Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 241-265).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET »

I
TANGER ET LES ÎLES CANARIES


3 juin 1921.

Je n’ai jamais contemplé la Méditerranée sans émotion. C’est dans ce creuset que se sont fondus les éléments nés sur ses côtes orientales et dans ses îles et que s’est élaborée la civilisation gréco-latine dont les premiers maîtres de la mer, les Phéniciens, et les Grecs, ont porté les germes tout le long de ses rivages harmonieux : le monde moderne sort de là La Méditerranée reflète le profond azur de son ciel et nulle part n’est si charmant le sourire innombrable des flots. Il est bon de baigner dans ces belles eaux avant de porter le salut de la France aux Latins d’Amérique.

Car telle est ma mission. Je vais, comme ambassadeur extraordinaire, représenter la République française au Centenaire de l’indépendance péruvienne ; parti par le canal de Panama, je reviendrai par le détroit de Magellan, en accomplissant le périple de l’Amérique du Sud. Dans mes escales, je porterai le salut du Président de la République aux différents Chefs d’Etat, le salut du Gouvernement et du peuple français aux Gouvernements et aux peuples latins. Je témoignerai aux Français d’outre-mer la sollicitude de la mère-patrie.

Mon second est M. Dupeyrat, ministre plénipotentiaire, qui a joué un rôle des plus utiles en Espagne et en Russie pendant la guerre ; ses études et ses voyages lui ont donné une connaissance étendue, précise et pratique, des questions économiques que ma mission ne peut ignorer ; son fils l’accompagne et le seconde utilement. Le contre-amiral Pugliesi-Conti, commandant la Division navale de l’Atlantique, fait partie de ma mission, ainsi que son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Reullier : son tact, sa courtoisie et son sens de l’organisation m’aideront beaucoup dans les réceptions à bord. Mes adjoints sont le colonel Amédée Thierry, de l’infanterie coloniale, qui étudiera avec moi les questions militaires, ainsi que le lieutenant-colonel Icre, de l’artillerie métropolitaine, dont la compétence hors de pair sera utilisée dans sa technique. Enfin, j’ai emmené mon officier d’ordonnance, le lieutenant de cavalerie Clarac-Duvivier, que doubleront successivement les enseignes de vaisseau Guyot de Salins et Brunhes. Et chaque fois que l’occasion s’en présentera, l’état-major du Jules Michelet débarquera à tour de rôle un certain nombre d’officiers, ravis de prendre terre et de s’instruire, et qui représenteront dignement leur corps et leur pays.

Le Jules Michelet est un beau croiseur cuirassé de 14 000 tonnes, 800 hommes d’équipage ; un peu démodé, il reste une sérieuse unité de combat. Il a beaucoup navigué pendant la guerre et, quoique réparé, il a besoin d’une sérieuse toilette pour passer de la peinture de guerre dont il est encore revêtu à la tenue brillante qui s’impose : ce sera l’affaire de deux ou trois semaines. Large et bien équilibré, le bateau est très marin, comme on dit à bord, et il faut vraiment que la mer soit très forte pour que les effets s’en fassent sentir.

La Méditerranée nous fut d’ailleurs particulièrement clémente. Après un bel appareillage, nous avons un spectacle intéressant et instructif pour nous. Notre départ fut l’occasion d’un exercice pour la défense sous-marine de Toulon ; quatre bâtiments s’étaient postés à portée de la route suivie par le Jules Michelet et firent le simulacre de l’attaquer : un seul parait avoir eu des chances de l’atteindre. C’est qu’il faut bien des conditions réunies pour qu’un sous-marin, filant 4 ou 5 nœuds en plongée, puisse s’approcher à portée de torpille d’un bâtiment marchant même seulement à 11 ou 12 nœuds : il s’agit d’une véritable embuscade, tendue à proximité de la route que suivra vraisemblablement le bâtiment à attaquer. Le moindre changement de route ou une accélération de vitesse inattendue déjoue tous les calculs ; en outre, les nouveaux instruments d’écoute et la vue perçante des hydravions sont des avertisseurs très précieux pour les bâtiments menacés. Dans des mers fermées présentant obligatoirement des passages étroits le sous-marin reste un ennemi redoutable, mais sa puissance est limitée par sa vision restreinte et sa vitesse actuelle, et l’on comprend très bien que les convois américains aient pu sillonner l’Atlantique pendant un an sans perdre un seul bâtiment.


TANGER


6 mars.

Nous voici devant Tanger ; nid de verdure, blanches maisons, qui contrastent avec l’aspect assez sévère de la côte. Prévenu de notre arrivée par la télégraphie sans fil, le ministre de France, M. de Carbonnel, monte à bord, et je suis très heureux de revoir son adjoint, le consul Maigret, mon compagnon à Marrakech, qui veut bien me rappeler que l’arrivée rapide de ma colonne l’y délivra des mains d’El Hiba.

Je n’ai ici d’autre mission officielle que de témoigner la sollicitude du pays aux anciens combattants qui se sont réunis pour me recevoir. Leur président, M. Chenay, m’invite à un banquet pour le surlendemain ; il est bien convenu que nous resterons sur le terrain si solide de l’union entre les anciens combattants ; la situation est assez délicate et le statut de Tanger reste en suspens ; si ces braves Français y sont revenus après la guerre bien diminués en nombre, leur courage et leur ténacité se sont encore accrus, et un nouveau sentiment de discipline sait imposer silence à leur hâte de voir se fixer enfin le statut de leur ville, d’où dépend le fruit de leurs longs travaux.

Dès mon débarquement, je pus constater les progrès de l’organisation urbaine, et les constructions nouvelles montrent une activité agissante, où l’effort français tient la plus grande place : si les combattants ont laissé beaucoup des leurs sur les champs de bataille européens, d’autres Français les ont remplacés.

Conduit par le ministre de France, je rends visite d’abord au représentant du Sultan, le Naïb ; car, dans le territoire international de Tanger, comme dans les zones française et espagnole, nous restons dans l’empire du Maroc, soumis au Sultan qui descend du prophète, souverain temporel en même temps que chef religieux : en Islam, il est bien difficile de distinguer entre les deux pouvoirs, mais au Maroc ils sont indissolublement unis. C’est la force de notre protectorat de l’avoir parfaitement compris et de savoir se servir d’une organisation séculaire pour entraîner les tribus dans la voie du progrès ; quand le développement de l’autorité chérifienne se fait par nos armes, ce n’est pas à l’Infidèle que les révoltés font leur soumission, c’est à leur souverain légitime ; et l’obéissance leur parait ensuite plus facile à une autorité qui s’accompagne des formes religieuses ancestralement respectées.

La pacification du Maroc reste une œuvre de longue haleine car sur la sauvage indépendance des montagnards Berbères l’autorité du Sultan était souvent nominale, et l’histoire de l’Islam est faite des révoltes religieuses que les marabouts fanatiques ont dressées périodiquement contre le pouvoir chérifien. Après la pacification, il faudra, selon la formule du maréchal Gallieni, que le maréchal Lyautey a faite sienne, il faudra « montrer la force, afin de n’avoir point à s’en servir. » Mais le temps fera son œuvre, et dès maintenant, par une administration honnête, qui sait ne pas abuser de son autorité, grâce à un système d’impôts bien établi dont le rendement est employé en grande partie dans le pays même des contribuables, grâce au développement du commerce, au perfectionnement des cultures, à l’assistance médicale, à l’instruction appropriée aux besoins des populations, aux grands travaux publics, particulièrement routes et voies ferrées, les tribus se trouvent heureuses de vivre sous le régime nouveau et la pacification se fait par la tache d’huile. Mais à la base de tout le système se trouve le respect de la religion et des coutumes, et l’autorité du Sultan est la clef de voûte de l’édifice.

Aussi je suis certain d’être en communauté de vues avec mon ancien chef le maréchal Lyautey en lui demandant par télégramme de présenter au Sultan l’hommage de mon respectueux souvenir et mes vœux pour la prospérité de son empire.

Et le Résident général me répond aussitôt :

Je suis très touché de votre pensée à votre passage sur cette terre marocaine où vous avez écrit une page si glorieuse. Je m’empresse de transmettre votre message à Sa Majesté le Sultan, vous remercie pour ce qui me concerne personnellement et vous adresse mes vœux pour votre mission.

Signé : LYAUTEY.

Toujours accompagné de M. de Carbonnel, je rends visite aux ministres étrangers, ceux de l’Entente et aussi ceux des Puissances restées neutres. Ma visite au ministre d’Espagne, avec lequel une petite difficulté s’était récemment élevée, a fait bonne impression : à vrai dire, les choses étaient à un point tel que cette simple démarche de courtoisie était inattendue : faite d’accord avec notre ministre, elle mettait au point un malentendu passager. Et les Espagnols de Tanger me saluent ; les employés des postes et télégraphes, tous Espagnols, sortent avec affectation de leur bureau pour manifester : les Français et les Marocains m’affirment que cette attitude est toute nouvelle et la jugent très significative. Sans m’exagérer la portée de ces gestes qui me paraissent tout naturels, je me félicite de cet heureux augure, et de débuter comme élément de concorde sur une terre que ravagent d’ardentes rivalités, prolongées au delà de toute mesure par la diplomatie européenne.

Ma réception par le ministre d’Angleterre a été particulièrement cordiale. Élevé à Tanger, qu’il n’a presque jamais quitté, sir Herbert White représente son pays depuis plus de trente ans. Certainement, le Foreign Office est content de ses services, car la manière du Gouvernement britannique est de récompenser sur place les agents dont il est satisfait ; bien que les intérêts anglais et français aient été souvent opposés les uns aux autres au Maroc, las rapports de sir Herbert avec les nombreux ministres de France qui se sont succédé à Tanger depuis son arrivée ont toujours été excellents. Mais sir Herbert a soixante-cinq ans et doit songer à une retraite qui sera regrettée par les deux Gouvernements. Ces visites nous ont promenés dans la ville et les environs, et je constate un grand progrès dans l’état des routes et les plantations d’arbres qui représentent ici, non seulement l’agrément, mais aussi la santé. Le soir, un dîner suivi d’une réception réunit à la Légation de France le corps diplomatique et l’élite de la colonie française. Je constate l’excellente situation de notre ministre, son influence sur les colonies étrangères, son autorité sur ses nationaux.


7 juin.

Pendant la matinée, je reçois à bord du Michelet tous les groupements français de Tanger. Les anciens combattants les réunissent, par leurs ramifications dans tous les milieux, et les fondent dans une touchante union. Trois cents petits écoliers visitent le Jules Michelet ; les écoles françaises groupent trois mille élèves, pour la plupart musulmans ou Israélites ; l’enseignement parait en très bonnes mains, et je remarque parmi nos visiteurs beaucoup de physionomies ouvertes et très sympathiques. Pendant l’après-midi, des automobiles nous conduisent visiter « sur la montagne » la villa de Moulay Hafid, qui est sous séquestre. Elle domine un site admirable : tout le détroit, l’Océan, la côte d’Espagne jusqu’à Trafalgar. Puis l’heure du thé nous ramène à la Légation, où se pressent toutes les colonies européennes, ainsi que le Naïb et une vingtaine de notables marocains dont les burnous font merveille au milieu des uniformes et des robes élégantes. Mais nous sommes en Rhamadan, et les fidèles musulmans observent rigoureusement le jeune absolu du carême. J’aurais voulu les réunir à déjeuner demain à bord, mais la nouvelle lune n’a pas paru dont le fin croissant aurait mis fin aux rigueurs ascétiques : astronomiquement, le mois du carême est terminé, mais les ulémas n’ont pas pu le déclarer encore. Le soir, banquet des combattants, dont l’enthousiasme est vraiment touchant. Le ministre de France ouvre la série des toasts, puis le président, M. Chenay, m’adresse un discours beaucoup trop élogieux. Me voilà forcé d’y répondre !


Mes chers compagnons d’armes,

Je suis très heureux de me retrouver au milieu de vous, sur la terre marocaine, et je suis très touché de votre accueil.

Vous voulez bien vous souvenir que je suis venu à mon heure apporter une pierre à l’édifice qui se construit au Maroc depuis quelque dix ans : l’habile architecte qu’est le maréchal Lyautey a su la mettre à sa place dans son œuvre magnifique, aujourd’hui si proche de son achèvement.

Vous avez rappelé mon rôle dans cette guerre. Du généralissime au dernier soldat, chacun a combattu à son rang avec tout son cœur : de cette volonté commune, de ces efforts tous indispensables, est sortie enfin la Victoire. Chacun y a sa part. Qu’eussent pu les chefs, sans ces soldats que vous êtes ? Souvenez-vous de votre départ, mes camarades ; aucun d’entre vous n’était l’objet d’une contrainte immédiate, et, tous volontaires, tous vous avez couru à l’appel de la patrie menacée qui tirait l’épée pour sa défense en même temps que pour le droit et pour la justice.

C’est son salut que je vous apporte aujourd’hui, Français de Tanger, avec l’hommage de sa sollicitude et de sa reconnaissance. Car, dans cette longue lutte, dont l’âpreté et l’étendue ont dépassé toutes les précédentes, vous vous êtes placés parmi les plus vaillants, ainsi qu’en témoignent vos blessures, les croix que je vois sur vos poitrines et la liste de vos morts devant qui je m’incline pieusement. C’est aussi grâce à vous que la France a montré qu’elle gardait ses anciennes qualités d’audace, d’énergie, de fougue dans l’attaque ; elle s’en est découvert d’autres, acquises dans la guerre et qui se conservent dans la paix : la patience, la ténacité dans toutes les épreuves, la confiance inébranlable dans la victoire finale du Droit.

Je suis heureux de voir tous les groupements de la colonie française s’unir à vous, dans une discipline volontaire, autour du digne représentant de la France ; je suis heureux de voir parmi vous les anciens tirailleurs marocains, vos compagnons de la grande guerre. Travail, union, ténacité, patience, voilà vos qualités constantes, qui restent au service de notre Patrie bien aimée. Vive la France !


La soirée se termine, comme il convient, par un bal où je dois faire acte de présence, et nous rentrons à bord assez tard,

Le lendemain 8, je réunis à bord les ministres de France, d’Angleterre, des Etats-Unis, de Belgique, d’Italie, du Portugal, ainsi que leurs familles. L’amiral Pugliesi-Conti fait merveille dans ces réceptions où le décor de la marine militaire déploie les élégances de sa pompe. Je constate que mes hôtes savent très bien distinguer les bons vins de ceux qui sont seulement passables, et j’en tire bon augure pour notre viticulture.

Puis c’est l’appareillage et nous voici en haute mer, dans l’Océan atlantique.


ÎLES CANARIES

Nous faisons route vers la Grande Canarie, la principale des Iles Fortunées, car nous devons prendre 1 200 tonnes de charbon à la Luz, port de Las Palmas qui est la capitale. Cette escale est motivée par la nécessité de mélanger notre mauvais charbon de la Ruhr avec du Cardiff que nous allons y trouver. De fait, combustibilité à part, notre machine crache une fumée épaisse et nous couvre d’escarbilles. Les matelots disent en plaisantant que c’est un mauvais tour des Boches. — Le Michelet continue à ne pas tanguer, mais l’Océan est pourtant moins clément que la Méditerranée ; un paquet de mer entre de temps en temps par le sabord de Clarac, qui est à l’étage au-dessous du mien, et ce jeune cavalier a appris à cette occasion ce que c’est que « d’embarquer une baleine. »

D’ailleurs, cette escale imprévue ne durera que la seule journée du 11 ; le consul de France est prévenu par la télégraphie sans fil de faire préparer notre charbon. Je compte visiter l’île rapidement, en voyageur. Depuis 1889, en allant au Sénégal ou en revenant en France, j’ai très souvent fait escale aux Canaries, mais dans l’île de Ténériffe dont la capitale Santa Cruz avait un petit port devenu insuffisant. La trop grande profondeur de l’Océan n’en a pas permis l’agrandissement, et ce sont les hauts fonds de la Luz qui l’ont fait élire ; il fait à Santa Cruz une concurrence redoutable.

Mais voici que le 11 juin au matin, après notre mouillage à la Luz, le Consul de France, puis deux officiers de la marine royale espagnole, viennent nous apporter une aimable invitation des autorités de l’île, qui tiennent à se charger de notre bien-être pendant notre séjour dans la Grande Canarie. Il nous faut bien y consentir ; j’étais en tenue civile, j’en serai quitte pour me mettre en uniforme, et nous voici à terre, chez le commandant de la marine, l’alcade, le général commandant les troupes, puis le délégué du Gouvernement. Toutes ces autorités nous font fête. A l’hôtel de ville, il nous faut boire du vin de Champagne, dans un pays dont le Malvoisie est le premier du monde. Un beau musée très bien présenté nous révèle les restes des anciens habitants de l’île, ces Guanches cousins des Berbères, dont nous remarquons les cheveux blonds. Le commandant des troupes est le général de Monteverde, un vrai soldat qui a fait toute sa carrière à Cuba et au Maroc et qui a visité le front français. Il en a rapporté une grande admiration et une vive sympathie pour nos troupes et nos états-majors.

Et nous roulons en auto à travers le pays. La route grimpe au milieu des torrents de lave solidifiée, d’un gris terne. De temps en temps, un petit replat de terre volcanique porte une bananeraie très dense, produisant de lourds régimes. Mais l’ensemble est sévère, même triste. Nous atteignons un plateau assez vaste, légèrement accidenté. Là partout des vignes très belles, de vastes bananeraies, des arbres tropicaux de belle venue. Nous voici à Santa Brigida, dans un hôtel anglais, car les Britanniques fréquentent beaucoup les îles fortunées, au ciel clément, pommelé de gros nuages blancs floconneux, — le ventre d’ânesse, — qui tempèrent les ardeurs du soleil et ne se résolvent presque jamais en pluie, au climat toujours égal, à la végétation puissante et variée, qui, selon l’attitude, produit tous les fruits du monde. Comme toujours, ils se transportent parallèlement à eux-mêmes, avec toutes leurs habitudes de table et de confort, breakfast, thé, luncheon, et aussi bains-douches et propreté méticuleuse. Nous déjeunons là puis nous descendons par une excellente route sur le versant Nord-Ouest. Vue merveilleuse de l’Atlantique, volcans éteints, villages de troglodytes : la promenade est charmante.

Au retour, nous visitons la chapelle où Christophe Colomb pria avant son départ pour la découverte de l’Amérique, puis la cathédrale de lave grise, très sévère. Les chanoines nous montrent des ornements d’église de toute beauté, et de la plus grande richesse. Il y a des brocarts et des soies des XVIIe et XVIIIe siècles qui sont merveilleux. La soierie de Lyon triomphe ici, comme partout, je pense.

J’emmène nos hôtes si aimables dîner à bord du Jules Michelet et la soirée se termine par un bal au Club Naval de la Luz, où nos jeunes enseignes de seconde classe (c’est ainsi qu’il faut appeler les aspirants, depuis que le ministre de la Guerre a usurpé ce titre réservé à la fine fleur de la jeunesse pour en gratifier des sous-officiers très anciens) ont le plus grand succès près des belles Canariotes. Les mamans suivent avec indulgence l’évolution des danses modernes, auxquelles une application un peu laborieuse enlève ici toute outrance. Ce monde très « comme il faut » rappelle beaucoup celui d’une ville française du Midi, dans un salon très correct et un peu fermé. Dans un coin de la grande salle, une société anglaise assez nombreuse est groupée bien à part. Elle m’accueille avec une cordialité significative.

Dans l’après-midi nous avons acheté quelques souvenirs que nous rapportons à bord, surtout de ces curieuses dentelles dites ici « de Ténériffe, » vastes nappes ou dessus de lit, analogues à celles dont les Espagnols ont introduit la fabrication sur toutes les mers, et particulièrement aux Antilles et aux Philippines ; celles des Canaries me paraissent plus achevées, tout en gardant un caractère plus original. Mais nous emportons surtout de cette escale imprévue un souvenir charmant ; vraiment, tous ont cherché à nous plaire et y ont très facilement réussi. Dans cet accueil tout spontané, nous avons senti mieux qu’une courtoisie banale.


Nous revoici en mer, et nous allons passer neuf jours entre l’eau et le ciel. C’est le calme parfait, car même un gros temps ne pourrait modifier la marche d’un bâtiment tel que le Jules Michelet, ni seulement troubler nos occupations. D’autre part, comment s’ennuyer au milieu de livres choisis, entouré de compagnons aimables, et devant le spectacle de l’Océan sans cesse changeant et toujours magnifique ? Le frottement continuel engendre à bord une politesse du meilleur ton : il impose le respect de la liberté individuelle et des convenances personnelles et interdit les prévenances exagérées qui pourraient devenir obsédantes, aussi bien que tout geste ou toute conversation gênante, et en particulier les « personal remarks » en horreur à nos amis d’outre-Manche. C’est la vie en commun dans un espace très resserré qui donne à nos officiers de marine une allure de parfaite éducation ; le « quant à soi, » avec la pratique de devoirs très stricts, et avec un haut idéal, développe la personnalité ; tous ceux d’entre eux qui ont conservé le goût du travail intellectuel deviennent de beaux exemplaires de la race.

Toutefois, un certain effort est nécessaire pour que le tonique de la mer se transmette au cerveau ; cérébralement, la navigation agit comme un sédatif : je le remarque autour de moi et sur moi-même. La lecture reste facile et attrayante, mais la rédaction est assez pénible, pendant un temps variable, selon les tempéraments et aussi les habitudes. Je profite de ma présence à bord pour m’instruire et, d’accord avec le contre-amiral Pugliesi-Conti, je demande au commandant du Jules Michelet, le capitaine de vaisseau Favreul, de me faire visiter son beau croiseur. Il reste un sérieux instrument de guerre, mais je pense à part moi que la vie sous les Tropiques est bien pénible dans les espaces très cloisonnés, et qu’une ventilation mieux comprise serait très appréciée de l’équipage. Puisque la douche en plein air, possible par des lances à incendie, n’est pas dans les usages, des lavabos plus nombreux s’imposent aussi, de même qu’une buanderie qui permette le lavage du linge. Les nouveaux règlements qui vont être mis en pratique rapprocheront davantage l’officier de ses hommes, et on peut espérer qu’il en résultera des progrès devenus nécessaires. Fait nouveau pour moi, la télégraphie sans fil nous maintient en liaison constante avec la terre, et trois fois par jour un long message de la Croix d’Hins (près de Bordeaux) ou de Lyon nous met au courant de tous les événements survenus dans le monde.


LA MARTINIQUE


20 juin.

A travers des grains, que nous traversons rapidement, nous apercevons les côtes de la Martinique : de noirs îlots rocheux, quelques plages de sable jaune orange, des villages aux toits de chaume, des montagnes couvertes de luxuriantes forets d’un vert éclatant, avec, parfois, la tache régulière d’un champ de cannes à sucre.

A sept heures du soir, nous mouillons devant Fort-de-France et le ciel, qui se découvre tout d’un coup, nous montre une ville pavoisée, comme tous les bâtiments en rade. La chaloupe du Gouverneur, M. Gourbeil, accoste bientôt ; il monte à bord et dînera avec nous, ainsi que les autorités qui l’accompagnent. Les présentations sont faciles, car j’ai connu M. Gourbeil au Sénégal, qu’il a administré avant la Cochinchine, d’où il vient ; nous convenons de mon emploi du temps pendant la semaine que je puis passer à la Martinique.

Le 21, à huit heures, le Jules Michelet hisse son pavillon et salue de vingt et un coups de canon la terre, qui répond de même. Puis je débarque. Sur le môle m’attend la municipalité de Fort-de-France que conduit son maire, M. Louis Saint-Cyr. Il me harangue et exprime les sentiments les plus patriotiques dans un beau et chaleureux langage. Je passerai sur ses éloges très exagérés, mais je ne puis taire le témoignage de la reconnaissance que me vaut ma campagne pour l’utilisation des troupes noires en Europe ; il lui attribue les articles de la loi de 1913 rétablissant le service de trois ans qui a étendu les obligations militaires aux populations des anciennes colonies. C’est grâce à moi, dit-il en substance, que les noirs ont été considérés comme les égaux des blancs devant l’ennemi de la Patrie commune ; j’ai fait confiance à la race et elle ne l’oubliera jamais [1].

Que pouvais-je répondre à l’expression de semblables sentiments ? J’ai constaté que tous les enfants de la France, sans distinction de couleur, étaient accourus pour sa défense et s’étaient montrés dignes d’elle. Grâce à cette union cimentée sur les champs de bataille, elle s’était trouvée plus grande et plus forte qu’elle ne le croyait elle-même ; il y a 40 millions de Français blancs en Europe, mais aussi 60 millions de Français de couleur dans toutes les parties du monde : la France est une nation de 100 millions d’hommes. J’étais bien heureux d’avoir été choisi pour apporter à ses enfants des Antilles, aujourd’hui libres citoyens, le témoignage de sa tendresse maternelle et de sa reconnaissance. Gardons les qualités qui nous ont donné la victoire, l’union entre les citoyens et la ténacité dans la poursuite de nos desseins ; apportons au travail la même ardeur que dans les luttes armées : alors nous gagnerons la paix comme nous avons gagné la guerre.

Puis nous nous dirigeons vers l’Hôtel du Gouvernement, à pied, car j’ai renvoyé les voitures, afin d’être plus près de la foule qui s’entasse sur le parcours. Elle est dans un grand enthousiasme, toute riante, les femmes en toilettes aux couleurs vives qui éclatent dans le grand soleil, les hommes aux faces réjouies dont la couleur va du blanc mat au noir d’ébène. Une grande clameur monte vers le ciel de feu : « Vive la France ! » Chez le Gouverneur, je trouve réunis les délégués de tous les corps élus, les officiers, tous les fonctionnaires, qu’il me présente ; je m’arrête auprès de chaque groupe, plus longuement près des instituteurs, dont le rôle est encore plus important ici qu’ailleurs.

Puis nous allons sur la Savane assister au défilé des anciens combattants. La Savane est une vaste place justement célèbre ; des avenues l’entourent avec des palmiers royaux au tronc lisse, fuselé, que couronne, très haut, un bouquet de palmes légères. Les tribunes sont élevées sous des tamariniers centenaires, près d’une belle statue de Joséphine en marbre blanc, et qui, malgré sa couronne, montre plus de grâce que de majesté : c’est tout à fait ainsi qu’on se l’imagine. Le Président de l’Association me dit les sentiments de tous les combattants pour la Patrie, pour leurs anciens chefs ; je réponds brièvement ; puis le défilé commence par les élèves de toutes les écoles, laïques ou congréganistes ; les mutilés toujours émouvants ; les anciens combattants ; enfin les diverses sociétés de la ville. Pendant trois jours les réjouissances se prolongent, fête sportive dans le cadre magnifique de la Savane, avec des concours de toute sorte, régates et courses de pirogues ou de natation sur la rade, bataille de confetti, cinéma, concerts, retraite aux flambeaux, etc. .

Le premier jour, un grand banquet nous est offert à l’hôtel de ville sous la présidence du Gouverneur ; le lendemain, représentation au théâtre municipal. Les programmes nous sont présentés par de toutes jeunes filles qui portent le costume traditionnel de la Martinique, robes de taffetas, fichus croisés sur la poitrine, colliers d’ambre et de grains d’or, bijoux en filigrane, madras coquettement posé sur la tête, avec un petit nœud de côté dont les coques poignardent le ciel : c’est la coiffure que Joséphine Tascher de la Pagerie a continué de porter comme vicomtesse de Beauharnais et même comme générale Bonaparte. Ces jeunes et charmants visages portent des mouches assassines du plus étonnant effet.

Nous entrons dans la salle, qui se lève ; une belle grande fille s’avance sur la scène et dit le Barrage, par Edmond Rostand :


Le général Mangin m’a raconté ceci ...


Puis nous assistons à une petite opérette d’Adam, jouée par une troupe et un orchestre d’amateurs que dirige une jeune élève du Conservatoire revenue depuis peu au pays.

La soirée se termine par une réception à l’hôtel de ville, très ouverte, où je prends vraiment contact avec la population.

Les jours suivants viennent l’inspection des troupes et des bâtiments militaires, la visite des arsenaux et bassins de radoub, enfin l’étude de la défense. Le nombre des hommes incorporés est faible, si on le compare à celui des recensés ; cela tient d’une part au climat et à certaines maladies endémiques, d’autre part à la sévérité de nos conseils de révision. Le développement de la culture physique dans les Antilles améliorera certainement beaucoup la race ; dès maintenant, on constate les résultats obtenus dans certaines écoles et ils sont très encourageants. Le contingent est mieux qu’utilisable, mais il a besoin de quelques précautions sanitaires dans l’incorporation et au départ pour la France : faute de ces précautions, et par le manque d’information de nos médecins, il y a eu quelques surprises au début : il n’y en a plus, et tout porte à croire qu’il n’y en aura plus. Les recrues gagnent à vue d’œil dès qu’elles sont acclimatées à la vie en commun et aux exercices militaires ; elles sont pleines de bonne volonté. Mais le nombre des illettrés est très considérable, et à tous égards un sérieux effort s’impose à l’école primaire.

Les vieilles fortifications sont inutilisables contre la puissance de l’artillerie moderne ; toute illusion à cet égard serait dangereuse. Toutefois, pour détruire ces fortifications, des calibres assez puissants sont nécessaires, avec des approvisionnements en munitions qui représenteraient un transport considérable. Mais ce n’est pas dans de tels moyens que repose la défense : elle doit se faire active, mobile, agressive...

Nous ne pouvons chercher à mettre la Martinique à l’abri certain d’une attaque conduite par une flotte puissante et bien approvisionnée et d’un corps de débarquement outillé à la moderne. Mais il est indispensable que ce point d’appui ne puisse être insulté par une escadre de croiseurs démodés : la rade est belle et tentante, les bâtiments de commerce qui s’y réfugieraient ne doivent pas être à la merci d’un petit armement. Nous pouvons arriver à ce résultat avec un très faible effort, sans fortifications coûteuses. Cela fait, et les trente mille réservistes instruits une fois armés, il faudrait que l’ennemi eût un intérêt absolument capital pour s’aventurer dans une entreprise de cette importance.

Les bases navales, les points d’appui de la flotte, donnent à la France la possibilité d’utiliser dans toutes les mers du monde les positions admirables qu’elle tient de sa longue histoire et donnent à son alliance, en toute occasion, une très grande valeur : Fort-de-France est le débouché du canal de Panama et même des autres canaux qui pourraient le doubler et réunir les deux Océans. Même si nos amis n’y songeaient point, c’est à nous de prévoir, à leur défaut, comme il arrive trop souvent.

Les militaires malades sont traités dans un ancien établissement militaire transformé en hôpital civil devenu hôpital mixte. Le maire m’accompagne et je lui demande comment il a pu conserver des religieuses de Saint-Vincent de Paul, malgré les directions très nettes de la métropole : « Nous avons fait la sourde oreille, me dit-il, mais c’était pour nos malades. Nous savons bien que rien ne remplace les sœurs de Charité. Pourtant, il y a eu un moment où il était bien difficile de les garder... — Du temps où les Français ne s’aimaient pas ? — C’est cela. » Il me présente, en même temps que le Directeur de l’hôpital, la sœur supérieure, maîtresse femme qui possède visiblement une autorité douce et sans réplique. Aussi l’établissement est-il admirable de tenue et de propreté. Par ailleurs, la salle d’opérations, toute neuve, possède tous les perfectionnements modernes, et les malades sont soignés parfaitement, quelle que soit leur origine ou leur maladie. Il parait impossible d’adoucir davantage les souffrances humaines et j’emporte de ma visite une impression vraiment réconfortante.

Je ressens la même au lycée, où j’indique aux jeunes gens à l’air éveillé, intelligent, décidé, la nécessité de préparer toutes leurs facultés à la lutte de la vie, et aussi à l’accomplissement des devoirs militaires. L’instruction et l’éducation les désignent pour former les cadres de la nation aussi bien en guerre qu’en paix, et leur devoir est de devenir des officiers de réserve prêts à toutes les éventualités. Les écoles laïques et les écoles libres montrent à tous les degrés une belle jeunesse pleine d’espérances.

Un mot du Jardin d’Essai, établi dans une ancienne plantation où le bon goût a conservé les anciens bâtiments, derniers vestiges d’une organisation presque entièrement disparue : il fournit aux habitants, soit gratuitement, soit à des prix minimes, des plantes de toute sorte, surtout caféiers, cacaoyers et manguiers greffés, et rend ainsi les plus grands services.


Le 24 juin, à 7 heures du matin, voici en route, en dix automobiles, toute la mission que pilote le Gouverneur avec ceux des élus de la colonie qui s’y trouvent en ce moment. Nous allons saluer chez elles les populations de la Martinique et visiter l’ile.

A propos d’une petite question de protocole dans l’envoi des invitations, qu’il a d’ailleurs vite réglée, le Gouverneur me met au courant de la situation politique et économique de son Gouvernement. La crise mondiale sévit durement par suite de la restriction générale d’après-guerre qui tombe d’abord sur les produits tropicaux moins essentiels à la vie européenne ; la plus-value de ces produits avait précipité la course à la culture exclusive de la canne à sucre, déjà commencée, et fait négliger toutes les autres cultures, même celle des vivres essentiels, que pendant les hostilités on achetait à l’extérieur avec les gros bénéfices des sucres et des rhums. Mais la consommation s’est restreinte et le Nord de la France fabrique de nouveau le sucre de betterave ; le rhum ne se consommait guère que dans les tranchées et des spéculations malhonnêtes ont achevé son discrédit. D’où un mécontentement général et une opposition systématique du Conseil général de trente-deux membres, avec lequel il faut compter. Cette opposition se manifeste à toute occasion et lui rend la vie insupportable. Il tiendra tout le temps nécessaire, mais rentrera en France, dès que son ministre le lui permettra. Mon passage est l’occasion d’une trêve sacrée, très bien observée, ainsi que je puis m’en rendre compte, et il en escompte, dans la situation, une petite détente dont il veut bien me faire honneur.

M. Gourbeil a été gouverneur du Sénégal et de la Cochinchine, et il a laissé partout les meilleurs souvenirs ; son intelligence très ouverte, sa haute culture, son caractère droit et sûr, s’accompagnent de beaucoup de bienveillance. Je suis à la fois très touché et très peiné de ce qu’il veut bien me confier. Ainsi ce magnifique pays, si éprouvé par la situation d’après guerre et par tant de crises depuis la Révolution française, se déchire lui-même au lieu de chercher des forces nouvelles ! Il est pour- tant si beau ! Nous roulons sur de bonnes routes, qui datent presque toutes du Gouvernement des Amiraux : sur les torrents et les cascades écumantes, les ponts portent presque toujours une inscription qui indique la compagnie d’infanterie de marine qui les a construits. Les routes sont d’ailleurs bien entretenues, grâce à la pouzzolane, gravier volcanique que le sol recèle en abondance et qui forme un excellent macadam. La végétation tropicale s’étale dans toute sa splendeur avec les bambous géants, les fougères arborescentes, les fleurs monstrueuses aux couleurs éclatantes, les ficus où les lianes s’enchevêtrent.

Dans chaque village, la population vient à notre rencontre avec des fleurs et des fruits. Il faut descendre, aller à la maison commune, où le maire me harangue, toujours en de très bons termes : il n’est guère d’arrondissement en France où l’éloquence coulerait ainsi comme de source. Puis les petits enfants récitent des compliments. Je dois répondre ; la population, déjà animée à notre arrivée, se monte encore, et notre départ est salué d’acclamations frénétiques. Il en est ainsi à Fonts-Saint-Denis, Fonts-Saint-Paul, et dans tous les villages.

Cette population d’agriculteurs est entièrement noire, sans mélange visible. Je sais bien que, dans les mélanges de sang, la prédominance de cette race sur la nôtre est constatée sous tous les climats, et que la couleur de l’enfant tient toujours de celui des parents qui est le plus foncé ; mais j’ai vu les Arabes de l’Afrique centrale et du Nil bleu, qui sont de couleur absolument noire, tout en restant Arabes, parce qu’ils se mélangent de père en fils à des négresses, et qui gardent pourtant quelques traits de leurs ancêtres et presque toujours le profil, avec le nez et le menton très accusés : ici rien de tel, et je suis en pleine Afrique noire, au cœur du Soudan. On est noir et fier de l’être, et habituellement les élus du suffrage universel se vantent de leur teinte très foncée qui prend toute la valeur d’une couleur politique, dont la sincérité et la durée sont certaines.

J’avoue que j’aime cette franchise d’allures ; elle ne devient déplaisante que quand elle se fait agressive et rappelle l’attitude de l’esclave révolté ; de nos jours, personne n’est responsable des abominations de la traite, supprimée en 1815, et beaucoup de planteurs furent des maîtres très humains ; la terrible parole de la Bible : « Nos pères ont mangé du verjus, c’est pourquoi les dents de nos fils seront agacées, » ne pèserait que sur trois générations, et c’est la République de 1848 qui a proclamé la libération des esclaves, spontanément, alors que toutes les révoltes avaient été étouffées par les régimes antérieurs. A l’égard des noirs, nos grands pères n’ont donc eu que des gestes généreux, et les rancunes ancestrales doivent être aujourd’hui complètement abolies. Mais je ne remarque ici rien de tel ; et je crois la population des campagnes assez paisible, certes très influençable, mais une administration paternelle et vigilante doit pouvoir contrebalancer ici lus menées d’agitateurs intéressés. Je pense que le développement de l’instruction doit y contribuer beaucoup.

Nous voici dans le paysage désolé de Saint-Pierre. Les torrents de lave qui ont dévoré la ville en descendant du Mout-Pelé sont encore visibles : on peut craindre qu’ils ne le soient toujours, La ville ne s’est pas reconstruite depuis l’effroyable cataclysme de 1902. C’est à peine si quelques maisons s’élèvent çà et là ; il y a surtout des baraques en planches qui rappellent celles des régions de l’rance où d’autres cataclysmes, dus à la main de l’homme, ont produit les mêmes ravages.

Mais ces malheurs nouveaux ne nous consolent pas des autres : ici était la tête et le cœur de la vieille Martinique, et ils ont été frappés du même coup. Un adjoint au maire, l’un des rares survivants, nous fait en termes très simples le récit de la catastrophe ; en lui répondant, les mots s’arrêtaient dans ma gorge.

Nous reprenons notre route. Partout les villages pavoisés : au Morne Rouge, à Ajoupa, Bouillon, Lorrain, Marigot, partout le même accueil. A Sainte-Marie où le député maire rappelle qu’il a soutenu mon projet d’utilisation des troupes noires, dans cette petite ville et à la Trinité, la foule est plus dense, les démonstrations sont plus étudiées ; on me récite des vers de circonstance, on me présente des aquarelles naïves ; mais l’enthousiasme populaire est le même partout.

Et toujours je suis du pays ; colonial et père des troupes noires, on m’a adopté. J’ai dit que le soldat noir devait combattre à côté du blanc, et il l’a fait, n’est-ce pas ? — Oui, mes amis ! Vous et vos cousins de l’Afrique occidentale, vous l’avez fait, et comment ! Vieille colonie ne veut pas dire colonie décrépite ; vous avez la jeunesse éternelle de vos climats sans hiver ; vous vous êtes relevés de crises terribles et vous traverserez celle-ci. Mais travaillez comme vous avez combattu : concorde et travail !

La nuit est venue. il faut néanmoins s’arrêter à Gros-Morne et à Saint-Joseph, où des feux sont allumés sur la route, où des torches brandies par les habitants nous accompagnent. Il semble que l’attente de notre arrivée ait comprimé l’enthousiasme, dont les démonstrations éclatent avec encore plus de violence. Et j’entendrai toujours une vieille négresse, qui n’avait de blanc que les cheveux, courir près de notre automobile à l’entrée d’un village en criant : « Vive la France qui passe ! » Le gouverneur Gourbeil m’a saisi brusquement le bras, mais j’avais bien compris. Bref, nous rentrons dans la modeste villa du gouverneur à dix heures du soir, moulus, affamés, très heureux.


Nous sommes près de quitter Fort-de-France où j’ai encore beaucoup à voir. Un pèlerinage à la maison du commandant Gallieni s’impose. C’est là que le futur maréchal de France passa trois ans, après son exploration sur le Niger et avant d’y retourner comme commandant supérieur. Son souvenir y est pieusement gardé, bien qu’une fabrique de chocolat se soit établie dans les locaux attenant à la maison. Je pense que le grand colonial ne serait nullement blessé de patronner une industrie naissante, qui permet d’utiliser sur place les produits de l’Ile, le sucre, le cacao, la vanille, et même qu’il souhaiterait le grand développement de cet excellent produit.

Dans tous les pays du monde, c’est dans les marches qu’on prend le contact le plus instructif avec les populations et avec les productions du sol : aussi je ne manque pas de visiter celui de Fort-de-France, Puis j’inspecte le camp de Balata, dont les casernements inoccupés menacent ruine faute de crédits ; quelques maisons d’officiers servent de villégiature aux fonctionnaires qui, pendant les grandes chaleurs, viennent chercher à cette altitude un peu d’air et de fraîcheur.

Je donne le 24 un grand bal à bord du Jules Michelet. La plage arrière, les batteries basses, le pont, les appartements de l’amiral et les miens, les carrés d’officiers, tout a été orné de pavillons, de verdure et de fleurs ; les longs canons de 155 de la tourelle arrière paraissent un peu étonnés de se voir enguirlandés de lampes électriques. L’ensemble est très réussi, et on danse avec entrain à tous les étages. Plus de douze cents personnes (on dit deux mille, mais c’est une exagération) se pressent à bord. J’ai pris soin d’inviter les créoles blancs, qui se tiennent à l’écart même des réceptions officielles pour ne pas se mélanger aux noirs, et on me dit que c’est la première fois qu’ils consentent à les coudoyer ailleurs que dans la rue. Ce n’est pas exact : ils les ont coudoyés dans la tranchée, et je suis très heureux de rajeunir ce souvenir, d’être l’occasion d’un nouveau rapprochement qui, je l’espère bien, se renouvellera.


LA GUADELOUPE

Nous appareillons le 26 à sept heures pour la Guadeloupe. Par ce temps magnifique, entre les deux iles sœurs, c’est vraiment une navigation de plaisance. Nous voyons à tribord le haut sommet de l’ile anglaise La Dominique, puis ses côtes verdoyantes, ensuite les cinq îlots des Saintes, dont trois seulement sont habitées ; nous avions commencé la fortification de la belle rade qu’elles forment, et un ancien projet, abandonné depuis longtemps, y voyait un point d’appui de la flotte. C’est là que, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, le 12 avril 1782, la flotte anglaise de l’amiral Rodney battit la flotte française du comte de Grasse, après des manœuvres où s’étalèrent les vices de notre stratégie navale à cette époque, où le but de la guerre, qui devait rester sur mer comme sur terre la destruction de l’ennemi, était perdu de vue, et où tout était sacrifié à la conservation du matériel.

Nous arrivons en vue de Basse-Terre, la capitale de l’île. Le gouverneur, M. Duprat, vient nous chercher à bord et nous emmène dîner dans sa villa, où un grand bal me permet ensuite de voir ses principaux administrés.

La date impérative de mon arrivée à Lima est le 24 juillet, car les fêtes du Centenaire du Pérou doivent commencer le 26. Ma visite est attendue à Guatemala ; je suis donc étroitement limité, et, malgré mes regrets, je ne pourrai passer que quarante-huit heures à la Guadeloupe. Mes nouveaux hôtes sont un peu déçus par cette hâte que je déplore, mais ils comprennent les nécessités de ma mission ; malgré la rivalité centenaire entre les deux îles, ils ne m’en veulent pas trop de leur consacrer si peu de temps : en tout cas, rien ne le marque dans leur accueil, semblable à celui de la Martinique.

Le lendemain, j’inspecte le petit détachement et ses casernements, mais je vais déposer une couronne sur la tombe du général Richepanse, mort à trente-deux ans, dit simplement son épitaphe. Le lieutenant de Hoche, de Joubert et de Marceau, le divisionnaire de l’armée du Rhin dont l’initiative décida de la victoire à Hohenlinden, mourut ici de la fièvre jaune en 1802, après avoir pacifié l’île. Tout un passé historique qui finit dans une horrible tragédie se dresse devant moi.

Nous sommes dans un pays frontière, sur une terre riche, que les Français et les Anglais se sont ardemment disputée aux XVIIe et XVIIIe siècles. De beaux combats ont jeté une vive lueur Sur cette longue lutte, dont l’éclat n’est pas parvenu jusqu’à nous, parce que le miroir de l’Histoire s’est injustement détourné d’eux. Mais la défense de la Guadeloupe pendant les premières années de la Révolution et les événements qui suivirent restent d’un intérêt puissant et très instructif.

Un petit commis du port de Brest, Victor Hugues, est envoyé comme commissaire de la Convention avec d’insignifiants comparses. On savait l’Ile menacée : quand il y arrive, elle était prise. 10 000 Anglais y tenaient garnison. Il y débarque 1 130 hommes le 2 prairial an II et appelle les esclaves à la liberté ; cinq jours après, il prenait d’assaut la ville principale de l’Ile, Pointe-à-Pitre. Malgré les renforts qu’amène l’amiral Jervis, — le futur lord Saint-Vincent, — il achève la conquête de la Guadeloupe et les derniers Anglais capitulent au camp de Berville. Le feu et la fièvre jaune ont décimé ses troupes : il organise une armée de 10 000 hommes en amalgamant les noirs et les blancs ; la moitié de ses officiers sont noirs ou mulâtres et il traite tous les soldats sur le même pied, quelle que soit leur couleur. En l’an III, il prend l’offensive et s’empare de Sainte-Lucie, de Saint-Martin et de Saint-Eustache. Malgré ses échecs à la Martinique et à la Dominique, son attitude est tellement menaçante que l’Angleterre décide un grand armement contre cet ennemi imprévu. Une flotte de 200 voiles prend la mer à Cork et à Spit Head, avec 28 000 hommes sous le commandement de Sir Ralph Abercromby ; elle se renforce à la Martinique, tombée au pouvoir des Anglais dès l’an II, par suite des divisions intestines de cette île, et arrive le 4 floréal an IV devant Sainte-Lucie, que défendent 2 000 Français, presque tous noirs. Après plusieurs assauts infructueux, il faut se résoudre à un siège régulier que mènent trois régiments anglais, des troupes étrangères et d’autres noirs, 3 000 pionniers noirs de la Martinique. La place ne se rendit que le 7 prairial, faute d’eau, après une défense qui coûtait un millier d’hommes à l’ennemi et lui enlevait toute tentation d’attaquer la Guadeloupe. Bien armé par les prises faites à l’ennemi, approvisionnée par ses hardis corsaires, défendue par une garnison dont la valeur s’accroissait sans cesse, cette colonie était imprenable et resta française pendant toutes les guerres de la Révolution. C’est à juste titre que la Convention décréta par deux fois que l’armée des Antilles avait bien mérité de la Patrie.

Victor Hugues voyait loin et juste ; il savait se renseigner, car il entretenait partout des agents, et égarer l’ennemi, car il avait pris à sa solde le chef de l’espionnage anglais à la Guadeloupe. Le 6 prairial an VI, il détaillait au ministre les forces de la flotte anglaise, l’affaiblissement des effectifs par la dispersion et la maladie, l’état précaire des fortifications et les sentiments de désaffection qui remplissaient les populations des Antilles anglaises. Une escadre française, maîtresse de la mer pendant un petit mois, nous donnerait toutes les Antilles, la Jamaïque et la Guyane anglaise : « Les Antilles anglaises, répétait-il le 4 messidor an II, sont ouvertes fi tous ceux qui voudront débarquer et qui seront pour un moment les maîtres de la mer. »

Je l’ai remarqué ailleurs, l’importance de l’expédition de Sir Raph Abercromby en 1796 mesure le prix que l’Angleterre attachait à la possession des Antilles. En 1805, au moment même où la Grande Armée était réunie au camp de Boulogne, c’est en menaçant ces îles par les escadres de Villeneuve et de Missiessy que Napoléon éloigna des mers européennes les forces de Nelson et faillit assurer le passage de la Manche par sa flottille. Ce théâtre d’opérations a été trop négligé pendant les guerres de la Révolution, et, malgré la supériorité de la flotte anglaise, d’utiles diversions auraient pu s’y produire, grâce au point d’appui que nous y donnaient les troupes noires.

Ce n’est pas seulement le point de vue militaire qui rend importants les rapports de Victor Hugues. C’est aussi l’exposé de l’organisation politique et sociale qu’il improvisa au milieu des opérations les plus actives, pour garder l’ordre indispensable et assurer l’existence d’une île entièrement isolée du monde.

Il parait bien s’être rendu compte que le droit à la liberté serait considéré par les nouveaux affranchis simplistes comme le droit à la paresse. Aussi il institua pour les « ci-devant esclaves » le travail forcé, assuré par les peines les plus sévères ; l’esclave libéré ne recevait qu’une « portion de liberté » destinée à s’accroître avec les progrès de l’instruction, et il faut insister sur cette précaution. La suppression des mauvais traitements, le droit à la famille, l’égalité devant les tribunaux, enfin l’appellation de citoyen à une époque où les mots avaient tant de valeur, voilà ce qu’il donnait en échange du travail momentanément imposé. Mais, après avoir expliqué le décret du 16 pluviôse an II abolissant l’esclavage, il se refusa énergiquement à promulguer la Constitution de l’an III, qui ne faisait pas de distinction de couleur entre les hommes. Idée noble, idée généreuse, dont l’énoncé était nécessaire, mais que seul le temps pouvait permettre de réaliser complètement.

Malheureusement pour la mémoire de Victor Hugues, ces vues si clairvoyantes étaient obscurcies par instants ; proconsul absolu, sans contrôle sur lui-même, il fut à certains moments un tyran grossier et fantasque et il se servit trop souvent de la guillotine qu’il avait apportée de Brest. On compte ses victimes, on oublie ses services. Le Directoire l’enleva au théâtre de ses exploits et l’envoya gouverner la Guyane. Puis le contre-amiral Lacrosse fut nommé capitaine général des Antilles et son arrivée à la Guadeloupe fut considérée comme la préparation au retour de l’ancien régime. Lacrosse fut rembarqué pour la France. Force devait rester au pouvoir de la métropole et le premier Consul, en rétablissant l’esclavage, envoya à la Guadeloupe Richepanse avec 4 000 hommes, en même temps que Leclerc à Saint-Domingue avec un corps de 21 000 hommes, que des renforts successifs portèrent à 50 000 hommes. De rudes combats et la fièvre jaune décimèrent les troupes françaises avant le rétablissement très momentané de l’ordre. A la Guadeloupe en particulier, les insurgés se battirent avec acharnement ; dix mille noirs furent tués en combattant, fusillés ou déportés, et la lutte ne prit fin que quand leur chef, le mulâtre Delgrève, se fut fait sauter avec quatre cents compagnons.

Les premiers détachements noirs, désarmés et embarqués par surprise, allèrent à Brest former le Corps des pionniers noirs qui s’illustra au siège de Gaëte, puis, sous le nom de Royal Africain, figura dans la garde du roi Murat. Les mémoires de l’époque, entre autres ceux du général Hugo, père de notre grand poète, racontent les exploits de ce régiment contre les bandes de Fra Diavolo. Enfin, les mémoires du sergent Bourgogne nous montrent, le 1er janvier 1813, à Elbing, sur la Vistule, devant le palais du roi de Naples, un bataillon noir rangé en bataille, commandé par des officiers noirs, avec des sapeurs noirs coiffés du bonnet à poil en ours blanc, tous immobiles sous la neige, et les héroïques soldats de Victor Hugues, momentanément égarés par la faute de la métropole, disparaissent de l’histoire en beauté.

J’ai résumé ailleurs cette épopée ; c’est donc en connaissance de cause que je puis répondre au maire de Basse-Terre, quand, à l’hôtel de ville, il me remercie, lui aussi, d’avoir signalé la Force noire. Je revendique même comme un de mes illustres prédécesseurs, le maréchal de Saxe, qui avait dans son régiment de Saxe-Volontaire une brigade nègre, remontée en chevaux blancs. La nécessité d’augmenter les effectifs de l’armée royale lui fit proposera Louis XV de lever des troupes noires, — le mot est de lui, — mais l’influence des planteurs, alors très grande, fit échouer ce projet, jugé dangereux pour le maintien de l’esclavage.

Les écoles de la Guadeloupe ne le cèdent en rien à celles de la Martinique, et j’y retrouve les mêmes figures sympathiques et éveillées. Le temps nous presse, malheureusement, il faut mettre les bouchés doubles, et je donne à bord du Jules Michelet un dîner de quarante couverts suivi d’un grand bal comme à Fort-de-France.

Le lendemain 29, nous partons en automobile pour Pointe-à-Pitre. Une aimable attention nous arrête pour déjeuner à la station balnéaire de Dolé, près de la mer et dans un site charmant. Nous sommes reçus au passage par la petite ville de Capesterre où l’accueil est aussi enthousiaste que partout. Mais voici que sur notre route se dresse une haute pyramide toute neuve : un prédécesseur de M. Duprat, le gouverneur Merwart, a eu l’heureuse idée de commémorer la découverte de l’île et le débarquement de Christophe Colomb sur cette plage le 4 novembre 1493, au cours de son deuxième voyage. Je m’arrête et je fais cueillir quelques fleurs, — il y a toujours et partout de belles fleurs dans ces campagnes, — pour les déposer au pied du monument.

Vers deux heures, nous avons fait nos 60 kilomètres depuis Basse-Terre et nous approchons de Pointe-à-Pitre ; trente automobiles pavoisées sont venues à notre rencontre : c’était autrefois l’usage d’aller à cheval au-devant des visiteurs qu’on voulait honorer et de leur faire cortège ; l’ancienne coutume s’est transformée, mais la courtoisie demeure. Aux faubourgs et dans la ville, la foule se presse, très ardente. La municipalité nous attend sous un arc de triomphe ; nous descendons d’auto et nous échangeons quelques allocutions. Le cortège reprend sa marche, à pied, précédé d’un groupe de charmantes créoles dans leur costume si gracieux, qui rappelle celui de la Martinique, tout en gardant une originalité particulière. Les cris d’enthousiasme augmentent sans cesse. C’est une foule littéralement en délire, qui rompt la haie de gendarmes et sépare de moi mes compagnons. Plusieurs d’entre eux ne peuvent pénétrer dans l’hôtel de ville où nous sommes entrés : en un instant il est plein comme un œuf, on s’écrase presque dangereusement dans les escaliers et jusque dans la rue. Pourtant, autour de moi nulle bousculade à aucun moment, et la foule savait s’arrêter. Elle savait aussi se taire et écouter les discours, non seulement dans la grande salle de l’hôtel de ville, mais au dehors.

Car, après cette réception, nous nous sommes rendus sur la belle place de la Victoire, que Victor Hugues eut bien le droit de baptiser ainsi en 1794. Là j’ai assisté au défilé des anciens combattants, après un beau discours du président de l’Association. J’ai visité le port, où le Jules Michelet était arrivé et nous attendait, et j’ai parcouru la ville pavoisée, toute en fête, qui faisait pleuvoir des fleurs de tous ses balcons.

Après une courte halte à l’hôtel réservé au Gouverneur nous retournons à l’hôtel de ville, où nous attend un grand banquet. Je dois avouer que le repas fut servi très tard et très lentement : tout le personnel des cuisines avait quitté les fourneaux pour se mêler à la foule, et j’aurais mauvaise grâce à me plaindre de la curiosité sympathique de ces braves gens. Toutefois, je songeais à l’équipage du Jules Michelet, qui m’attendait aux postes d’appareillage à partir de dix heures du soir et qui dut y rester jusqu’à minuit passé : j’ai dû témoigner quelque impatience dont le député maire a bien voulu m’excuser.

Mais quelle magnifique journée ! Cette foule bigarrée était si belle à mes yeux dans le déploiement de son enthousiasme à acclamer la victoire de la liberté ! Nos hôtes nous font jusqu’à bord une conduite affectueuse, et vraiment nous regrettons tous de nous séparer d’eux si vite.


Général MANGIN.

  1. Et ce ne sont pas là de vaines paroles : je puis le dire maintenant, j’étais chargé par le Ministre de la Guerre d’étudier aux Antilles l’application du service de six mois prévu par le premier projet de la loi réduisant à dix-huit mois la durée du service dans la Métropole. Tout en remplissant ma mission, j’ai fait des sondages discrets dans tous les milieux, j’ai provoqué les rapports des Gouverneurs et des Commandants supérieurs des troupes, j’ai interrogé les élus d’aujourd’hui et leurs concurrents d’hier, et ceux qui peuvent l’être demain... Tous ont été unanimes : la loi doit être égale pour tous ; une diminution sur le temps de service fixé pour la Métropole serait considérée par tous les habitants des anciennes colonies comme un outrage injustifié, et j’ajoute immédiatement que les habitants du Sénégal, menacés de la même exception, ont eu la même attitude. Le Gouvernement a dû tenir compte de ce sentiment universel et son texte a été modifié en conséquence. Le projet voté par la Chambre le 22 juin 1922 demande dix-huit mois de service aux populations des anciennes colonies comme à celles de la Métropole.