Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 559-579).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

II [2]
LE GUATEMALA. — PANAMA

Sur la mer des Antilles, la navigation revêt un charme spécial ; évidemment, sous les tropiques, et particulièrement pendant la saison des pluies, l’air n’a ni la limpidité, ni la légèreté que lui donne le climat méditerranéen ; mais quand les heures très chaudes se sont écoulées, à leur accablement succède, comme une délivrance, un air léger et langoureux ; après chaque grain, l’air devient très transparent et l’horizon se rapproche. Les couchers de soleil sont rapides et dramatiques ; le ciel prend des colorations uniques ; à l’azur profond succèdent des gris et des verts lumineux ; puis quelques nuages roses dans un bleu tendre, d’un pompadour un peu mièvre ; tout à coup l’horizon s’empourpre violemment et c’est dans tout le ciel l’éclatement d’un incendie. Le disque sanglant du soleil s’aplatit curieusement et disparait ensuite avec une telle rapidité qu’il semble tomber verticalement dans la mer. Et la nuit vient très vite, avec son cortège d’étoiles nouvelles.

Après cinq jours de mer, nous côtoyons la République de Honduras. Les eaux sont limoneuses, chargées de débris végétaux : on voit l’action de l’hivernage avec ses pluies torrentielles. Enfin, le 5 juillet, vers huit heures du matin, nous voici dans la rade très fermée de Puerto-Barrios. où les hauts fonds nous Obligent à mouiller loin de terre. Nous la saluons, et une batterie de campagne en position près du quai nous rend le salut.

Notre chargé d’affaires, M. Perrot, arrive en grande tenue, avec le commandant de la marine. Après une aimable prise de contact, il jette un regard sévère sur nos casques coloniaux, qui produiraient à terre le plus mauvais effet ; il répond de l’innocuité du soleil, et d’ailleurs un train spécial va nous emporter à 2 000 mètres d’altitude, dans un climat européen. Nous reprenons képis et casquettes et nous débarquons.

A terre, nous sommes reçus par le sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, M. Pinol, qui a eu l’amabilité de venir à notre rencontre nous souhaiter la bienvenue. Il nous présente le général Duran et les officiers guatémaltèques qui seront attachés à ma mission pendant notre séjour dans la République ; je réponds en français à M. Pinol, puis nous entrons dans la gare pavoisée aux drapeaux des deux nations. La foule nous fête et le train part à onze heures, avec les quatre officiers de la mission militaire française venus aussi à notre rencontre.

Le pays est merveilleusement riche. Nous traversons d’immenses plantations de bananiers, propriété de la United fruit C°, des Etats-Unis du Nord. Nous avons entrevu les importantes installations de cette compagnie à Puerto-Barrios ; et, chemin faisant, nous verrons ses sanatoria et ses hôpitaux sur les premières pentes du plateau. C’est une administration considérable, qui se charge de ses propres transports, et qui a été amenée à établir un service de vapeurs réguliers entre le Guatemala et les ports des Etats-Unis.

Avant même que la consommation des fruits tropicaux ait pris toute son extension aux Etats-Unis, une Compagnie américaine avait construit le chemin de fer qui, passant par la capitale, réunit les deux Océans à travers le Guatemala, et qui a commencé la mise en valeur du pays. Ces entreprises privées étendent dans le centre de l’Amérique l’influence de la grande République, qui a évidemment un intérêt croissant au maintien de l’ordre public dans des régions où il est souvent troublé ; mais rien n’indique des visées politiques qui compromettraient l’indépendance dont les nations de l’Amérique centrale se sont toujours montrées si jalouses.

Le train est très bien compris, avec de larges wagons sans compartiment, des fauteuils confortables ; je suis dans le wagon arrière, avec une petite plate-forme en véranda, d’où l’on peut suivre le développement du paysage. La voie ferrée longe le Rio Motagna, et les grandes bananeraies sont séparées par de vastes forêts où la violence de la végétation témoigne de la richesse du sol. J’y reconnais mes vieux amis géants de l’Afrique tropicale, et des lianes puissantes leur donnent une parure digne d’eux. Dans cette région l’United fruit C° possède des réserves immenses de terres vierges ; la culture de la banane épuise vite le sol ; on le laisse alors reposer et on défriche la forêt prochaine, sans se soucier encore des engrais régénérateurs. Mais on s’inquiète déjà de trouver de nouveaux pays de culture, car la demande augmente. Nous avons, aux Antilles et sur la côte de l’Afrique occidentale, le même climat et les mêmes productions ; la France commence à réclamer aussi des fruits tropicaux, comme les Etats-Unis et l’Angleterre ; attendrons-nous l’arrivée des Anglo-Saxons pour qu’ils servent d’intermédiaires entre nos colonies et la Métropole ?

Nous gravissons des pentes assez fortes. Le paysage change et les plantations de café ont remplacé par places les bananeraies ; elles sont assez étendues et leur produit est de qualité supérieure. Les Allemands détenaient les plantations de café dans la proportion de 40 pour 100. Leur organisation bancaire avait, sur toutes les transactions, une grande influence. Malgré de tels intérêts, la République de Guatemala n’hésita pas à entrer dans la guerre contre les Empires centraux.

Le train a ralenti. Par places, des pâturages : le bétail divague, et nous écrasons successivement deux veaux et un cheval, incidents assez nauséabonds, qui nous retardent un peu. De temps en temps, des espaces pierreux, presque dénudés, avec des euphorbes candélabres qui me rappellent ceux du Dahomey ; il en existe aussi de petits spécimens dans nos serres ; dans leur climat, ce sont des tiges côtelées deux fois grosses comme le bras, hautes de six à dix mètres, couvertes d’épines acérées. De chaque pied partent une dizaine de tiges et, plantés en haies, ils forment une défense terrible dont se couvrent parfois les villages ; Béhanzin, après avoir grisé ses Amazones, les lançait nues contre ce rempart, qu’elles traversaient le coupe-coupe à la main, couvertes de leur sang.

Aux principales stations se presse une population très mêlée où le sang noir prédomine sur la côte, — il y est d’importation récente, — le, sang indien sur le plateau, avec beaucoup de métissage, et quelques beaux types de purs Espagnols. Les alcades se présentent très dignement, ayant à la main leur canne de commandement à pomme d’or ; tous rendent hommage à la France, qui a sauvé le monde de l’abjecte tyrannie dont il était menacé. La diversité d’expression dans ces sentiments communs en montre la spontanéité. La foule est très démonstrative et les cris de « Viva la Francia ! » retentissent longuement.

Mais les arrêts qui se prolongent un peu et les petits incidents de la route nous retardent. Nous arrivons à Guatemala à onze heures et demie, alors qu’on nous y attendait vers huit heures… Pourtant, les grands halls de la gare regorgent d’une foule épaisse ; sur le quai, les ministres, la municipalité, tous les officiers de la garnison nous attendent. Ils me souhaitent une chaleureuse bienvenue, que souligne une excellente musique militaire.

À la sortie, une population compacte pousse de longues acclamations ; la grande place est remplie entièrement. « Tous ceux-ci attendent depuis quatre heures, m’explique-t-on. Ah ! si vous étiez arrivés à l’heure ! Les cent mille habitants de Guatemala étaient l), sur ces boulevards allant à votre hôtel, faute d’avoir pu accéder à la Place ! »

Nos automobiles démarrent lentement, car la foule les entoure. Puis leur vitesse s’accélère et ils sèment en route les fanatiques qui essaient vainement de les suivre. Quelques-uns se cramponnent aux marchepieds, après s’être excusés courtoisement, mais ils ont une telle expression de dévotion exaltée qu’il est vraiment impossible de les écarter.

Notre excellent déjeuner du train était vraiment un peu loin quand nous nous sommes mis à table, à une heure du matin, devant un splendide diner-souper qu’arrosent les vins de France. La salle à manger était singulière, avec de hautes boiseries en bois précieux de très bel et très sobre effet, et un plafond surchargé d’exubérantes moulures en stuc multicolore d’un goût exactement opposé ; le même contraste s’observait dans tout le bel hôtel Imperio devenu notre demeure pour deux jours et trois nuits : car ici encore il faudra mettre les bouchées doubles.

Le lendemain 6 juillet, je rends ma visite officielle au Président de la République don Carlos Herrera, auquel je témoigne l’affection et la sollicitude du Gouvernement et du peuple français pour sa nation et pour lui-même.

Il me répond dans les meilleurs termes et, au nom du Président Millerand, je lui fais présent d’un vase de Sèvres.

Puis nous nous rendons à l’hôtel de ville, au milieu d’une foule compacte et enthousiaste. Le premier alcade, brun, grand, un peu fort, avec de grands yeux lumineux, m’adresse alors en espagnol un discours d’une magnifique envolée ; mon second, M. Dupeyrat, par le cette langue comme un Espagnol qu’il est de naissance, car il a vu le jour à Séville : il me traduit sommairement, à voix basse, les principaux passages, car je dois répondre immédiatement ; mais comment ne pas trop profondément déchoir après l’expression d’idées si hautes sur la mission providentielle de la France ? « Chaque fois que la divinité, dit l’alcade, veut répandre dans le monde une idée généreuse, elle la fait germer dans le cerveau d’un Français. » Et il maudit les barbares qui ont voulu éteindre le grand flambeau.

L’heure nous appelle au Champ de Mars, où je passe en revue les troupes de la garnison ; je salue leurs drapeaux et elles défilent. Le soldat guatémaltèque est généralement de race indienne ; petit, râblé et pourtant nerveux, l’air vif et absorbé par l’exécution consciencieuse des mouvements ordonnés par ses chefs, il rappelle le soldat japonais. Après avoir assisté à quelques manœuvres, j’observe des tirs réels à la mitrailleuse et au canon, très précis. Enfin un avion de modèle anglais nous survole, piloté par un officier français.

Puis le Président me conduit à l’Ecole Polytechnique militaire, où s’instruisent les élèves officiers de toutes armes. Nous constatons la correction des manœuvres et le commandant Contresti, chef de la mission militaire française, m’indique les cours et les conférences qui servent de base à l’instruction des officiers guatémaltèques.

Enfin un grand déjeuner de 200 couverts m’est offert à l’Ecole par le Président de la République, qui, dans son toast, rappelle que la République guatémaltèque a déclaré la guerre à l’Allemagne. Il se félicite que le Gouvernement français ait bien voulu l’envoyer saluer par un des généraux de son armée victorieuse et se réjouit du triomphe du Droit et de la Liberté.

Le Président espère que l’amitié entre les deux Républiques se resserrera à l’occasion de ma visite et qu’un certain nombre de questions seront résolues, qui permettront les échanges économiques actuellement encore assez difficiles. Je lui ai répondu que ses sentiments étaient partagés par le Gouvernement français et que les petites difficultés auxquelles il faisait allusion seraient très prochainement tranchées à l’avantage commun des deux Républiques.

Pendant ces deux jours, j’ai assisté à plusieurs réunions dans les diverses légations et j’ai été reçu avec une cordialité particulière à la Légation d’Angleterre. J’ai constaté la place excellente que tenait le chargé d’affaires de France près du Gouvernement guatémaltèque, parmi ses collègues et dans le monde de la capitale.

Enfin j’ai visité les œuvres françaises. Les hospices, hôpitaux et orphelinats sont tenus par les sœurs de Saint-Vincent de Paul, qui font là une œuvre admirable : « Nous sommes arrivées huit en 1875, m’a dit la supérieure, nous sommes maintenant trois cents, mais ce nombre est bien insuffisant pour toutes nos œuvres. » Leur contact avec toute la population est permanent et toujours bienfaisant ; elles soignent des malades qui se renouvellent sans cesse, elles élèvent des petits enfants dont les générations se succèdent, et constamment elles se montrent d’admirables Françaises dont l’inaltérable dévouement se prodigue souvent jusqu’à l’héroïsme, sans aucun espoir de récompense en ce monde. Y a-t-il une propagande qui vaille celle-là ?

Leurs élèves récitent des fables et des compliments en français et chantent la Marseillaise, et c’est beaucoup. Mais ce n’est rien à côté du spectacle quotidien que donne constamment la vie de ces saintes filles.

En visitant l’hôpital de Guatemala, je constate la belle tenue de cet établissement modèle, qui serait admiré dans tous les pays d’Europe. Le directeur me fait remarquer que c’est par l’intermédiaire des livres français que les médecins de l’Amérique centrale prennent contact avec la science ; ils se réclament de nos maîtres, et plusieurs ont été directement leurs élèves à Paris.

Enfin je suis invité à visiter un cours de jeunes filles tenu par Mme Antoine Peyre, présidente de l’Alliance française : c’est le noyau d’un futur lycée français ; là les meilleures familles de la capitale envoient leurs enfants, qui reçoivent une éducation et un enseignement comparables à ceux des établissements de France. Notre influence y trouve un centre de rayonnement très actif.

Mais ce n’est pas assez des réceptions officielles et des démonstrations populaires. La société de Guatemala, qui a déjà organisé notre séjour à l’hôtel Imperio, d’accord avec le Gouvernement, nous offre un grand bal, qui nous permet de prendre contact avec elle ; c’est d’autant plus facile que la connaissance de la langue française est très répandue. Beaucoup de dames ont séjourné en France ; plusieurs y ont été élevées ; elles portent nos robes, mais épurées des outrances qui les rendent parfois déplaisantes. L’ensemble est très brillant, tout en restant du meilleur goût. On est très heureux du passage de l’ambassade française, qui permet de témoigner pour notre pays une admiration affectueuse.

Nous faisons connaissance avec un instrument original : c’est un xylophone, long clavier horizontal dont deux ou trois musiciens frappent les touches de bois avec des baguettes terminées par des boules en caoutchouc ; les vibrations des touches se transmettent à des tuyaux de bois sonore, disposés verticalement. On me dit que c’est un instrument indien, perfectionné par les Espagnols ; les noirs de Guinée et du Soudan ont aussi des xylophones dont les touches, au lieu de venir frapper des tuyaux de bois, vibrent sur des calebasses. Tous ces instruments donnent la gamme complète et on en tire un parti remarquable. Il serait curieux de rechercher si le balafon du Soudan et le xylophone du Guatemala ont une origine commune.

Nos courses à l’extérieur nous ont permis de connaître l’ensemble de la capitale, qui a 120 000 habitants ; une promenade en automobile nous en montre les environs. Cette belle ville de Guatemala a été ravagée en 1917 par un tremblement de terre qui a détruit à peu près entièrement les édifices de la conquête espagnole, églises, couvents, hôtels des hauts fonctionnaires et des grands seigneurs. On rebâtit en ciment armé, mais bien lentement ; car les matériaux de reconstruction ne peuvent, pour la plupart, venir que de la vieille Europe, où l’homme s’est montré bien plus destructeur qu’ici la nature.

Nous voyons aussi quelques bâtiments criblés de balles et même de traces d’obus : ce sont les souvenirs de la dernière révolution, datant de quelques mois à peine. Ce pays si beau, dont la population est si sympathique, sera-t-il toujours ravagé alternativement par les tremblements de terre et les révolutions ? On lui souhaite de trouver enfin l’équilibre. Les cinq Républiques de l’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Sin-Salvador, Nicaragua, Costa-Rica, en tout cinq millions d’habitants, dont deux millions pour le Guatemala) ont été réunies pendant tout le début de leur indépendance (1823-1840) et ont, par périodes, des tendances à reconstituer l’unité perdue : il semble qu’elles trouveraient plus facilement la stabilité dans une sorte de fédération, dont la constitution et le pouvoir central seraient plus efficacement protégés.

Ces deux jours ont passé bien vite. Le 8 juillet à 7 heures du matin, nous voici de nouveau à la gare de Guatemala, avec un grand concours de peuple pour prendre congé de nous. Notre train spécial est beaucoup plus rempli qu’à l’arrivée, car j’emmène une soixantaine d’invités qui affrontent la pluie diluvienne des tropiques pour venir diner et danser ce soir à bord du Jules Michelet. Les autorités et les notables de Puerto-Barrios se joindront à eux, et j’ai engagé des xylophones qui doubleront la fanfare de notre croiseur. Aussi a-t-on dansé jusqu’à trois heures et demie du matin.


PANAMA


12 juillet

Après trois jours d’une traversée légèrement houleuse, nous voici à Colon où, dès huit heures du matin, nous saluons deux fois la terre, une fois pour la République de Panama, une fois pour la zone du canal, où les Etats-Unis du Nord sont souverains. Puis le Jules Michelet va accoster contre le môle du charbon qui lui est attribué.

Dès ce moment, nous constatons le traitement de faveur que nous réservent les autorités du canal. Une quarantaine très sévère est appliquée aux bâtiments qui viennent de Puerto-Barrios, quel que soit l’état sanitaire du Guatemala, car on ne saurait exagérer les précautions contre la fièvre jaune. Le chargé d’allaires de France nous en a prévenus par radiogramme, en ajoutant que ma mission pourrait débarquer seule et à titre tout à fait exceptionnel ; j’ai dû répondre que j’étais embarqué sur un navire de guerre et que je ne pouvais descendre à terre en laissant l’équipage consigné ; le colonel Morrow, gouverneur de la zone américaine, l’a compris. Comme l’état sanitaire est excellent au Guatemala aussi bien qu’à bord du Jules Michelet, nous avons immédiatement la libre pratique, sans aucune des restrictions habituelles.

En même temps que M. de Simonin, notre chargé d’affaires, monte à bord le général Babbitt, commandant les troupes des Etats-Unis dans la zone du canal, qui me souhaite la plus affectueuse des bienvenues et m’offre de descendre chez lui pendant notre séjour à Panama : j’accepte sans façon l’invitation si cordiale de mon ancien compagnon d’armes. Puis voici le ministre des Affaires étrangères de la République panaméenne, M. Ricardo Alfaro, qui vient me saluer au nom du Gouvernement.

Je rends ensuite visite à l’hôtel de ville de Colon, où m’attendent les autorités ; les enfants des écoles conduits par leurs maîtres font la haie sur notre passage, où se presse la foule. Dans le bâtiment municipal, le premier alcade prend la parole en son nom et au nom du Gouverneur panaméen ; il parle en français et salue dans la France « le champion du droit et de la liberté, » la protectrice désintéressée des petites nationalités. Je lui réponds que nous nous efforçons d’être dignes de nos pères et de rester fidèles aux traditions de notre race, et je constate qu’il en est de même sur cette rive de l’Atlantique, où la grande République du Nord, en se jetant dans la guerre, a montré une fois de plus sa générosité et sa grandeur d’âme.

Puis je visite un camp d’aviation militaire et un camp d’aviation navale. Comme par hasard, un appareil était prêt à s’envoler dans chaque camp, et je profite de l’occasion qu’on m’offre si aimablement pour survoler à deux reprises le port, la ville de Colon et le débouché du canal. Dans l’après-midi je verrai tout de plus près, en auto, puis en vedette à vapeur, et je visiterai les travaux de défense.

Je suis tout d’abord frappé de la netteté et de la propreté générale, résultat de l’ordre rigoureusement maintenu grâce à la discipline sociale et grâce à l’autorité absolue qui a été conférée aux compétences. En survolant la plaine basse et marécageuse où, dans les eaux stagnantes, devraient pulluler les moustiques véhicules de la fièvre jaune et du paludisme, je remarque partout les canalisations en forme de palme où l’eau coule sans jamais s’arrêter.

Puis je vois le colossal barrage de Gatun qui retient un lac artificiel de 425 kilomètres carrés, où, pendant 38 kilomètres, peuvent naviguer les vapeurs du plus gros tonnage. Le Chagres était d’un maniement difficile et supportait mal les travaux du canal à proximité de son cours ; il a été dompté par une colline artificielle de 3 kilomètres, large de 800 mètres à la base, de 30 au sommet ; non seulement le Chagres est dompté, mais il travaille pour ses maîtres : un grand déversoir en ciment armé peut ouvrir électriquement quatorze portes qui permettent l’écoulement du trop-plein et le maintien du plan d’eau à 26 mètres au-dessus du niveau de la mer ; l’une des portes, ouverte en notre honneur, nous a montré sa formidable cascade ; en même temps, une usine électrique utilise cette force énorme ; elle fournit à l’éclairage de tout le canal et à la manœuvre des 46 écluses dont les portes représentent un poids total de 54 millions de kilogrammes.

Tout le long du canal sont établis des postes de surveillance ; dans une grande pièce sont représentées la section du poste et les sections voisines ; les écluses sont figurées avec leurs portes de protection et leurs portes de manœuvre ; l’appareil est réuni à l’écluse par une commande électrique et automatiquement la réduction de chaque porte exécute les mêmes mouvements que la porte elle-même ; le surveillant a ainsi constamment sous les yeux la marche de la navigation dans son secteur.

Je revois à déjeuner sur le Jules Michelet les autorités panaméennes et américaines ; puis, le soir, un grand diner suivi de bal les réunit de nouveau sous le pavillon français.



13 juillet.

Nous appareillons à sept heures et nous entrons immédiatement dans le canal. Il faut trois écluses successives pour monter de 26 mètres au niveau du lac de Gatun. Pendant la manœuvre, le navire inerte est trainé et manœuvré par de petites locomobiles sur rails qui circulent le long de l’écluse. D’énormes pylônes dominent les voies, et l’ensemble de l’ouvrage est empreint d’un caractère de force qui n’est pas sans beauté.

Le colonel du génie Morrow, gouverneur de la zone américaine du canal, a fait éditer en français pour notre passage une petite brochure très claire Notes sur le canal de Panama, qui résume l’historique de cette grande œuvre et en donne les principales caractéristiques. Tirée à mille exemplaires, cette brochure fut distribuée à tous les hommes de l’équipage ; elle rend très largement hommage à l’œuvre accomplie par Ferdinand de Lesseps, de 1880 à 1888, et ses continuateurs français de 1888 à 1904. En outre, le général Babbitt a bien voulu placer près de moi le colonel Blake, admirablement renseigné sur l’histoire aussi bien que sur la technique du canal. Je puis donc m’instruire par les yeux et par les oreilles dans les conditions les meilleures.

Depuis le commencement du XVIe siècle, une des grandes routes du monde passe par ici : celle qui a vu le plus d’or. Car l’or et l’argent du Pérou arrivaient par mer à Panama et, par une route pavée, allaient s’embarquer à Porto-Bello sur l’Atlantique où les célèbres galions les transportaient en Espagne. Longtemps après, c’est par Panama que l’or de Californie était transporté en Europe ; si bien que les Américains du Nord construisirent au milieu du XIXe siècle un chemin de fer de 1 mètre 05 entre Panama et Colon. Le tracé de cette voie ferrée a dû être modifié après le percement du canal, mais elle continue à rendre de grands services à l’administration du canal dont elle dépend.

Après les premières études du lieutenant de vaisseau Bonaparte Wyse, en 1876, et la concession qu’il avait obtenue de la Colombie pour le percement du canal interocéanique, Ferdinand de Lesseps donna corps au projet et commença en 1880 les travaux du canal de niveau, saris écluse. En 1885, tout le capital souscrit était dépensé, et pourtant la réalisation de ce projet n’apparaissait que comme très lointaine. Après un nouvel appel au crédit, on se résigna au canal à écluses, et les travaux furent poussés assez activement jusqu’en 1888. Mais le but continuait à s’éloigner, et on désespéra de l’atteindre. La Compagnie fut déclarée en faillite ; des scandales parlementaires déshonorèrent l’entreprise, qui végéta jusqu’en 1904.

A ce moment, la nouvelle Compagnie vendit tous ses droits et tous ses biens aux États-Unis, moyennant 200 millions de francs ; les deux Compagnies avaient dépensé dans l’entreprise plus de 1 200 millions enlevés à l’épargne française, surtout aux petits capitalistes français. En outre, la fièvre jaune et le paludisme coûtaient la vie à environ douze mille Français, faute des précautions sanitaires qui étaient alors ignorées et qui sont maintenant considérées comme élémentaires.

En dix ans, de 1904 à 1914, les Etats-Unis ont achevé l’œuvre de Lesseps. D’abord, la République de Colombie se montrant trop difficile et trop lente à conclure le traité qui eût aliéné sa souveraineté sur le territoire du canal, il s’est trouvé un parti autonomiste qui proclama l’indépendance de la région et sa séparation d’avec la Colombie. La République de Panama était créée.

En vertu d’un traité avec cette nouvelle Puissance, l’État américain devenait seul maître, et même seul propriétaire dans une zone s’étendant à cinq milles de chaque côté du canal et englobant le canal de Gatun.

La science venait d’établir que la fièvre jaune et le paludisme se propagent par les moustiques, et cette donnée permettait l’assainissement du pays par de simples mesures de précaution contre ces insectes et par une hygiène générale bien comprise. Les travaux poursuivis avec ardeur et compétence utilisèrent dans toute la mesure du possible les déblais effectués par les premières entreprises dirigées par les Français, et se terminèrent en août 1914, au moment même où commençait la grande guerre. La distance entre les deux Océans, qui est à vol d’oiseau de 55 kilomètres, est franchie par un canal de 81 kilomètres que les navires mettent de six à dix heures à parcourir. Le tracé empruntait naturellement le col le moins haut, à 91 mètres d’altitude, qu’il a fallu ramener à l’altitude de 25 mètres. Ce sol encore jeune n’est pas définitivement fixé, en sorte que des glissements se produisent qui ont rendu la tâche extrêmement difficile. Elle est achevée, mais elle ne dure que par un effort permanent, et sans cesse des dragues travaillent à maintenir la profondeur du canal. Enfin les tremblements de terre sont à craindre, et des sismographes vont enregistrer dans les profondeurs du sol les pulsations de la planète et les possibilités de bouleversement extérieur qui s’en déduisent ; elles sont assez grandes pour que soit envisagée la construction d’un nouveau canal, près du lac Nicaragua, canal à niveau dont le tracé en terrain très peu accidenté éviterait à peu près complètement les inconvénients des secousses sismiques.

Ce n’est pas qu’il s’agisse, à proprement parler, d’une affaire industrielle ou financière. Après sept ans d’exploitation, les résultats sont bien établis : le transit du canal est pour 1920 de trois mille navires transportant dix millions de tonnes et payant dix millions de dollars de droits. Ces tarifs sont bien près du maximum, puisqu’un certain nombre de bâtiments, pour aller d’Europe aux ports occidentaux d’Amérique du Sud, passent encore par le détroit de Magellan ou même par le Cap Horn. C’est la côte Est, la côte Atlantique des Etats-Unis qui prend la première place par son trafic avec la côte Ouest de l’Amérique du Sud, et la seconde place par son trafic avec les pays d’Extrême-Orient. La troisième place est prise par le transit entre l’Europe et la côte Pacifique de l’Amérique du Sud, la quatrième par le cabotage entre les cotes des Etats-Unis, la cinquième par le trafic entre l’Europe et la côte Ouest des Etats-Unis, la sixième par le commerce cuire l’Europe et l’Océanie. Le transit entre l’Europe et l’Extrême-Orient n’est même pas mentionné, et le canal de Panama dans aucune région importante ne concurrence en ce moment le canal de Suez. Toutefois, il y a avantage à employer cette voie de préférence à celle de Suez entre les ports européens et l’Océanie : l’économie de distance entre Liverpool et la Nouvelle Zélande est de 1500 milles. Mais tout cet ensemble de 10 millions de tonnes n’atteint guère que le cinquième du transit possible, évalué dès maintenant à 50 millions de tonnes ; les droits perçus sont suffisants pour l’entretien du canal, ils ne peuvent rémunérer les capitaux engagés : un milliard 200 millions pour la France, près de 2 milliards pour les Etats-Unis. Aucune société financière n’aurait pu rémunérer l’exécution d’une telle œuvre.

« De Lesseps et ses partisans échouèrent parce qu’ils avaient tenté l’impossible, dit la brochure américaine distribuée à bord du Jules Michelet. Les événements ont prouvé qu’aucune Compagnie, avec un capital limité, remboursable après un temps raisonnable, n’aurait pu construire le canal de Panama, même si elle avait disposé des machines et du matériel perfectionné en usage aujourd’hui, et même si elle avait eu connaissance des mesures sanitaires reconnues indispensables de nos jours. Le Gouvernement des Etats-Unis, qui lui succéda dans cette tâche, réussit seulement parce qu’il avait des capitaux illimités et parce qu’il était indifférent aux bénéfices. Le canal est ouvert à la navigation depuis sept ans. Les revenus ont été suffisants pour couvrir les frais d’exploitation, mais non pour payer un intérêt au capital investi. Dans le cours des années, il deviendra sûrement une opération profitable, mais aucune Compagnie par actions ne pourrait attendre si longtemps le remboursement de son capital.

« Bien que les ingénieurs français n’aient pas pu terminer leur tâche, leur œuvre à Panama a été saine et de grande valeur, et à tous égards ils méritent l’admiration de ceux qui leur ont succédé. »

Pour les Etats-Unis, le canal de Panama n’est pas une affaire : c’est une œuvre de souveraineté. Il s’agissait d’assurer la concentration de la flotte de guerre dans l’un ou l’autre Océan ; avant la construction du canal, le président Roosevelt avait cru nécessaire de démontrer cette possibilité en envoyant au Japon, par le détroit de Magellan, l’escadre de l’Atlantique. Mais c’était là un tour de force qu’il eût été difficile de recommencer en temps de guerre, à cause des approvisionnements de charbon et des vivres, et aussi du danger qu’il y aurait à éloigner du théâtre des opérations possibles la plus grosse partie des escadres nationales. Aussi le président Roosevelt, avec son admirable décision, entreprit cette œuvre qui devait doubler les forces de la flotte américaine et donner dans le monde à son pays tout le poids d’une nation de cent millions d’habitants. Tel est le but militaire, impérial, qu’a poursuivi le grand citoyen et que ses successeurs ne pouvaient manquer d’atteindre.

Le résultat est très impressionnant. Dans la partie au niveau de la mer, et même dans le lac de Gatun, la navigation rappelle un peu celle du canal de Suez, la végétation tropicale en plus. Mais la traversée des écluses, le passage de la Culebra à travers la tranchée Gaillard, sont vraiment extraordinaires. On voit la main de l’homme moderne façonnant le globe terrestre selon ses nouveaux besoins, séparant les continents, unissant les océans. Et l’on constate le travail tenace de conservation que la mobilité du sol rend nécessaire. Nous voyons les dragues en action sur les éboulements récents qui menacent le canal.

Un incident de route nous montre la nécessité de veiller sans cesse. Le Jules Michelet gouvernant un peu trop lentement, — ou plutôt n’obéissant pas assez vite à l’action de sa barre, — vient toucher contre une des rives, et assez fort. Il peut se dégager par ses propres moyens et reprendre immédiatement sa route, mais il devra passer au bassin de radoub à Panama, ou plutôt à Balboa, qui est le port de la zone américaine.

Mais voici Miraflorès, avec son petit lac et ses écluses qui nous redescendent au niveau de l’Océan Pacifique. Encore une dizaine de milles et nous accostons dans le port de Balboa.


La foule s’y presse, compacte, enthousiaste. Notre chargé d’affaires, M. de Simonin, vient nous apporter les derniers renseignements sur les réceptions officielles. Je dois aller d’abord rendre visite au Président de la République de Panama, M. de Porras ; en traversant la ville, je passe devant les enfants des écoles qui font la haie, au nombre de six mille, tenant à la main de petits drapeaux français. Les acclamations augmentent d’intensité, à mesure que je gagne le centre de la capitale. Après la cordiale réception du Président et de sa famille, je suis invité à prendre place sur le balcon de son hôtel d’où j’assiste au défilé des enfants : de longs vivats s’élèvent de la foule ; comme le fils du Président, jeune, déluré, d’une dizaine d’années, se trouve près de moi, je place très naturellement mon bras sur son épaule : les acclamations redoublent. Nous en sommes au point où les gestes les plus simples font sensation.

Je rends visite au Gouverneur de la zone américaine que je remercie de toutes ses attentions, dont je sais tout le prix ; à mon hôte, le général Babbitt ; et je me rends sur la place de France où je dois poser la première pierre d’un monumentaux Français morts pendant les travaux du canal. Dans un éloquent discours, le Président rend hommage à nos compatriotes et remercie la France d’avoir conçu et commencé la grande œuvre qui a uni les deux Océans. Seul, dit-il, un Français pouvait avoir une telle hardiesse, et c’est seulement en France qu’il pouvait rencontrer les moyens d’exécuter « cette nouvelle merveille du monde. » Ici, dit-il en substance, les Français qui arrachèrent la première pelletée de terre au cœur de l’Isthme n’ont pas eu la joie d’achever leur entreprise, mais ils ont jalonné de leurs ossements la route à suivre.

J’ai repris la même idée en y associant ceux qui ont achevé la grande entreprise : le Gouvernement panaméen a accueilli la collaboration des Etats-Unis, qui ont su conduire l’œuvre à son aboutissement. Les trois Républiques se trouvent ainsi associées dans cette tâche pacifique et grandiose comme elles ont été unies pendant la guerre mondiale.

Le soir, un banquet offert par le président de Porras nous réunissait à l’Union Club aux autorités américaines, aux membres du Gouvernement panaméen et aux notabilités. A l’inauguration du monument, le Président, parlant sur la place publique et devant un très nombreux auditoire populaire, m’avait adressé la parole en espagnol ; devant cet auditoire de 300 personnes, il eut l’aimable attention de me porter un toast en français. Toutes les cérémonies de la journée avaient retardé jusqu’à neuf heures et demie l’heure où nous nous sommes mis à table ; nous étions loin d’en sortir quand une retraite aux flambeaux vint défiler devant le cercle, et le Président m’invita à me mettre une fois de plus au balcon. L’enthousiasme de la foule devint du délire ; le discours enflammé de l’alcade l’augmenta encore. Très tard, dans la nuit, des cortèges parcouraient les rues en chantant la Marseillaise.

Le 14 juillet a été choisi par la République de Panama pour sa fête nationale ; j’ai donc assisté dès huit heures a un Te Deum solennel chanté dans la cathédrale. Puis le général Babbitt m’a invité à passer avec lui en revue les troupes de la zone américaine qu’il avait concentrées à Panama dans ce dessein. Je pensais que nous allions d’abord les passer en revue au galop, selon l’usage. Mais on m’expliqua que le service de santé avait interdit aux chevaux l’entrée du champ de manœuvres, parce que leurs sabots pourraient laisser dans le sol assez meuble des empreintes où l’eau serait susceptible de séjourner et de recevoir des larves de moustiques... Quand on sait les ravages causés par le paludisme et la fièvre jaune à Panama et dans beaucoup de régions tropicales, on n’est pas tenté de sourire de ces précautions.

La compagnie de débarquement du Jules Michelet défile avec les troupes américaines et fait très bon effet. Nous visitons ensuite quelques casernes dont les ouvertures sont revêtues de treillage métallique, nouvelle précaution contre les insectes. De fait, non seulement les moustiques ont disparu, mais les mouches aussi, véhicules de tant de maladies et cause de tant d’agacements.

Des équipes sanitaires veillent constamment à la disparition des flaques d’eau et surveillent sans cesse les terrains publics ou privés. Toutes les maisons sont revêtues du même treillage métallique que les casernes ; aussi l’état sanitaire est excellent et je vois les petits Américains du Nord, dont la figure rose respire la santé, jouer nu tête à midi en plein soleil. Chacun se livre à tous les sports qui font partie de l’existence anglo-saxonne ; je suis convié à assister à des joutes nautiques où un essaim de jeunes naïades font assaut de prouesses et de grâce. On affirme que les enfants et les jeunes gens se développent plus vite et mieux ici que dans les États-Unis ; il faut cependant retourner de temps en temps respirer l’air natal. Mais je voudrais que nos médecins coloniaux, que nos fonctionnaires, — les Gouverneurs et les Gouverneurs généraux d’abord, — vinssent ici constater, dans le pays qui était il y a peu d’années le plus meurtrier du globe, l’effet produit par la discipline sociale énergiquement imposée à tous : ils hésiteraient moins devant les précautions sanitaires et cesseraient de s’arrêter devant les plaisanteries faciles et les raisons pour ne rien faire, qui ne manquent jamais.

Le conseil municipal de Panama me reçoit solennellement et me nomme « hôte d’honneur » de la capitale. Une plaquette m’est remise pour commémorer cet événement et au cours de cette cérémonie j’écoute de beaux discours et des vers espagnols d’une superbe envolée. Cette réception est pleine de cordialité et elle se prolonge le lendemain par un grand déjeuner.

Selon la tradition, notre chargé d’affaires donne une réception à l’occasion de la Fête nationale et j’y prends contact avec la colonie française. Le soir, diner officiel et bal à bord du Jules Michelet où je réunis les autorités américaines et panaméennes. Le beau croiseur est en cale sèche, accosté dans les chantiers américains, en sorte que l’accès en est exceptionnellement facile. Deux mille personnes se pressent à bord ; le régime « sec » règne scrupuleusement dans la zone du canal, mais le bâtiment français reste sol national, et il serait du plus mauvais goût d’appliquer à bord les prohibitions établies récemment aux États-Unis ; aussi le buffet bien garni est-il très fréquenté.

Il est très tard, ou plutôt très tôt dans la matinée, quand je regagne l’hospitalière villa du général Babbitt, qui a donné le matin un lunch en notre honneur. Je constate une fois de plus la force des traditions militaires dans l’armée américaine : le général Babbitt sort de West Point (le Saint-Cyr des États-Unis) comme son père et ses deux grands pères : sa fille vient d’épouser un charmant officier, qui sort également de West Point.

L’armée des États-Unis ressemble beaucoup à notre armée coloniale et exige de tous les officiers de longues campagnes hors des pays civilisés de l’Amérique : autrefois, dans les territoires indiens ; aujourd’hui, au Texas ou sur la frontière du Mexique et aux Philippines, que j’ai visitées en revenant de L’Indo-Chine. Le général Babbitt et moi nous nous découvrons sans cesse des idées et des sentiments communs.

L’ambassade des États-Unis qui va représenter la grande République au Centenaire de l’Indépendance péruvienne arrive à bord de trois grands dreadnoughts de 32 000 tonnes : chacun d’eux vaut plus de deux fois le Jules Michelet. L’un de ces monstres a subi le même accident que nous et s’est échoué dans le canal, puis fut renfloué par ses propres moyens, comme nous l’avons fait.

A cette ambassade est adjoint le général Liggett, qui a commandé l’armée américaine à Coblence et se trouvait ainsi mon voisin. A peine débarqué, le général Liggett vient me voir et nous évoquons bien des souvenirs communs.

Ma dernière journée est prise par une assez longue excursion en automobile ; j’ai déjà survolé en avion la baie de Panama et le débouché du canal, et admiré le panorama magnifique d’Ancon ; cette fois, je vais plus loin et je vois plus près : au milieu de la Gulebra et dans le poste de commandement d’où le colonel Gœthals a dirigé, ou plutôt commandé le percement de bout en bout, avec pleins pouvoirs sur tous les services ; le nom de cet officier supérieur est inséparable de cette grande œuvre. Cette tranchée célèbre de cent mètres de hauteur représente la coupe la plus profonde que l’homme ait jamais pratiquée dans la nature, et c’est peut-être aussi la plus intéressante ; on constate l’instabilité du sol où des roches ignées sont venues jaillir au milieu des couches sédimentaires et des argiles et des grès tendres de l’époque tertiaire : on comprend immédiatement les glissements qui se produisent dans de pareilles masses si peu consistantes, sous l’action des pluies tropicales et avec la menace des secousses sismiques. D’où la nécessité d’augmenter sans cesse la largeur de la tranchée pour diminuer les pentes et de draguer sans cesse le canal.

Nous visitons la caserne d’un régiment noir de Porto-Rico, de très belle allure. Sa discipline et son instruction donnent toute satisfaction à ses officiers. Les habitants de Porto-Rico, qui n’étaient astreints à aucune obligation militaire, ont demandé à fournir des troupes à l’armée américaine pendant la grande guerre, et leurs régiments se sont très vaillamment conduits.

Mais je ne puis oublier la petite colonie française qui travaille ici. Sur son initiative, je vais inaugurer au cimetière français un monument élevé aux trop nombreux ouvriers inconnus morts pendant les travaux. Je reçois les diverses sociétés françaises, et en particulier les Martiniquais noirs, qui se montrent particulièrement heureux de me voir.

Nous visitons ensuite le collège La Salle, tenu par les Frères (les Ecoles chrétiennes, dont le supérieur et la plupart des professeurs sont français. L’évêque de Panama a tenu à m’y recevoir, et je ne manquerai pas d’aller l’en remercier à son évêché. Dans ce collège sont élevés quatre cents jeunes gens des meilleures familles de la République, qui apprennent à devenir de bons citoyens, tout en aimant la France.

Mais la fin de ce séjour si agréable avance à grands pas. Le colonel gouverneur nous reçoit dans un grand dîner où il a également invité le Président de la République ; c’est un diner sec, où nos hôtes plaisantent les verres de diverses tailles destinés les uns à l’eau pure, les autres à l’eau minérale... Toutefois, un de nos camarades de l’armée américaine nous parle avec beaucoup d’indignation des lois dites de tempérance. « Je n’ai jamais bu que de l’eau, nous dit-il, mais je trouve ces lois tout à fait hypocrites et nuisibles à la moralité de notre peuple. Dans tout appartement américain se trouve maintenant un placard qui recèle un petit alambic. Et chez nous la principale préoccupation des dames est d’échanger des formules de cocktail : deux livres de pommes, une poignée de blé dur, un quart de miel distillés ensemble, et vous m’en direz des nouvelles ! Ces boissons non rectifiées sont bien plus nuisibles que toute espèce d’alcool et surtout de vin venant d’Europe ou de Californie : ce sont de véritables poisons. Ici, pas besoin d’alambic secret, il suffit d’aller à Panama où l’on trouve toutes les liqueurs et tous les vins du monde. C’est là qu’est le cercle de l’Union que les Américains préfèrent de beaucoup au cercle d’ici, où l’on ne trouve que quelques variétés d’eaux minérales. »

Et en effet nous sommes invités à un grand bal très élégant que nous offre, au cercle de l’Union, la société panaméenne réunie à la société américaine de la zone. L’ensemble est particulièrement brillant, et nos jeunes officiers de marine ont beaucoup de succès.

C’est la dernière soirée, et le lendemain nous appareillons à neuf heures du matin pour le Pérou, avec un peu de mélancolie de nous séparer si vite de nos nouveaux amis.

Je profite du calme de la traversée pour rassembler mes impressions.

La plus forte est certainement la vue du canal lui-même : c’est une œuvre unique au monde, et qui restera unique, pour autant qu’on puisse prévoir l’avenir : il ne reste plus de continents à séparer, ni d’Océans à réunir. Si le XIXe siècle a vu se terminer le canal de Suez et commencer le canal de Panama, le XXe verra probablement le tunnel sous le Pas-de-Calais et le tunnel sous le détroit de Gibraltar ; mais nous pensons que ces œuvres n’apparaîtront pas dans l’avenir avec la même importance, ni avec le même prestige.

L’idée de percer l’Isthme de Panama avait été présentée pour la première fois au roi d’Espagne Philippe II, et ses conseillers ecclésiastiques l’en auraient détourné, dit-on, par le scrupule de porter atteinte à la volonté du Tout-Puissant : si Dieu avait voulu que les Océans fussent réunis, il les aurait réunis lui-même. L’anecdote demande confirmation, mais elle apparaît vraisemblable.

Vers 1828, Gœthe disait à Eckermann qu’il aurait voulu « tenir encore pendant une cinquantaine d’années » pour voir le canal de Suez, celui de Panama et la jonction du Rhin au Danube : « Je voudrais vivre ces trois grandes choses ! » et il pensait contempler de ses yeux leur réalisation par ses contemporains, car « rien ne parait impossible à quelqu’un qui a servi sous Napoléon et secoué le monde avec lui. »

Pourtant, deux générations au moins se sont succédé entre le percement des isthmes et la disparition de l’Empereur, auquel on ne peut rendre à cette occasion qu’un hommage bien indirect. Les auteurs de ces œuvres formidables n’en paraîtraient que plus grands à Gœthe, qui dominait les hommes d’assez haut pour ne pas les soumettre aux classifications simplistes où se complaisent les esprits médiocres ; Gœthe voyait indépendants les uns des autres les sommets qui ont dominé l’humanité ; il pensait que les héros de l’action, de l’épée, peuvent être au moins égaux à ceux du verbe, de la science. En considérant Mozart, Phidias, Raphaël, Lessing, Humboldt, Frédéric II, le tsar Pierre, Napoléon, il dit : « Qu’est-ce que le Génie, sinon une force créatrice ?... Il y a une productivité des actes qui, dans bien des cas, occupe le degré le plus élevé de l’importance. »

L’œuvre maintenant terminée fait honneur à l’homme et on est fier qu’un Français l’ait entreprise et menée à un point tel qu’elle a paru réalisable à un grand peuple.

Les Etats-Unis, en l’achevant, ont assaini une des contrées tropicales les plus meurtrières ; ils ont permis d’y acclimater une population d’origine européenne, et montré, comme ils l’avaient fait à Cuba, que la race blanche peut vivre sur toute la terre en travaillant. La preuve est manifeste, et c’est une leçon dont les Français doivent grandement profiter : ils savent faire aussi bien, à Conakry par exemple, où le docteur Ballay gouverna la Guinée française ; mais ils ne veulent pas toujours. Il faut vouloir l’assainissement, par exemple du Sénégal, que désole périodiquement la fièvre jaune, et prendre les mesures énergiques que nécessite cette œuvre éminemment humaine.

Panama est l’un des carrefours du monde ; la France, qui en est très voisine par les Antilles, y est parfaitement représentée, mais le grade du titulaire de ce poste ne lui donne pas le rang qui est dû au représentant de notre pays, alors que les Etats-Unis, la-Grande-Bretagne, la République de Cuba, entretiennent un ministre plénipotentiaire à Panama. Il convient d’avancer sur place le chargé d’affaires actuel, le plus rapidement possible, afin de lui conférer le grade correspondant aux services qu’il rend réellement.

Ce serait souligner les sympathies ardentes que la République de Panama vient de témoigner à la France à l’occasion de mon passage, et son gouvernement serait certainement sensible à cette nomination. Car l’accueil des latins d’Amérique dépasse tout ce que nous pouvions imaginer : aucune manifestation officielle ne vaut près de l’enthousiasme populaire dont les cris montent jusqu’au ciel des Tropiques, et cette attention de mêler les petits enfants aux fêtes données en l’honneur de la France engage l’avenir.

La réception si cordiale de nos compagnons d’armes les officiers et les soldats américains, faisait revivre dans toutes les mémoires les instants si graves de la Guerre, et la victoire apparaissait réellement à tous les yeux, dans une forme matérielle et saisissable.


Général MANGIN.

  1. Copyright by général Mangin. 1922.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre.