AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

IV [2]
AU PÉROU : LA QUESTION DU PACIFIQUE

Le Chili et le Pérou, tous deux formés des débris de l’empire colonial espagnol, sont unis par une communauté de langue, de religion et d’origine. Toutefois les conquérants se dirigèrent de préférence vers le climat le moins différent de celui de leur pays natal ; les Basques et les Asturiens s’éloignèrent davantage de l’Équateur, vers le Sud, donc au Chili ; les Castillans et surtout les Andalous, restant plutôt au Pérou. Ils trouvèrent au Nord les Indiens Guetchuas, étroitement disciplinés par la dynastie des Incas, et dont les qualités étaient surtout passives ; les guetchuas n’offrirent aucune résistance à la domination espagnole et ne se révoltèrent que par sursauts, brusques et violents il est vrai, mais rares, et dont l’explosion fut cruellement réprimée par le pouvoir central de Lima ; les métis furent nombreux, mais la majorité de la population reste purement indienne et parle sa langue, le guetchua. Au Sud au contraire, les farouches Araucans luttèrent pour leur indépendance jusqu’à l’extermination presque totale ; ces luttes continuelles gardèrent aux conquérants espagnols toute leur énergie et ils se mélangèrent à une race plus guerrière que celle du Pérou. En outre. les nécessites de la main-d’œuvre en pays tropical avaient amené au Pérou la traite des noirs, dont le croisement avec les blancs produisit des mulâtres, et avec les Indiens des Zambos ; après la suppression de la traite, on avait eu recours à l’immigration chinoise. Tous ces mélanges furent épargnés au Chili, où ne subsistent que deux éléments, l’européen et le métis, qui parlent tous deux l’espagnol. Un climat plus tempéré et une population plus homogène, voilà les premiers avantages du Chili sur le Pérou.

Comme conséquence, des qualités plus sérieuses, moins de brillant peut-être, mais plus de fond ; l’ordre et le travail sont en honneur ; les troubles civils étaient vraisemblablement inévitables pendant la période d’organisation, et elle dura au Chili jusque vers 1830, mais la constitution de 1833 y mit fin et la transmission des pouvoirs se fait régulièrement depuis lors. Les troubles civils continuent au contraire à désoler le Pérou périodiquement ; la politique étrangère et les finances s’en ressentent. Il est juste de remarquer qu’au Pérou comme au Chili l’outillage économique est en bonne voie, que des ports se creusent, que des voies ferrées escaladent hardiment la Cordillère des Andes ; mais dans les deux pays le budget est fourni principalement par les recettes douanières, à l’entrée sur les marchandises étrangères, à la sortie sur les produits du sol, métaux, minerais, denrées agricoles, nitrates et guanos. Des gisements de nitrate, exploités par des Chiliens sur le territoire de la Bolivie et du Pérou, ont motivé la guerre du Pacifique.

Entre le Pérou et le Chili s’étendait la Bolivie, dont le territoire montagnard était séparé de la mer par un long désert ; sur la côte, un port et une région riche en nitrate est éloignée du centre national, et l’exploitation de ces ressources est entre les mains d’entreprises chiliennes. Les conquérants espagnols de la Bolivie se sont beaucoup mélangés avec les Indiens Aymaras, race énergique ; et, malgré cette circonstance assez favorable, cette république est l’Etat le plus troublé de l’univers, car il a vu plus de soixante révolutions et six présidents assassinés au cours du XIXe siècle. Cette instabilité constante se répercuterait dans les finances, dans l’organisation et l’armement des troupes et surtout dans la politique étrangère.

Au cours de la période troublée qui avait suivi la libération de l’Amérique espagnole, Bolivar avait essayé de garder une certaine unité à ce nouveau monde et en particulier de réunir la Bolivie et le Pérou en commençant par leur donner la même constitution. Il avait échoué malgré les efforts de Sucre, son meilleur lieutenant. Santa Cruz, président de la République de Bolivie pour la seconde fois de 1829 à 1839, avait donné à son pays l’ordre et la paix, de bonnes finances et une armée solide ; appelé à agir au Pérou par les compétiteurs à la Présidence de la République, il avait créé une Confédération péruviano-bolivienne dont il était le « chef suprême, chargé des relations extérieures. » Descendant des anciens Incas par sa mère, la cacica de Guarina, il apparaît comme le successeur de Bolivar dans l’organisation centralisée, et il est suspect d’ambitions plus hautes. Cette puissante personnalité, et surtout l’union qu’il avait déjà réalisée, créa de grandes appréhensions au Chili, où gouvernait alors en fait un homme d’état remarquable, Portalès, qui, ministre sous divers présidents, avait donné à son pays la constitution de 1833, où le pouvoir central était doté d’une autorité très forte, comme il paraissait nécessaire dans la période de formation nationale que traversait le Chili. Et il eut l’énergie d’appliquer cette constitution. Portalès lança son pays dans une campagne libératrice contre « la violation injuste de la souveraineté du Pérou ; » une première expédition chilienne, dirigée par le général Blanco Encalado, échoua en 1837 ; la seconde réussit sous le commandement du général Bulnès aidé des révolutionnaires péruviens, malgré la mort de Portalès, tué dans l’échauffourée d’une sédition militaire d’ailleurs promptement réprimée ; trahi par ses lieutenants, Santa Cruz dut s’exiler el les deux pays retombèrent dans une nouvelle période de troubles, plus fréquents encore en Bolivie qu’au Pérou.

Le Chili, qui avait contribué à la délivrance du Pérou dès que l’action des Argentins eut assuré son indépendance avec San Martin, s’était joint au Pérou quand l’Espagne avait occupé les Iles Chinchas en 1864 ; la paix rétablie avec le Pérou, l’Espagne s’était retournée contre le Chili, qui avait payé par le cruel bombardement de Valparaiso son intervention dans la querelle ; mais le Pérou avait alors repris spontanément les armes et repoussé l’escadre espagnole au Callao : cet échec avait paru comme une revanche du bombardement de Valparaiso.

Il semblait que cette action contre un ennemi commun dût rappeler aux deux peuples leur communauté d’origine et d’histoire, et même d’intérêts immédiats, mais en même temps, sur la côte méridionale du Pérou et sur le petit littoral bolivien, la découverte de riches gisements de nitrate et de guano ouvrit une ère où frontières, régime d’exploitation, droits de sortie, sont l’objet de discussions de plus en plus âpres.

Les premières découvertes de salpêtre dans la province bolivienne d’Atacama avaient été faites en 1842, et, peu après, le parlement chilien les avait déclarées « propriété nationale. » Le Gouvernement bolivien avait aussitôt protesté, le nombre des ouvriers chiliens augmentait constamment, et le Gouvernement éludait toute réponse. Or chaque jour créait de nouveaux titres à une possession de fait.

En 1863, le parlement bolivien vota une loi ainsi conçue : « Le pouvoir exécutif est autorisé à déclarer la guerre au Gouvernement de la République du Chili si, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation par voie diplomatique, il n’obtient pas la restitution du territoire usurpé, ou du moins une solution pacifique compatible avec la dignité nationale. » Cet acte insolite rendait la discussion de plus en plus difficile ; mais, en 1866, la Bolivie tomba entre les mains d’un tyran déséquilibré et sanguinaire, Belgarejo, qui signa avec le Chili un traité abandonnant la moitié du territoire contesté et partageant produits et droits de douane, dans une administration commune, devenue une nouvelle source de contestations. De nouveaux pourparlers inquiétèrent la Bolivie ; le Chili en effet lui demandait la totalité de son territoire maritime, offrant de l’aider à trouver un dédommagement dans les provinces méridionales du Pérou. Aux gisements de guano s’ajoutaient maintenant ceux de nitrate, de plus en plus importants, et une mine d’argent venait d’être découverte ; les entreprises chiliennes augmentaient sans cesse dans toute cette région, y attirant capitaux et ouvriers chiliens. De nombreux documents témoignent de la grande inquiétude du Gouvernement bolivien, qui les exprimait au ministre des États-Unis à la Paz en mêmes termes qu’au Gouvernement péruvien ; le 8 novembre 1872, le parlement bolivien adoptait une loi ainsi conçue : « Le pouvoir exécutif conclura un traité d’alliance défensive avec le Gouvernement du Pérou contre toute agression étrangère. » Les ouvertures faites à Lime en exécution de cette loi sont accueillies avec une grande prudence, car on y craint que, forte de l’appui qu’elle sollicite, la Bolivie ne pousse trop loin ses exigences et n’augmente ainsi les chances de « guerre entre des pays qui doivent, en raison de leurs intérêts réciproques, devenir unis dans la paix, » dit le ministre des Affaires étrangères du Pérou à son ministre à la Paz.

Mais la situation paraissant s’aggraver, un traité d’alliance défensive fut signé entre le Pérou et la Bolivie, et des négociations entreprises à Buenos-Ayres pour faire entrer l’Argentine dans cette partie ; la Chambre des députés adopta le texte proposé par le Gouvernement, mais le Sénat l’ajourna. Le Gouvernement péruvien espérait, un peu naïvement, que le traité resterait secret, malgré les discussions parlementaires ; mais il fut connu du Chili, comme en témoigne cette dépêche de la Chancellerie chilienne à son ministre à Buenos-Ayres : « Mars 1874. L’alliance présumée du Pérou et de la Bolivie, dont vous me parlez dans vos dépêches confidentielles des 12 janvier, 22 et 26 février derniers, était parvenue à la connaissance de mon Gouvernement par diverses voies, et a été confirmée confidentiellement par l’honorable représentant du Brésil dans cette capitale. »

Des publications récentes il parait bien résulter que le Pérou n’a cessé, pendant cette période particulièrement, de jouer un rôle de conciliateur dans le conflit entre les deux Etats et en particulier de modérer la Bolivie dans ses revendications. Un traité fut conclu le 6 août 1874 : tout en laissant au Chili le territoire qui lui avait été cédé par la Bolivie en 1866, il faisait disparaitre beaucoup de causes de discussion ; toutefois il stipulait que : « les personnes, les industries ou les capitaux chiliens ne seront sujets à aucune contribution de n’importe quelle espèce autre que celles existant à ce jour, et cela pendant l’espace de vingt-cinq ans. » En outre, toute difficulté surgissant du traité devait être soumise à l’arbitrage.

Un incident de minime importance vint tout à coup précipiter les événements. Le dictateur Belgarejo avait donné à des sociétés chiliennes de très importantes concessions pour l’exportation des nitrates, et le nouveau Gouvernement, après avoir contesté la validité de ces titres, avait consenti à une transaction avec la compagnie moyennant une participation de 10 pour 100 dans les bénéfices de l’exploitation. Mais, en approuvant le sens général de cette transaction, le Parlement bolivien avait substitué à cette clause un droit de 10 centavos (50 centimes) par quintal de nitrate exporté. Sous cette forme, la loi du 14 février 1878 était contraire au traité de 1874, qui défendait les industries chiliennes contre toute contribution nouvelle.

Sur la protestation du ministre chilien à la Paz, le Gouvernement suspendit d’abord l’effet de la loi, qu’il avait pourtant promulguée, puis, à la fin de 1878, réclama brusquement à la Compagnie 90 000 piastres (450 000 francs) comme montant des droits qu’elle aurait dû payer depuis la promulgation de la loi. Le ton de la controverse entre les deux chancelleries devint de plus en plus violent ; le ministre du Chili à la Paz reçut comme instruction, si la loi était appliquée, de dénoncer le traité de 1874 et de revendiquer tous les droits que le Chili eut tenu du traité de 1886. Le Gouvernement bolivien suspendit toutes les mesures prescrites, mais en prit une autre beaucoup plus grave, en annulant la concession de la Compagnie, titre de propriété qui résultait d’un véritable contrat, et en annonçant la vente publique de toutes les propriétés et du matériel de la compagnie pour le 14 février 1879.

Mais le 14 février 1879, un corps de cinq cents soldats chiliens débarquait à Antofogasta : la guerre commençait entre le Chili et la Bolivie.


Le Pérou, qui semble bien avoir essayé de modérer son allié, proposa alors sa médiation, qui fut acceptée par la Bolivie, « prête à accueillir toute solution de justice. » Il envoya à Santiago un ministre plénipotentiaire chargé de proposer l’évacuation d’Antofogasta par les troupes chiliennes, à condition que la Bolivie annulerait le décret et la loi visant les propriétés chiliennes ; mais ces propositions se heurtèrent à des revendications territoriales sur toute la zone maritime du territoire bolivien. L’appel à l’arbitrage, stipulé dans le traité de 1874, resta sans effet, ainsi que toutes les concessions. Cependant l’opinion chilienne se surexcitait de plus en plus ; le plénipotentiaire péruvien avait été insulté par la foule à son débarquement à Valparaiso ; dans la capitale Santiago, sa légation était l’objet de manifestations violentes* où l’écusson et le pavillon nationaux étaient mis en pièces.

Tant à Santiago qu’à Lima, le Gouvernement chilien demandait des précisions au sujet du traité d’alliance entre la Bolivie et le Pérou, et la légation du Chili à Lima réclamait une déclaration de neutralité. Après avoir bien établi le but uniquement défensif du traité, le Gouvernement péruvien affirma son intention d’attendre les explications du Chili sur l’occupation d’Antofogasta, qui détermineraient son attitude. Mais il se refusa à déclarer sa neutralité. Sans attendre davantage, le Chili rompit les négociations, et le 5 avril déclara solennellement la guerre.


Les forces en présence ne correspondaient nullement à l’état de tension politique et à la valeur relative des belligérants.

On croit généralement que les chances de guerre augmentent avec le nombre de soldats sous les drapeaux ; or, dans les deux camps, l’effectif de l’armée était en diminution, sensible au Chili, très sensible au Pérou. Le Chili, pour une population de 2 500 000 habitants, n’entretenait en 1879 qu’une armée de 2 500 hommes, alors que peu d’années auparavant, il avait 3 300 hommes sous les armes. Mais la garde nationale de 25 000 hommes pouvait être portée à 55 000 hommes sur le pied de guerre. Le recrutement des troupes chiliennes est très homogène ; les Indiens Araucans s’y distinguent à peine des métis et ils gardent les fortes qualités guerrières de leurs ancêtres. L’armée chilienne est entraînée par les expéditions dans le Sud contre les peuplades encore rebelles et elle est bien instruite, car son commandement est tenu en dehors de la politique. Son armement est excellent. L’infanterie était armée du fusil français modèle 74 (fusil Gras) et du fusil Combain ; l’artillerie avait le canon Krupp, sauf quelques pièces lourdes Armstrong ; la cavalerie était excellente. Le Pérou, qui avait compté 12 000 hommes sur pied, n’en avait plus que 4 500 pour une population de trois millions d’habitants. Les Indiens Guetchuas, qui fournissent les fantassins de l’armée, sont d’une race autrefois guerrière, actuellement très soumise, mais qui retrouve ses qualités les armes à la main. Le Guetchua est sobre, endurant, tenace, courageux, très dévoué au chef qui l’aime ; bien encadré, il devient en peu de temps un excellent soldat.

Mais l’armement se ressentait de l’état des finances, et de la confiance qu’inspirait au Gouvernement l’alliance de 1874, à laquelle il espérait voir adhérer l’Argentine, alors en discussion avec le Chili pour la possession de la Patagonie : les fusils de l’infanterie étaient de modèles disparates, et variaient presque par régiment ; et cette diversité compliquait l’approvisionnement en munitions, médiocrement assuré au début de la campagne ; l’artillerie était armée de canons de bronze fondus à Lima et qui ne pouvaient lutter contre les canons Krupp : au combat, les canonniers, métis pour la plupart, préféraient leur mousqueton à leur pièce. Les noirs fournissaient un bon recrutement à la cavalerie, mais elle était peu nombreuse et pitoyablement montée.

L’effectif des troupes boliviennes était en temps de paix de 2 200 hommes, mais elles possédaient pour tout armement 1 500 Remington et de vieux fusils à pierre. L’action de Santa Cruz avait disparu dans ces troupes prétoriennes, qui faisaient et défaisaient les Présidents de la République, et chez elles le souci de la politique primait complètement celui de l’instruction militaire. Pourtant les Aymaras qui forment le fond des deux millions de sujets boliviens valent les Guetchuas du Pérou, et ces rudes montagnards retrouvèrent en campagne leurs qualités d’endurance, de sobriété et de courage stoïque.


La maîtrise de la mer devait jouer dans cette guerre un rôle capital ; d’abord parce que le ravitaillement en matériel devait venir d’Europe par mer, et surtout parce qu’aucune ligne de communication ne suivait la côte entre les Andes et l’Océan Pacifique, car tous les chemins de fer avaient été construits perpendiculairement au littoral. Au Pérou, la zone maritime, la Costa, privée de pluie, est stérile et désolée, presque déserte, sauf dans les vallées par lesquelles les glaciers des Andes déversent leurs eaux et forment de longues oasis perpendiculairement à la côte. Un désert difficilement franchissable séparait le Pérou du Chili, sur six degrés de latitude, et, pour en venir aux mains, les armées devaient commencer par un transport maritime. Etant donné les faibles effectifs engagés dans cette lutte, la puissance maîtresse de la mer pouvait choisir son point d’attaque, y transporter le théâtre des opérations et garder des communications absolument sûres. En fait, les opérations navales s’étendirent depuis les ports septentrionaux du Pérou jusqu’au détroit de Magellan, entre les 8e et 54e degrés de latitude Sud, sur plus de cinq mille kilomètres.

Le Chili s’était préparé à la guerre avec un soin et une compétence dont témoignait l’état de sa flotte. En 1873, deux cuirassés d’une assez grande puissance pour l’époque et du dernier modèle, l’Amiral Cochrane et le Blanco Encalada, avaient été construits pour lui en Angleterre, tous deux de 3 500 tonnes, avec une machine de 3 000 chevaux, munis d’une artillerie puissante et d’une solide protection ; il disposait en outre de trois corvettes assez solidement armées et de deux petits bâtiments en bois de médiocre valeur. Un certain nombre d’officiers avaient fait un stage dans la marine britannique, et le nom de beaucoup d’autres témoigne de leur origine anglo-saxonne.

Le Pérou ne pouvait lui opposer que le Huascar, monitor faiblement cuirassé mais bien armé, qui datait de 1866, de 1 100 tonnes, avec une machine de 300 chevaux, la Independencia, frégate très faiblement cuirassée de 2 000 tonnes et de 550 chevaux, datant de 1865, et deux petites corvettes en bois. Deux garde-côtes de 2 600 tonnes, véritables batteries flottantes qui ne pouvaient figurer dans un combat naval, stationnaient, l’un, le Atahulpa, au Callao, et l’autre, le Manco Capac, à Arica.

La Bolivie ne disposait d’aucun navire de guerre ; le Chili avait en nombre de bâtiments une supériorité presque double sur les alliés et, en comparant les unités de même ordre dans les deux camps, il gardait un grand avantage en tonnage, en vitesse, en artillerie et en protection.


L’occupation de la zone maritime de la Bolivie avait commencé le 14 février par le débarquement de 500 Chiliens à Antofogasta, sous le commandement du colonel Sotomayor, qui fut promptement renforcé ; les autorités boliviennes s’étaient retirées dans le petit village de Calama, où le sous-préfet, docteur Cabrera, en l’absence des troupes régulières, fit une défense très honorable avec une poignée d’hommes ; pendant que la médiation du Pérou essayait de prévenir la guerre en agissant, à Santiago, les troupes chiliennes s’établissaient dans tout le littoral bolivien. Le 5 avril, le jour même de la déclaration de guerre au Pérou, l’escadre chilienne bloquait le port d’Iquique, le plus important de la province péruvienne de Tarapaca, et les jours suivants les ports de la côte étaient bombardés de Pisagua à Mollendo.

Cependant, la Bolivie avait réuni une division de 6 000 hommes qui, sous le commandement de son président, le général Daza, ralliait Tacna : le président du Pérou, général Prado, quittait Callao pour rallier Arica, où il prenait le commandement des forces alliées ; après avoir escorté les trois transports de ce convoi, le Huascar et la Independencia se dirigèrent vers Iquique, dont le blocus n’était assuré que par deux petits bâtiments chiliens, la Esmeralda, capitaine Arthur Pratt, et la Cavadonga, capitaine Condell.

Le 21 mai au matin, les deux cuirassés péruviens étaient en vue d’Iquique ; le Huascar se dirigeant sur la Esmeralda et la Independencia sur la Cavadonga.

Le capitaine Pratt fit hisser le signal du combat et se préparait à manœuvrer pour attirer l’ennemi vers les hauts-fonds en profitant de son faible tirant d’eau ; mais l’explosion accidentelle d’une chaudière vint réduire sa vitesse à environ trois nœuds ; c’est dans de telles conditions que le vaillant commandant accepta le combat et commença le feu contre le Huascar, à 800 mètres environ. Le duel d’artillerie durait depuis deux heures, sans résultat décisif, sans doute à cause de l’inexpérience des canonniers, et le Huascar ne pouvait se rapprocher à cause des hauts-fonds, quand quelques canons de campagne péruviens, en batterie sur la plage, ouvrirent le feu sur la Esmeralda, et leur tir plus efficace obligea la petite corvette en bois à s’éloigner de la côte. Le Huascar voulut alors en finir en frappant son ennemi de son éperon ; au moment où les deux navires se touchaient, le capitaine Pratt s’élança à l’abordage, le sabre d’une main, le revolver de l’autre, en ordonnant à son équipage de le suivre. Mais le contact ne dura qu’un instant et seul un sous-officier eut le temps de bondir à ses côtés. De son poste de commandement, le commandant Grau lui cria vainement : « Rendez-vous, commandant, nous voulons épargner la vie d’un héros ! » Pratt sabra l’unique marin qu’il rencontra sur le pont et tomba sous le feu de la tourelle.

La Esmeralda reçut un nouveau coup d’éperon, et de nouveau un officier, le second lieutenant Sessano, s’élança à l’abordage du Huascar avec quelques hommes, qui périrent victimes de leur courage ; la corvette chilienne ne coulait que lentement, sans amener son pavillon, et il fallut un troisième choc pour la couler. Sur les 200 hommes d’équipage, les embarcations du Huascar ne purent recueillir que 60 naufragés.

Pendant les quatre heures qu’avait duré ce combat, un autre duel se déroulait. La Cavadonga avait attiré la Independencia à dix milles au Sud d’Iquique, et le capitaine Condell, qui connaissait admirablement ces parages, manœuvra sur un banc rocheux à faible profondeur, que son tirant d’eau lui permettait de franchir ; la frégate péruvienne, qui calait davantage, s’y échoua. Alors la Cavadonga revint sur elle, et, se plaçant de façon à éviter le feu de son ennemi immobilisé, commença un tir à courte portée, qui dura jusqu’à l’arrivée du Huascar victorieux. La Cavadonga s’échappa alors, pendant que le monilor était occupé à sauver l’équipage de la Independencia.

Le combat s’était déroulé devant les troupes péruviennes et toute la population d’Iquique. Les marins péruviens et tous les spectateurs étaient remplis d’admiration pour l’héroïsme du commandant Arthur Pratt, et le témoignaient hautement. Le commandant Grau rendit à sa mémoire un éclatant hommage et écrivit à sa veuve, en lui envoyant les souvenirs recueillis sur le corps du héros, une lettre qui honore les deux ennemis.

Bien que la perte de la Esmeralda fût loin de compenser celle de la Independencia, le Pérou fêta comme une victoire cette journée glorieuse pour la nation.

Mais la supériorité navale du Chili, déjà très grande, devenait écrasante. Le Huascar restait seul pour disputer à la flotte chilienne la maîtrise de la mer.

Le vaillant commandant Grau reçut l’ordre formel d’éviter tout engagement avec les cuirassés de l’ennemi, tout en menaçant ses communications, son ravitaillement et ses côtes. Le commandant Grau comprit si bien sa mission que, pendant tout le temps que le pavillon péruvien flotta sur son monitor, l’ennemi ne put entreprendre aucune opération sérieuse.

Le 9 juillet, à minuit, il força le blocus d’Iquique, rencontrant successivement dans l’obscurité trois navires ennemis : un transport, un sloop de guerre et un cuirassé ; l’adroite manœuvre et la décision hardie du capitaine La Torre, qui commandait le sloop, sauva le transport, et l’arrivée du cuirassé sauva le sloop, mais le Huascar était passé. Il rallie la Union, et, de conserve avec cette petite corvette, exécute une fructueuse croisière sur les côtes du Chili. Apprenant au cours de cette opération que deux bâtiments venaient d’Europe chargés de matériel de guerre pour Valparaiso, l’amiral Grau envoya la Union les attendre dans le détroit de Magellan ; mais le commandant chilien de Punta Arenas, où la corvette péruvienne prit contact avec la terre, lui affirma faussement que les deux bâtiments avaient déjà passé : la Union revint rapidement dans le Nord, manquant cette prise importante, mais à temps pour aider le Huascar à s’emparer d’un beau transport chilien, le Rimac, qui avait à bord un régiment de cavalerie dont les 300 chevaux furent très utiles à l’armée péruvienne.

Le 27 août, le Huascar se présenta devant le port d’Antofogasta et ouvrit le feu contre les deux navires chiliens qui s’y trouvaient ; dans le combat d’artillerie qui s’ensuivit, un obus de gros calibre tiré par une batterie de terre vint frapper la cheminée du Huascar et détermina l’amiral Grau à la retraite. Mais sa menace permanente sur toute la côte était devenue pour le Chili une véritable obsession. L’opinion publique reprochait vivement au Gouvernement et au commandement l’arrêt des opérations provoqué par l’insécurité dans les communications. Toute la conduite de la guerre dépendait à ce moment de l’existence du Huascar commandé par l’amiral Grau. Un nouveau ministre de le Guerre et un nouveau commandant de la flotte chilienne préparèrent donc la destruction du Huascar, et leur premier soin fut de rappeler à Valparaiso les deux cuirassés qui bloquaient Iquique, afin de revoir leur machine et leur carène pour augmenter leur vitesse. Le blocus d’Iquique fut suspendu pour permettre la réparation successive des autres navires chiliens ; des courriers rapides armés en transport reçurent une artillerie assez forte qui leur permettait une certaine résistance, et quelques-uns d’entre eux pouvaient même jouer un rôle dans le combat. A la fin de septembre, cet important travail de réorganisation avait porté ses fruits, et c’était une escadre toute nouvelle qui se mettait à la recherche du Huascar.

Elle alla d’abord le chercher à Arica, où il venait souvent. Mais l’amiral Grau croisait à ce moment dans le Sud avec le Huascar et la Union, guettant les transports ennemis. L’escadre chilienne se sépara alors en deux divisions, qui comprenaient chacune un cuirassé et une corvette ; la division du commandant La Torre s’augmentait d’un transport armé en guerre. Le 7 octobre au matin, par un temps brumeux, cette division La Torre prit le contact dès l’aube avec le Huascar et la Union, leur coupant la route qu’ils suivaient vers le Nord. L’amiral Grau sentit immédiatement tout le danger de la situation ; il donna l’ordre à la Union de le quitter et de regagner Arica, ce qu’elle put faire grâce à sa grande vitesse, poursuivie par les deux bâtiments chiliens qui accompagnaient l’Amiral Cochrane, et il commença le feu à 3 000 mètres contre ce cuirassé d’un tonnage triple du sien. L’action se déroula à la hauteur du cap Angamos qui donna son nom à ce mémorable combat naval.

Le Cochrane laissa diminuer la distance avant de commencer son tir, qui causa dès les premiers coups quelques avaries au Huascar ; l’amiral Grau essaya par deux fois d’éperonner le Cochrane, mais les adroites manœuvres du commandant La Torre l’en empêchèrent : le cuirassé chilien possédait deux hélices, dont l’action lui permettait de virer de bord beaucoup plus rapidement que son ennemi. Un obus pénétra dans la tourelle du commandant du Huascar, mettant en pièces l’amiral Grau et un de ses officiers. Quatre autres officiers, qui prirent successivement le commandement, subirent le même sort au même poste ; aucun organe de transmission ne fonctionnait plus dans la tourelle immobilisée ; la tourelle qui portait les deux grosses pièces était dans le même état, l’un de ses canons hors d’usage. Dans ce combat à la distance variant entre 300 et 50 mètres, le cuirassement du Huascar était tout à fait insuffisant.

Le Blanco Encalada, le second cuirassé chilien, attiré par les détonations, joignait son tir à celui du Cochrane, ayant ouvert le feu à 600 mètres. La mitraille ayant coupé les drisses du pavillon péruvien à bord du Huascar, les cuirassés chiliens cessèrent de tirer, croyant que l’ennemi se rendait, mais le pavillon fut de nouveau hissé et le feu reprit avec une nouvelle intensité. A plusieurs reprises, les combattants essayèrent sans succès de s’aborder à l’éperon ; les mitrailleuses Nordenfeld des Chiliens avaient éteint les mitrailleuses Gatling des Péruviens. Après une heure et demie de ce combat héroïque, le Huascar, complètement désemparé, amena enfin son pavillon. Cinq officiers, dont plusieurs déjà blessés, avaient été tués au poste de commandement ; le tiers de ses hommes était hors de combat.

L’amiral Grau, d’une famille originaire de Catalogne, passée en Colombie, puis au Pérou avec Bolivar, avait servi comme mousse avant d’être officier dans la marine de guerre du Pérou ; au début, sa carrière avait souffert des troubles civils de sa patrie. Député au Congrès, c’était un marin très expérimenté, plein de ressources, d’une décision rapide et d’un courage intrépide. Fière d’un tel chef et de tels marins, sa patrie sentit tout ce que cette mort venait de lui enlever. Au Chili, l’ivresse de la victoire n’empêcha pas l’opinion publique de rendre hommage à sa mémoire, qui fut entourée d’une respectueuse admiration, comme l’avait été celle du commandant Arthur Pratt au Pérou.

Dans le monde entier, la marine de toutes les Puissances avait suivi les opérations navales avec un intérêt passionné. C’est la première fois que des bâtiments cuirassés combattaient, et une foule d’enseignements utiles en découlaient pour l’emploi de l’artillerie et de l’éperon, du cuirassement, des tourelles, etc... Ces études sur un matériel depuis longtemps démodé ont elles-mêmes vieilli. Mais certaines de ces leçons restent de tous les temps : la maîtrise de la mer, la nécessité de l’instruction et de l’organisation, la force du caractère gardent toujours leur capitale importance.


Le Chili avait commencé la guerre continentale par l’occupation de la zone maritime bolivienne, la province d’Atacama ; mais, à part le petit engagement de Calama, où une poignée d’hommes avait combattu pour l’honneur sous la direction d’un sous-préfet, aucune opération n’avait été tentée à terre pendant la guerre maritime : la Bolivie était protégée par un désert qui couvrait la barrière des Andes, et l’attaque du Pérou nécessitait la maîtrise de la mer, que le Huascar était arrivé à disputer pendant huit mois sous le commandement de l’amiral Grau.

Pendant cette période, les deux partis avaient levé et organisé leur armée ; le matériel nécessaire était venu d’Europe par le détroit de Magellan pour le Chili, par le chemin de fer de Panama pour le Pérou, et même quelques milliers de fusils étaient parvenus en Bolivie par Buenos-Ayres. Au Chili, les bataillons avaient été portés de 300 à 1 200 hommes, la Garde Nationale avait formé un grand nombre d’unités et l’armée de campagne, bien organisée et concentrée à Antofogasta, comprenait vingt mille hommes. Le ministre de la Guerre Sotomayor accompagnait le général en chef Escalada, et son activité organisatrice mettait à la disposition de l’armée et de la marine toutes les ressources du pays. Dans la zone péruvienne, le Président de la République, général Prado, avait pris le commandement de l’armée en campagne à Arica, où se trouvaient environ dix mille hommes ; à Tacna, le président de la République bolivienne, général Daza, commandait un corps de 4 000 Boliviens ; dans la province de Tarapaca, le général Buendia avait sous ses ordres une douzaine de mille hommes des deux nations, à Iquique, Pisagua et Tarapaca. Bien que les forces alliées fussent sous le commandement du président Prado, le vice du dualisme s’y révéla au cours des opérations. Un peu inférieure en effectifs, l’armée chilienne avait la supériorité de l’unité, du commandement placé hors de la politique, enfin d’un armement et d’une organisation plus modernes.

A la fin d’octobre, un corps de 10 000 Chiliens se formait à Antofogasta avec l’élite de l’armée : embarqué sur dix-neuf transports et escorté par quatre navires de guerre, il arrivait le 2 novembre devant Pisagua, au Nord d’Iquique. C’est seulement en mer que le point de débarquement et le plan de l’opération avaient été communiqués aux commandants d’unités : il s’agissait de se placer entre les troupes de Tarapaca et celles de Tacna et Arica ; dans cette position, les forces alliées étaient séparées en deux, et ne pouvaient se réunir que par des marches à travers des régions privées d’eau, dont la. traversée aurait nécessité un matériel qu’aucune prévision n’avait mis à leur disposition.

La baie de Pisagua était défendue par deux petits fortins séparés par une distance de quatre kilomètres ; la petite ville est tassée contre le fort du Sud ; une voie ferrée, s’élevant le long des collines parallèlement à la côte, avait été aménagée en tranchée. Mais cette longue ligne n’était défendue que par environ sept cents Boliviens, et une petite troupe de 300 marins péruviens et quelques volontaires. Les deux fortins, armés chacun d’un seul canon, furent facilement annihilés par le feu de l’escadre, qui se concentra ensuite sur la voie ferrée ; puis deux mille Chiliens débarquèrent sur deux points, et, après un combat assez vif, puisque 235 des assaillants furent hors de combat, la petite troupe des alliés se retira à vingt kilomètres dans l’intérieur, sous le commandement du général Buendia. Le combat avait duré six heures.

En même temps, le reste des forces chiliennes débarquait dans l’anse voisine de Junin sans rencontrer de résistance, et aurait pris à revers la défense de Pisagua, si elle s’était prolongée. Le général Escala, qui les commandait, s’avança rapidement le long de la voie ferrée jusqu’à Dolorès, point d’eau important pour le ravitaillement de ses troupes.

Cependant le général Buendia avait rejoint Iquique ; sentant tout le danger de sa position, il se décida à marcher le plus tôt possible sur l’ennemi, que sa flotte renforçait tous les jours. Laissant environ 2 000 hommes de garnison à Iquique, toujours bloqué par l’escadre chilienne, il concentra ses forces à l’extrémité de la voie ferrée, et y donna rendez-vous aux troupes boliviennes, que commandait à Tacna le général Daza. Mais cet appel resta vain, et ce fut avec ses seules forces qu’il attaqua le 19 novembre les troupes du colonel Sotomayor, qui disposait de 6 000 hommes, solidement établis sur les hauteurs de San Francisco et de l’Encanada, et pouvant être renforcés d’une force égale placée entre Dolorès et Pisagua. Le combat, qui était vraiment le premier de la campagne, fut chaudement disputé ; les bataillons de Cuzco et d’Ayacucho formés par le colonel Cacerès firent des prodiges de valeur, et l’infanterie chilienne fournit, pour la défense de son écrasante artillerie, de magnifiques charges à la baïonnette. Mais l’attaque des alliés était prise de flanc par des batteries bien servies et bien placées, et la retraite vers Tarapaca s’imposa au général Buendia. Les troupes chiliennes ne poursuivirent pas, bien que les vaincus fussent en tel état qu’ils enterrèrent leurs canons, d’ailleurs à peu près inutiles.

A Tarapaca, où se reformèrent les troupes péruviennes grâce à l’énergie et à la prévision du colonel Suarez, leur chef d’état-major, elles furent rejointes par la garnison d’Iquique ; les troupes boliviennes avaient continué leur marche sur La Paz. Elles avaient déjà commencé leur difficile retraite vers Tacna, et il ne restait plus à Tarapaca qu’une forte arrière-garde, quand une troupe chilienne de 2 300 hommes, sous le commandement du colonel don Luis Arteaga, s’y présenta. Une reconnaissance de cavalerie, après avoir tâté les avant-postes péruviens, avait rendu compte qu’il ne restait plus à Tarapaca que 1 500 ou 2 000 fuyards démoralisés, et l’occasion était tentante d’achever la destruction de l’ennemi battu à Dolorès et de couper la route à la garnison d’Iquique.

Le chef chilien avait divisé ses forces en trois colonnes et voulait surprendre l’ennemi par une marche de nuit. Mais de telles opérations sont délicates et nécessitent de bons guides, une parfaite connaissance des lieux, et une excellente instruction de la troupe. La colonne de droite arriva la première, au lieu de se présenter en même temps que les deux autres ; au passage de la vallée, elle fut presque cernée et subit de grandes pertes avant l’arrivée des autres colonnes, qui rétablirent le combat. Vers 4 heures, deux détachements, qui avaient commencé leur retraite, rappelés par le général Buendia, donnèrent à l’action un nouvel élan, et assurèrent aux Péruviens une indiscutable victoire. Les Chiliens durent battre en retraite, perdant 750 hommes hors de combat et une cinquantaine de prisonniers, — plus du tiers de leur effectif, — huit canons et un drapeau.

Les Péruviens n’avaient perdu que 530 hommes, mais ils étaient hors d’état de poursuivre ; sans cavalerie, épuisés par les combats et les marches très pénibles depuis une dizaine de jours, ils devaient reprendre leur retraite immédiatement pour échapper aux forces qui allaient relever à bref délai la colonne Arteaga. Le général Buendia se remit donc en marche le soir même, par des sentiers de montagne, pour gagner la plaine et Arica. Le manque de vivres et d’équipages rendit la marche extrêmement pénible.

Arrivé à Arica, le général Buendia apprit que, par l’ordre du président Prado, il était destitué et traduit devant un conseil de guerre, ainsi que son chef d’état-major, le colonel Suarez, dont l’activité, l’énergie et l’esprit plein de ressources avaient sauvé l’armée après la défaite de Dolorès. Mais les événements se précipitaient et cette injuste disgrâce n’eut qu’un temps très court.

La perte de la province de Tarapaca provoqua une double révolution. Quittant Arica en laissant le commandement au contre-amiral Montero, le président Prado retourna à Lima, dont il partit presque aussitôt sous prétexte de demander à l’étranger les secours nécessaires à son pays : le grand prestige que lui avait mérité son attitude virile en 1866, au moment des hostilités avec l’Espagne, s’était évanoui ; la gravité des événements l’avait dépassé. Conformément à la Constitution, il laissait ses fonctions au vice-président, le vieux général La Poerta qui, après une émeute et quelques jours d’agitation, s’effaça devant don Nicolas de Pierola, désigné par la voix populaire. Avec le titre de chef suprême de la République, Pierola fit son entrée solennelle dans Lima le 29 décembre.

Ancien journaliste, Nicolas de Pierola avait été ministre des Finances comme son père et avait montré dans la politique un esprit de décision et une audace qui avaient frappé l’imagination populaire. Exilé au Chili, il était revenu dès le début des hostilités. Son intelligence ouverte, sa connaissance de l’Europe où il avait voyagé, son adresse dans la tactique politique, lui assuraient la confiance des hommes politiques ; sa gestion financière comme ministre avait été sévèrement condamnée, mais son honnêteté personnelle, comme celle de son père restait au-dessus du soupçon. Tous s’inclinèrent devant lui et même ses anciens ennemis lui restèrent fidèles pendant toute la guerre.

Le général Daza, président de la République bolivienne, devait toute sa fortune à des intrigues politiques de bas étage ; son armée le méprisait et l’accusait de lâcheté. Le 27 décembre, il était venu de Tacna à Arica pour conférer avec l’amiral Montero et, au moment où il allait remonter dans son train, il reçut un télégramme lui annonçant que ses troupes l’avaient remplacé dans son commandement par le colonel Camacho et que, s’il retournait à Tacna, il avait toute chance d’y être fusillé. L’amiral Montero refusant d’intervenir en sa faveur, Daza se rendit à Aréquipa, où il apprit qu’une révolution avait eu lieu à La Paz et que le général Campero y avait été proclamé président de la République à sa place. Daza se réfugia à Panama, et puis à Paris.


La deuxième opération de l’armée chilienne commença comme la première : les 8 000 ou 9 000 alliés qui occupaient Tacna et Arica, furent tournés par un débarquement de 14 000 Chiliens, qui s’établirent dans les petits ports d’Ilo et de Mollendo, à 150 kilomètres environ dans le Nord de cette région. Dès la fin de décembre 1879, une petite reconnaissance chilienne, remarquablement préparée et commandée par le commandant du génie Martinez, avait débarqué à Ilo et avait pu s’avancer en dernier lieu jusqu’au centre de Maquegna, à une centaine de kilomètres dans l’intérieur. En mars 1880, l’armée chilienne s’avançait donc à coup sûr, mais avant de marcher sur Tacna, le général don Manuel Baquedano, qui avait remplacé le général Escola dans son commandement, voulut se débarrasser du corps péruvien établi dans la position historique de Los Angeles d’où il pouvait menacer ses communications.

En 1823, sur ces collines escarpées, le général espagnol Valdez, dont la gauche était commandée par le célèbre Espartero, duc de la Victoire, avait battu les Indépendants, mais en 1874, les troupes régulières du président Prado y avaient battu les insurgés de Pierola, en les tournant, et le général chilien ne l’ignorait pas. Le 22 mars, il tourna donc la droite péruvienne, tandis que la gauche était menacée par un large mouvement débordant, qui fut heureusement contenu par quelques compagnies : les Péruviens purent se replier sans trop de pertes.

Le port d’Arica était bloqué depuis le mois de février, mais la Union avait pu venir du Callao et forcer le blocus ; un combat naval indécis s’était engagé, et la nuit suivante la Union avait pu appareiller de nouveau et regagner le Callao, port de Lima. Pour éviter le retour de pareilles tentatives, une forte escadre chilienne bloqua le port du Callao à partir du 10 avril.

Cependant l’armée chilienne s’organisait dans la région Mollendo-Moquegna, et se préparait à franchir la zone désertique qui la séparait de la région Tacna-Arica ; il fallait assurer, non seulement le transport des munitions et des vivres, mais l’approvisionnement en eau, qui, pour une quinzaine de mille tonnes, nécessitait des moyens exceptionnels. Le colonel Carmacho, qui commandait les troupes boliviennes, était d’avis de marcher à la rencontre de l’ennemi pour l’attaquer au débouché du désert, avant qu’il ait eu le temps de se refaire. Le contre-amiral péruvien Montero, qui avait pris le commandement en chef, voulait l’attendre dans ses positions, et cette divergence de vues soulignait le désaccord qui existait dans le camp des Alliés. Pour y mettre fin, le général Campera -quitta La Paz et, comme chef d’État, assuma le commandement général à Tacna le 19 avril.

Campero était un caractère modéré et plein de sang-froid, un esprit cultivé, il avait suivi les cours de l’École des mines à Paris et avait représenté son pays en Angleterre et en France ; il montra de véritables qualités militaires. Mais au cas particulier, il adopta un peu trop vite le plan de son subordonné bolivien, et le 27 avril se mit en route pour Sama. Mais le gros de ses colonnes n’avait pas fait deux lieues qu’elles furent obligées de s’arrêter : les convois indispensables et le parc d’artillerie ne suivaient pas, faute d’équipages. Il ignorait tout de l’ennemi. La cavalerie chilienne, par des charges heureuses, avait pris l’ascendant sur les Alliés qui avaient renoncé aux reconnaissances ; d’autre part, le service de renseignements n’avait pas été organisé, el les improvisations en pareille matière sont inopérantes.

L’armée alliée était belle et donnait grande confiance à son nouveau chef, ainsi qu’en témoigne son rapport au Parlement bolivien. Il avait pu rassembler quelques renforts, et 1 500 hommes arrivèrent facilement à Tacna, mais des démonstrations faites par les Chiliens sur la frontière arrêtèrent le reste des forces qui avaient été préparées. Les Alliés disposaient au total de 9 300 hommes, dont 2 000 défendant Arica. Le général Campero, qui n’avait par conséquent qu’environ 7 300 hommes sous ses ordres, renonça à tout mouvement en avant, et choisit en avant de Tacna une excellente position pour y arrêter l’ennemi ; un étroit plateau assez élevé, de forme légèrement convexe vers l’ennemi, avait sur ses flancs des ravins sablonneux, impropres aux charges de cette cavalerie chilienne dont l’action devenait une hantise ; c’est là qu’il se fortifia, assez sommairement, semble-t-il ; chacun de ses soldats avait reçu un sac à terre, et trois redoutes épaulaient la droite et le centre des Alliés.

Le 22 mai, une reconnaissance en force vint tâter sa position et put l’étudier à loisir ; dépourvus de toute cavalerie efficace, les Alliés ne gardèrent pas le contact. Après avoir traversé la zone désertique, l’armée chilienne était arrivée sur le Sama, où Campero avait projeté de la devancer, et s’y refaisait tranquillement, à six lieues de l’ennemi.

Le 25 mai, elle campait à deux lieues des Alliés. Le général Campero eut l’idée soudaine de l’attaquer par surprise, et se mit en marche à minuit, dans le plus grand ordre. Mais ses colonnes, mal guidées et dépourvues de boussoles, s’égarèrent dans le brouillard, et il fallut reprendre les positions organisées à loisir, après avoir inutilement fatigué les troupes à la veille de la bataille : une telle manœuvre n’était possible qu’avec des troupes très manœuvrières et après une soigneuse préparation.

Un conseil de guerre réuni par le général Baquedano avait examiné l’idée de tourner par l’Est le flanc droit des Alliés, et de les forcer ainsi à accepter le combat face au Nord, en perdant leur ligne de retraite et en abandonnant l’excellente position qu’ils avaient organisée ; la crainte de manquer d’eau fit écarter ce plan, et le général Baquedano se décida pour l’attaque de front ; et le 26 mai, à dix heures du matin, l’artillerie chilienne ouvrait le feu, hors de portée des canons péruviens.

Couverte sur son front et sur ses flancs par des tirailleurs, l’armée chilienne avait en première ligne trois divisions d’environ 2 000 hommes chacune, une quatrième en seconde ligne, avec 3 000 hommes en réserve, et 1 200 cavaliers sur ses flancs : en tout 13 372 hommes, d’après les rapports officiels ; les Boliviens formaient la droite des Alliés sous le colonel Camacho, les Péruviens la gauche, commandés par le contre-amiral Montera. La ligne des Alliés était marquée par la crête du plateau et leur infanterie était déployée à contre-pente ; les projectiles chiliens tombaient derrière elle et s’enfonçaient inoffensifs dans le sable. Après une heure environ de canonnade inutile, l’infanterie dut attaquer, la droite en avant. La gauche des Alliés céda un instant, mais le général Campera engagea ses réserves et rétablit le combat ; ce fut au tour des Chiliens de reculer sur ce même terrain, et au général Baquedano d’y faire donner sa division de seconde ligne en avançant son artillerie. Cette division fraîche, s’engageant au pas de charge, décida du succès sur cette partie du champ de bataille ; le reste de la ligne dut reculer peu à peu, après une résistance acharnée. La réserve chilienne de 3 000 hommes avait été déployée au moment où la division de 2e ligne attaqua, mais elle ne fut pas engagée, non plus que la cavalerie. Sur 9 000 hommes qui combattirent réellement, les Chiliens eurent 486 tués et 1 632 blessés, soit 2 128 hommes hors de combat. Les Alliés, sur 7 300, perdirent environ 2 800 hommes hors de combat, dont 147 officiers tués, soit plus du tiers de l’effectif et 500 prisonniers. La victoire avait été chaudement disputée, et, à deux reprises, la balance sembla pencher du côté des Alliés. Les Aymaras et les descendants des Incas rivalisèrent de courage et montrèrent une remarquable ténacité devant un ennemi supérieur en nombre, en instruction et en armement.

Le général Campero eut un instant la pensée de défendre la ville de Tacna, mais l’état de ses troupes ne lui permettait pas de continuer la lutte ; le général Campero et les Boliviens se retirèrent vers La Paz, l’amiral Montero sur Tarata et Pisco. L’ensemble de ces détachements faisait un total inférieur à 3 000 hommes.

Le colonel Baquedano dirigea ses efforts sur le port d’Arica, que commandait le colonel Bolognesi. Couvert par sa cavalerie, il fit rétablir assez facilement la voie ferrée entre Tacna et Arica, où les destructions avaient été insuffisantes, et 5 000 hommes sur Arica, dont les 3 000 de sa réserve qui n’avaient pas été engagés dans la bataille du 26 mai. Il fit sommer le colonel Bolognesi de rendre une place qui ne pouvait recevoir aucun secours ; le commandant de la Place, après avoir réuni le Conseil de défense, déclara qu’il était résolu à « sauver l’honneur de sa patrie et à résister jusqu’à ce qu’il eût brûlé sa dernière cartouche. »

La défense avait été assez solidement organisée ; trois petits fortins au Nord, deux au Sud, étaient réunis par un retranchement continu qui couvrait la ville de 3 000 habitants et le port ; le réduit de la défense était le Morro, colline fortifiée qui dominait la mer par un à-pic de 200 mètres, mais qui était médiocrement défendue du côté de la terre. Les ouvrages élevés à Arica avaient eu surtout pour objet de protéger la puissante artillerie qui défendait efficacement le mouillage contre la croisière chilienne. Enfin la batterie flottante le Manco Capac était mouillée dans la rade. La garnison de 2 000 hommes était composée surtout de volontaires peu instruits, sauf la compagnie de débarquement de la Independencia, la frégate péruvienne qui avait naufragé pendant le combat naval du 21 mai 1879, et dont l’équipage avait été recueilli par le Huascar ; le capitaine de vaisseau Moore, qui la commandait, avait sous ses ordres l’artillerie du Morro ; inconsolable de la perte de son navire, qu’il attribuait à une faute de manœuvre, il avait décidé de combattre en costume civil, jusqu’à ce qu’une action d’éclat lui eût donné le sentiment qu’il était redevenu digne de son uniforme.

Le colonel don Francisco Bolognesi, de famille originaire d’Italie, avait complèté son instruction militaire par une mission accomplie en Europe ; il venait de se distinguer dans les combats de Dolorès et de Tarapaca à la tête d’une division. Il était intelligent, actif et énergique. Sa réponse indignée à la sommation de se rendre montrait toute la décision irrévocable qu’un patriote allait déployer dans la défense d’Arica. Si le temps lui en était donné, il compléterait les fortifications, il dresserait ses volontaires au combat, et la résistance pourrait se prolonger et immobiliser des forces importantes. Le général Baquedano sentit qu’il fallait se hâter.

D’ailleurs, les Chiliens ne disposaient pas d’équipage de siège et seule l’artillerie de l’escadre pouvait contrebattre celle de la place. Dans la journée du 5 juin commença le bombardement de la ville, du port et des fortifications. Mais les bâtiments de l’escadre qui avaient dû se rapprocher éprouvèrent quelques avaries et l’assaut fut décidé pour le surlendemain 7 après une dernière sommation.

Les troupes d’attaque, 4 000 fantassins, prirent leur emplacement en pleine nuit, en laissant à l’arrière leurs feux de bivouac qu’entretenaient les cavaliers pied à terre. Dès la pointe du jour, deux mille hommes éventraient et escaladaient la barricade de sacs à terre qui couvrait le front Sud, pendant que mille autres s’emparaient des forts au Nord ; la résistance se concentrait sur le Morro, d’où une vive fusillade causa quelques pertes aux assaillants ; mais le fort était attaqué par la gorge, son point faible, et il fut rapidement enlevé. Bolognesi, Moore et quelques officiers furent massacrés autour du canon où ils s’étaient groupés. L’explosion de nombreuses mines, provoquée par des ingénieurs inexpérimentés, fit plus de mal aux Péruviens qu’aux Chiliens, mais les assaillants, rendus furieux, ne voulaient plus faire quartier. Plusieurs groupes de soldats péruviens se précipitèrent de la falaise du Morro pour échapper à l’ennemi ; dans la ville, où la réserve et la cavalerie chiliennes avaient repoussé les derniers défenseurs, on constate des massacres et des incendies inutiles. Les vainqueurs firent 1 328 prisonniers, marins et volontaires compris ; donc l’ordre finit par se rétablir et l’humanité par reprendre ses droits.

Mais, d’après les évaluations de l’état-major chilien lui-même, les seules qui valent, puisque tous les Péruviens étaient tués ou pris, la défense eut 800 tués pour 200 blessés, et c’est une proportion beaucoup trop forte ; et malheureusement il faut constater que cette disproportion se retrouve dans les pertes péruviennes de tous les combats, où le nombre des tués dépasse presque toujours celui des blessés, fait que l’acharnement de la lutte explique, mais n’excuse pas.

Dans cet assaut, qui dura moins d’une heure, les Chiliens perdaient 117 tués et 255 blessés, chiffres qui se retrouvent dans une proportion de 1 à 2, très normale pour un combat rapproché.

Dès la prise des forts, le Manco Capac, qui avait quitté son mouillage pour aider de son feu leur défense, fut abandonné par son équipage et coulé à pic, afin qu’il ne restât point aux mains de l’ennemi.


Des forces que le Pérou appelait les deux armées du Sud, c’est à peine si 1 500 hommes avaient pu gagner Aréquipa, où ils trouvaient quelques bataillons de réserve réunis trop tard et trop mal équipés pour avoir pu combattre à Tacna ; une division de 6 000 hommes s’y organisa, suffisante pour faire figure dans la défense locale du pays, impuissante à inquiéter le vainqueur.

La Bolivie constatait sa défaite, et, après avoir imposé silence à ceux qui réclamaient la paix immédiate, se bornait à organiser la défense des Andes, que le Chili n’avait d’ailleurs aucun intérêt à attaquer. Mais le Pérou discutait l’importance de ses revers et ne s’avouait pas vaincu. Sa marine était réduite à l’impuissance, son armée régulière avait été détruite dans de sanglants combats et, dans les classes dirigeantes, il n’était guère de famille qui n’eût perdu au moins l’un de ses membres. Néanmoins, le président Nicolas de Pierola ne cessait d’espérer la victoire et de prêcher la guerre à outrance ; il était soutenu par le patriotique enthousiasme de l’opinion et de la presse. Le 27 juin, il appelait aux armes toute la population de Lima pour réunir une armée de réserve dont l’effectif, révision faite, fut d’une quinzaine de mille hommes, qui se formèrent par corps de métier. Avec 5 ou 6 000 hommes qui restaient encore à Lima, on put constituer 4 divisions d’environ 5 000 hommes chacune. Le haut commandement était assuré : le général Buendia et l’amiral Montero étaient près du chef suprême ; Cacerès, Suarez, Davila, Canevaro, Iglesias avaient fait leurs preuves dans les précédents combats. Mais l’intermédiaire manquait, le cadre subalterne qui, instruit pendant la paix ou bien né de la guerre, aurait pu former des soldats avec les paisibles citoyens que le salut de la patrie appelait sous les drapeaux.

Cependant le blocus du Callao se maintenait rigoureusement ; grâce à la portée de son artillerie, la flotte chilienne pouvait bombarder impunément les navires en rade, le port et la ville, tout en restant à l’abri des pièces péruviennes. Pourtant, en saisissant de petites embarcations qui portaient des torpilles, deux navires chiliens furent détruits. Sous le commandement du capitaine de vaisseau Lynch, en septembre, une expédition alla promener le pavillon chilien jusque dans les ports les plus septentrionaux du Pérou ; 2 600 hommes étaient embarqués sur des transports et prirent terre à plusieurs reprises pour pénétrer dans l’intérieur du pays où aucune défense n’était organisée. De lourdes contributions de guerre et la saisie des marchandises rendirent l’opération très profitable ; elle fut accompagnée de destructions inutiles.

Le Pérou fit de vaines tentatives pour décider la République argentine à intervenir dans le conflit, soit les armes à la main, soit en prenant vis à vis du Chili une attitude menaçante. Dans le même objet, il renoua les relations diplomatiques avec l’Espagne, mais n’obtint aucun secours effectif. Les États-Unis s’étaient également récusés, mais offraient leurs bons offices pour servir d’intermédiaires pacifiques.

Après bien des tergiversations et l’intervention de la France, de l’Angleterre et de l’Italie, ces propositions furent adoptées et les plénipotentiaires des trois républiques belligérantes se réunirent dans la rade d’Arica, à bord de la corvette nord-américaine Lackawanna, le 22 octobre 1880. Les conditions de paix proposées par le Chili étaient très dures : il exigeait l’annexion de toute la côte bolivienne et de la province péruvienne de Tarapaca, 20 millions de piastres (100 millions de francs) comme indemnité de guerre, et l’occupation de Tacna et Arica jusqu’à complet paiement et jusqu’à l’exécution d’autres conditions. Les représentants du Pérou et de la Bolivie repoussèrent formellement toute cession de territoire. Ils admettaient que le droit public américain interdisait toute conquête et fixait les frontières des divers États selon celle des colonies espagnoles dont ils étaient sortis, conformément aux traditions des libérateurs Bolivar et San Martin. Ils réclamèrent l’arbitrage des États-Unis ; mais le Chili se refusait à admettre que ses droits de conquête pussent être discutés par quiconque, et le représentant des États-Unis déclara qu’il n’était pas dans les intentions de son Gouvernement de s’ériger en juge de la querelle, mais seulement d’essayer un rapprochement loyal entre les belligérants, et la conférence se termina sans résultat.

Un nouvel effort s’imposait donc au Gouvernement chilien. Il s’y était préparé. Un corps expéditionnaire d’environ 27 000 combattants était prêt à s’embarquer à Arica : les provinces conquises restaient gardées par 6 000 hommes et 10 000 hommes achevaient leur instruction au Chili, formant la réserve. Les bataillons, presque constamment victorieux, gardaient leurs cadres depuis plus d’un an et pouvaient remplacer leurs pertes sans perdre leur cohésion. Les régiments de nouvelle formation, après une période d’instruction au Chili, allaient s’entraîner au camp d’Arica où ils retrouvaient des anciens justement fiers de leurs succès. Les troupes chiliennes avaient pris toute la valeur d’une armée régulière, pendant que les troupes péruviennes de nouvelle formation s’en éloignaient de plus en plus. Le peuple et l’armée du Chili réclamaient depuis plusieurs mois la marche sur Lima ; l’annonce du départ pour la capitale du Pérou fut accueillie à Arica avec le plus grand enthousiasme.

La première division (8 600 hommes commandés par le général Villagran) s’embarqua le 15 novembre sur deux vapeurs et sept voiliers protégés par deux navires de guerre et, sans rencontrer de résistance, débarqua à Paracas, petit port situé à 20 kilomètres de Pisco, qui fut évacué sans coup férir. Le reste de l’armée débarqua le 22 décembre, plus au Nord, dans la rade ouverte de Curayaço, à 90 kilomètres au Sud de Lima, et une brigade s’avança rapidement jusqu’au Lurin, dont la vallée fertile se prêtait admirablement à la concentration du corps expéditionnaire destiné à opérer contre Lima, dont il n’était qu’à environ 30 kilomètres.

La première division Villagran débarquée à Pisco avait l’ordre de rejoindre l’armée par voie de terre et la première brigade, sous les ordres du capitaine de vaisseau Patrick Lynch, s’était résolument mise en marche ; le général Villagran avait vu des inconvénients à cet itinéraire et avait dégagé sa responsabilité sur les conséquences d’un ordre qu’il se déclarait d’ailleurs prêt à exécuter. Le général Baquedano n’hésita pas à le renvoyer au Chili : « La responsabilité d’un ordre, écrivait-il à cette occasion, retombe uniquement sur le général en chef qui le donne sans que celui qui l’exécute ait le droit de le qualifier, puisqu’il remplit son devoir en se bornant à obéir. » Pendant que la deuxième brigade se rembarquait à Pisco et rejoignait par la mer, la brigade Lynch couvrait 200 kilomètres sans rencontrer de résistance sérieuse et reprenait sa place de bataille le 25 décembre.

A Lima, le chef suprême, don Nicolas de Pierola, continuait à déployer la plus grande activité. La capitale avait été protégée par un ensemble important de fortifications et en particulier une citadelle s’était élevée sur chacune des collines San-Bartolomé et San-Cristobal qui dominaient immédiatement la ville. Deux lignes la couvraient au Sud, la première à douze kilomètres de Lima, appuyée au Morro-Solar en avant de Chorillos et de San-Juan, longue de 14 kilomètres ; la seconde à six kilomètres de la première et de Lima, près de Miraflorès. Dès novembre, le débarquement de la division Villagran sur la côte Sud avait révélé l’intention de l’envahisseur d’attaquer de ce côté, et les travaux de ce secteur avaient été l’objet d’un soin tout particulier. Elles étaient convenablement tracées, et utilisaient les accidents de terrain ; mais les retranchements paraissent avoir été assez faibles et aucune défense accessoire ne semble avoir été prévue ; en particulier, la défense avait utilisé les murs de clôture en les perçant de meurtrières et sans les renforcer, et dans ce pays privé de pluie, ils sont en terre séchée au soleil, rarement à l’épreuve de la balle, et ne peuvent résister au canon.

Quoi qu’il en soit, les défenses de Lima inspiraient une confiance absolue à l’armée et à la population de la capitale ; par des revues, de grandes cérémonies religieuses et militaires, Pierola avait exalté le sentiment patriotique au plus haut point. Quelques contingents indiens venus de l’intérieur avaient renforcé l’armée régulière, formée à quatre divisions, qui défendait la première ligne Chorillos-San-Juan ; l’armée de réserve, dont l’effectif n’était que de dix mille hommes, s’établit dans la seconde ligne, celle de Miraflorès à San-Bartolomé.

Pierola avait pris le commandement de l’armée, et restait dans ses lignes, pensant évidemment qu’il avait tout intérêt à y livrer bataille plutôt qu’en rase campagne. Un régiment de cavalerie, le seul de l’armée péruvienne, avait été chargé de disputer le terrain à l’avance chilienne, et avait été en grande partie détruit dans une surprise ; de petits détachements de partisans n’avaient réussi qu’à attirer sur les populations les rigueurs de l’envahisseur qui les avait considérées comme responsables. Pourtant, bien que ses troupes manquassent d’instruction, il semble bien qu’il aurait pu constituer en dehors de la garnison de Lima un corps d’observation qui, établi dans les montagnes sur le flanc droit des Chiliens, aurait harcelé l’armée d’invasion, gêné ses communications, et troublé au dernier moment son déploiement devant la ligne de Chorillos-San-Juan ; ce sont les reconnaissances ennemies qui prirent le contact avec cette ligne, et c’est en toute tranquillité que les trois divisions chiliennes se disposèrent devant elle.

La première division, capitaine de vaisseau Lynch, attaquait en avant de Chorillos la ligne permanente de Morro-Solar et la colline de Santa-Teresa, défendue par la division Iglesias ; au centre, la division Soto-Mayor devait enlever la position de San-Juan, défendue par le colonel Cacerès ; à droite la division du colonel Lagos avait devant elle la ligne défendue par le colonel Davila. La réserve chilienne, sous le colonel Martinez, était placée derrière le centre gauche ; le colonel Suarez commandait la réserve péruvienne.

A gauche, la division Lynch, ayant moins de chemin à parcourir, arrive au contact la première, à 5 heures du matin : soutenue par le feu de l’escadre, elle enleva les premières tranchées, mais sa progression fut arrêtée par une vigoureuse résistance. Elle parut même faiblir un moment ; le général Baquedano dut engager sur ce point sa réserve. Cependant, à 6 heures, la deuxième division Soto-Mayor s’engageait, et, après une bonne préparation d’artillerie, enlevait d’un seul élan les retranchements péruviens, perçant le centre de la ligne. Cacerès dut céder le terrain, et se replia en bon ordre sur Chorillos. Cependant la division de droite avait fixé la gauche péruvienne par son feu et quelques manœuvres menaçantes.

A sept heures et demie, par la brèche ouverte au centre, s’élançaient deux régiments de cavalerie chilienne qui achevèrent la défaite de la gauche péruvienne et poursuivirent à outrance sur la route de Tebès.

Mais la droite, après avoir cédé un peu de terrain, s’était ressaisie au Morro-Solar et à Chorillos. Baquedano dut reformer sa ligne ; la première division rassembla ses bataillons face au Nord, la seconde venant de San-Juan à l’Ouest, avec une brigade de la 3e division, et le Morro-Solar fut attaqué de deux côtés ; coupé de Chorillos et acculé à la mer, Iglesias dut se rendre après une belle résistance, vers midi.

Chorillos tenait toujours. La réserve péruvienne, mal engagée au début par Suarez, y renforçait la résistance, qui fut acharnée. Cette petite ville de plaisance, où le Lima élégant venait aux bains de mer pendant les chaleurs, avait été sommairement organisée, et chaque quartier fut défendu presque maison par maison. Vers deux heures de l’après-midi, la ville était prise dans l’ensemble, mais quelques centres de résistance ne tombèrent qu’à la nuit, par l’incendie des maisons. Le feu gagna de proche en proche et consuma toute la ville, à la seule exception de trois maisons.

Pierola qui avait son quartier général à Chorillos, s’était transporté à San-Juan dans la matinée, puis était revenu à Chorillos après la perte de San-Juan : vers midi, il se replia sur Miradorès le long de la mer, après avoir laissé des ordres pour la résistance la plus énergique. Sur les vingt ou vingt-deux mille hommes qui avaient combattu dans la première position, dix mille environ étaient hors de combat, dont la moitié tués, deux mille prisonniers, et six mille environ se rallièrent à l’appel du chef suprême sur la seconde position, où l’armée de réserve était établie. Quant à l’armée chilienne, elle accusait 797 tués et 2 512 blessés.

Dans la matinée du 14, le général Baquedano envoya au chef suprême Pierola un parlementaire, accompagné du colonel Iglesias, ancien ministre de la Guerre, fait prisonnier la veille. Il rendait hommage à la vaillance de ses ennemis, attirait l’attention de Pierola sur le danger de continuer les hostilités aussi près de Lima, et l’invitait à envoyer au camp du vainqueur des plénipotentiaires, pour y traiter de la paix. Pierola, qui visitait alors ses avant-postes, fit répondre au parlementaire qu’il désirait la paix, qu’il attendait dans son camp les plénipotentiaires chiliens. Une question de protocole semblait arrêter les négociations. Mais après avoir conféré avec lui, les représentants des Puissances étrangères à Lima se décidèrent à intervenir ; le général Baquedano reçut les ministres de France, d’Angleterre et de San Salvador le 14 au matin ; ils lui demandèrent de garantir les intérêts des sujets étrangers en danger à Lima, et en arrivèrent forcément à envisager la cessation des hostilités. Le général Baquedano déclina toute médiation qui aurait pu avoir un caractère d’arbitrage, et spécifia qu’avant l’ouverture des pourparlers entre les belligérants la place du Callao devait lui être remise sans conditions. Pour donner le temps à Pierola d’examiner cette proposition, il consentit à une suspension d’armes qui devait se terminer à minuit. Les hostilités devaient cesser, mais les mouvements de troupes pouvaient continuer à l’intérieur de la ligne formée par les grandes gardes.

Les 2 000 hommes qui formaient la garnison du Callao vinrent renforcer l’armée de Pierola, qu’avaient rejointe dans la nuit quelques contingents indiens. Les troupes régulières tenaient la droite et le centre de la ligne, l’armée de réserve la gauche.

Du côté chilien, la 3e division, commandée par le colonel Lagos, se formait dans la plaine en face de Miraflorès, près de la mer : c’était celle qui avait le moins souffert dans la bataille du 13 janvier et à elle était réservé le plus rude effort. Ce mouvement, et peut-être une reconnaissance que le général Baquedano exécutait dans sa première ligne, fit croire aux Péruviens qu’ils étaient attaqués, et que la suspension d’armes était rompue. Ils ouvrirent le feu, qui s’étendit rapidement sur toute la ligne, dans les deux camps. Après s’être réciproquement accusés de trahison, les deux partis sont maintenant d’accord pour admettre que la reprise du combat a été purement accidentelle, causée par un malentendu.

La droite péruvienne, sous Cacerès, était appuyée à un ouvrage assez important, qui s’élevait sur la côte ; mais l’escadre chilienne le contrebattait et démonta rapidement les deux canons lourds qui formaient son armement ; vers la gauche, les bataillons d’étudiants et de commerçants sortirent résolument des tranchées et menacèrent d’enveloppement la droite chilienne : une charge opportune de la cavalerie permit de contenir cette avance jusqu’à l’arrivée de la réserve, puis successivement des brigades de la 1re division Lynch. Le combat était rétabli vers 2 heures 30.

À ce moment, la 3e division du colonel Lagos, soutenue par les feux de l’escadre, donna l’assaut ; la première ligne péruvienne fut enlevée, mais la seconde ligne opposa une nouvelle résistance : les défenseurs manquèrent de munitions et cédèrent le terrain jusqu’à Miraflorès, qui fut incendié et détruit de fond en comble.

À quatre heures et demie, la réserve Martinez et la première division Lynch attaquaient à leur tour le centre et la gauche des Péruviens, qui étaient pris de flanc par l’avance de la 3e division Lagos ; bien que les abords des retranchements fussent parsemés de mines automatiques, la ligne fut emportée, et deux régiments de cavalerie poursuivirent aussi loin que le permettait l’état du terrain, coupé de nombreuses clôtures. À six heures, les Chiliens n’avaient plus d’ennemis devant eux.

Sur 23 129 combattants, l’armée chilienne perdit pendant les journées du 13 et du 15 janvier 1881, 5 443 hommes hors de combat, dont 1 229 tués et 4 144 blessés, soit plus du quart de l’effectif.

Les renseignements péruviens sont moins précis, mais on peut admettre qu’il y eut, pour 30 000 combattants, 6 000 tués et 3 000 blessés, soit le tiers de l’effectif hors de combat. Parmi les morts de la dernière bataille, toutes les classes sociales étaient représentées, ainsi que tous les âges de la vie : on nommait des magistrats de soixante ans et des étudiants de dix-huit, des députés, des écrivains, des artistes, des diplomates, de notables commerçants…

Durant des mois, ces citoyens paisibles avaient été à l’exercice pendant quelques heures par jour, tout en logeant chez eux ; cette armée de réserve était à peine une garde nationale, et il est admirable que ces soldats improvisés, peu et mal encadrés, soutenus par une artillerie aussi insuffisante, aient pu offrir une pareille résistance aux troupes aguerries du Chili et supporter de telles pertes avant de céder à l’ennemi un terrain qu’il achetait aux prix de lourds sacrifices. Évidemment, par l’effectif des armées en présence, ces batailles sont hors de comparaison avec celles qui se sont livrées en Europe vers la même époque, la guerre franco-allemande de 1870-71 et la guerre russo-turque de 1877-78. Il s’agit de populations beaucoup moins considérables, clairsemées dans des territoires d’une immense étendue, et le nombre des combattants est limité par la quantité de matériel qui peut venir d’Europe. On constate que tous ces combats consistent en une attaque de front, forcément très coûteuse en hommes ; même en admettant que la nature du pays interdise les mouvements de grande envergure, il semble bien qu’on aurait pu tenter quelques manœuvres, puis une attaque de flanc qui aurait menacé les communications de l’adversaire ; mais sans doute l’encadrement et l’instruction des troupes encore novices ne le permettaient pas, et, en l’absence de renseignements suffisants, les résultats sont tels qu’il est impossible de critiquer le commandement chilien, qui a toujours eu l’initiative de l’attaque.

Tous les bâtiments de guerre qui restaient encore au Callao furent coulés par leur équipage et Pierola, réfugié de l’autre côté des Andes, essaya de renouer les négociations pour la paix ; mais le Gouvernement chilien refusa de traiter avec lui, l’accusant d’avoir traîtreusement rompu l’armistice le 14 janvier. Un Gouvernement provisoire se réunit à Lima, avec le docteur Francisco Garcia Calderon pour chef provisoire, et les négociations commencèrent. Mais des difficultés s’élevèrent et le docteur G. Calderon fut déporté à Santiago du Chili. Le président Pierola ayant démissionné, le contre-amiral Montero assurait la charge du Gouvernement comme vice-président et se refusait à toute cession de territoire. La médiation des États-Unis sembla prendre une forme concrète sous le président Garfield ; son secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, M. Blaine, aurait voulu que la paix fût conclue sans annexion, mais avec des indemnités de guerre ; le représentant des États-Unis à Lima, qui soutenait cette idée, fut en conflit avec son collègue à Santiago, et M. Blaine envoya en mission spéciale M. W.-H. Prescot, qui devait reconnaître le Gouvernement provisoire de M. Calderon et écarter, provisoirement du moins, toute annexion de territoire. Mais M. Prescot avait à peine indiqué ce point de vue que la mort du général Garfield et le remplacement de M. Blaine changeaient ses instructions et le sens de sa mission : obéissant à contre-cœur, il admit que le Chili proposât des conditions encore plus dures que celles d’Arica, que le Gouvernement des Etats-Unis jugea lui-même exorbitantes. Après le départ de M. Prescot, les nouveaux ministres des États-Unis résidant auprès des Puissances belligérantes restèrent en opposition comme leurs prédécesseurs, annulant ainsi l’action de leur Gouvernement Le résultat de l’intervention américaine fut d’écarter les médiations étrangères et de prolonger les hostilités en donnant au Pérou l’illusion décevante d’une action modératrice qui, de la part des Etats-Unis, devait rester à l’état de velléité passagère.

Cependant l’amiral Montero, devenu vice-président de la République péruvienne, avait rejoint Aréquipa, où un petit corps de 5 000 hommes protégeait son Gouvernement. Le colonel Cacerès, nommé général, luttait pour l’indépendance dans la région Andine, avec une alternative de succès et de revers. En 1882, il avait délivré la vallée de Jauja ; mais, en juillet 1883, les Chiliens avaient repris pied dans les montagnes et l’avaient battu à Huamachuco ; en même temps, une expédition montée de toutes pièces avait détruit les forces péruviennes de l’amiral Montero et occupé Aréquipa. Le général Iglesias, qui commandait les territoires du Pérou septentrional, n’avait pas réussi à y organiser une résistance sérieuse, et plusieurs expéditions chiliennes avaient parcouru le pays, levant de lourdes contributions de guerre et brûlant les villes quand elles se refusaient à ces paiements.

En l’absence de tout gouvernement régulier, Iglesias assuma la pénible tâche de conduire les négociations pour la paix, malgré l’intransigeance du brave Cacerès, qui, tout couvert de blessures, réorganisait de nouvelles forces dans son repaire natal d’Ayachuco, se refusant à toute paix qui eût été fondée sur une cession de territoire.

Le traité définitif fut précédé de conférences préliminaires ; le Chili demandait la cession pure et simple du territoire de Tarapaca et la vente obligatoire de Tacna et Arica moyennant dix millions de pesos (50 millions de francs). Il finit par consentir à l’occupation temporaire de Tacna et Arica pendant dix ans, au bout desquels un plébiscite déterminerait le pays auquel le territoire reviendrait. Le traité d’Ancon fut signé en conséquence le 20 octobre 1883 et ratifié le 8 mai 1884 ; il stipule la cession à perpétuité et inconditionnelle de la province de Tarapaca ; dans son article III, il définit les limites des provinces de Tacna et Arica, dont le territoire « continuera à être possédé par le Chili et soumis à la législation et aux autorités chiliennes durant un délai de dix années, à compter de la ratification du présent traité de paix. Le délai expiré, un plébiscite décidera. par un vote populaire, si le territoire des provinces susdites reste définitivement sous la domination et souveraineté du Chili, ou s’il continue à faire partie du territoire péruvien. Celui des deux pays auquel demeureront annexées les provinces de Tacna et Arica paiera à l’autre dix millions de pesos... » Un protocole spécial devait établir la forme du plébiscite et les conditions de paiement de l’indemnité prévue.


Tel est l’article III du traité d’Ancon qui crée toute la question du Pacifique. Dès sa signature, l’armée chilienne évacua Lima, et les dernières troupes quittèrent le Callao à la ratification. Pendant plus de deux ans et demi, la domination étrangère avait pesé lourdement sur le territoire envahi, et la capitale en particulier, la ville des Rois, avait souffert matériellement et moralement sous la rude main de l’amiral Lynch, qui avait remplacé le général Baquedano dans le commandement de l’armée d’occupation. Elle avait payé de lourdes contributions de guerre ; ses bibliothèques publiques et ses œuvres d’art avaient été saisies et transportées au Chili ; son Université, — la plus ancienne des deux Amériques, — et tous ses établissements d’instruction avaient été transformés en casernes. Le souvenir de tous ces maux, en partie évitables, et même celui des exécutions militaires dont toute la région envahie avait souffert, serait sans doute bien atténué par le temps dans la mémoire de populations aimables et policées, qui paraissent vivre beaucoup au jour le jour. Mais une plaie reste toujours ouverte dont la douleur réveille toutes les autres : la marche du temps, au lieu d’apporter l’oubli, ne fait que compliquer de plus en plus la solution du problème.

D’abord, le Chili élargit le démembrement résultant du traité en continuant à occuper la petite province du Tarata, au Nord de Tacna, et il la conserva malgré les protestations du Pérou. Puis le protocole qui, d’après le traité d’Ancon, devait régler les conditions du plébiscite et le paiement de l’indemnité ne fut jamais établi.

Le 26 janvier 1894, un texte rédigé d’un commun accord par des plénipotentiaires autorisés fut admis par le Gouvernement péruvien, et le Gouvernement chilien lui refusa son assentiment, malgré l’avis de son représentant. En 1895, après avoir obtenu de la Bolivie la cession de sa province maritime d’Atacama, le Chili avait transféré à la Bolivie, par une convention secrète, la souveraineté qu’il devait acquérir sur Tacna et Arica à la suite du traité d’Ancon ; la Bolivie retrouvait ainsi, aux dépens de son ancien allié, un débouché sur l’Océan Pacifique ; mais cette négociation n’était pas faite pour activer la solution de la difficulté avec le Pérou. Toutefois, des difficultés s’élevaient avec la République argentine au sujet du tracé de la frontière commune en Patagonie ; le Chili, rendu plus conciliant, signait alors, avec le Pérou, le traité du 9 avril 1898, qui soumettait à l’arbitrage de la Reine régente d’Espagne le litige auquel donnait lieu l’établissement du protocole prévu par le traité d’Ancon. Il semblait donc que la question allait être enfin réglée, quand le conflit avec la République argentine reçut une solution pacifique : la Chambre des députés du Chili ajourna alors la discussion du traité du 9 avril avec le Pérou, et aussi celui de 1895 avec la Bolivie, qui restait toujours en suspens.

Il s’agissait d’un changement complet dans la politique chilienne, qui se décidait à tenter de nationaliser les populations des territoires occupés depuis vingt ans. Tous les moyens furent employés : l’armée d’abord, par l’application du service militaire et par la concentration des troupes ; l’école, où les instituteurs chiliens remplacèrent les instituteurs péruviens ; l’église, dont les prêtres péruviens furent expulsés ; les travaux de toute nature, construction et exploitation des chemins de fer, et des mines, où affluèrent les ouvriers chiliens ; les concessions de terre faites au détriment du domaine public et au bénéfice de colons chiliens auxquels des lois spéciales donnèrent des avantages particuliers ; enfin le moyen simple d’expulsions arbitraires faites par fournées.

Certaines de ces mesures étaient manifestement contraires au traité d’Ancon, qui avait soumis aux lois chiliennes les populations des territoires occupés, mais non à un régime d’arbitraire sans limite ; en particulier la fermeture des oratoires privés après celle des églises et l’expulsion des prêtres péruviens furent déclarées illégales par le tribunal chilien de Tacna : il y a donc des juges au Chili. Le Parlement chilien entendit à plusieurs reprises les critiques de ses membres à cette occasion : elles restèrent aussi inutiles que les protestations du Gouvernement péruvien qui finit par rompre les relations diplomatiques avec le Chili.

A plusieurs reprises, de nouveaux pourparlers intervinrent sans résultat. Le Chili ne voulait admettre le plébiscite que s’il était organisé par ses représentants et sans contrôle étranger ; c’est en vain que le Pérou proposait de revenir au traité de 1898, qui soumettait à l’arbitrage les conditions du plébiscite. Le chancelier don Agustin Edwards écrivait en mars 1910 au ministre des Affaires étrangères du Pérou : « Je dois rappeler à Votre Excellence que les plébiscites enregistrés par l’histoire prouvent qu’il n’y a là que des moyens inventés par les Gouvernements pour obtenir, sous les apparences du suffrage populaire, une cession ou une annexion convenue d’avance, afin d’éviter, autant que possible, de blesser le sentiment national du pays démembré. La raison en est évidente. Les Gouvernements ne sauraient consentir sérieusement à livrer à l’éventualité d’un vote le sort d’un territoire essentiel, comme c’est le cas, à la sécurité des frontières, et nécessaire pour compenser des sacrifices de sang et d’argent. » Cette théorie du plébiscite était au contraire entièrement nouvelle, et dans la pratique on ne peut en retrouver l’application dans aucune des consultations qui, en 1859 et 1866, ont modifié les frontières, selon le vœu unanime des populations, librement exprimé en Savoie et à Nice, comme dans toute la haute Italie.

Quand les expulsions se multiplièrent à Tacna et Arica, donnant lieu à des incidents qui motivèrent la rupture des relations consulaires entre les deux États, le président Wilson essaya d’intervenir, mais son action pacificatrice, accueillie par le Pérou avec gratitude, fut éludée par le Chili. Mais la fin de la guerre mondiale faisait naître la Société des Nations ; les peuples étaient admis à disposer d’eux-mêmes. L’Alsace et la Lorraine redeviennent françaises ; des États nouveaux se créent par la résurrection de nationalités détruites depuis plus d’un siècle, comme la Pologne, ou depuis plus de trois siècles comme la Tchéco-Slovaquie ; la Roumanie doublait son territoire, le Danemark retrouvait le Sleswig, malgré sa neutralité forcée pendant la guerre ; une ère nouvelle semblait commencer, inaugurant la Paix par le droit et la justice. Puisque le pacte qui la créait rendait la société compétente pour toutes les questions « qui affectent la paix du monde, » celle du Pacifique pouvait être évoquée devant elle ; le Pérou et la Bolivie la présentèrent donc à sa première assemblée de Genève.

Le secrétaire général répondit aux requérants que leurs demandes, quoique parvenues trop tardivement pour être inscrites à l’ordre du jour, seraient immédiatement présentées à l’assemblée [3]. La délégation bolivienne demanda la discussion de la sienne dans la session suivante.

Dans la session de 1920, la Bolivie exposa en substance que le traité de 1904, résultat de la guerre 1879-1883, l’avait privée par la conquête de tout débouché sur la mer et lui avait enlevé par la violence une province qui avait fait partie de tout temps de son unité nationale. Le Chili répondit que le traité de paix conclu vingt ans après la guerre, dans une atmosphère de sympathie réciproque, avait été jusqu’ici fidèlement exécuté par les deux parties : que le Chili avait construit un chemin de fer entre La Paz et la mer, augmentant les communications économiques de la Bolivie, et que la Société des Nations, fondée principalement pour assurer le respect des traités, n’avait pas qualité pour les discuter.

Dans la session de 1921, la commission des juristes fut consultée par le bureau au sujet de l’interprétation à donner dans le cas particulier à l’article 19 du Pacte, qui prévoit l’intervention de la Société des Nations « pour la révision des traités devenus inapplicables, ainsi que des situations internationales dont la prolongation peut compromettre la paix du monde. » La Commission émit l’avis que la demande de la Bolivie était irrecevable, car aucune modification ne s’était produite qui eût rendu le traité inapplicable, et rien dans la situation ne menaçait la paix du monde.

La cause du Pérou se présentait beaucoup plus favorablement que celle de la Bolivie ; il ne demandait pas la révision d’un traité déjà ancien, mais son exécution sans cesse différée par des retards dont il rejetait la responsabilité complète sur le Chili, on pouvait établir cette responsabilité sur pièces et immédiatement. En tout cas, un arbitrage s’imposait, car l’organisation du plébiscite, déjà difficile en 1894, l’était bien davantage vingt-sept ans après. Ce traité inappliqué était devenu inapplicable dans son texte définitif, et la rupture des relations diplomatiques et consulaires créait entre les deux Etats une situation vraiment insolite, « dont le maintien pouvait mettre en péril la la paix du monde. » A ce double titre, le Pérou aurait pu requérir l’application de l’article 19 du Pacte. Et le Pérou se taisait, paraissant attendre que la Société des Nations, après les tâtonnements inévitables qui accompagnaient ses premiers pas, eut pris conscience de sa force.

C’est alors que le Chili proposa au Pérou d’effectuer le plébiscite prescrit par le traité d’Ancon. Dans sa réponse, le Gouvernement du Pérou invoqua d’abord la nécessité d’établir nettement la situation qui résultait de ce qu’il appela les violations du traité entre 1894, date indiquée pour le plébiscite, et 1922, date à laquelle il aurait lieu. Ces constatations faites, il conviendrait d’en établir la portée juridique et d’en déterminer les conséquences pratiques. L’article III du traité d’Ancon restait-il encore applicable, et le plébiscite était-il nécessaire pour le retour de Tacna et Arica à leur nationalité première ? Se rendant bien compte de la difficulté qu’éprouverait à se placer à ce point de vue l’État qui restait le vainqueur, le Gouvernement du Pérou réclamait ensuite l’arbitrage des États-Unis.

Peut-être une telle communication serait-elle restée sans réponse, si le président Harding, facilitant ainsi les pourparlers, n’avait invité les deux Puissances à envoyer des plénipotentiaires à Washington, qui, sur un terrain neutre et dans une atmosphère de cordialité, pourraient tenter d’arriver à une entente dans un litige qui n’avait que trop longtemps duré. Les deux États en contestation envoyèrent donc leurs représentants à Washington, mais le Gouvernement du Chili se refusa à y discuter avec la Bolivie, qui demandait à participer aux conférences : dans l’esprit de la chancellerie chilienne, il s’agit évidemment de régler l’exécution de l’article III du traité d’Ancon, et non de discuter sur les articles de ce traité, la cession de Tarapaca, par exemple, — et encore moins de réviser le traité de 1904 avec la Bolivie, dont l’exécution est complète et ne donne lieu à aucune contestation. Le Gouvernement américain, sollicité d’intervenir, allégua qu’il n’était ni juge ni partie dans la discussion et se récusa avec une scrupuleuse correction.

A la suite de discussions assez longues, les plénipotentiaires arrivèrent à rédiger dans un protocole le programme de la conférence qui permet d’espérer la fin du conflit. Tous les points en litige y sont soigneusement énumérés. La question de Tarata, petit district hors de la zone fixée par le traité d’Ancon et occupé néanmoins par le Chili, se pose tout d’abord ; puis la conférence doit examiner s’il y a encore lieu à plébiscite, et fixer subsidiairement les conditions dans lesquelles il devrait alors s’effectuer : globalement, par zone ou bien par commune ; quelle autorité présidera aux opérations : commission mixte ou Puissance neutre ; qui aura droit de voter : immigrés chiliens, péruviens expulsés ou émigrés à rapatrier dans leur domicile, chaque catégorie donnant lieu à discussion. Il s’agit d’un département qui, en 1875, au dernier recensement avant l’occupation par le Chili, avait 35 700 habitants pour une superficie de 32 600 kilomètres carrés, dont 7 723 habitants et 4 978 kilomètres carrés pour la province de Tarata ; mais c’est avant tout une question de droit qu’il faut trancher, et les difficultés se presseront en foule, soulevées par une longue possession de fait. Comment reconstituer le corps électoral qui aurait dû voter en 1894 ? Est-il possible de négliger systématiquement tous les intérêts qui se sont développés au cours de la longue occupation chilienne, légitime ou non ? S’il est nettement établi que c’est bien par suite de la volonté du Chili que le plébiscite n’a pas eu lieu à l’époque fixée, n’y a-t-il pas lieu à compensation pécuniaire pour les importants bénéfices que le possesseur a tirés de l’exploitation des gisements minéraux, causes de la guerre ? Le protocole convient de recourir à l’arbitrage du Président des Etats-Unis. Le Parlement péruvien a déjà approuvé cette convention, qui n’a pas encore été soumise au Parlement chilien. On peut espérer que la politique intérieure n’influera pas sur la décision de cette question capitale et que le Parlement sanctionnera les sages propositions de son Gouvernement.

Nous approchons donc de la solution, et un incident assez pénible vient de marquer qu’elle est de plus en plus urgente. Dans sa session de 1922, le Conseil de la Société des Nations a élu pour président don Agustino Edwards, représentant du Chili qui, d’ailleurs, dirige les débats avec tact et compétence. Mais, dans les circonstances actuelles, le Gouvernement péruvien a jugé que son représentant, M. Cornejo, — auquel la vice-Présidence avait été offerte, — ne pouvait siéger sous la présidence d’un homme d’Etat chilien qui se trouve avoir joué, comme chancelier, le rôle le plus actif dans la « chilénisation » des provinces de Tacna et Arica ! c’est précisément don Agustino Edwards qui a expulsé les prêtres péruviens, malgré un arrêt de la cour chilienne de Tacna, et c’est à cette occasion que les relations diplomatiques ont été rompues entre les deux Etats en 1910.

Le problème du Pacifique n’a pas été résolu par les congrès pan-américains de Washington, de Mexico, de Rio de Janeiro et de Buenos-Ayres, qui avaient sensiblement le même but que la conférence de Genève ; la question restait posée, et il est heureux pour l’Amérique latine que le Pérou et le Chili consentent enfin à soumettre leur litige à la République des Etats-Unis, donnant ainsi un bel exemple à l’Ancien Monde. Les illusions se dissipent qui voyaient dans le Pacte des Nations le règne du droit absolu et la révision de tous les anciens procès ; mais c’est pourtant un spectacle consolant que de voir cet effort vers la justice qui fait disparaître une cause flagrante de guerre.


Général MANGIN.


P. S. — Le Sénat chilien n’avait voté le protocole d’arbitrage qu’avec des réserves ; mais la Chambre des députés l’avait admis sans restriction, et le Congrès, décidant en dernier ressort, a ratifié le vote de la Chambre. Les signatures seront donc échangées incessamment à Washington et les négociations pour le traité définitif pourront commencer aussitôt. Le conflit du Pacifique parait donc toucher enfin à son terme final.

  1. Copyright by général Mangin, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er octobre, et 1er décembre.
  3. Craignant de blesser le nouveau Gouvernement des États-Unis représenté par le président Harding, le Pérou retira sa demande,