Autour de la maison/Chapitre XLII

Édition du Devoir (p. 147-151).

XLII


Au-dessus de la haute clôture du jardin, les lilas penchaient leurs têtes en fleur et regardaient la rue. On respirait sans cesse le parfum de leurs grappes mauves. Au bord de l’eau, les saules, les feuilles fraîches, s’inclinaient sur la rivière couverte de billots voyageurs ; des billots qui naviguaient en groupes serrés ou isolés et que deux hommes dirigeaient parfois, embarqués sur un radeau et munis de perches à pointes de fer. C’était l’époque des sifflets, et l’été s’en venait. Un jeudi de ces beaux jours revit dans ma mémoire.

Nous avions joué à la citrouille. Oh ! cela demandait tout un apprentissage, vous savez, pour rester solides sous la main dure de Toto qui nous poussait en criant : « Es-tu mûre ? » Nous devions nous tenir ferme, bien accroupies. Si nous avions le malheur de bouger, nous étions mûres et il fallait subir d’être cueillies et portées jusqu’à la galerie par les jardiniers improvisés. Ils nous soulevaient, tenant chacun un de nos bras, et nous devions rester en position de citrouilles ; si nos jambes se dépliaient, nous étions déclarées gâtées et abandonnées dédaigneusement avec renfort de taloches. Je ne veux pourtant pas vous faire croire qu’une bonne citrouille mûre, qui se tenait bien, était plus heureuse et moins maltraitée ! Je vous assure que les jardiniers — qui n’étaient pas des Louis Cyr ! — ne se gênaient pas plus pour les échapper de toute leur hauteur, les secouer, les rouler.

Ce jeudi, je me tenais en citrouille vraiment distinguée, et Toto et Pierre me portaient assez allègrement, quand voyant arriver les pensionnaires du couvent, en promenade, ils me lâchèrent avec la même désinvolture que si j’eusse été vraiment un beau fruit insensible ! Je n’étais pas remise du choc, qu’ils grimpaient déjà à la clôture du jardin. Figurez-vous que Toto avait une flamme pour une blonde petite Américaine, et que Pierre en avait plusieurs, pour toutes les « filles » et même pour les religieuses ! Une fois juchés, ils se mirent à lancer des lilas aux fillettes, qui brisèrent les rangs pour les ramasser, sans attendre la permission de leur maîtresse. Les fleurs pleuvaient, les petites filles s’exclamaient, sautaient, riaient, mettaient leur nez dans les grappes, les mordaient. Toto et Pierre faisaient des phrases, les diables de petits hommes, et ils eussent dépouillé tout l’arbre si Mère S.-Anastasie n’eût donné l’ordre de reformer les rangs et de reprendre la marche !

* * *

Toto, Pierre, Marie, moi, inséparable communauté de jeux, dans ce même décor d’une rue du village longeant la rivière, devant cette vieille maison de mortier, à galerie blanche, où tant de chansons furent chantées ! Ah ! vous en avez tous vu des maisons pareilles, basses, flanquées de chaque côté de larges cheminées, le toit long garni de lucarnes ? L’avez-vous vue celle-là, avec son parterre sans clôture, sans pelouse fleurie, tout en herbe folle où l’on courait librement ? Avez-vous vu les six grands érables qui donnaient l’ombre en plein midi ? et les « quatre-saisons » qui gardaient la galerie comme des sentinelles ? Avez-vous vu la rivière courbe, sans profondeur, mais si jolie par ses rives ? Avez-vous vu les champs sur lesquels le soleil se couchait ? Avez-vous vu les lilas ? — les lilas en fleurs au-dessus de la clôture brunie ?

Aujourd’hui, elle a changé de visage, la maison. Les lilas ont été abattus en même temps que la clôture, si vieille qu’elle menaçait de tomber. Il n’y a plus de « quatre-saisons » et deux des érables sont morts. Le parterre est ratissé et bien qu’il n’y ait pas de pancarte, on devine qu’il est strictement défendu de passer sur le gazon. La rivière seule reste la même. Elle est toujours paisible, fine, dormante. Elle ne comblerait plus mon horizon. Vous vous souvenez, elle est en cercle, elle a l’air de tourner autour d’un tout petit centre. J’aime mieux les fleuves, maintenant, les eaux qui portent des navires et les navires qui vont loin, voir cette grande terre que le bon Dieu a créée…

Je regrette la maison de là-bas. Elle était bonne comme une sainte. Mais à sans cesse regarder ce cadre restreint où s’est écoulée mon enfance, qui sait si je ne serais pas devenue indifférente à sa tranquille beauté ; si je n’aurais pas eu une âme un peu morte, ainsi que cette rivière si calme qui n’eût jamais de vagues et murmure toujours les mêmes chansons !