Autour de la maison/Chapitre XX

Édition du Devoir (p. 76-80).

XX


C’était une vieille maison, en pierres des champs, qui regardait la rivière. Elle finissait la rue, qui aboutissait au chemin du bord de l’eau. Elle formait un quart de cercle qui tournait le coin. Haute, coiffée d’un toit de tôle grise, elle était ornée de contrevents de même teinte, et toujours clos. Jamais je n’ai vu les vitres du coin rond ! Les seules taches, sur l’ensemble gris, étaient les arrêts de contrevents, de beaux « S » en fer rouillé, que l’on faisait rouler en passant…

Le coin rond, c’était, je crois, la buanderie de la Providence, mais c’était avant tout le coin rond, une maison déserte et fermée, un but pour tous les jeux. Si on jouait à la tag, on disait : « Faut pas courir plus loin que le coin rond. » Si on jouait au but volé, on criait : « Un, deux, trois pour Pierre ou Marie, qui se cache au coin rond ! » ” Si on se promenait avec nos poupées, le coin rond, c’était la ville, ou un désert, ou une montagne, ou une gare ! Si l’on devait passer devant pour aller quelque part, dès qu’on l’approchait, c’était plus fort que nous, il fallait prendre une course. Et l’on s’élançait en criant : « C’est moi, le premier rendu au coin rond ! »

Le coin rond, c’était à nous, parce que c’était une maison muette et vide, et qu’on pouvait s’accrocher aux « s » de fer, ou frapper sur les contrevents, ou jouer à la pelote sur les murs, et que personne jamais n’en sortait pour nous menacer de la police, en criant : « Si vous ne vous arrêtez pas, petits tannants, on va vous faire prendre ! »

Et puis, le coin rond avait une physionomie vieillotte et charmante. Voyez-vous bien ce quart de tour, gris bleu, la façade courbe regardant la rivière et les saules ? — L’été, le coin rond avait l’air presque jeune, et était gai. Autour, les pissenlits et la « rhubarbe à crapaud » fleurissaient à profusion. On se faisait des chapeaux avec les grandes feuilles garnies des fleurs jaunes, et, tournant d’un coup de main les « s » rouillés, on accompagnait le grincement du fer d’un bourdonnement qui imitait les petits chars. Et l’on était en ville, avec des chapeaux neufs, et l’on s’en allait chez « Dupuis frères » acheter des carrosses pour nos poupées !

En automne, le coin rond devenait un peu hostile. Les vents s’y donnaient rendez-vous et tentaient d’emmener nos tourmalines à la rivière. Les contrevents fermés, son air de maison sans feu et sans lumière avait beaucoup moins de charmes. À la brunante, quand on revenait du « Sacré-Cœur », on avait un petit frisson, une peur de rencontrer de vilaines gens de l’autre côté du coin rond !

L’hiver, il était triste. Les arrêts de volets ne tournaient plus. La neige glaçait les bosses de la pierre, et le coin rond avait l’aspect mystérieux des tours de Barbe-bleue ! L’hiver, la noirceur vient encore plus vite. Et quand on tournait ce coin rond où tous les vents étaient peut-être des sorciers, on pensait, sans le vouloir, à des histoires de loup-garou, et l’on courait.

Au printemps, le coin rond redevenait ami et accueillant sous le ciel bleu, dans le voisinage de la fine rivière qui fleurissait ses rives. Qu’on le regardait avec joie, quand on s’asseyait en face, au bord de l’eau, sur un grand banc de bois, où « parrain St-Germain » nous taillait des sifflets de saule en nous racontant des histoires. Il était vieux comme le coin rond, ce père St-Germain, et il était son voisin. Il vivait ses beaux jours sur ce banc, et au temps des sifflets, on ne le quittait pas. Il nous en faisait des douzaines, sa vieille allumelle inlassable coupant et recoupant les branches tendres. Il ne se fatiguait pas, malgré les cris aigus et ininterrompus qu’on lui lançait dans les oreilles, tant que nos sifflets tenaient bon, tant qu’on ne fendait pas l’écorce fraîche par la pression de nos petits doigts violents. Alors, le bon vieux s’entendait supplier : « Fais-en encore un, parrain, je ne le casserai plus ! »

Il recommençait. Le coin rond nous regardait. Sa face fermée s’efforçait de sourire dans la lumière du printemps, dans la douceur de l’air, dans le paysage de vert tendre et d’eau bleue.

Un jour, j’ai revu mon village natal. Le vieillard et le coin rond n’y étaient plus. Le bon Dieu a pris dans son paradis parrain St-Germain, et les hommes ont démoli la vieille maison qui était inutile…