que le constater, et le président peut passer outre à la volonté du Parlement ; c’est ce qui s’est produit à propos de la guerre mondiale. Il eût fallu une révolution pour que l’Argentine entrât dans la guerre.

A vrai dire, cette constitution est discutée par les hommes politiques et les jurisconsultes argentins. Le fédéralisme donne à tous les États un appareil gouvernemental très lourd et très coûteux pour certains d’entre eux : un gouverneur, deux Chambres, pour moins de 100 000 habitants ; le droit de légiférer sur beaucoup de questions d’intérêt général créerait vraisemblablement de grands désordres, s’il n’y avait avec la Constitution quelques accommodements, qui rétablissent l’action du pouvoir central en cas d’abus locaux. Et puis le pays se peuple si vite, il est si riche, il a tant d’avenir, qu’on peut lui faire crédit.

L’agriculture et l’élevage sont ses seules richesses visibles, et se développent sans cesse. Les terrains irrigués augmentent par le travail constant ; les cultures et les pâturages se développent à proportion. Mais il reste les mines, la force latente des torrents descendant des Andes ; l’exploration de la montagne commence seulement et donne déjà des résultats très encourageants.

En somme, l’Argentine, grande comme les deux tiers des Etats-Unis, peuplée de 7 millions et demi d’habitants, n’a mis en valeur que le huitième de son sol. L’un de ses grands hommes, Sarmiento, a dit : « Gouverner, c’est peupler, » et elle peuple. Sa population double tous les vingt ans, et si cette progression continue, on peut prévoir que ses habitants seront cent millions vers la fin de ce siècle. C’est une nation latine, avec certaines qualités pratiques des Anglo-Saxons, donc un caractère très nettement personnel, qu’accentue encore un patriotisme ardent. Son jeune peuple évolue très rapidement, et se sent attiré vers la France. La forme de civilisation qu’elle représente lui apparaît comme supérieure à toutes les autres.

Telles sont les pensées que nous remuons, tandis qu’à bord d’une canonnière argentine nous glissons sur les flots limoneux vers Montevideo.


Général MANGIN.

  1. Copyright by général Mangin, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er octobre, 1er décembre 1922, 15 janvier, 1er février et 15 avril 1923.
  3. A mon retour à Paris, j’ai reçu la lettre suivante de lord Harding of Penshurst, ambassadeur d’Angleterre à Paris.
    Mon général,
    Au cours de votre récent voyage en Amérique du Sud, vous avez trouvé plusieurs fois l’occasion de prononcer des paroles nobles et généreuses à l’égard de mon pays. Vous ne vous êtes pas restreint à rappeler à ces pays lointains le souvenir héroïque de la France ; vous avez tenu à y associer celui de son ami et allié.
    Mon Gouvernement m’a prié d’être son interprète auprès de vous pour vous exprimer la satisfaction qu’il a éprouvée en apprenant ces généreux tributs. La nouvelle que vous avez commémoré par une prise d’armes la bataille navale de Coronel lui a causé une profonde émotion, et je suis chargé de vous adresser ses vifs remerciements de ce geste gracieux, auquel il a été particulièrement sensible.
    Tout en m’acquittant de cet agréable devoir, je m’empresse de vous offrir mes félicitations les plus cordiales sur le succès éclatant de votre mission.
    Je vous prie d’agréer, mon général, l’expression de ma haute considération.
    Signé : HARDING OF PENSHURST.
  4. Les uniformes prussiens et le pas de parade ont été peu après supprimés dans l’armée argentine.