Autour de la maison/Chapitre XXVIII

Édition du Devoir (p. 103-107).

XXVIII


Tante Estelle essayait vainement de nous amuser, cet après-midi-là ; rien ne réussissait. Marie était malade et reposait ; Toto, Pierre et moi, nous avions le nez sur les vitres et nous regardions la cour, en tourmentant avec une patience inlassable : « Laisse-nous sortir, tante ! »

Si vous aviez vu la cour ! Elle était éclatante et ressemblait à un petit pays montagneux. Le long du grand hangar, la neige s’était amoncelée en un gros banc élevé presque jusqu’au toit, richement recouvert, lui aussi, d’un mol, large et blanc coussin. Le vent faisait voyager sur la cour et sur le hangar des tourbillons de poudre qui passaient en rafales, comme une fumée fine, ou comme un brouillard opaque voilant tout pour un instant. Les grands arbres se balançaient et secouaient leurs branches. La neige était légère, fine, souple sous le vent, folâtre, enthousiaste, folle ! « Tante Estelle, laisse-nous sortir ! »

Nous en avions les larmes aux yeux à la fin, et elle consentit. Nous étions emmitouflés comme des poupées en guenilles, lorsque nous sortîmes tous les trois. Pour nous jeter tout de suite dans la neige, nous sautâmes par-dessus le bras de la galerie, en criant !

D’abord, nous nous roulâmes comme des pelotes dans le tapis épais et blanc. Puis, nous fîmes des bonshommes.

On se mettait debout bien droit, en ligne, et l’on se laissait tomber de sa hauteur, dos dans la neige. Il fallait se relever sans détériorer l’empreinte et sans la creuser outre mesure ! Au bas, on écrivait avec le doigt. « Toto, Pierre, Michelle. »

Mais la poudrerie était si forte que les bonshommes et les noms disparaissaient immédiatement, et l’on courait, en enfonçant jusqu’aux genoux, vers le hangar, et vers le grand banc qui était blotti contre lui. On longeait cette montagne blanche. De la fenêtre, tante Estelle nous suivait des yeux en riant. On s’efforçait de marcher droit, mais si vous croyez que c’était facile ! On calait jusqu’à la ceinture, et la neige était si dense et si forte qu’elle pressait nos jambes comme si elle eût voulu les garder, et il fallait de l’aide pour sortir du trou ! Le vent épuisait notre haleine et l’on se renversait sur le dos, la tuque rabattue sur le nez, pour se reposer ! Parfois aussi, on se laissait descendre en roulant jusqu’en bas du gros banc, et on recommençait à l’escalader, essoufflés, enneigés !

On aurait bien voulu grimper sur le hangar et sauter dans la neige. Mais les bancs étaient encore trop bas et nos jambes trop courtes !

Soudain, l’un de nous poussait vigoureusement l’autre en criant « tag », et l’on se lançait dans une course difficile. On avançait avec peine, on tombait, on se relevait, on enfonçait profondément, on se déterrait, puis, à un moment donné, on se retrouvait tous les trois les uns sur les autres, se bousculant, se faisant manger de la neige !

Quelles joues en feu, et quels yeux brillants quand on rentrait à la maison ! On se déchaussait, on faisait sécher ses vêtements près du poêle, en criant tous ensemble, et à tue-tête : « Nous as-tu vus, tante Estelle ? »

Si tante Estelle nous avait vus ! Mais pourquoi serait-elle restée rêveuse, à la fenêtre, si elle ne nous avait pas regardés ? Songeait-elle à sa propre enfance en nous voyant embrasser la neige ? Se souvenait-elle de son temps de petite fille ? et nous enviait-elle un moment, nous, les insouciants, les heureux petits enfants !

Sans doute, elle avait eu une heure d’attendrissement, comme j’en ai moi-même, en me rappelant cette vie. Mais, qui voudrait retrouver son enfance, malgré les plaisirs charmants dont elle fut parsemée ?

Pour moi, je ne veux rien recommencer et je refuserais la fontaine de Jouvence. Je veux avancer. Je veux voir. Je veux vieillir. Oh ! je ne cache point que j’ai parfois des moments d’angoisse et de peur bleue, en me disant : « Deviendrais-je triste, et accablée, et lasse comme certaines femmes que je vois ? »

Je ne le veux pas ! Je veux aller en avant, vivre l’avenir avec ses douleurs et ses joies, mais je n’accepte pas d’être abattue, d’être malheureuse…

J’aurai beau rouler en bas des gros bancs de neige qui sont mes illusions et mes bonheurs, je les remonterai ! et je serai toujours une « contente » ! Je veux être une contente. Que Dieu me fasse cette grâce !