Autour de la maison/Chapitre XVIII

Édition du Devoir (p. 68-72).

XVIII


Dehors, le vent passait en sifflant autour de la vieille maison. Dans la grande pièce, éclairée en cercle par la lampe suspendue, les enfants étudiaient ou s’amusaient. Marie récitait, d’une voix blême et monotone, sa leçon de grammaire. Pierre criait ses « tables » à tue-tête : « Deux fois un : deux ; deux fois deux : quatre. » Toto et moi, à genoux sur des chaises et à demi-couchés sur la table, nous lisions des contes, dans un de ces grands livres d’Épinal, à couleurs vives. On repassait rapidement le « prince chéri » qui subit tant de métamorphoses, le « prince charmant », la « belle et la bête », et l’on s’arrêtait enfin au récit d’une aventure dont j’ai oublié le titre, mais dont je me rappelle très bien les péripéties.

Il y avait une fois un homme qui avait des culottes jaunes et un gilet rouge. Il s’ennuyait. Il lisait, pour se distraire, des histoires de voyages. Il s’endormait là-dessus, en rêvant, comme Tartarin, de chasse aux lions. On le voit s’embarquer sur un bateau à voile. Il traverse l’océan et se trouve enfin dans une île merveilleuse. Il marche de ravissements en ravissements. Les fruits sont énormes et beaux comme ceux de la terre promise. Le soleil donne une couleur d’or à toute chose. Notre homme engraissera et fera fortune dans ce pays merveilleux. Seul, il pousse des cris de bonheur. Mais que voit-il donc venir là ? des hommes à jupes et à couronnes de plumes ?… Innocent et naïf, il s’avance vers eux pour les féliciter d’habiter une si riche patrie. Les sauvages l’entourent avec des visages épanouis, des sourires montrant des dents de carnassiers. Ils lui prennent amicalement le bras, lui tiennent des propos auxquels il ne comprend rien.

Aux images suivantes, notre héros va de festin en festin, enfle à vue d’œil. À la fin, ses joues sont rondes et rouges comme des pommes fameuses ; il est aux oiseaux ! Il s’endort, plein de confiance dans les sourires de plus en plus ouverts de ses amis les sauvages, et se trouve tout à coup lié à un poteau, entouré de la tribu qui danse, et ayant devant lui le cuisinier, un grand couteau à la main. Une fois là, on tressaillait de tout notre être, et à l’autre tableau, où, dans un paysage d’arbres bleu criard, et dans une mare de sang rouge-coquelicot, le gros homme avait les bras en l’air et le couteau dans le ventre, on frissonnait, frissonnait encore et refrissonnait ! On poussait des exclamations effrayées en se serrant l’un contre l’autre ; on haletait !

Pour tout l’or du monde, on n’eût pas donné ce frisson et cette image-là. On ne lisait jamais le reste du conte où l’aventurier s’éveillait dans son lit après ce beau et mauvais rêve ! On aimait mille fois mieux rester sous l’impression forte d’une peur qui nous coupait la respiration et traversait tout notre être…

Et, presque chaque soir, à la clarté douce de la lampe, on relisait ce conte toujours nouveau, toujours beau. Il était le préféré de tous, et depuis plus de dix ans que je n’en ai pas revu les images, je les ai encore toutes présentes à l’esprit, tant j’en savais par cœur les moindres détails. Rien ne nous charmait autant que les histoires féroces et les moments dangereux. Pourquoi ? Partagions-nous alors le goût de l’esprit villageois, qui s’applique à faire circuler des histoires et des drames, embellis de circonstances tragiques et imaginaires ? ou, comme tous les petits enfants, aimions-nous simplement les frayeurs chimériques ?

Un jour, après la classe, j’étais allée jouer chez Berthe, la grande blonde qui aimait les peurs, vous savez ? Je me rappelle que sa sœur aînée était venue me raconter qu’un fou courait le village, avec un grand couteau et cherchait à égorger les petits enfants. Aujourd’hui, je me demande dans quelle intention elle me faisait ce mensonge-là. Était-ce une façon polie de m’engager à retourner au gîte ? Elle réussit. Je m’en allai tout de suite. Il ne devait pas encore être cinq heures, mais c’était l’automne et la noirceur venait. J’avais à traverser toute la rue qui longeait le domaine du couvent, de l’église, du presbytère et de la « Providence ». Ce fut presque une agonie. Je marchais vite, rasant les clôtures, en pierres des champs ou en bois blanchies à la chaux. Je me retournais à tout instant. Personne ne me suivait, mais le bruit de mes pas m’apeurait, et j’attendais le fou au grand couteau. Je vis une silhouette noire tourner un coin. Je fermai les yeux. Ce devait être l’homme. Quand je les ouvris, j’aperçus monsieur le vicaire qui me dit : « Ça ne grandit pas, cette petite ; dépêche-toi, si tu veux faire ta première communion ! »

Je n’osais lui demander s’il avait rencontré le fou au couteau. Je dis bonsoir timidement et me sauvai à toutes jambes, n’en pouvant plus à force d’angoisse… Je reverrai toujours la rue déserte de ce soir-là, silencieuse sous le ciel sombre. L’étroit chemin des voitures était taché de feuilles mortes qui avaient l’air d’une multitude de petites bêtes, et qui crissaient parfois comme sous des pieds invisibles. Les arbres étaient noirs, nus, Les clôtures s’allongeaient blanches, hautes, muettes et hostiles… Qui sait ce qu’elles auraient pu cacher ? Que j’avais peur !…

Essoufflée, le cœur battant, j’aperçus enfin la maison et la lumière à la fenêtre. C’était fini. Aucun danger ne m’atteindrait plus ; je respirai pleinement et me mis à marcher à pas comptés, les yeux fixés sur la lampe de chez nous, la bonne lumière rassurante et paisible.

Le soir, croiriez-vous que j’ai recommencé le conte de l’aventurier, et les crises de frissons qui l’accompagnaient ?

J’étais chez nous, voyez-vous, chez nous dans la chaleur et la confiance du foyer. Ah ! la grande sérénité des petits enfants heureux, qui croient que sous leur toit aucun malheur ne peut entrer, comme si l’homme au grand couteau n’était pas partout où Dieu l’envoie, dans les maisons comme sur les routes !