Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 532-549).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

V [2]
À TRAVERS LES ANDES — LIMA — ARÉQUIPA

8 août. — Le président Leguia m’a invité à visiter l’intérieur du Pérou, et la Compagnie qui exploite les chemins de fer construits par l’Etat péruvien et continués par elle a mis à la disposition de l’ambassade française un train spécial très confortable, qui va nous conduire à l’extrémité Est de la voie ferrée la plus élevée du monde. Nous franchirons ainsi les sommets glacés et déserts de la Cordillère occidentale, puis nous traverserons en automobile la Cordillère orientale pour descendre dans le bassin de l’Amazone, où nous retrouverons la zone tropicale. Après une excursion entre les deux Cordillères dans le plateau peuplé de la Sierra, nous rentrerons à Lima par le même itinéraire, et notre voyage est calculé de façon à voir beaucoup de pays dans le moins de temps possible, revenant de nuit à travers le paysage que nous aurons vu de jour à l’aller, ou inversement.

Nous voici en route à six heures trente du matin ; la voie suit la vallée du Rimac, et traverse d’abord les plantations de canne à sucre et de coton, avec des vergers d’oliviers et d’arbres fruitiers et des allées de peupliers et d’eucalyptus comme dans toute la partie irriguée de la Costa ; mais la vallée s’encaisse et le paysage devient bientôt assez sévère, car la ligne de verdure se réduit aux bords immédiats de la rivière. Mais nous nous élevons au-dessus de la zone nuageuse ; un clair soleil réjouit l’oasis de Chosica, lieu de plaisance où les Liméens viennent cherchera 800 mètres d’altitude une température plus fraîche, un air plus léger et plus pur à deux heures de la capitale, de bons hôtels et de plaisantes villas leur permettant de bénéficier d’un climat plus tonique que celui de la côte. Mais la voie s’enfonce bientôt dans des tranchées profondes, à travers des rochers abrupts. Par instants, elle grimpe sur le flanc de la montagne, franchit sur des ponts hardis les profonds ravins, perce en tunnel les arêtes rocheuses. Nous sommes bientôt en pleine Sierra, et les taches de verdure, toujours limitées aux bas-fonds, deviennent de plus en plus rares ; le soleil a donné aux rochers une patine d’un brun mat ; sur les pentes raides, une maigre végétation étend par places sa teinte fauve ; le paysage, de sévère, devient sauvage. L’horizon s’élargit ; dans l’atmosphère limpide, les contours fermes et nets se dessinent à perte de vue. Le spectacle prend une véritable grandeur.

A plusieurs reprises, la voie ferrée vient buter contre la paroi verticale d’une muraille absolument infranchissable : elle s’arrête brusquement sur une étroite plate-forme, et le train stoppe. La locomotive, qui l’a traîné en tête, le pousse alors en queue dans le sens opposé, sur une voie qui fait avec la première un angle très aigu et qui, par une pente régulière, le conduit sur une autre plate-forme où s’exécute la même manœuvre qui remet en tête la locomotive. On établit autant de terrasses qu’il est nécessaire pour gagner un terrain où cessent les zigzags et où le tracé peut se développer de nouveau en courbe, Au-dessus du village de San-Bartholomé, quatre terre-pleins s’étagent ainsi et paraissent accrochés sur une paroi verticale, J’ai entendu qualifier de rudimentaire et même de barbare ce procédé ingénieux et simple, qui nécessite évidemment un aiguillage à chaque terrasse, mais le tracé en lacets me paraît s’imposer ici absolument et je ne connais pas de meilleure solution à ce difficile problème.

Les pentes opposées de la vallée sont striées d’innombrables terrasses qui y tracent comme des courbes de niveau. Ce sont les Andenes des anciens Incas, dont les murs en ruines, élevés pour retenir les terres, indiquent la densité de la population et ses connaissances agronomiques. Ainsi toute cette région était cultivée et irriguée artificiellement avant la conquête espagnole. Les bas-fonds étaient alors insuffisants pour nourrir les habitants du pays, qui devaient bâtir leurs champs aux flancs escarpés des montagnes, les fertiliser par le guano dont ils connaissaient les propriétés, puis y conduire des canaux pour les arroser. A la fin du XVIIIe siècle, la population du Pérou était réduite à 2 millions et demi d’habitants ; elle dépasse aujourd’hui 7 millions, mais on estime sans invraisemblance qu’elle était de 8 millions environ à l’arrivée de Pizarre. Les patients travaux des Incas ne sont pas restés inutiles partout ; sur certains points, des entreprises agricoles ont retrouvé les sources, réparé les canaux et les murs de soutènement et remis les terrasses en culture ; et la terre a rendu alors plus qu’on ne l’espérait, et ces excellents résultats sont très encourageants.

La voie passe sur le pont hardi de Las Verraguas, qui doit son nom à une affection spéciale à certaines contrées du Pérou et qu’on attribue à l’eau de boisson : le corps se couvre de verrues qui prennent d’énormes dimensions, de coloration violacée et d’une nature putride, qui amène souvent la mort ; environ 3 000 ouvriers qui travaillaient là ont été atteints. Le pont domine de 80 mètres un ravin verdoyant. Plus loin, nous franchissons le pont de l’infiernello (petit enfer) qui réunit deux tunnels par-dessus une crevasse à pic, d’une horreur sinistre.

Mais nous continuons notre ascension. Au début, on respire plus facilement dans l’air plus léger, et c’est une sensation de bien-être ; mais, l’oxygène s’y faisant plus rare, la respiration et le battement du cœur s’accélèrent. Le médecin de la mission militaire française, qui nous accompagne, nous conseille d’éviter tout effort et même de rester étendus, si nous éprouvons un malaise, en attendant que nous soyons habitués à ce nouveau milieu. Toutefois, nous voici à table, avec un appétit variable selon chaque tempérament. Mon jeune officier d’ordonnance pâlit à vue d’œil et n’entend plus les plaisanteries sur la sensibilité de son cœur... Il s’évanouit et nous l’étendons sur un lit. Le ballon d’oxygène le ranime, mais voici une nouvelle syncope, complète cette fois. Heureusement, le train arrive à Casapalca, station bien installée (140 kilomètres de Lima, altitude de 4 170 mètres) qui possède un médecin ; il est à peu près solide quand nous le remettons entre les mains compétentes, mais devra redescendre à Lima le soir même. Tel est le « Sorrotché, » le mal des montagnes, dont les habitants du pays ne sont pas exempts ; aussi franchissent-ils d’ordinaire la Cordillère en deux ou trois étapes, afin de s’acclimater progressivement, et nous avons eu tort de ne pas les imiter.


Nous sommes dans le bassin de l’Amazone, sur le versant de l’Atlantique, dans la Puna, la zone déserte et désolée que dominent les neiges éternelles, et toute trace de végétation a disparu. Maintenant nous voici dans le tunnel de la Galera, de 2 kilomètres 400 de longueur, au point culminant de la ligne ferrée : 4 775 mètres d’altitude ; c’est presque la hauteur du Mont Blanc (4 810 m). A la sortie du tunnel, une station me permet de descendre pour mieux contempler l’étrange paysage. Le ciel s’est voilé, la température a fraîchi. L’eau de fusion qui descend des glaciers a formé quelques étangs ; des troupeaux de lamas s’y abreuvent ou pâturent sur leur bord une herbe rare.

Nous descendons à la station de la Oroya, à 225 kilomètres, par 3 712 mètres d’altitude.

Ce chemin de fer transandin, qui représente un magnifique effort, a été construit par l’ingénieur américain Meiggs, pour le compte de l’État péruvien. Commencé en 1870, il a été interrompu de 1876 à 1888 par le manque de crédits, et il a coûté un million le kilomètre.

Une double bifurcation de la voie ferrée, qui se prolonge à la fois vers le Nord jusqu’à Cerro de Pasco et vers le Sud jusqu’à Huancayo, des usines, des mines donnent beaucoup de mouvement à ce centre de la Oroya où l’on retrouve quelques arbres. Le préfet péruvien de Cerro de Pasco nous y attend ; il nous présente le sous-préfet et l’alcade de la Oroya, tous deux Américains du Nord ; le préfet voudrait nous conduire dans le chef-lieu de son département, où nous trouverions une ville très prospère dont le développement récent est d’un très grand intérêt. Toutes les entreprises minières sont entre les mains américaines de la Cerro de Pasco Mining Company, et la découverte de gisements houillers, en permettant de traiter les métaux sur place, vient de donner une vaste extension à ses opérations, extrêmement productives en cuivre et en argent.

Plusieurs milliers de puits sont forés dans la ville même, à 4 300 mètres d’altitude ; quelques villages des Andes sont plus haut perchés, mais, avec ses 30 000 habitants, Cerro de Pasco est certainement la ville la plus élevée du monde. En outre, toute la région est intéressante : c’est un nœud de montagnes où se réunissent les trois Cordillères venant du Nord et d’où partent deux Cordillères vers le Sud. Le Maranon, branche principale de l’Amazone, sort du petit lac de Lauricocha, situé non loin de là ; enfin nous passerions par Junin, champ de bataille où s’est décidée l’indépendance... Mais il faut choisir à temps et, ne pouvant tout voir, nous nous sommes décidés pour la descente dans le bassin de l’Amazone. Je m’en excuse auprès des ingénieurs américains qui me font à leur cercle un accueil des plus chaleureux, et qui joignent leurs instances à celles du préfet, et nous partons en automobile découvert pour Tarma.

Le soleil est près de se coucher quand nous quittons la Oroya et nous montre les pics neigeux, les contre-pentes dénudées et une route bien tracée dans un pays où l’on ne voit aucune trace de culture. La nuit est complète quand nous traversons la Cordillère occidentale. Tarma se révèle par ses feux Des porteurs de torches et une musique nous attendent aux portes de la ville et un cortège se forme aussitôt ; les maisons sont illuminées ; des feux de bengale éclairent les places publiques ; de tous les balcons pleuvent des fleurs. Dans les acclamations de la foule compacte, revient sans cesse le nom de Verdun ; nous arrivons à l’Hôtel de Ville où les autorités municipales me haranguent, et toujours reviennent les sentiments d’admiration et de reconnaissance pour la France émancipatrice, qui vient de sauver la liberté du monde.

Comment n’être pas touché de trouver sur le sommet des Andes de tels accents, et une pareille connaissance de la dernière guerre, dont les événements sont au moins aussi connus et aussi bien compris qu’en France ? J’essaie d’exprimer brièvement l’émotion que j’éprouve, et la conversation générale s’engage.

A onze heures du soir, un grand banquet nous réunit à tous les notables de la contrée. Assez de Péruviens parlent français pour que tous puissent s’exprimer en trouvant des interprètes, et rien n’est plus utile que ces réceptions où la glace officielle se fond rapidement.

Tarma n’est qu’à 3 000 mètres d’altitude et c’est un lieu de repos et de plaisance pour les résidents des centres plus élevés qui y échappent au « sorrotché. » Une jolie rivière y arrose des plantations d’eucalyptus et de peupliers ; de belles cultures l’entourent ; la ville est assez bien bâtie et en entrant dans quelques magasins, je constate un commerce intéressant de fourrures et d’objets en cuir curieusement travaillés, particulièrement les harnais et la sellerie. Avant de quitter Tarma, je vais visiter l’hôpital où deux sœurs françaises, — nos seules compatriotes dans toute la région, — soignent les malades. Elles sont très émues de voir un ambassadeur de leur pays ; mais j’ai l’imprudence de féliciter l’une d’elles d’habiter une contrée aussi belle : « Comment ! vous venez de France et vous pouvez trouver qu’un autre pays est beau ! »

Mais les automobiles nous attendent et nous emportent sur une bonne route, le long d’une verdoyante rivière. Après quelques kilomètres en terrain plan, nous descendons rapidement et la rivière plus vite que nous : devenue torrent, elle serpente au fond des gorges abruptes, elle rugit dans des chutes écumantes, pendant que notre route la surplombe et se suspend hardiment à flanc de rochers où le passage a dû être souvent ouvert à la dynamite. Il a même fallu pratiquer quelques tunnels. Cette route si hardie et si bien tracée, par un officier péruvien, était destinée uniquement aux caravanes de mulets, d’ânes, de chevaux, de lamas, que nous croisons très nombreuses dès le milieu de la matinée ; elles apportent les produits de la montagne, zone frontière des tropiques ; les fruits, bananes, oranges, palcas (que nous appelons avocats), cocas... et les produits de la canne à sucre, mélasses et surtout rhum ou tafia en petits barils : « Voilà le poison de l’Indien, me dit le préfet qui m’accompagne ; les ravages en sont effrayants. » Je suggère qu’en un terrain si difficile des droits de péage pourraient être établis pour le développement et l’entretien des routes ; ils seraient infimes pour les denrées saines et très lourds sur l’alcool.

Je fais connaissance avec le lama, sorte de dromadaire en réduction, avec les qualités qui rendent si précieux « le vaisseau du désert ; » il est sobre, car il se nourrit des herbes qu’il rencontre ou du pâturage à l’arrivée, marche lentement, mais régulièrement, dans tous les terrains, et ne réclame aucuns soins particuliers, sauf quelques aimables attentions auxquelles il est très sensible ; un port de tête relevé et une lippe inférieure très prononcée lui donnent un air avantageux qu’il partage avec le chameau et qui lui nuit dans l’esprit des étrangers, mais il a de si beaux yeux, doux et humides, que cette mauvaise impression ne dure pas. Les conducteurs, — les Arriéros, — l’aiment beaucoup, et le lama de tête, dans chaque caravane, a les oreilles percées pour pouvoir s’orner de houppettes multicolores. Le mulet, plus rapide, fait de plus longues étapes, et porte une plus lourde charge, mais il réclame du grain, qui coûte cher, et finalement les transports à dos de lama sont les plus économiques.

Quels que soient les animaux qui composent une caravane, sa rencontre est toujours assez délicate dans une route étroite, et bordée d’un précipice. Au bruit des automobiles, les conducteurs se précipitent sur l’animal de tête, le flattent de la main et lui prodiguent les plus tendres encouragements ; le chauffeur ralentit et met sa machine au pas ; mais presque toujours un ou deux animaux prennent peur et s’enfuient en secouant leur charge. Quelle peine et quelle perte de temps pour les malheureux conducteurs ! On m’affirme que les accidents sont très rares.

Les chauffeurs sont très adroits et conduisent admirablement, malgré les sinuosités de la route, qui n’ont pas été calculées pour l’automobile. On voit souvent la voiture qui vous précède cheminer quelques instants sur trois roues, la quatrième surplombant le précipice. C’est naturellement aux passages les plus dangereux que la situation se présente, et l’on se dit que, dans quelques secondes, on se trouvera dans les mêmes conditions, mais puisque la première voiture a franchi sans encombre le mauvais pas, il n’y a aucune raison pour que tout le monde n’en fasse pas autant.

De grands arbres poussent à travers les rochers où n’apparait nulle trace de terre végétale, mais nous sommes sous les tropiques, dans un pays de pluies fréquentes et diluviennes, et le fait n’est pas surprenant. Cette végétation luxuriante, sur des montagnes dont certaines pentes sont presque verticales, est d’un effet très pittoresque. Certaines collines de 300 à 400 mètres de hauteur, et dont le sommet seul est arrondi, ont la forme de pain de sucre, l’une d’elles porte ce nom.

Avant de déboucher dans la plaine, la route rejoint la rivière et la traverse deux fois sur un pont suspendu qui fléchit d’un grand mètre sous le poids de l’automobile, puis se redresse. Nous voici dans la plaine où commencent presque aussitôt de riches cultures, les champs de canne à sucre, puis les vergers d’orangers, de citronniers, de bananiers, de palcas... Une automobile nous barre la route, amenant des notables qui viennent nous saluer ; ils nous guident rapidement au village de San Ramon, que décorent quelques drapeaux et qui fut longtemps un poste avancé. Mais nous ne pouvons nous y arrêter et nous continuons notre course.

Notre torrent, que nous retrouvons bientôt, est devenu une grande rivière, le Rio Perené, dont les rives découvrent un large lit de cailloux gris bleu. La chaleur est venue et nous enlevons nos manteaux, puis nos vêtements de drap, pour nous trouver en toile blanche. Nous sommes encore trop près de la Cordillère pour en distinguer le sommet, mais les pentes abruptes d’où nous sortons sont visibles à une grande hauteur. Le pays se découvre à chaque éminence de notre route ; le large horizon montre à perte de vue sous le brûlant soleil les méandres de la rivière limpide, les grands arbres, les champs et les hautes herbes de la prairie. Il me rappelle la partie méridionale de notre Soudan et nous sommes, en effet, dans la zone intermédiaire entre la steppe et la forêt.

Vers une heure de l’après-midi nous arrivons à la Merced, terme de notre excursion. C’est un village perché militairement sur une colline d’accès assez difficile, et qui fut aussi à son heure un poste avancé. Il n’y a plus ici que des ouvriers agricoles au service des propriétaires ; j’aurais voulu voir des Indiens libres, et on les a mandés ; mais ils sont loin et nous n’avons pu les attendre. Nous déjeunons, et l’un de nos hôtes évoque le souvenir du colon français qui le premier cultiva ce sol si riche et sut apprivoiser les Indiens : il est mort, mais en souvenir de lui, je dois accepter quelques parures indiennes en graines blanches et rouges et des dépouilles d’oiseaux aux magnifiques couleurs. Plus loin, c’est la forêt équatoriale, avec l’indéfinie diversité de ses essences et de ses richesses : les multiples variétés des arbres à caoutchouc, les bois précieux ; puis les quinquinas, les champs de coca, les caféiers, le tabac...

Le temps fuit, la route est longue et médiocre pour l’automobile : il faut partir. Nous traversons de nouveau le village de San Ramon et nous remontons vers Tarma par la route si pittoresque que nous avons parcourue le matin. La nuit nous surprend, et je ne suis pas sans quelque inquiétude pour une des voitures qui n’a pas de phares. Heureusement, elle a gravi les passages les plus difficiles avant que l’obscurité soit complète et nous rejoint assez en retard, mais sans encombre.

Le lendemain matin, par un beau soleil, nous repartons pour la Oroya. C’est en plein jour cette fois que nous traversons la Puna et que nous franchissons à 4 300 mètres la Cordillère occidentale. Il faut s’arrêter ici, au point culminant de la route, car le spectacle en vaut la peine : les deux vallées que le col réunit s’ouvrent largement, avec des villages entourés de verdure ; mais les taches lointaines qui évoquent la vie sont à peine perceptibles dans le formidable paysage des Andes désolées. Le cataclysme qui les a soulevées des profondeurs de la terre s’inscrit dans les formes contournées des couches géologiques, que montrent des failles verticales : l’enfantement du géant a été terrible et la terre qui le portait en reste comme morte. Un vent aigre sévit presque constamment à ces altitudes, où des orages terribles éclatent fréquemment. A nos pieds, quelques herbes rabougries ; en nous déplaçant, nous voyons des arbustes, hauts comme la main ; d’un bois très dur, ils sont noueux et contournés, semblables à des vieillards difformes, comme ces arbres centenaires que les Japonais élèvent dans des vases minuscules où ils arrêtent leur croissance en torturant leurs racines.

En arrivant à la Oroya, nous remontons dans notre train, qui démarre aussitôt. Nous traversons le plateau de la Sierra, qui porte toutes les cultures de la zone tempérée, surtout les céréales : blé, orge, avoine ; c’est la patrie de la pomme de terre, qu’on y voit de forme et de couleur très variées, blanche, jaune, verte, rouge.. Mais les arbres sont tous de plantation récente et sont cantonnés autour des villages.

A trois heures de l’après-midi, nous arrivons à Huancayo. Les autorités et les notables nous attendent à la gare. Nous nous rendons au Club national, où on nous souhaite la bienvenue. Je m’aperçois que je fais des progrès dans la compréhension de l’espagnol, et je puis répondre aux discours de telle façon qu’on me parle ensuite dans cette langue ; j’ai peine à faire admettre que je comprends à peu près le style oratoire, mais pas celui de la conversation courante, et c’est pourtant la vérité. D’ailleurs, à la réflexion, mes hôtes constatent que, de leur côté, beaucoup de Péruviens comprennent ou sentent ma réponse aux discours qu’on m’adresse, et ne sont pas en état de tenir une conversation en français. Nos aimables hôtes nous promènent en auto pour prendre contact avec la campagne. Nous ne sommes plus qu’à 1 800 mètres d’altitude, et nous retrouvons les cultures tropicales, mêlées à celles de la zone tempérée [3].

Un banquet nous ramène au Club national, qui se termine par d’autres discours, auxquels je dois répondre, et nous sommes reconduits ensuite à notre train qui part doucement au petit jour.

C’est le 11 août, à 9 heures, que nous arrivons à Jauja (prononcez Kaouka), avec une heure d’avance, fait rare sur les chemins de fer. Toutefois, notre train a été signalé et nous trouvons les autorités à la gare, avec un grand concours de peuple. Nous sommes conduits au Club, puis à la Mairie, et, après l’échange de quelques discours, le syndicat socialiste des ouvriers me harangue par la bouche de son représentant, qu’accompagne une délégation assez importante. Je comprends suffisamment la première partie de son discours et l’hommage de sympathie rendu à notre pays, champion de la liberté, mais j’ai soin de ne pas me faire traduire le reste, qui a trait évidemment aux revendications ouvrières de la région, dont il serait inconvenant à tous les égards que je me mêlasse... Je lui dis que la victoire du Droit, dont le peuple péruvien se réjouit avec le peuple français, a été remportée grâce à l’union de tous les citoyens, et que ceux-là mêmes auxquels on avait pu reprocher de laisser s’obscurcir en eux l’idée de patrie avaient compris que la cause de la France se confondait avec celle de l’humanité et avaient combattu à leur rang de bataille ; j’ai parlé de nos ouvriers et de notre peuple ; j’ai dit les liens que le souvenir de la Grande Guerre avait créés entre tous les combattants : la France a proclamé et pratiqué le respect de la personnalité humaine, et ce sentiment s’accompagne maintenant d’une fraternité sensible à tous : nul n’y pourrait toucher sans impiété. Sans doute, les intérêts divergents peuvent créer des discussions, mais les souvenirs communs empêcheront en France, pendant bien longtemps, les conflits de s’envenimer. Et je termine en souhaitant que le Pérou n’ait pas besoin de terribles cataclysmes pour comprendre et sentir tous les liens, visibles ou cachés, qui existent entre les citoyens de la même patrie. Il semble que mes paroles, traduites phrase par phrase, ont été comprises.

Le curé de Jauja est Français, ainsi que son vicaire : il m’emmène visiter son église, qu’il a reconstruite, et le presbytère bâti par lui. Il me montre une salle de théâtre, la seule qui existe à 50 lieues à la ronde, où l’on joue du Molière traduit en espagnol, et son cinéma. C’est le vicaire qui est l’architecte de toutes ces constructions.

Une religieuse de Saint Vincent de Paul, sœur Louise, insiste pour que j’aille visiter son hôpital. Le climat est particulièrement favorable à la guérison de la tuberculose et les malades y viennent de la Costa et aussi des sommets de la Puna. Voici deux pavillons construits l’an dernier ; deux autres s’achèvent, et voilà l’emplacement de ceux qui s’élèveront l’année prochaine. Le tout est vaste, solide, bien compris : c’est toujours le vicaire qui est l’architecte. Après avoir admiré, je me permets de poser une question : « Pour une telle œuvre de longue haleine, vous disposez donc de crédits certains. Sur quel budget ? La Ville, la Province, l’Etat ? — Pas un soles, me répond la sœur Louise ; quand j’ai besoin d’argent, je fais une vente de charité, je quête, et l’argent vient. »

Dans la salle d’honneur, je suis présenté aux dames patronnesses de l’œuvre. Un petit concert s’improvise. La conversation tombe naturellement sur la musique et les danses incaïques. J’ai quelque idée de la musique, mais j’avoue n’avoir jamais vu les danses. La sœur Louise dit quelques mots, et voici qu’un couple exécute la Marinera, que je n’ai pu voir à Lima, parce que trop osée... Ici, elle est gracieuse et modeste. Mais je soupçonne les danseurs de l’avoir fortement expurgée.

Après avoir vu tout ce que l’apostolat et le dévouement peuvent tirer de la charité dans ce magnifique pays, je ne quitte pas la bonne sœur sans émotion. Ainsi, dans toute la région depuis Lima jusqu’à l’Amazone, je n’ai trouvé comme Français que deux prêtres et quatre religieuses. Il y a eu des ingénieurs dans les mines, des colons dans le Chinchamayo, tous sont partis.

Un déjeuner nous attend à l’hôtel Roma, où j’admire de beaux balcons espagnols. C’est ici, au centre de la région la plus peuplée, la plus riche et la mieux défendue par la nature, que les conquérants bâtirent leur première ville, qui a précédé la création de Lima ; c’est ici que devrait être la capitale militaire du Pérou, car la capitale actuelle est à la merci d’un débarquement et peut être bombardée de la haute mer.

A deux heures, nous partons pour la gare : l’affluence a quadruplé depuis mon arrivée, me dit-on, et les acclamations sont encore plus ardentes. Les sociétés sportives, les élèves des écoles, toutes les associations qui ont défilé le matin devant l’Hôtel de Ville sont là pour nous faire cortège. On me montre la bannière du syndicat socialiste, qui n’était pas à l’Hôtel de Ville, et on me dit qu’elle figure pour la première fois dans une manifestation avec les sociétés bourgeoises, et que c’est l’effet de mes paroles, pourtant bien simples. Je salue militairement la bannière socialiste et je serre cordialement la main aux principaux membres du syndicat.

Le train nous ramène à Lima, où nous arrivons à 3 heures du matin avec une heure d’avance sur l’horaire prévu.


12-18 août. — Je puis rester à Lima une petite semaine et je vais en profiter pour y terminer l’œuvre de ma mission. Tout d’abord, auprès de la Colonie française, en affermissant les liens qui l’attachent à la Patrie, et en achevant de m’enquérir de ses désirs et de ses besoins, afin d’en pouvoir rendre compte à Paris. M. Dupeyrat, que l’état de sa santé éloigne des sommets trop élevés, a continué, pendant notre voyage dans les Andes, à réunir ici une somme de renseignements précieux ; quelques réceptions au Cercle français et à l’ambassade rendront le contact plus intime. Puis des représentations cinématographiques, grâce aux films excellents du service géographique de l’armée et de la propagande, montreront à nos compatriotes l’état actuel de la France, en particulier les régions dévastées avant et après les réparations.

La visite que je dois aux sœurs françaises me ramène dans les collèges de garçons et de filles, les hôpitaux, dispensaires, asiles de vieillards, orphelinats, crèches d’enfants trouvés, où le zèle infatigable de nos religieux et de nos religieuses ne cesse de s’exercer pour le plus grand bien de la population péruvienne et de la renommée française.

Je visite les corps de troupes dans leurs casernes et je m’initie à la vie militaire dans les détails. L’Ecole de Guerre me montre l’excellent enseignement, à la fois suffisamment élevé et très pratique, qu’y donnent nos officiers.

Le monde péruvien s’ouvre à nous avec autant de cordialité, mais moins d’apparat, que pendant les fêtes du Centenaire. Dans ces réceptions plus intimes, les Péruviennes, à la beauté de leurs traits et à la splendeur nacrée de leur teint, ajoutent le charme de la grâce et du naturel. Nous comprenons mieux cette société aimable, policée, qui, malgré ses divisions politiques, reste toute à la douceur de vivre. Tous les ambassadeurs sont partis, mais les ministres résidents sont à leur poste, et entre eux et nous s’établissent des relations plus simples et plus intimes. C’est ainsi que nous reçoit la mission navale américaine, avec le commandant et mistress Freyer.

Mais le moment du départ se rapproche. Je vais le 17 faire mes adieux au Ministre de la Guerre, l’excellent M. Luna Iglesias, et le 18 je prends congé du Président de la République dans une audience qu’il veut bien prolonger pendant une grande heure, en m’interrogeant longuement sur l’impression que j’emporte de son pays et de l’armée péruvienne. Le même jour, à minuit, nous nous rembarquons au Callao. Au Nord et au Sud de ce port, les côtes méridionales du Pérou ont le même caractère d’une sévérité qui va jusqu’à la tristesse. Nous les longeons d’assez près pour voir pourtant la verdure qui entoure quelques ports, où aboutissent les rivières qui forment dans la Costa comme de longues oasis.


Mollendo est aussi une oasis, mais une oasis artificielle où l’eau est amenée par une conduite longue de 170 kilomètres. Les falaises à pic qui dominent la côte portent un replat assez étroit, d’où s’élèvent des collines rocheuses absolument dénudées, où l’on voit, par places, de larges taches blanches : c’est le guano produit par les myriades d’oiseaux qui couvrent la mer, Puis les nuages s’étendent, gris, épais et tristes.

Le Jules Michelet mouille à deux milles de la côte, et nous débarquons avec quelque difficulté, car la mer, qui nous semble calme au large, vient briser fortement contre le quai assez peu protégé ; il nous faut employer le procédé bien connu de tous les riverains dans les pays où sévit le phénomène de la barre : un fauteuil d’osier descend d’un treuil dans l’embarcation qui accoste ; le voyageur s’assied dans ce siège, et quand la lame soulève l’embarcation, on hisse le fauteuil, qui, après avoir décrit en l’air un quart de cercle, descend doucement sur la terre ferme, où généralement le voyageur-colis est fort satisfait de se retrouver. L’habitude de ce spectacle lui enlève tout comique aux yeux des habitants.

Nous gravissons une pente assez raide, coupée d’escaliers, du haut de laquelle l’alcade nous reçoit par un beau discours ; il nous ramène au Club, où il faut faire raison de plusieurs toasts très cordiaux. Ensuite, nous visitons la ville : deux rues parallèles à la côte, avec quelques hôtels convenablement bâtis et des maisons d’exportation bien installées. Le chemin de fer Sud-Péruvien a ici sa tête de ligne ; après avoir franchi les Andes, il bifurque d’une part sur Puno, où le lac Titicaca ouvre des communications avec La Paz et toute la Bolivie, et d’autre part sur Cuzco, l’antique capitale des Incas. Nous parcourerons les deux lignes en entier.

A trois heures, nous nous embarquons dans le train spécial mis à ma disposition et formé de confortables Pullmann-cars.. Nous partons aussitôt, et nous longeons la côte pendant une quinzaine de kilomètres. Puis la voie ferrée tourne brusquement à gauche vers le Nord-Est et s’élance à l’escalade de la montagne qu’elle côtoyait jusque-là. Quoique assez raides, les pentes sont pourtant moins abruptes qu’à l’Est de Lima et des courbes bien conduites suffisent pour gagner de la hauteur, sans qu’on soit obligé à des lacets en épis comme dans l’autre transandin. Les détours de la voie nous montrent par moments, vers le Sud, une vallée fertile et verdoyante où nous distinguons les cultures de canne à sucre et de coton.

Nous entrons dans la zone des nuages, qui se font de plus en plus épais ; la température se rafraîchit ; l’eau de condensation fait ruisseler la surface extérieure des wagons et se dépose sur nos manteaux. Un peu d’herbe, quelques arbustes apparaissent au milieu des rochers. Nous marchons depuis deux heures quand la voie devient horizontale ; à 1 200 mètres d’altitude nous avons franchi le rebord d’un plateau et en même temps nous sortons des nuages sous un soleil éclatant. Le train s’arrête, nous en descendons en face d’un inoubliable spectacle : barrant vers l’Est tout l’horizon, le panorama des Andes se dresse devant nous.

Le regard va d’abord aux trois colosses qui, à 100 ou 150 kilomètres, déchiquètent le ciel : au Sud-Est, le Pichu-Pichu, large massif de 5 100 mètres d’altitude, dont les pentes raides et sombres sont striées de ravins où la neige s’est rassemblée ; à l’Est, devant nous, bien en avant de la chaîne principale, le pic du Misti porte à 5 700 mètres son cône neigeux surmonté de son panache de fumée, et à la même hauteur, le Chachani dresse trois noirs sommets séparés par des ravins couverts de neige ; beaucoup plus loin vers le Nord, deux géants tout blancs dominent l’ensemble et marquent l’extrémité de la barrière à 6 600 mètres de hauteur, l’Ampato et le Coropuna.

De ces trois massifs, une longue ligne de montagnes nous sépare, rouge et gris-bleu, vers des gorges d’ombre noire, qui forme le deuxième gradin à franchir avant d’aborder la chaîne principale : au premier plan, un plateau de sables roses ou dorés, riches de cristaux brillants, et des rochers noirs, bleus, rouge brique, roses, — blocs énormes, amas de pierrailles qui forment comme des barrières rompues. Le soleil avive toutes ces teintes et découpe nettement toutes ces formes dans la transparence de l’air pur. La sensation de la solitude parfaite et inaltérable domine tout. Aucune trace de vie, pas un animal, pas un brin d’herbe dans cet immense horizon. Il n’y a rien, parce que rien ne peut exister dans cette nature stérile que pourtant la main de l’homme vient de marquer par deux lignes brillantes qui courent à perte de vue, les rails de la voie ferrée.

Le train s’est remis en marche et nous approche de la première barrière, qui nous cache maintenant les Andes ; les bleus et surtout les roses s’animent davantage ; la pourpre éclate, des violets sombres apparaissent et j’ai une sensation très nette de déjà vu : je me retrouve dans le Sud-Oranais, entre Ain Sefra et Figuig. Ce sont les mêmes jeux de lumière, c’est le même soleil dont la magie donne au désert son incomparable beauté.

Pendant des kilomètres, le plateau est semé de petites dunes de sables, — les medanos, — qui ont la forme de croissants ou plutôt de demi-ellipses, hautes de 3 mètres à 6 mètres ; leur côté convexe est uniformément tourné vers le Sud, d’où vient le vent régnant avec force pendant les hivers chauds ; cette forme singulière les fait ressembler à des épaulements pour pièces d’artillerie. Puis nous retrouvons les rochers, et bientôt nous abordons une seconde marche abrupte que la voie gravit en longues courbes, — et nous voici à flanc de coteau, et dans le bas des pentes se montrent des cultures verdoyantes et même quelques usines.

La marche est bientôt gravie, et nous voici sur le second plateau, qui porte Arequipa, où nous arrivons.

Les autorités nous attendent sur le quai de la gare, à quelque distance de la ville, bâtie au pied d’El Misti, qui se dresse entre le Chachani et le Pichu-Pichu, dont la pourpre du couchant enflamme la neige. Mais nous ne pouvons nous arrêter devant ce spectacle magnifique. La foule nous attend avec impatience et acclame l’ambassade française ; les sociétés de gymnastique, les élèves des écoles, des boys-scouts très nombreux, forment la haie sur le passage de nos automobiles, qui vont au pas ; nous entrons dans la ville bâtie à cheval sur la rivière Chile, qui serpente au milieu d’un très large lit de cailloux bleus ; nous passons un pont aux arches anciennes et nous nous arrêtons devant le vieil hôtel de ville, où nous reçoivent la municipalité et le Préfet.

Le soir, grand dîner où figure Son Excellence le Nonce apostolique, qui ne manque pas, dans sa réponse au toast du Préfet, de rendre à la France un hommage très remarqué. Monseigneur Pietropaoli est en tournée et revient de Cuzco ; il a été accueilli partout avec la plus grande vénération.

Le lendemain, toute la garnison est sous les armes sous le commandement du colonel de la Jara. Je passe en revue un régiment d’infanterie et un régiment d’artillerie de campagne de très bonne tenue ; tous se rendent à l’inauguration du monument élevé à Mgr de la Goyaneche, qui occupa longtemps le siège épiscopal d’Arequipa. Il reconstruisit la cathédrale détruite par un tremblement de terre en 1868 ; elle s’allonge sur un côté de la belle Plaza de Arenas, qu’elle occupe presque entièrement, de telle sorte que le portail se trouve sur les bas-côtés de la nef ; les deux tours sont assez éloignées l’une de l’autre et l’ensemble de l’édifice offre un caractère assez particulier ; l’intérieur rappelle celui de notre église de la Madeleine.

Nous visitons également un hôpital très bien tenu, que Mgr de la Goyaneche a fondé ici et que sa famille entretient, bien qu’elle habite ordinairement Paris.

La population d’Arequipa dépasse cinquante mille habitants ; séduit par les belles eaux de la rivière, Pizzare l’a fondée dans ce désert et créé ainsi une oasis. C’est la seconde ville du Pérou et son long isolement lui a conservé un caractère espagnol plus prononcé que celui de Lima. Les maisons sont assez solidement construites et elles ont gardé leur caractère original. Dans les pays où sont à craindre les tremblements de terre, on bâtit avec des matériaux très légers, et ici les murs sont épais et solides ; de belles ferronneries défendent les fenêtres du rez-de-chaussée et ornent les balcons. Mais les maisons sont moins jalousement fermées qu’en Espagne et des grilles laissent voir un patio intérieur, avec ses arbustes fleuris. On sent une vie intime, ouverte pourtant au monde extérieur, sociable.

Le club où nous sommes chaleureusement accueillis, nous montre le centre de ces relations ; on y trouve les journaux d’Europe et d’Amérique, surtout les journaux et les livres français. C’est une maison historique ; on nous montre la chambre où le jeune général Salaberry, qui avait pris le pouvoir et lutté malheureusement contre Santa-Cruz au moment de la réunion éphémère entre le Pérou et la Bolivie, fut « mis en chapelle » avant son exécution.

Ici, un patriotisme très vivace s’accommode d’une vie provinciale très intense. Arequipa a vu naître de nombreuses révolutions, et la plus romanesque est celle de 1842 : la jeune et belle dona Cypriana La Torre de Vivanco, pendant que son mari, alors préfet d’Arequipa, était en tournée, monta à cheval une belle nuit et se présenta à deux régiments campés près de la ville. Elle réveille les officiers, rassemble les troupes, les harangue à la lueur des torches, et fait proclamer son mari dictateur. Elle l’amena à Lima, et il exerça le pouvoir jusqu’en août 1845, où il fut battu précisément aux portes d’Arequipa.

Je reçois les officiers de la garnison à dîner, puis nous partons à minuit pour Puno. C’est seulement au retour que nous pourrons admirer le passage des Andes. Au réveil, nous avons déjà franchi la crête ; nous sommes dans les brumes de la Puna, et nous ne voyons guère que les abords immédiats de la ligne : des rochers, quelques arbrisseaux rabougris, des étangs. Mais le soleil se lève. Nous distinguons par instants la surface du lac Titicaca comme un brillant miroir.

A Puno, ville de 15 000 habitants, la population se trouve augmentée par celle des campagnes environnantes et manifeste avec chaleur. Nous sommes solennellement reçus à la Préfecture le matin, à la Municipalité et au Cercle le soir. Le Préfet a l’amabilité de nous inviter à déjeuner avec quelques-uns de ses administrés, et nous prenons ainsi le contact avec les industriels, les ingénieurs des mines, les propriétaires de la campagne. Son département est le plus peuplé du Pérou (450 000 habitants) et très intéressant par la variété de ses productions. On nous montre des amazones intrépides, qui ont fait dix lieues pour assister à notre arrivée ; les sports sont en honneur et l’on chasse beaucoup, à tel point que la vigogne, qui donne de si belle fourrure, serait menacée de disparition. Aussi la chasse en est-elle interdite. Je demande si cette interdiction a beaucoup d’effet ? — « Un grand effet... considérable... Quand on chasse la vigogne, on n’invite pas le Préfet. »

Je visite un régiment d’infanterie et je cause avec des officiers ; on me conduit aussi dans une école primaire et dans un collège, très bien tenus, disposant de cartes murales, collections minérales et animales, en somme un matériel scolaire bien compris.

La cathédrale, du XVIe siècle, — Puno est un évêché, — est un édifice très curieux, où le style espagnol a été interprété par les sculpteurs indiens de façon vraiment originale.

Dans la population indienne, qui tient marché sur ses marches et aux abords, se mélangent les Quetchuas du Pérou et les Aymaras qui habitent surtout la Bolivie. Les Aymaras sont de plus grande taille, ils paraissent plus vigoureux que les Quetchuas ; ils sont moins faciles à gouverner, et il y a de temps en temps des troubles assez sérieux sur les confins de la Bolivie.

Mais la nuit vient. Nous allons nous embarquer dans un petit vapeur de 150 tonneaux, le Gavari, où de confortables cabines nous sont réservées. C’est seulement au retour que nous pourrons contempler le lac.


Général MANGIN.

  1. Copyright by général Mangin, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er octobre, 1er décembre 1922 et 1er Janvier 1923.
  3. Je pense que dans aucun pays du monde on ne peut rencontrer dans les mêmes vingt-quatre heures, comme nous venons de le faire, des sites et des climats aussi divers.