Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 481-502).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

III [2]
AU PÉROU : LES FÊTES DU CENTENAIRE


17-21 juillet 1921.

En quittant Balboa, le port américain du canal de Panama sur le Pacifique, le Jules Michelet navigue dans le canal pendant cinq milles, et nous conduit ensuite en pleine mer, dans une large baie que surveillent des îlots fortifiés et solidement armés. Les vents régnants, les alizés, viennent de l’Ouest et du Sud-Ouest, la Cordillère des Andes les arrête, et dans ces parages, l’Océan Pacifique mérite le nom que les premiers conquistadors espagnols lui ont donné.

A mesure qu’on s’avance vers l’Equateur, la température s’abaisse et le ciel se couvre de nuages. La côte apparaît abrupte et dénudée, et ne montre que ses roches ; les Andes cachent leurs sommets et même leurs premières pentes dans un épais brouillard. Cette étrange anomalie, unique sous ces latitudes, est due à une grande masse d’eau froide que le courant de Humboldt amène du pôle antarctique ; elle rafraîchit la mer et l’atmosphère, et amène du Sud une brise tempérée, qui, en pénétrant dans la zone torride, produit l’énorme évaporation, origine des nuages.

Bientôt il faut mettre une vareuse de drap par-dessus nos vêtements de toile blanche ; l’eau de la mer a passé de 26° à 16° centigrades. La machine à glace du bord, qui ne pouvait abaisser, la température que d’une vingtaine de degrés, s’était arrêtée bien fâcheusement dans la mer des Antilles : elle peut maintenant fonctionner. Autre conséquence non moins piquante : le « baptême de la ligne, » auquel doivent se soumettre à bord la plupart de nos marins qui effectuent leur premier passage, se présente sous la forme d’une douche un peu trop rafraîchissante, qui fait visiblement frissonner les patients.

L’aspect dénudé de la côte s’explique par le manque de pluies ; la conséquence, c’est que le guano, engrais animal que fabrique activement la prodigieuse quantité d’oiseaux que nous voyons autour du croiseur, a pu longtemps subsister par masses énormes, dont l’exploitation a enrichi le pays : un régime de pluies normal l’aurait entraîné à la mer au fur et à mesure qu’il se formait ; mais toute la zone côtière est privée des eaux du ciel ; elle n’est arrosée que par les petites rivières qu’alimentent les glaciers des Andes, et la culture est forcément limitée à leur vallée. Les nombreux ouvrages que j’ai emportés de France n’expliquent guère cette absence de pluie ; sans doute, les sommets des Andes qui se dressent presque verticalement de 5 000 à 7 000 mètres d’altitude arrêtent les nuages apportés par les vents alizés et ils se résolvent en pluies diluviennes dans le bassin de l’Amazone, où, pendant des mois, tombe chaque jour plus d’eau qu’à Paris pendant une année entière ; mais la zone côtière, la Costa, est couverte d’une épaisseur de nuages qu’on mesure en s’élevant sur les Andes et qui varie de 200 à 400 mètres, quelquefois davantage. Pourquoi jamais ne retombent-ils en eau ? C’est, disent quelques-uns, parce que la végétation est insuffisante pour provoquer leur chute ; mais cette insuffisance de la végétation vient précisément du manque de pluie. Pourrait-on sortir de ce cercle vicieux par un reboisement progressif ? Il ne semble pas que ce problème ait été étudié, et il est d’importance. Car les gisements de guano sont à peu près épuisés, et leur reconstitution ne pourrait être qu’une œuvre séculaire dont l’intérêt est bien minime près de l’avantage inappréciable que procurerait un régime de pluies normal.


22 juillet.

A huit heures du matin, nous mouillons en rade du Callao, grand port du Pérou, construit par une entreprise française. Le Jules Michelet arbore ses couleurs, salue la terre qui répond, et hisse mon pavillon. Aussitôt une quantité d’embarcations, brillamment pavoisées, se détachent des quais et viennent entourer le croiseur français. Les plus grandes de ces chaloupes portent des musiques ou des fanfares qui jouent la Marseillaise ; des acclamations retentissent de toutes parts ; bref, cette manifestation nautique est très réussie.

Le ministre de France au Pérou est monté à bord avec l’introducteur des ambassadeurs, et ils nous communiquent le programme des fêtes. Dans les parages de Magellan, l’état de la mer a retardé les deux bâtiments argentins qui amènent une importante ambassade et le fameux régiment des grenadiers à cheval, et ce contre-temps va reculer quelque peu une des cérémonies essentielles, l’inauguration de la statue de San Martin, le héros argentin qui, après avoir assuré la liberté de sa patrie et celle du Chili, joua un rôle capital et décisif pour l’indépendance du Pérou en joignant son armée à celle de Bolivar.

Mais nous n’avons pas à regretter ce retard, qui va alléger les journées de représentation en augmentant leur nombre. L’ambassade française, dont l’arrivée est annoncée, est attendue avec impatience au Callao, où nous allons débarquer, et à Lima. Nous trouvons sur le quai le ministre des Relations extérieures, M. Salomon, et les autorités locales, qui nous mènent à l’hôtel de ville où nous reçoit la municipalité. L’ambassade bolivienne, que conduit le docteur Abel Ituraulde, vient de débarquer en même temps que la nôtre ; nous nous réunissons, et c’est le même train qui nous emmène à Lima, qui n’est qu’à douze kilomètres de son port.

A la gare de Lima, une foule compacte acclame l’ambassade française qui s’embarque dans des automobiles trépidants. Mais au démarrage, une grande clameur sort de la foule, courtoise et impérieuse : « A pié ! A pié ! » Je comprends cet espagnol-là et j’obéis à l’invitation : me voici à pied dans la rue, avec un cortège qui se renforce constamment. La ville, populeuse, et bien tracée, est déjà pavoisée aux couleurs nationales, émaillées de quelques pavillons étrangers pour faire honneur aux hôtes du Pérou ; les couleurs françaises sont particulièrement nombreuses. Les fleurs tombent des balcons, d’où s’élèvent de nombreux cris de « Viva la Francia ! » et aussi de « Vive la France ! » que répète la foule. Nous voici sur une place bien dégagée, où s’entrecroisent plusieurs larges avenues plantées de grands arbres. Là s’élève un bel hôtel particulier, réservé à l’ambassade de France. Il est contigu à la Légation et nous sommes immédiatement présentés à Mme Dejean de la Batie, dont l’aimable concours me sera bien précieux. Nous faisons connaissance avec le personnel péruvien qui sera attaché à l’ambassade, M. Ortiz y Zevallos, des Affaires étrangères, le colonel Ponce et trois officiers.

Nous n’avons pour cet après-midi qu’une seule obligation, celle de rendre visite au ministre des Relations extérieures. M. Ortiz y Zevallos s’offre à nous guider incognito dans la visite de la ville ; et nous voici en civil, pour la première fois depuis le départ de France.

Le Club de l’Union, où il nous conduit tout d’abord, est confortable avec un luxe de bon goût. La bibliothèque est riche ; la salle de lecture est fréquentée et bien garnie, particulièrement en publications françaises. On sent là un milieu cultivé, où les loisirs gardent des préoccupations intellectuelles. Mais je demande à visiter les anciens monuments que les tremblements de terre ont épargnés et qui doivent offrir des curiosités, en tout cas évoquer le passé lointain et glorieux de la métropole espagnole, dont la Lima moderne reste fière.

M. Ortiz y Zevallos nous conduit d’abord au couvent des Franciscains, placé sous la protection du Saint patron de l’Ordre, curieux de voir un général français. Le Prieur nous fait les honneurs de sa maison, et aussi le curé de la paroisse, qui parle couramment notre langue et qui a fort à faire pour traduire les multiples questions qui se pressent. Car les Franciscains ne sont pas des Trappistes voués au silence. Voici un cloître avec des murs revêtus de belles faïences espagnoles où je lis les millésimes 1722 et 1757 ; une bibliothèque avec des missels du XVIe siècle richement enluminés ; la salle du chapitre, basse, obscure, où il y a tout juste cent ans les Pères franciscains ont prêté serment au Gouvernement de l’indépendance entre les mains du général San Martin. « Bienheureux de le faire, oh ! bien heureux ! dit un Père. Nous avons toujours été patriotes. » Et il est vrai que l’Ordre a joué son rôle dans les luttes libératrices. Un autre cloître, plus vaste que le premier, entoure de sa mince colonnade une cour plantée d’arbustes fleuris ; c’est d’une grâce silencieuse et recueillie, bien franciscaine. Dans chaque angle, une vasque de marbre évoque le murmure absent d’une fontaine jaillissante : « Votre sœur l’eau s’est tue, mon Père, » dis-je au Prieur. — « Le Général parle comme un fils de saint François ! s’écrie-t-il en se tournant vers ses Pères. C’est un vrai fils de saint François. » — « Je ne saurais aspirer à un tel honneur, et c’est tout au plus si je pourrais être un frère lai. » — « Oui ! un frère lai ! les plus humbles sont les meilleurs ! Venez, venez voir ! » Et il m’entraîne dans la chapelle où je dois admirer les portraits de quarante membres de l’Ordre qui ont été canonisés. « Celui-ci ! celui-là ! et encore celui-là étaient des frères lais ! » Je déplore la fragilité de mes connaissances en hagiographie et m’arrache au calme reposant de la pieuse demeure, appelé par le devoir au Ministère des Relations Extérieures.

Ici, M. Ortiz y Zevallos est deux fois chez lui : comme attaché au Ministère, et comme descendant des Grands d’Espagne qui bâtirent cet édifice. La belle demeure a été restaurée et elle est entretenue avec un goût parfait. Les vieilles faïences du XVIIIe siècle ont été complétées par les fabriques de Séville qui ont la tradition des dessins et des couleurs et même ont gardé les cartons anciens ; autour du patio intérieur court une colonnade de bois rouge sombre, qui supporte des arceaux hispano-mauresques ; sous des badigeons relativement récents, on a retrouvé et mis au jour de curieuses fresques ; chaque salon, chaque bureau, a son ameublement de style colonial assorti, qui commence au XVIe siècle avec d’énormes fauteuils, siège en cuir et dossier droit, passe par le XVIIIe plus confortable, retrouve une nouvelle rigidité au commencement du XIXe, avec des aigles ou des cygnes comme support. A toutes les époques, on suit les imitations de l’Europe, Espagne ou France ; quelques beaux cabinets-coffres, de facture évidemment espagnole ; des sièges, des tables, dont les formes sont un peu alourdies ; mais ces bois précieux ainsi prodigués donnent une impression de richesse et de recherche très caractéristique. Ce luxe du bois a disparu dans les ameublements modernes : la matière première venait de l’Amazonie, par caravanes de porteurs et de lamas, mais surtout à dos d’homme par la corvée des Indiens ; ce mode de transport barbare a été supprimé et le rail n’a pas encore atteint la forêt tropicale : dès qu’il y accédera, la côte du Pacifique reverra les bois précieux, et on peut espérer qu’ils retrouveront quelque originalité. Mais aujourd’hui, il est plus économique de bâtir les maisons et de fabriquer les meubles avec les bois importés de l’Amérique du Nord ou de l’Europe. Le mobilier moderne s’efforce vers une sobriété banale, et un appréciable confort, avec quelque lourdeur de goût dans les bois un peu trop dorés : bref, ce qu’on retrouve aujourd’hui dans tout l’univers.

Le ministre des Relations extérieures, M. Salomon, nous accueille avec une courtoisie particulière ; c’est un homme très jeune, dont l’esprit délié s’exprime en un pur français ; plein de goût, il prise le cadre ancien qui l’entoure, sans gêner sa pensée très moderne ; il joint à la maturité d’esprit les avantages de la jeunesse, et se trouve tout à fait à sa place dans ce vieil hôtel et dans ces importantes fonctions.

23 juillet. — C’est aujourd’hui que je présente mes lettres de créance au Président de la République du Pérou, M. A. B. Leguia. Un escadron de cavalerie, armé, équipé et habillé comme nos dragons de 1914, escorte les carrosses de gala qui conduisent à sa maison particulière l’ambassade de France. Un bataillon avec son drapeau et la compagnie de débarquement du Jules Michelet rendent les honneurs. Le Président nous reçoit, entouré de ses ministres et des hauts fonctionnaires de l’Etat ; c’est un homme encore jeune, mince, de taille moyenne, dont les traits fins et réguliers, volontairement immuables, ne s’animent que dans la conversation ; son regard pénétrant brille alors, et par instants sa physionomie très affable prend un air d’autorité et d’énergie très significatif ; il est en habit et porte en sautoir le grand cordon aux couleurs nationales, rouge et blanc, insigne de ses fonctions, avec à la main une canne d’écaille garnie d’or, bâton de commandement. Nous échangeons les discours convenus, qui rappellent l’amitié séculaire entre les deux pays et le rôle de la pensée française dans l’indépendance aujourd’hui commémorée. Je revêts ensuite le Président du Grand Cordon de la Légion d’Honneur ; je lui donne l’accolade rituelle, qui prend à ce moment toute sa signification ; ce sont bien les deux nations qui témoignent solennellement de leur amitié réciproque ; et nous sommes l’un et l’autre plus émus que nous ne voudrions le laisser paraître.

Mais voici les douze danseuses en biscuit de Sèvres que le Président Millerand m’a chargé de remettre à son « cher et grand ami » du Pérou, et leur gracieuse apparition fait une utile diversion.

Je présente ensuite les membres de l’Ambassade et nous nous entretenons des fêtes qui commencent, des liens héréditaires qui unissent nos deux pays, et de quelques épisodes de la guerre. Notre retour s’accompagne du même cérémonial qu’à l’arrivée.

Le soir, nous sommes conviés à un banquet par la colonie française de Lima. Son président, M. Tarade, est un lieutenant de vaisseau de réserve, mutilé de guerre. C’est lui qui dirige au Callao l’entreprise du port ; il a créé en même temps des ateliers importants et une « Société française industrielle et commerciale au Pérou, » qui étend ses opérations à tous les échanges entre les deux pays, importation de marchandises françaises et exportation des produits péruviens. M. Tarade apporte dans ces tâches multiples l’activité, l’énergie, la décision et la conscience de l’officier combattant ; son intelligence claire et son esprit d’organisation en font un vrai capitaine d’industrie. Il a créé un centre de renseignements qui va puissamment servir les relations commerciales entre les deux pays. Parallèlement, M. Michel Fort, ingénieur français, organise un « bureau technique » qui rendra de grands services à notre industrie. Ces organes sont d’autant plus indispensables que notre légation et nos consulats sont déplorablement pauvres en personnel ; notre ministre en particulier n’a même pas un secrétaire capable de déchiffrer une dépêche et fait tout par lui-même — je l’ai constaté de mes yeux — et cette lamentable pénurie contraste avec le luxe de personnel des autres légations étrangères. Notre colonie contient des éléments excellents. Nos grands magasins parisiens ont à Lima des représentants avisés, qui recueillent les observations de la clientèle et assurent l’arrivée des commandes ; ceux qui ont en outre une petite succursale attirent une clientèle croissante, et cette annexe est à recommander. Une bonne librairie donne satisfaction au besoin de livres français. Enfin, un certain nombre de négociants détaillent quelques-uns de nos produits. Mais les transports et le crédit sont à organiser, aussi bien que les agences de renseignements pour guider les producteurs et les intermédiaires français : mon second, M. Dupeyrat, si compétent en ces matières, rapporte une somme considérable de renseignements.

Donc, nous voici au milieu de nos nationaux, tous bons et braves Français, qui font honneur à leur pays et ont conscience de servir à son développement et à son influence dans le monde. Les présidents des deux Chambres, les ministres des Relations extérieures, de la Guerre et de la Marine, les notabilités du monde politique, militaire et littéraire se sont joints à eux. Dans le grand hall du Jardin zoologique, les tables du banquet portent plus de trois cents couverts ; Péruviens et Français, mélangés, sont heureux de se rencontrer en telle circonstance. M. Tarade porte le premier toast, puis les présidents de la Chambre et du Sénat, et le général Abrill, au nom des officiers généraux. Tous rappellent le rôle de la France qui, dans la guerre mondiale, s’est retrouvée le champion des plus nobles causes, et qui, en combattant pour son indépendance, a sauvé la liberté du monde ; les penseurs de notre XVIIIe siècle ont joué un rôle capital dans l’affranchissement de l’Amérique latine, et le Pérou est reconnaissant à la France de s’être fait représenter à cette commémoration par un général de la Grande Guerre. Je puis remercier tout le monde, car j’ai compris le sens général des discours en espagnol, et féliciter d’abord la colonie française de sa belle tenue pendant la guerre, sur les champs de bataille pour ceux qui étaient en âge de combattre, et au Pérou pour les autres ; elle a en M. Tarade un porte-drapeau digne d’elle et du pays, et je suis heureux de la trouver bien unie autour du représentant de la France, M. Dejean de la Batie, continuant les traditions de cordiale amitié qui lient notre pays à la République péruvienne, dont l’hospitalité est si bienveillante. Elle a été notre alliée de la guerre mondiale, la République aujourd’hui centenaire ; elle a déclaré la guerre à l’Allemagne, et beaucoup de ses enfants, volontaires dans nos rangs, ont mélangé leur sang au nôtre dans la lointaine Europe : je ne puis oublier qu’à Verdun j’ai eu sous mes ordres des Péruviens. Et je montre la France, résolument pacifique, qui se guérit lentement de ses blessures, et qui reste la sentinelle du Droit et de la Liberté.

La salle a été envahie par de nombreux spectateurs ; ils joignent leurs acclamations à celles des convives qui, debout, crient : « Vive la France ! » — Un orateur péruvien s’avance alors au milieu des tables et prononce un discours d’une éloquence entraînante ; il salue l’aurore des temps nouveaux, l’ère qui s’ouvre des justes réparations ; il évoque la guerre du Pacifique, où le Chili a mutilé la Patrie péruvienne : l’imprescriptible droit ne sera satisfait que quand Tacna et Arica seront rendues au Pérou, comme l’Alsace et la Lorraine ont été rendues à la France, répète-t-il aux applaudissements de ses compatriotes. Il est temps de lever la séance, et je demande à notre Ministre de vouloir bien indiquer aux organisateurs de cette belle réunion la réserve que mes fonctions m’imposent ; je suis reçu au Pérou comme ambassadeur de France et, après avoir déposé cette qualité, j’irai au Chili saluer officiellement la nation voisine, et il serait de la dernière inconvenance que je parusse me mêler à une contestation qui dure depuis près de quarante ans entre les deux peuples ; nos amis péruviens me comprennent très bien et s’emploient à limiter les inconvénients de cette manifestation en obtenant le silence de la presse.


Les jours suivants j’ai échangé des visites avec les ambassadeurs et ministres étrangers ; vingt-neuf Puissances sont représentées aux fêtes du Centenaire ; puis suivent des réceptions intimes, où les relations s’établissent dans une cordialité réciproque ; ensuite les réceptions officielles : l’ambassadeur des Etats-Unis, M. Albert Douglas, donne un thé très brillant à bord de l’Arizona, puissant dreadnought de 32 000 tonnes, et je reçois à bord du Jules Michelet, qui fait belle figure, bien qu’il n’atteigne pas tout à fait la moitié de ce tonnage. C’est l’occasion d’admirer la belle rade du Callao, où les bâtiments de guerre sont mouillés de façon à composer un imposant tableau, qui a pour fond les trois dreadnoughts des Etats-Unis.

Je constate, en recevant les ambassades des pays alliés, combien sont vifs les souvenirs de la guerre quand telle circonstance les évoque, la vue de l’uniforme français par exemple. Je retrouve avec une vraie joie mon camarade, le major général Hunter Liggett, qu’accompagne Mistress Liggett. L’ambassadeur et deux des trois ministres plénipotentiaires, MM. Thompson et Farabee, sont également venus en ménage, et la présence de l’élément féminin dans cette ambassade la complète très heureusement.

L’ambassadeur de la Grande-Bretagne, le lieutenant général comte Dundonald, chef de la famille des Cochrane, a également amené sa sœur Lady Cochrane, évoquant ainsi le nom de l’illustre marin qui joua un si grand rôle dans la guerre de l’Indépendance en donnant la maîtrise de la mer à l’escadre chilienne et en assurant le transport de l’armée libératrice de San Martin. Il faut ajouter que les représentants des pays restés Neutres ont rivalisé de courtoisie et d’amabilité ; le nonce apostolique, Mgr Carlos Piétropaoli, auquel le protocole donnait la préséance, s’est montré d’une particulière bonne grâce ; le Comte de la Vinaza, qui représentait le roi d’Espagne, aime à rappeler ses alliances de famille avec la France et tout le plaisir qu’il éprouve à séjourner fréquemment dans notre pays. L’Allemagne avait choisi comme ambassadeur son ministre résidant à Lima, le baron de Humboldt-Dachroeden, diplomate vieilli dans la carrière, que désignait le nom célèbre du savant naturaliste qui étudia particulièrement le Mexique et l’Amérique méridionale ; nous ne nous sommes pas rencontrés au cours des visites que nous avons protocolairement échangées à mon arrivée, et le baron s’est excusé poliment de ne pouvoir se rendre à mon invitation pour la réception à bord du Jules Michelet : là se sont bornées nos relations.

Les ambassadeurs ou envoyés extraordinaires de l’Amérique latine ont saisi l’occasion qui se présentait de témoigner toute la sympathie et toute l’admiration de leur pays pour la France. La République argentine était représentée par Mgr Duprat, et l’éminent prélat, plein d’intelligence et de bonté, se souvient de ses origines françaises et veut bien me le témoigner ; le contre-amiral Montes, qui représente la flotte argentine, se lie avec le contre-amiral Pugliesi-Conti, et le général Carlos J. Martinez a toujours refusé de porter le casque à pointe, rendu réglementaire dans son armée ; c’est un vrai soldat, dont la figure s’orne d’une belle cicatrice rapportée du combat contre les Indiens de Patagonie : ses sentiments pour la France s’expriment avec une éloquence très démonstrative. En arrivant au Callao j’ai fait la connaissance de M. Yturaulde, ambassadeur de Bolivie, qui est un homme politique de grande importance dans cette république ; nos rapports se font plus intimes, et il me transmet l’invitation de son Gouvernement à visiter la Bolivie, et en tout cas sa capitale La Paz : je consulterai mon Gouvernement et je serai très heureux de me trouver en situation de témoigner la sympathie de la France pour ce pays. Le chef de la mission militaire bolivienne est le général Pastor Baldivieso, ministre de la Guerre, qui a gardé un souvenir ému d’un stage fait comme lieutenant au 1er régiment de chasseurs d’Afrique, en garnison à Blida. „

Les officiers qui m’accompagnent et l’état-major du Jules Michelet, enfin les officiers de la mission militaire française à Lima sont les meilleurs agents de liaison avec les officiers qui font partie des ambassades étrangères, avec les officiers de l’armée et de la marine péruvienne, enfin avec la société de la capitale, dont l’accueil est d’une courtoisie charmante.

Les dames de Lima offrent aux ambassadeurs étrangers un thé dansant ; une table est préparée pour chaque mission, qui sera servie par des jeunes filles portant un costume de circonstance ; le représentant de l’Espagne a autour de lui des châles anciens et de grands peignes d’écaille ; une dizaine de nœuds alsaciens m’entourent. C’est une première vue sur le monde péruvien, que nous complétons dans les bals offerts par le Club de l’Union et le Club National, par le Président de la République ; puis dans les trois représentations de gala données par une troupe d’opéra italienne. L’orchestre et la troupe sont bons, la prima donna excellente, mais ici la Traviata et Manon manquent un peu de couleur locale. On annonçait un troisième gala avec la Sonnabula, opéra de Bellini, dont les grâces un peu minces devaient avoir un peu passé depuis 1831 ; j’ai demandé à cette occasion si la tradition avait recueilli, sous quelque forme, des airs populaires ou rituels de l’ancienne civilisation indienne ou des danses de même origine : « Mais oui, me répondit-on, la musique incaïque existe. Notre maître a rassemblé beaucoup de thèmes intéressants dans son opéra Ollentaï. Quant aux danses locales, elle se bornent à la marinera, qui est plus espagnole que péruvienne, mais vous ne pourrez la voir que difficilement, car elle est très risquée. Le tango a bien passé des bouges de l’Argentine dans les salons de Paris et revient sans doute à Buenos-Ayres un peu épuré. La marinera suivra peut-être le même cycle : attendons patiemment. Mais Ollentaï doit être bien curieux. »

Je n’avais attaché aucune importance à cette conversation quand le lendemain mon interlocuteur la reprit : « Le Président trouve que vous avez parfaitement raison et qu’il faut montrer à nos hôtes, dans la mesure du possible, la physionomie de notre pays. Il a donné l’ordre de monter Ollentaï pour le prochain gala. Mais l’Opéra n’est pas prêt et on ne pourra donner qu’un acte et demi. » J’étais content et confus de voir ainsi accueillir une requête que je n’aurais jamais eu l’indiscrétion de présenter, et qui nous valut un spectacle imprévu et rare, de par la volonté d’un tout-puissant chef d’Etat. Et c’est de grand cœur que nous applaudissons l’auteur, le vieux maestro tout heureux, qui n’a jamais eu pareille salle.

Aux courses de chevaux, je prends contact avec la foule, nombreuse, animée. Je me laisse conduire devant les tribunes populaires, où tous crient : « Vive la France ! » Beaucoup de beaux chevaux, tous anglais. L’élevage local est médiocre. Aux courses de taureaux, affluence encore plus grande. Par tradition, ces courses sont suivies avec passion ; une plazza a été bâtie pour elles : les quadrillas les plus célèbres sont venues à Lima, mais il manque à ces fêtes leur metteur en scène à peu près indispensable, le grand soleil.


Mais il ne faut pas que les cérémonies et les fêtes me fassent oublier d’apporter aux Français du Pérou le salut et les encouragements de la Patrie lointaine. Je vais à plusieurs reprises au cercle français, je donne quelques représentations cinématographiques qui montrent les dévastations des régions envahies, mais aussi leur reconstruction ; quelques chiffres parlent autant que ces spectacles successivement désolants et réconfortants Mon adjoint M. Dupeyrat continue sa vaste enquête et il écoute toutes les doléances. Nous nous efforçons de prolonger l’œuvre du Ministre résident, M. Dejean de la Bâtie. Puis je visite les établissements français et ceux où les Français exercent leur influence.

L’école des élèves ingénieurs péruviens est dirigée par M. Michel Fort avec une compétence parfaite. Il est certain que nus méthodes d’instruction sont plus appropriées que toutes antres à l’intelligence de ces latins et nos ingénieurs font partout leurs preuves. Notre mission militaire continue une œuvre traditionnelle au Pérou et cette République ne cesse de témoigner sa reconnaissance aux officiers français qui instruisent les siens et organisent son armée. Ce rôle est délicat, car la politique se mêle souvent aux questions d’avancement, hélas ! et les budgets déficitaires par suite de la crise mondiale rendent bien difficiles l’armement et l’équipement des troupes. Mais l’ensemble a belle apparence et tous ici rendent hommage au rôle que jouent nos officiers.

J’ai visité à Chorillos l’école des élèves-officiers, très bien tenue par ses instructeurs français ; les cours sont de quatre ans, et une grande part y est faite à l’instruction générale sous la direction des professeurs civils péruviens.

J’ai déjà constaté au Guatemala et à Panama le rôle de nos congrégations ; il est ici encore plus important. Dans les hôpitaux, les hospices pour les vieillards, les asiles d’enfants trouvés, on rencontre partout nos sœurs françaises. Médecins, administrateurs, malades, ne tarissent pas, quand ils font l’éloge des Filles de la Charité. Les congrégations enseignantes ont quantité d’établissements, tous florissants. Partout j’ai été reçu avec des compliments en français, des à-propos en vers français, des tableaux de Jeanne d’Arc écoutant les voix... Les anciens élèves revenaient dans leur collège pour y fêter l’ambassadeur de la République française et témoigner ainsi des effets durables de l’éducation qu’ils y avaient reçue. Ces manifestations ne lassent jamais et leur multiplicité les rend plus touchantes parce qu’elles soulignent leur signification et leur portée,

Il faut sortir de France pour constater l’importance mondiale que prend la canonisation de Jeanne d’Arc et la reprise des relations avec le Vatican, et la politique de concorde civile, en un mot l’union sacrée. Mais des mesures s’imposent pour assurer le recrutement de ces religieuses qui sont sans conteste possible les meilleurs agents de l’influence française en Amérique latine.


Les fêtes du centenaire débutent vraiment aujourd’hui ; nous inaugurons la statue de San Martin. Et c’est justice de commencer par cet hommage au général argentin. Car San Martin n’est pas seulement un chef de guerre qui a largement contribué à l’indépendance de sa patrie, c’est un héros continental.

Fils d’un capitaine espagnol qui exerçait les fonctions de lieutenant gouverneur du département d’Yapecu sur le Paraguay, il avait été élevé au Séminaire des nobles créé par Philippe V, en 1727, à l’image des institutions de son grand père Louis XIV. Il en sortit cadet à dix ans en 1788, et servit à Mélilla et à Oran, puis sur les Pyrénées contre nos armées de la Révolution. Son régiment envahit le Portugal avec les troupes françaises, puis se bat contre elles avec les troupes anglaises jusqu’en 1811, et l’un de ses compagnons d’armes l’envoie à Londres ; il s’initie à la loge maçonnique où Miranda et Bolivar, pour le Venezuela et la Colombie, Mier pour le Mexique, Carrera pour le Chili, Alvear pour le Rio de la Plata, complotent depuis plusieurs années l’indépendance de l’Amérique espagnole.

Le 9 mars 1812, la frégate anglaise George Canning débarque à Buenos-Ayres le colonel don José de San Martin, et c’est un fait capital dans l’histoire du Nouveau-Monde.

Le jeune colonel de trente-quatre ans arrive avec une vaste expérience militaire et une réputation de bravoure et d’habileté acquise sur les champs de bataille de Baylen et d’Albuféra ; il a quitté son pays tout enfant et le rejoint en pleine lutte pour l’indépendance, proclamée deux ans auparavant, mais toujours en danger. Il n’a d’autre bien que son épée, mais il sait s’en servir. Le Gouvernement de Buenos-Ayres le désigne pour commander le régiment des grenadiers à cheval : il en fait une troupe d’élite, qui, au milieu des armées improvisées de l’insurrection, servira de modèle aux autres corps et le suivra toujours et partout, comme les « Côtes de fer » suivaient Cromwell. Le beau combat de San Lorenzo le met en évidence ; il remplace dans le commandement de l’armée du Nord le général Belgrano qui, après quelques succès, a échoué dans sa tentative d’invasion du Haut Pérou. San Martin réorganise cette armée et instruit ses cadres : il sait que c’est par là qu’il faut toujours commencer. De hardis partisans « gauchos » harcèlent les royalistes espagnols et semblent ouvrir la route à de nouvelles opérations de ce côté. Mais San Martin voit toutes les difficultés que présente le passage des deux Cordillères et l’attaque directe du Pérou, qui se heurte à toutes les ressources du Vice-Royaume. La lointaine Lima est la capitale, tout près de la mer ; en agissant par le Chili, on paraît s’en éloigner encore : mais ce pays peut devenir rapidement une base militaire et navale, d’où par mer on peut atteindre Lima. Sa correspondance expose les grandes lignes de ce plan dès avril 1814. C’est donc sans regret qu’il cède à son émule Alvear, qui vient de prendre Montevideo, le commandement de l’armée du Nord et qu’il accepte le Gouvernement de Cuzco, province limitrophe du Chili.

Il établit dans cette province un modèle d’administration civile et de commandement militaire ; il en multiplie les ressources ; il provoque les dons généreux et improvise une fabrique de drap pour l’armée, une poudrerie, une manufacture d’armes, un parc d’artillerie et du génie ; le père franciscain Beltran, d’origine française, est son grand ingénieur : on l’appellera l’Archimède de l’armée des Andes. Le Chili, dont la révolution de Buenos-Ayres a amené par répercussion l’indépendance, est tombé dans des discordes civiles qui ont facilité le rétablissement de la domination espagnole, et les émigrés chiliens entourent son quartier général. Il sait les employer, tenir la balance entre les partis, et il poursuit imperturbablement l’exécution du plan qu’il a conçu : reconquérir le Chili et s’en servir comme de base pour bondir sur Lima, capitale, trésor, arsenal de l’Espagne ; il frappera du même coup l’ennemi à la tête et au cœur et assurera ainsi l’indépendance de l’Amérique méridionale.

Grâce aux patriotes chiliens, il étend sur son objectif une ramification serrée qui le renseigne à toute heure et prépare son action, travaux d’approche et galeries souterraines, ce que son biographe Mitre appelle sa guerre de sape.

Ce grand réalisateur apprend à se servir de la politique, tout en la méprisant ; il sait parler et il sait se taire, accueillant et aimable en même temps que très secret, naturellement gai et parfois sévère, mais toujours maître de soi dans l’action. Car c’est un homme d’action positive et réfléchie, qui, avec le coup d’œil et la décision rapides, avec la connaissance et le maniement des hommes, avec un désintéressement poussé jusqu’à l’abnégation, marche imperturbablement vers son but : l’indépendance de sa patrie naissante, où il a vécu à peine. Il a combattu vingt ans dans les rangs espagnols en Afrique et en Europe, il combattra dix ans contre les Espagnols en Amérique ; puis, sa tâche remplie, libérateur de trois républiques, il s’en ira sans un mot de reproche ni même de regret, et mourra en France, après trente ans d’un exil ignoré.

Ce n’est pas sans peine que San Martin obtient du Gouvernement de Buenos-Ayres l’approbation de ses projets. Les deux partis chiliens, représentés par Carrera et O’Higgins, ont chacun leur plan, tous deux inexécutables ; le Directoire de Buenos-Ayres marchande les subsides et les renforts, et veut se limiter à une petite action sur le Chili méridional, sans comprendre le danger d’interrompre une telle entreprise avant la défaite complète de l’adversaire. Les ennemis jaloux essayent en vain de le remplacer dans son Gouvernement ; les conseils locaux s’y opposent et un directeur y perd-son mandat. Enfin il est compris du directeur Pueyrredon et il obtient carte blanche : l’armée des Andes est créée.

Dans le plus grand secret, il met la dernière main à ses préparatifs ; un adroit stratagème lui permet la reconnaissance de ses itinéraires ; il sait tromper l’adversaire par une utile diversion ; enfin au commencement de février 1817, il passe les Andes par deux cols, à près de 4 000 mètres d’altitude, avec 4 000 réguliers et 1 200 auxiliaires. Trompé par d’habiles manœuvres, l’ennemi a dispersé ses forces et San Martin réunit les siennes avant que cette faute ait été réparée. Il couronne cette magnifique opération par la victoire de Chacabuco, qui libère la plus grande partie du Chili. Comme San Martin a amené avec lui les cadres de l’émigration chilienne et des armes, une armée nationale s’organise de toutes pièces ; il refuse toute fonction politique, les laissant à O’Higgins, et se contente du commandement des troupes. En 1818, une nouvelle armée espagnole venue du Pérou est battue à Maipu et le Chili est définitivement délivré. Lord Cochrane organise sa flotte, bat la flotte espagnole au Callao, bloque les ports du Pérou, et l’année 1820 voit le débarquement de San Martin près de Pisco. Enfin il occupe Lima, où il proclame le 28 juillet 1821 l’indépendance du Pérou dont nous allons fêter aujourd’hui le centenaire.

Le Nord du continent latin a été délivré par Bolivar, qui rencontre San Martin a Guayaquil, pour discuter avec lui les destinées du Nouveau-Monde. Les deux chefs ont les mêmes qualités d’action, les mêmes talents militaires, le même patriotisme américain ; mais tandis que San Martin recevait une rude formation militaire, Bolivar n’a parcouru l’Europe de la Révolution que pour y chercher des leçons et des exemples politiques ; Bolivar a tous les défauts en même temps que toutes les qualités du créole ; actif et tenace, généreux et brave, comme San Martin, il est violent, grandiloquent et sensuel, tandis que San Martin est calme, silencieux et stoïque. Deux tempéraments essentiellement différents se rencontrent. En outre, Bolivar est républicain en principe et occasionnellement césarien à son profit ; il tend vers une unité de toute l’Amérique latine, et en attendant impose la même constitution à toutes les républiques qu’il fonde, préparant ainsi leur réunion : c’est la conception colombienne. San Martin est monarchiste et voudrait rendre possible l’établissement d’une dynastie étrangère, avec une constitution se rapprochant des institutions britanniques, et il n’a aucune ambition personnelle. Il pense que chacun des nouveaux Etats doit vivre sa vie en toute indépendance, les interventions entre elles restant tout à fait exceptionnelles : c’est la conception argentine. En politique intérieure comme en organisation, toutes leurs idées se combattent.

L’unité d’action politique et de commandement militaire s’imposait, et, puisque les deux chefs ne pouvaient opérer simultanément, il fallait que l’un d’eux se retirât. Entre le général, pour qui la politique n’était qu’un des moyens d’obtenir le résultat voulu par son Gouvernement, et le politique pour qui la guerre n’était qu’un moyen d’organiser le Nouveau-Monde selon ses vues personnelles, la contestation ne pouvait être longtemps douteuse. D’ailleurs, le but de San Martin était atteint, car la domination espagnole était frappée à mort, et l’abnégation de son caractère pouvait lui permettre de s’effacer devant Bolivar, tandis que la réciproque était impossible... Stoïque, San Martin rentra donc à Buenos-Ayres, accueilli en triomphateur, couvert de lauriers et porté aux plus hautes charges de l’Etat ; il hésita devant les moyens nécessaires pour s’y maintenir. Il démissionna et partit pour le Chili, puis pour l’Europe.

C’est seulement en 1824 que Bolivar et son lieutenant Sucre, par les victoires de Junin et d’Ayacucho, achevèrent l’œuvre de San Martin.


Nous voici réunis devant le haut monument, entièrement voilé, les membres du Gouvernement, les corps constitués de l’État, les ambassadeurs des vingt-neuf Etats réunis à leurs légations et accompagnés de nombreux officiers. Les discours commencent : le Président de la République, le nonce apostolique, l’ambassadeur argentin, puis le général Martinez qui vient apporter le salut de l’armée argentine à la mémoire de son général. Le voile tombe, et le héros de bronze se dresse, en tenue de campagne, sur un maigre cheval très haut : un long manteau l’enveloppe, et sa face pensive et ascétique domine au loin la terre qu’il va délivrer : c’est San Martin passant les Andes. Le général Martinez va prendre le commandement des troupes, et le défilé commence.

D’abord s’avancent des groupes populaires, portant de grandes pancartes ; ce sont les réfugiés de Tacna, Arica, Tarapaca, provinces enlevées par le Chili au Pérou en 1884 et qui viennent en silence protester contre l’oppression de leur pays natal, contre la violation du droit créé par San Martin et Bolivar, qui ont établi la frontière des nouveaux Etats selon les anciennes limites des vice-royaumes et des gouvernements espagnols. Il faut avouer qu’en pareille circonstance cette manifestation ne manque pas de grandeur ; elle serait impossible, si les relations diplomatiques n’avaient pas été rompues entre le Pérou et le Chili.

Puis vient le général Martinez, suivi immédiatement du fameux régiment des grenadiers à cheval, qui a gardé l’uniforme bleu de sa création, et il fait grand effet avec ses hauts schakos surmontés d’énormes plumets droits, les vestes courtes aux larges boutons qui brillent, son noble étendard blanc et bleu céleste, — couleurs de la sainte Vierge, — et surtout les souvenirs de gloire qui l’accompagnent. Puis viennent les compagnies de débarquement de tous les bâtiments de guerre mouillés au Callao, espagnols, argentins, américains du Nord qui sont les plus nombreux, italiens, japonais, chacun avec son allure caractéristique, et la compagnie du Jules Michelet particulièrement acclamée fait très bon effet. Voici les marins péruviens, puis l’armée, d’abord l’Ecole militaire de Chorillos, avec le plumet de Saint-Cyr et une allure qui rappelle celle de nos élèves-officiers, puis une division complète avec son artillerie, d’une tenue irréprochable, dont je fais compliment très sincère aux officiers péruviens qui m’accompagnent : « C’est l’œuvre de la mission militaire française, me répondent-ils galamment ; nous lui devons cette belle allure, et bien d’autres choses... »

Et je pense à toutes ces armées auxquelles nos camarades de toutes armes prêtent en ce moment le concours de leur expérience : Pologne, Tchéco-Slovaquie, Brésil, Pérou... Partout ils sont bien à leur place, celle que le Gouvernement ami leur a fixée en toute indépendance, tantôt instructeurs et professeurs dans les écoles, tantôt organisateurs dans les états-majors et les ministères. Ils continuent l’œuvre de leurs frères d’armes ; deux mille officiers français, cinq cents en Amérique, quinze cents en France, étaient à la disposition de l’état-major américain pendant la dernière année de la guerre. Dans telle division, sur dix officiers français détachés, sept sont tombés sur le champ de bataille côte à côte avec leurs camarades américains… Voilà de la bonne propagande. Ici la mission française a retrouvé les traces des missions précédentes qui ont travaillé pendant quinze ans ; le général Vassal, qui la commande, a dignement succédé au général Clément, aujourd’hui au cadre de réserve, mais que le Gouvernement péruvien a invité aux fêtes du centenaire. Le général Clément a gardé une grande situation à Lima, où la reconnaissance de tousse témoigne par des attentions touchantes.

Le général Vassal possède la confiance complète du ministre de la Guerre, M. Luna Iglesias ; cet ardent patriote, d’un caractère ferme et droit et d’une intelligence très claire, voit que son pays a besoin d’une armée sérieuse, qui lui donne confiance ; il pense donc que si les manifestations comme celle d’aujourd’hui sont très utiles, elles réclament d’être complétées par un travail constant des officiers et de la troupe. Il veille à un emploi efficace des maigres crédits que le budget met à sa disposition.

La belle cérémonie en l’honneur d’un guerrier se termine donc par le déploiement d’une pompe toute militaire : les Liméens aiment vraiment leur armée et ils en sont fiers.

Le lendemain, nous assistons à un Te Deum chanté dans la cathédrale de Lima. Cette fois, c’est la pompe religieuse et civile qui donne tout son éclat à la cérémonie, alors que les troupes fournissent seulement le cadre. Nous nous rendons ensuite processionnellement de la cathédrale à l’hôtel du Président, qui est l’ancien palais des vice-rois espagnols ; on y montre les appartements de Francisco Pizarre, le premier conquérant du Pérou ; un arbre vit encore sous lequel il aimait à se reposer ; tout près de là est la dalle où le vieux conquistador tomba assassiné par ses compagnons d’armes, et ses restes reposent dans la cathédrale, après avoir longtemps erré…

L’admiration hésite devant cette terrible figure, magnifique de courage et d’audace, mais couverte de sang traîtreusement versé : les assassins de Pizarre ne songeaient point à venger les derniers Incas, mais ils prennent malgré eux l’allure de justiciers. Cette génération héroïque, qui fonda un empire immense, apparaît singulièrement diminuée par la soif de l’or qui l’anime ; sans doute quelques patriotes et quelques croyants ont lutté pour étendre le royaume d’Espagne et la chrétienté, mais aucun d’eux n’est arrivé au premier plan, sauf peut-être le grand inquisiteur Pedro de Gasca, qui vint rétablir l’ordre dans le Pérou révolté à la suite du code de 1543.

Sous l’influence de Las Cases, « protecteur universel de tous les Indiens, » le roi d’Espagne donnait aux peuples conquis de véritables droits dont la proclamation exaspéra les conquérants. Gasca, avec le titre de président de la Cour suprême (audiencia), avait tous les pouvoirs judiciaires, politiques, religieux et militaires. Mais il eut soin de ne les exercer que par l’intermédiaire des autorités compétentes ; simple, modeste, avec un clair bon sens et une volonté de fer que tempérait seulement une réelle bonté, il lui fallut pourtant quatre ans de rudes campagnes pour achever son œuvre, et, tout en remplissant le trésor de Charles-Quint, il resta et mourut pauvre. C’est peut-être dans l’histoire de sa mission qu’il faut chercher l’explication du rôle si important que les rois d’Espagne ont donné et maintenu à l’Inquisition dans leurs possessions d’outre-mer.

La réception des ambassadeurs à l’hôtel de ville nous reporte à la même époque ; Lima, la ville des Rois, est justement fière de son passé dont ses magistrats nous montrent les parchemins, véritables titres de noblesse dont les premiers datent de 1535. La capitale n’a que 180 000 habitants ; avec le Callao et les villes de plaisance ou d’industrie qui l’entourent, c’est un groupement de plus de 300 000 âmes, dans un Etat de 5 millions d’habitants, mais une longue civilisation donne à ces citadins une importance particulière, et le rôle historique de leur ville lui confère un prestige unique dans l’Amérique latine.

« Le Cabildo, » composé des magistrats municipaux, avait des pouvoirs très étendus pour l’administration et même le Gouvernement de la Cité, et il appelait parfois le peuple à délibérer avec lui dans des circonstances graves, formant alors le « cabildo aperto ; » cette institution transportée d’Espagne dans le Nouveau Monde a certainement préparé le peuple au Gouvernement libéral qui s’étendit à la province, puis à la nation. Le comte de la Vinaza a remarqué avec raison que l’Europe moderne n’avait rien ajouté à ces franchises municipales

Une autre cérémonie nous rassemble dans une petite « hacienda » pour l’inauguration d’un musée Bolivar. Le libérateur eut là son quartier général et on nous montre sa chambre très simple, blanchie à la chaux, les meubles et les étoffes du temps, remis à leur place dans toute la mesure du possible. Bien que la constitution un peu théorique qu’il avait imposée à la fois au Pérou et à la Bolivie ait été rejetée par ces deux États, les générations actuelles lui témoignent une juste reconnaissance. Comme San Martin il est mort en exil, et son fidèle lieutenant Sucre a été fusillé ; mais leurs statues s’élèvent dans toutes les villes importantes de l’Amérique latine.


2 août.

Les fêtes du centenaire se terminent par une grande revue des troupes sur l’hippodrome de San Beatrice, le Longchamp de Lima ; à l’armée péruvienne se joindra, comme le 27 juillet, la Compagnie de débarquement de l’escadre américaine mouillée au Callao. La veille, le ministre de la Guerre, M. Lima Iglesias, me fait demander si j’accepterais de prendre le commandement des troupes ; et j’avoue que je n’ai pas hésité bien longtemps avant d’accepter. L’ordre général qui annonce ma prise de commandement la motive parfaitement : « Etant donné que le général Mangin est le seul officier général des Puissances amies qui soit en même temps ambassadeur extraordinaire de son pays… » Dans la nuit, les femmes françaises de Lima m’ont confectionné un fanion tricolore qui me suivra dans cette cérémonie et que j’offrirai en parlant à Mme Dejean de la Bâtie. J’arrive sur le terrain assez à temps pour inspecter les troupes au pas, afin de les bien voir : elles sont très belles. Puis je me porte à la rencontre du Président de la République devant les tribunes dont l’enthousiasme est indescriptible. Après la revue que nous passons ensemble a lieu le défilé, qui donne lieu à de vives manifestations. Nos marins sont applaudis entre tous. Mais l’accueil que ce peuple fait à son armée indique bien ses sentiments pour elle ; c’est une foule en grande majorité d’origine espagnole qui acclame les troupes dont les Indiens forment le fond : les deux races se fondent dans l’armée, creuset de la nation, symbole de son unité et aussi bouclier de sa défense. Quand le dernier régiment a défilé, je vais saluer le Président, la Marseillaise éclate et la clameur monte jusqu’au ciel.

Je rejoins à cheval l’hôtel de l’Ambassade, accompagné des mêmes vivats ; devant le perron, je mets pied à terre, et alors se produit une forme d’hommage que j’ignorais : d’un geste large, les hommes jettent sous mes pas leurs sombreros ; j’ai peine à éviter de les fouler aux pieds, mais ils s’accumulent ; je sens que mes précautions ne concordent pas avec les sentiments de la foule et je mets carrément le pied sur deux d’entre eux : une joyeuse acclamation m’engage à continuer. Et c’est ainsi que finit pour moi la plus belle journée de ces fêtes, celle où les Péruviens ont le plus crié : « Vive la France ! »

Selon la tradition militaire, j’ai reçu le lendemain à diner les officiers supérieurs qui avaient pris part à la revue. Les officiers de la Mission ont été reçus par leurs camarades péruviens ; les officiers généraux m’ont invité. Bref, la journée du 2 août a créé entre les cadres de l’armée péruvienne et moi un lien qui s’affirme de plus en plus. Tout le monde s’ouvre davantage avec nous et avec la Mission militaire française qui, invisible et présente, a pris modestement sa part du succès populaire de la revue.

Je constate que l’Armée travaille silencieusement et commence à comprendre la nécessité de se tenir en dehors de la politique. Elle fait corps avec la Nation et partage ses espérances ; dans la situation actuelle, c’est toujours la même question qui revient dans toutes les bouches et qui se résume en deux mots : Tacna et Arica. — Le Pérou, battu par le Chili, a accepté un traité de paix très onéreux et l’a exécuté ; mais une clause de ce traité prescrivait que la population de deux des provinces occupées serait consultée sur leur réunion au Chili, et les vainqueurs se sont toujours opposés à l’exécution de cette clause. Dans l’état actuel du monde, une telle situation ne peut durer, et elle amènera certainement une nouvelle guerre entre les deux nations.

C’est la question du Pacifique qui se pose et je n’échappe pas à son examen.


Général Mangin.

  1. Copyright by général Mangin, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er octobre.