Autour de la Crise de 1875, notes et souvenirs

Autour de la Crise de 1875, notes et souvenirs
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 899-923).
AUTOUR DE LA CRISE DE 1875
NOTES ET SOUVENIRS


I

L’épisode qui est entré dans l’Histoire sous le nom de « Crise de 1875 » semblait complètement oublié lorsque, il y a quelques mois, a éclaté la guerre. Elle a eu pour conséquence d’en faire, quoique vieux de trente années, un objet d’actualité, au même titre que d’autres épisodes analogues qui se sont succédé depuis comme pour prouver à la France que la menace allemande restait toujours suspendue sur sa tête.

Cette situation si douloureuse pour elle commença à se dessiner après la signature du traité de Francfort et la libération du territoire français ; elle prit corps durant les deux années suivantes et atteignit son point le plus aigu au printemps de 1875. Lorsqu’elle se fut dénouée pacifiquement en des circonstances qu’il est opportun de rappeler aujourd’hui, on pouvait espérer que nous ne reverrions plus rien de pareil. Mais, à l’heure où nous sommes, en évoquant le souvenir des querelles qu’à plusieurs reprises nous a cherchées l’Allemagne avant de jeter le masque et en les rapprochant de la crise de 1875, nous sommes obligés de reconnaître que celle-ci ne fut ni le dénouement libérateur d’un état de choses qui menaçait de devenir tragique, ni un épilogue, mais un prologue, ou pour mieux dire le premier acte de la tragi-comédie que commençait à jouer l’Allemagne en vue de nous tromper sur ses intentions futures, qui ne se sont entièrement dévoilées qu’à la fin de juillet 1914.

S’il n’est pas rigoureusement démontré qu’à l’époque lointaine vers laquelle je convie mes lecteurs à me suivre, le prince de Bismarck a voulu la guerre, ses défenseurs eux-mêmes ont avoué qu’il ne négligea rien pour nous faire croire qu’il la voulait et que d’ailleurs, autour de lui, dans le parti militaire prussien, elle était ardemment souhaitée, bien que l’empereur Guillaume Ier, vieux, fatigué et jaloux de se reposer sur ses lauriers, y fût résolument hostile. Tous 1ers Cabinets européens ont été convaincus alors qu’il s’en est fallu de bien peu qu’elle n’éclatât, et qu’elle n’avait été évitée que grâce à l’intervention de la Russie et de l’Angleterre.

Néanmoins, quelque imminent qu’eût été le péril, c’est seulement en 1879 que les péripéties de l’événement furent révélées par un récit que publia sans signature le Figaro. J’en étais l’auteur, et je devais d’avoir pu l’écrire aux bienveillantes communications du duc Decazes, qui avait dirigé de 1873 à 1877 notre département des Affaires étrangères. Au moment où ce récit était l’objet des commentaires des journaux français et des violens démentis des journaux allemands, j’eus le regret de voir certains organes de la presse parisienne mettre en doute mes affirmations pour des motifs tirés de notre politique intérieure, sur lesquels il n’y pas lieu de revenir aujourd’hui.

J’avais eu soin, cependant, de mentionner dans ma relation un fait bien propre à justifier mes dires. Le 11 mai 1875, c’est-à-dire au lendemain de la crise, le duc Decazes ayant été amené à en exposer les détails dans une sous-commission du budget que présidait Gambetta, celui-ci, se faisant l’organe de la majorité de ses collègues, l’avait chaudement félicité, au grand dépit d’un membre de la sous-commission, appartenant à l’Extrême Gauche, que mécontentait ce témoignage flatteur adressé au gouvernement du Septennat. Cet intransigeant avait même tenté de tendre un piège au ministre et, dans l’espoir d’ouvrir un débat sur ses explications, l’avait invité à les recommencer. Mais le président s’y était opposé.

— Des explications de cette nature, une fois données, ne se recommencent pas, avait-il dit ; c’est tant pis pour ceux qui ne les ont pas entendues.

Ce n’est pas seulement sous cette forme qu’il avait exprimé à Decazes la reconnaissance qui lui était due pour l’habileté ave. laquelle il avait conjuré le danger. Aux élections de 1876, c’est à son influence que le ministre des Affaires étrangères avait dû d’être nommé dans le VIIIe arrondissement de Paris.

Ces faits, dont la véracité ne fut pas contestée et ne pouvait l’être, étaient décisifs et attestaient celle de mon récit. Mais il semble bien qu’en 1879 ils étaient oubliés. Quant à la crise elle-même, alors que la presse allemande s’évertuait à démontrer qu’elle n’avait existé que dans l’imagination fantaisiste du narrateur, la presse britannique et notamment le Times et la Revue d’Edimbourg en affirmaient la réalité. Les journaux aux gages du prince de Bismarck cessèrent bientôt, par ordre, leurs dénégations, et le silence imposé à ses reptiles par le chancelier parut vouer ces incidens à l’oubli. Mais, quelques années plus tard, ils étaient subitement remis en lumière par la publication des papiers du général Le Flô, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg au moment de la crise, et de ceux du regretté Charles Gavard qui, à la même époque, représentait la France à Londres comme chargé d’affaires. Ces documens aussi précieux que révélateurs, tout en confirmant mon premier récit, me permirent de le compléter et de le rendre à peu près définitif[1].

Depuis cette époque, les souvenirs du vicomte de Gontaut-Biron sur son ambassade à Berlin, livrés à la publicité par ses héritiers après avoir été l’objet d’une étude du duc de Broglie, les mémoires du prince de Hohenlohe et quelques pages insérées par M. Gabriel Hanotaux dans son Histoire de la France contemporaine, sans rien ajouter d’inédit à ma relation, l’ont confirmée de tous points et ont achevé de démontrer que la crise de 1875 s’était bien déroulée telle que je l’avais racontée. Il était donc vrai qu’en 1875, nous avions été à deux doigts de la guerre. Mais, comme le pays n’en avait acquis la certitude que longtemps après, la crise ne lui parut pas aussi grave qu’elle l’avait été et, ainsi que je l’ai dit en commençant, elle entra promptement dans le domaine des choses dont on ne parle plus. J’ai maintes fois constaté depuis que c’est seulement dans les milieux diplomatiques que le souvenir n’en était pas entièrement effacé.

Si j’ai jugé opportun de le rappeler aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce que la guerre de 1914 lui a rendu son actualité, c’est aussi parce qu’il nous fournit la preuve que, dès le lendemain de nos revers, à l’aube de cette période de quarante années, durant laquelle tant d’incidens menaçans devaient se produire entre la nation victorieuse et la nation vaincue, révélateurs des convoitises inassouvies de l’une et des indomptables espoirs de l’autre, la politique du gouvernement impérial d’Allemagne dominé par la volonté du tout-puissant chancelier consistait déjà à tenir la France sous la menace de la guerre. Cette politique, Guillaume II, disciple digne d’un tel maître, l’a continuée et même aggravée en lui imprimant des développemens que le professeur était bien loin de prévoir et, s’il n’y a pas toujours déployé la même habileté que lui, il s’est inspiré comme lui, pour la diriger et en recueillir tous les fruits, de cet esprit d’envie et de haine dont, au cours des siècles, les manifestations successives plus ou moins retentissantes, plus ou moins fécondes en résultats, caractérisent toute l’histoire de la Prusse, de telle sorte qu’à quarante ans du complot ourdi par Bismarck contre la France, c’est encore sa main qu’on aperçoit dans la terrible guerre déchaînée par son impérial élève.

Le traité de Francfort à peine signé, le gouvernement d’Allemagne regrettait déjà de n’avoir pas imposé à la France des conditions plus onéreuses. Le parti militaire reprochait au prince de Bismarck d’avoir laissé Belfort aux mains du vaincu. C’était, disait-on, « une épine dans les chairs de l’Allemagne. » Autour même du chancelier, on déplorait qu’il se fut contenté d’une indemnité de cinq milliards. En voyant le gouvernement de Thiers acquitter sa dette par anticipation et si facilement, le vieil empereur lui-même ne dissimulait qu’imparfaitement le regret de n’avoir pas exigé davantage. Ce regret ne laissait pas de se faire jour dans les félicitations qu’il adressait à l’ambassadeur de France, le vicomte de Gontaut-Biron, lorsque celui-ci lui annonçait que l’indemnité serait complètement payée à brève échéance.

— C’est admirable, lui disait-il, c’est merveilleux qu’au lendemain de vos désastres, vous soyez si vite en état de les réparer !

Et l’accent dévoilait que l’admiration se doublait de beaucoup de convoitise.

Bien que le chancelier défendît comme son œuvre le traité qu’il avait signé, il n’était pas loin de penser comme son souverain. On l’entendra plus tard déclarer que, s’il ne s’est pas décidé à la guerre en 1875, alors que le parti militaire croyait à la probabilité de la victoire sur la France, c’est parce qu’il a craint que les Puissances qui ne l’avaient pas secourue en 1870, cette fois ne restassent pas neutres : « Convaincu qu’il y a pour la Russie, notamment, une limite au-delà de laquelle elle ne permettra pas qu’on diminue l’influence de la France, il croit que cette limite a été atteinte par le traité de Francfort. » Il pense même qu’en Russie, « on se demande si, en 1870, on a eu raison de ne pas intervenir. »

Il est d’ailleurs assez difficile, à cette époque, de savoir exactement ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas, tant ses propos sont souvent contradictoires. Mais ce qu’ils expriment surtout, c’est la crainte que les Français ne se relèvent avec trop de rapidité. Dans son langage comme dans ses actes, il apparaîtra qu’il s’est donné pour but principal de les empêcher de se relever. Cette crainte se trahit surtout dans la multiplicité des exigences qu’il oppose au désir du gouvernement français de libérer le pays par anticipation de la présence des armées allemandes qui doivent y rester, tant que l’indemnité de guerre ne sera pas payée. Peut-être se demande-t-il s’il est plus profitable à l’Allemagne de toucher immédiatement le total de l’indemnité que doit lui payer le vaincu que de rester sur le territoire qu’elle détient à titre de garantie, puisque, en y restant, elle mettrait obstacle à son trop rapide relèvement.

Les cinq milliards encaissés, il ne désarme pas ; il entre dans la voie des procès de tendance : « Nous voulons la paix, affirme-t-il, mais si les Français poussent leurs arméniens de façon à être prêts dans cinq ans et qu’ils soient résolus à nous attaquer au bout de ce temps, nous leur déclarerons la guerre dans trois ans. » Ce propos est tenu au commencement de 1874, alors que le gouvernement français multiplie les preuves les plus éclatantes de son désir de paix. Sur la sourde irritation dont le chancelier est animé et sur ses desseins futurs, les aveux écrits par le prince de Hohenlohe, au moment où il va partir pour Paris en qualité d’ambassadeur d’Allemagne, jettent une lumière révélatrice :

« Il est évident, écrit-il, que Bismarck ne veut pas que la France se consolide, parce qu’en se consolidant, elle trouverait plus facilement des alliés. Il ne croit pas que Thiers en eût trouvé, et le reproche qu’il fait à Arnim, c’est de n’avoir pas empêché son renversement ou, tout au moins, de ne l’avoir pas soutenu, parce que l’Allemagne avait tout profit à le voir rester en place. De Moltke est du même avis que lui. »

Prévoyant la chute de la République, Bismarck dit nettement que l’intérêt de l’Allemagne est le rétablissement des Bonaparte qui, selon lui, sont moins à redouter que les Orléanistes, lesquels cependant le seraient encore moins que le Comte de Chambord. Mais il considère que ce dernier est complètement abandonné. Déjà, au moment où, dans l’Assemblée de Versailles, on discutait la question du service obligatoire, le chancelier déclarait déjà « qu’il ne fallait pas laisser aux Français le temps de se rendre dangereux. » S’il renonça à envoyer au gouvernement de la République un ultimatum lui défendant de laisser voter la nouvelle loi militaire, nous savons qu’il en eut un moment l’idée. Ce qui ne cesse de le hanter, c’est le désir d’empêcher la France de devenir assez puissante à l’intérieur et assez respectée à l’étranger pour trouver des alliances. Il déclarera cyniquement que la République en proie à des troubles intérieurs, c’est la paix garantie. Il reconnaît cependant qu’une République forte serait, à tous les points de vue, un dangereux exemple pour l’Europe monarchique ; mais il estime que la meilleure solution pour l’Allemagne, c’est que la situation en France reste ce qu’elle est. S’il devait y avoir un changement, c’est encore le rétablissement des Bonaparte qui ferait le mieux l’affaire de l’Allemagne. « Ils rencontreraient des difficultés. » Il pousse si loin cette démonstration qu’Hohenlohe lui demande quelle conduite, une fois à Paris, il devra tenir à l’égard des Bonapartistes.

— Rien pour eux, rien contre eux, répond Bismarck. La République la plus rouge nous serait encore plus profitable que la monarchie, qui rendrait la France capable de s’allier.

Ainsi éclate à tout propos son incroyable ressentiment à l’égard du vaincu. A peine est-il besoin de faire remarquer en passant que son langage n’est pas à l’honneur de sa prévoyance. Qu’il redoute une revanche prochaine ou que, pour les besoins de sa politique, il feigne de la redouter, ce n’est pas là ce qui peut surprendre, étant donné ce que nous savons de sa nervosité, de sa violence naturelle et de son esprit de ruse. Ce qui étonne de la part d’un homme d’Etat de sa trempe, c’est qu’il pose comme principe que la France républicaine sera toujours hors d’état de trouver des alliés. Il ne peut ignorer cependant combien les prévisions humaines sont souvent démenties. Du reste, il a vécu assez longtemps pour voir la République contracter une alliance avec le gouvernement le plus autocratique du monde. Il a dû reconnaître ce jour-là qu’il se trompait en 1874, lorsqu’il considérait la République française comme vouée à l’isolement.

Il n’était pas plus heureux dans ses appréciations, lorsqu’il attribuait à la France des intentions belliqueuses. Saignant encore de ses défaites, s’efforçant d’en réparer les suites, uniquement attachée à reprendre son rang de grande Puissance, et non moins soucieuse de convaincre l’Europe qu’elle voulait la paix dont elle avait besoin, elle ne s’était jamais montrée moins disposée à la guerre. Toutefois, sa ferme volonté à cet égard se doublait du désir énergique et légitime de se préparer dans l’avenir à se défendre, si elle était attaquée. Les visées que lui attribuait le chancelier étaient donc sans fondement. Mais il jugeait bon d’intervertir les rôles et de nous prêter ses propres pensées. La haine et la peur l’aveuglaient et il se laissait emporter par le dessein qu’il poursuivait de tenir les Français sous la botte allemande jusqu’au jour où, profitant de quelque imprudence commise par eux, il les écraserait. Quel qu’ait été le sentiment dont s’inspirait alors son attitude, on l’entend parler à tout propos de la nécessité de la guerre. Comme il la croyait prochaine, il estimait qu’il était de l’intérêt de l’Allemagne de la provoquer avant que la France fût en état de la déclarer.

— L’attitude de Bismarck à l’égard de la France est provocante, disait sir Morter, envoyé d’Angleterre à Munich ; il veut entraîner la France dans une guerre.

L’empereur Guillaume ne pensait pas autrement. Parlant en confidence à Hohenlohe, il se défendait de vouloir reprendre les armes.

— Je ne veux pas en entendre parler, s’écriait-il ; je suis trop vieux pour recommencer la guerre. Mais je crains que le chancelier ne m’y amène insensiblement.

La conduite de Bismarck ne justifiait que trop cette crainte ; il cherchait tous les prétextes pour créer des difficultés entre Paris et Berlin, comme par exemple lorsque, au commencement de l’année 1875, il attribuait au gouvernement français le projet d’acheter en Allemagne dix mille chevaux à n’importe quel prix, avec cinquante francs de commission par tête pour les intermédiaires, affirmait que les marchés étaient déjà conclus, et prenait ses mesures pour en empêcher l’exécution, en même temps qu’il demandait à Paris des explications sur ces achats. Comme les rumeurs propagées à cet égard étaient inexactes, l’affaire n’eut pas de suites. Mais les soupçons du chancelier démontraient une fois de plus que tous les moyens lui étaient bons pour entraver le relèvement de la France et l’empêcher de redevenir une puissance militaire. Il est vrai que si, l’année précédente, il paraissait convaincu que la France républicaine ne trouverait pas d’alliés, il commençait maintenant à penser le contraire. C’est alors qu’il disait à Hohenlohe :

— L’alliance Autriche-Italie-France n’est pas à craindre. Nous sommes de taille à lui faire face… Plus sérieuse serait l’alliance franco-russe.

Mais après avoir exprimé cette opinion, il se reprenait en alléguant qu’un rapprochement entre la Russie et la France n’était pas réalisable.


II

Eclairé sur les dispositions du chancelier par notre ambassadeur à Berlin, le gouvernement français en ressentait les plus vives inquiétudes. Ne pouvait-on tout craindre d’un homme qui n’était pas maître de ses nerfs, et dont les pensées restaient presque toujours mystérieuses ? La campagne persécutrice qu’il avait entreprise contre le clergé catholique allemand lui causait les plus cruels soucis. En Allemagne, elle avait suscité de graves mécontentemens, et les Puissances s’accordaient à y voir un péril redoutable. Elles soupçonnaient le chancelier de chercher dans la guerre un dérivatif à ses difficultés intérieures et aux déceptions diplomatiques que lui créait sa politique persécutrice. L’ambassadeur d’Angleterre à Berlin disait en parlant de lui :

— Cet homme est le perturbateur de l’Europe.

Ce n’est pas seulement dans la bouche des diplomates étrangers que cette accusation trouvait un écho. Elle se propageait dans les milieux catholiques de l’Empire allemand, et notamment en Bavière où la campagne antireligieuse du chancelier provoquait des colères dont le particularisme bavarois non encore apaisé se faisait une arme contre lui. Mais il ne désarmait pas. L’approbation tacite qu’il donnait aux excitations du parti militaire fournissait la preuve que, de plus en plus, il inclinait à se rallier aux vues de ce parti et à réaliser ses projets belliqueux.

Toutefois, pour en justifier la réalisation aux yeux de l’Europe, il fallait un prétexte. Le prétexte lui fut fourni au mois de mars. Le 12 de ce mois, l’Assemblée nationale française votait la loi de réorganisation militaire connue sous le nom de « loi des cadres. » On se rappelle qu’elle avait pour objet d’augmenter d’un bataillon nos régimens d’infanterie. Mais il était entendu que désormais chaque bataillon, au lieu de compter comme par le passé six compagnies, n’en compterait plus que quatre. La nécessité d’utiliser un nombre assez considérable d’officiers, restés sans emploi après la guerre, avait dicté cette mesure qui, tout en augmentant le nombre des bataillons, ne changeait rien aux effectifs numériques de l’armée. Du reste, en eut-il été autrement, le gouvernement français n’en eût pas moins été dans son droit, aucune disposition du traité de Francfort ne s’opposant à la reconstitution de ses forces défensives si gravement atteintes par la guerre de 1870. Mais de ce droit, qui ne pouvait lui être contesté, il n’usait pas dans la loi nouvelle. La transformation de ses régimens ne pouvait être interprétée comme la préparation à une attaque contre l’Allemagne. Tel fut cependant le prétexte que saisit le chancelier pour exciter contre la France les organes officieux de la presse germanique.

La Post de Berlin, la Gazette de Cologne, la Gazette de l’Allemagne du Nord, dénonçaient ce qu’elles appelaient les arméniens de la France. L’un de ces journaux demandait si la guerre était en perspective et répondait affirmativement à la question qu’il s’était posée. Un autre déclarait que l’augmentation apportée à l’effectif par la nouvelle loi était « colossale » et que ce fait, rapproché du vote de la Constitution qu’on pouvait considérer comme la fin de la lutte des partis, devait ouvrir les yeux à l’Allemagne. Les autorités militaires prussiennes ne tenaient pas un autre langage. Elles alléguaient que, la guerre étant inévitable, l’intérêt de l’Allemagne lui commandait de prendre l’offensive avant que la France fût en état de l’attaquer. Aussi violente qu’inattendue, cette levée de boucliers prenait de telles proportions que les feuilles anglaises se demandaient si l’on cherchait à pousser la France à un coup de tête. Le soulèvement de la presse germanique s’aggravait bientôt du langage alarmant que les représentans de l’Allemagne à l’étranger tenaient dans les capitales où ils étaient accrédités. Ils feignaient de croire que la France se préparait à la guerre ; partout, ils faisaient montre de la plus vive inquiétude. Le prince de Bismarck poussait cette comédie plus loin encore, Par ses ordres, l’un de ses familiers, le comte de Radowitz, partait pour Saint-Pétersbourg, chargé d’attirer l’attention du gouvernement russe sur les intentions non équivoques du gouvernement français. Le chancelier de Russie, prince Gortchakoff, voyait un matin l’envoyé de Bismarck entrer dans son cabinet, la mine bouleversée, essoufflé, important, agité, et comme le prince lui demandait à quelle circonstance il devait le plaisir de le recevoir, Radowitz répondait :

— J’ai pour mission de vous ouvrir les yeux.

Et, en quelques phrases préparées d’avance, il essayait de lui faire toucher du doigt les périls dont la France menaçait la paix de l’Europe, il est dit dans un rapport que le chancelier de Russie accueillit par un éclat de rire cette communication. Mais Radowitz était chargé d’en faire une autre au chancelier russe et de lui demander à quelles conditions le Cabinet de Saint-Pétersbourg consentirait, si la guerre éclatait entre la France et l’Allemagne, à ne pas intervenir. S’il laissait à celle-ci les mains libres, il pourrait faire en Orient tout ce qu’il voudrait. Au début de ce suggestif entretien, le chancelier s’était contenté de rire. Mais, en réponse à la question qui lui était posée, il se récusa en objectant en toute simplicité que la Russie n’avait aucun désir d’agrandissement, qu’elle n’entendait pas s’engager pour le présent et encore moins pour l’avenir. Mais, désormais, il était fixé sur le caractère provocateur des projets allemands.

La propagande du Cabinet de Berlin à travers l’Europe témoignait de l’agitation du prince de Bismarck. Elle était devenue si visible que ses familiers la constataient et s’en alarmaient. L’un d’eux, le comte de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Londres, avouait au comte de Jarnac, ambassadeur de France, que les nerfs du chancelier étaient bien ébranlés et qu’il avait besoin de quelques mois de repos. Le chancelier le reconnaissait lui-même : à diverses reprises, il avait manifesté l’intention de prendre un congé. Mais, ici encore, il ne disait pas la vérité, ainsi qu’on peut s’en rendre compte en se rappelant que la lutte entreprise par lui contre le clergé catholique d’Allemagne était entrée dans sa période la plus active. Elle nécessitait impérieusement sa présence à la tête des affaires et d’autant plus que dans sa hâte d’atteindre le but qu’il s’était proposé, il s’efforçait d’intimider les pays où des manifestations contre sa politique s’étaient produites. Déjà, il s’était plaint vivement au Cabinet de Paris des lettres écrites par l’épiscopat français à l’épiscopat allemand pour rendre hommage à sa résistance, et pour l’encourager. Maintenant, il s’en prenait à la Belgique et à l’Italie où l’attitude du clergé avait été la même qu’en France. Il adressait aux deux gouvernemens de vives protestations. À la Belgique, il rappelait les devoirs de la neutralité en lui laissant entendre que cette neutralité était violée par les mandemens des évêques belges. A Rome, il ne se montrait pas moins exigeant. Le Pape ayant blâmé publiquement la conduite du Cabinet de Berlin, le chancelier prétendait rendre responsable le gouvernement de Victor-Emmanuel du langage de Pie IX. Comme le Quirinal lui objectait que la loi des garanties, qui a consacré l’indépendance du Saint-Siège, ne lui permettait pas d’intervenir, il demandait que cette loi fût modifiée, et que le Souverain Pontife, traité comme un simple évêque, reçût l’ordre de ne plus écrire de discours désagréables au Cabinet de Berlin. Mais l’Italie et la Belgique ne se laissaient pas intimider, assurées d’ailleurs de l’appui du gouvernement anglais. Alors s’engageaient des négociations laborieuses, à l’issue desquelles Bismarck était obligé de constater qu’en dépit de ses exigences, il n’avait rien obtenu de ce qu’il voulait et n’obtiendrait rien.

Toutes ces démarches avaient leur écho à Paris où nos agens les faisaient connaître. Le gouvernement français ayant fait appel au patriotisme de nos évêques, ceux-ci n’avaient pas renouvelé à l’épiscopat allemand les témoignages de leur sympathie et, sur ce point, l’agitation de Bismarck avait paru se calmer en ce qui touchait la France. Mais, sur la question des arméniens, il continuait à exercer ses tentatives d’intimidation. Les rapports de nos agens apportaient au duc Decazes, ministre des Affaires étrangères, des preuves non équivoques de la campagne diplomatique entreprise à travers l’Europe par l’Allemagne contre la France. Les propos que répétaient ces rapports ne pouvaient laisser aucun doute sur les intentions belliqueuses du parti militaire allemand et sur les dispositions malveillantes du chancelier.

Dans une lettre écrite par un diplomate étranger au gouvernement français, il était dit : « Vous serez attaqués au printemps. » Dans une autre : « La guerre est remise au mois de septembre. » Le langage, du vicomte de Gontaut-Biron, notre ambassadeur à Berlin, n’était pas plus rassurant, non qu’il crût que le désir de nous attaquer fût général dans le monde gouvernemental d’Allemagne, ni que les menaces de guerre dussent être suivies d’effet à une date prochaine, mais parce que les attaques de la presse allemande, les tiraillemens de l’Empereur avec son chancelier et les excitations du parti militaire constituaient a son avis une situation grosse de périls, alors surtout que le chancelier, loin d’apaiser les différends, semblait prendre plaisir à les laisser se développer, notamment lorsqu’il faisait imprimer dans les feuilles à ses gages que, seul avec le feld-maréchal de Moltke, « il pourrait décider quand le moment serait venu de donner le choix à la France entre le désarmement ou la guerre. » Partout où Gontaut s’appliquait à rechercher la vérité, chez les diplomates comme chez les militaires, il entendait gronder la menace. Tel était l’état des choses au commencement du mois d’avril.

Il ne semble pas cependant, que l’opinion publique en France s’en soit, alors, très vivement alarmée. On pourrait s’en étonner, si l’on ne se rappelait qu’elle n’avait pu encore le soupçonner que par les propos des journaux germaniques et que ceux-ci, depuis la fin de la guerre, avaient si souvent fait preuve, à notre égard, de violence, d’injustice et de mauvaise foi, qu’on s’était accoutumé à les laisser égrener le chapelet de leurs calomnies sans trop s’en émouvoir : c’était un orage passager plus bruyant que dangereux. Mais le gouvernement, mieux informé, ne pouvait s’associer à cet optimisme.

Sans connaître encore complètement l’objet de la mission de Radowitz à Saint-Pétersbourg, il en avait eu vent ; il savait qu’à Munich, les généraux bavarois se réunissaient pour conférer en vue d’une guerre éventuelle. Lefebvre de Béhaine, notre chargé d’affaires en Bavière, lui avait fait part d’un entretien qu’il venait d’avoir avec le président du Conseil de ce pays. Il savait par cette voie que le chancelier, alléguant que la France cherchait une revanche, voulait la prévenir :

— Récemment, avait dit ce haut fonctionnaire, il a songé à vous forcer à prendre la moitié de la Belgique et à entrer dans une ligue contre la Papauté. Aujourd’hui, il entend vous interdire de vous réorganiser militairement. Il laisse la Russie libre en Orient, et comme, seule, elle pourrait s’interposer entre lui et vous, il a tenté de la désintéresser.

C’est ainsi que le gouvernement français voyait se confirmer ses soupçons sur le caractère et le but du voyage en Russie du comte de Radowitz.- Il est vrai qu’on n’ignorait plus que ce diplomate avait échoué dans sa mission. A Vienne, le comte Andrassy, chef du gouvernement, l’avait annoncé au comte d’Harcourt, ambassadeur de France, et l’information avait été confirmée par les paroles suivantes du chancelier russe répétées à Paris :

— J’en suis encore à me demander pourquoi on m’a envoyé Radowitz. Je n’y comprends rien. En tout cas, il a pu constater que non seulement la Russie ne fera pas la guerre, mais encore qu’elle s’y opposera.

Des informations non moins rassurantes étaient arrivées de Londres. Lord Derby avait dit au chargé d’affaires de France qu’il ne pouvait croire que Bismarck eût formé le dessein d’attaquer la France.

— Une semblable agression soulèverait une réprobation générale. Le gouvernement anglais ne manquera pas à son devoir. Je vous donne à cet égard toutes les assurances que peut donner un ministre constitutionnel. J’ai déclaré au comte de Munster que je ne pouvais prendre au sérieux les rumeurs qui circulent au sujet des prétendues intentions de l’Allemagne. On n’a rien à reprocher à la France, et les raisons qu’on invoque contre elle sont un prétexte, car on ne saurait contester la sagesse de votre gouvernement. M. de Bismarck n’a pas d’intérêt a entretenir en Europe les alarmes auxquelles elle est livrée.


III

Ces incidens si gros de menaces s’étaient déroulés sans que l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le général Le Flô, eût pu les connaître ; il était alors en congé. C’est seulement au commencement d’avril, en traversant Paris pour regagner son poste, que les communications qui lui furent faites lui permirent d’en mesurer la gravité. Les rapports et les documens secrets dont il eut connaissance ne laissaient aucun doute sur les projets malveillans de l’Allemagne. Les instructions qui lui furent données s’inspiraient de l’espoir qu’avait conçu le gouvernement français que la Russie ne laisserait pas s’exécuter ces projets. Au surplus, elles étaient vagues et brèves : on s’en remettait à son patriotisme, à son habileté, à son zèle comme à la bienveillance personnelle que lui témoignait le Tsar, pour conjurer le péril dont la France était menacée.

À peine arrivé à son poste, cette bienveillance se manifesta par une visite toute de courtoisie que lui fit le prince Gortchakoff. Tout naturellement, l’attitude quasi comminatoire du Cabinet de Berlin défraya la conversation. Le chancelier connaissait par le prince Orloff, ambassadeur de Russie à Paris, les craintes du gouvernement français. Mais il les croyait exagérées. Il laissa cependant entendre au général Le Flô que, s’il était démontré qu’elles avaient un fondement, l’empereur Alexandre, qui devait prochainement faire une visite à Berlin, saurait y tenir un langage ferme et clair. C’en était assez pour rassurer le général Le Flô, et d’autant plus qu’il avait emporté de Paris la conviction que l’Angleterre était dans les mêmes dispositions que la Russie.

En le quittant, le chancelier russe lui avait dit :

— Rendez-vous forts, très forts.

Peu de jours après, dans un entretien qu’il eut avec le Tsar, il put se convaincre que le prince Gortchakoff avait traduit exactement la pensée de son maître. Comme l’ambassadeur faisait allusion aux « points noirs » que se plaisait à multiplier en Europe le prince de Bismarck, l’Empereur avoua qu’il déplorait la conduite du chancelier d’Allemagne. Mais il ne croyait pas que l’Allemagne voulût la guerre ; il savait même pertinemment que l’empereur Guillaume et son fils, le prince impérial, y étaient résolument opposés. Dans les intrigues très regrettables de Bismarck, il ne fallait voir que des ruses employées par lui pour mieux assurer son pouvoir en se faisant croire plus nécessaire par l’étalage de dangers imaginaires.

— En tout cas, avait ajouté le Tsar, soyez assuré que je veux la paix comme vous et que je ne négligerai rien pour qu’elle ne soit pas troublée… Si l’Allemagne entendait entrer en campagne sans motifs ou sous des prétextes futiles, elle se placerait vis-à-vis de l’Europe dans la même situation que Bonaparte en 1810, et ce serait à ses risques et périls.

Nous ne retenons de cet entretien que ce qui était de nature à rassurer complètement le général Le Flô quant à la crise provoquée par le Cabinet de Berlin, et, pour ne pas allonger ce récit, nous passons sous silence d’autres propos tenus par l’Empereur, lesquels ont pu être considérés depuis comme le premier germe de l’alliance franco-russe.

Tandis que le général Le Flô recueillait à Saint-Pétersbourg les témoignages de la sympathie impériale, à Paris on était toujours dans les transes. Tout faisait craindre un ultimatum allemand mettant la France en demeure de renoncer au développement de sa puissance militaire. Dans le gouvernement, on se demandait s’il ne valait pas mieux répondre aux exigences de l’Allemagne en désarmant que de s’exposer à une agression dont les conséquences étaient faciles à prévoir. C’était se placer entre l’humiliation et la guerre. Le duc Decazes ne croyait pas impossible d’éviter l’une et l’autre. Il avait fait appel à la Russie et à l’Angleterre, et il estimait qu’il fallait au moins attendre le résultat de cette double démarche. Mais l’attente était cruelle. A tout instant, quelque incident inattendu venait l’assombrir.

Il en est un notamment qu’il y a lieu de rappeler, car il trahissait lumineusement la pensée allemande. Dans une de ses dépêches, Gontaut-Biron rendait compte des singuliers propos que, dans une conversation familière, lui avait tenus Radowitz.

— Pouvez-vous assurer, lui avait demandé ce confident du chancelier, que la France, regagnant son ancienne prospérité, ayant réorganisé ses forces militaires, ne trouvera pas alors des alliances qui lui manquent aujourd’hui, et que ces ressentimens qu’elle ne peut manquer de nourrir, qu’elle conserve très naturellement pour la prise de ses deux provinces, ne la poussent pas inévitablement à déclarer la guerre à l’Allemagne ? Si la revanche est sa pensée intime, et elle ne peut être autre, pourquoi attendre pour l’attaquer qu’elle ait repris ses forces et qu’elle ait contracté des alliances ? Convenez que politiquement, philosophiquement, chrétiennement même, ces déductions sont fondées et de semblables préoccupations bien faites pour guider l’Allemagne.

Dans ce langage, l’ambassadeur à qui il s’adressait, et son gouvernement, ne pouvaient que voir une menace. Du reste, à ce moment, la menace était partout, et quoique, à Paris, les relations du ministre des Affaires étrangères avec l’ambassadeur d’Allemagne fussent courtoises, elles donnaient lieu à des discussions qui, malgré leur forme cordiale, empruntaient parfois aux circonstances un caractère tragique. C’est au cours de l’une d’elles que le ministre français, après avoir démontré à son interlocuteur que la France n’excédait pas son droit en s’appliquant à organiser ses moyens de défense et que sa politique ne présentait rien que l’Allemagne pût considérer comme une provocation, protestait « durement » contre l’obstination avec laquelle on lui prêtait des pensées belliqueuses. Se laissant emporter par l’indignation, il s’était écrié :

— Non seulement nous ne vous attaquerons pas ; mais, si vous nous attaquiez, nous vous laisserions tout l’odieux de l’attaque et nous ne nous défendrions pas. Si vous nous envahissez, je conseillerai au maréchal de se retirer avec son gouvernement et ses armées sur la Loire et d’attendre, sans tirer un coup de canon, que la justice de l’Europe ou celle de Dieu se prononce sur vous.

Quelques instans après, recevant le prince Orloff, le ministre lui tenait le même langage :

— Vous ne ferez pas cela, objectait tout ému l’ambassadeur de Russie.

— Nous le ferons, c’est décidé, et l’Europe verra tranquillement, l’arme au bras, la France envahie, dévastée, et ne se défendant pas. Oui, elle verra cela. Le tolérera-t-elle ?

Un autre jour, on répétait au duc Decazes ces paroles dites par le prince de Hohenlohe à des personnes de son intimité :

— Je ne veux pas être ici au moment de la rupture. Quand j’annoncerai que je pars, vous saurez ce que cela signifie.

On peut donc comprendre combien fut vif son émoi lorsque, peu de jours après, l’ambassadeur vint lui annoncer qu’il allait prendre un congé. Il ajoutait, il est vrai, « qu’il reviendrait dans quelques jours. » Mais après ce qu’il avait dit à ses amis, pouvait-on croire à cette promesse ? Cependant, il ne partit pas. A l’heure fixée pour son départ, il se présentait de nouveau au cabinet du ministre. D’un ton grave et attristé, il lui lançait ce trait :

— Je suis chargé par mon gouvernement de vous prévenir qu’il considère vos armemens comme un danger pour lui.

Jusqu’à ce jour, il avait à plusieurs reprises émis cette opinion, mais à titre purement officieux et jamais sous une forme officielle. Se refusant à prendre acte de cette communication, le duc Decazes se contenta de répondre :

— Votre gouvernement se trompe ; vous le savez déjà ; nous en recauserons à votre retour, et je vous aiderai à le lui prouver.

On était arrivé ainsi à la fin du mois d’avril sans que ces événemens eussent transpiré dans le grand public. Il n’en avait recueilli que quelques échos surpris dans les chancelleries et plus ou moins fidèlement répétés ; il n’en avait pas mesuré la gravité. Brusquement, une lettre publiée par le Times vint l’initier au secret qui, jusque-là, ne lui avait pas été dévoilé.

La part qu’eut cette lettre, dans l’apaisement immédiat qui allait suivre, commande de la résumer ici. Je constate d’abord, et je peux l’affirmer aujourd’hui, qu’elle avait été écrite sous l’inspiration du duc Decazes. Elle avait pour auteur Blowitz, le correspondant parisien du journal anglais. Nous savons aussi par les mémoires du prince de Hohenlohe qu’avant de la rédiger, Blowitz était allé le consulter. L’ambassadeur allemand, bien qu’il n’osât avouer qu’il ne voulait pas la guerre, se prêta cependant à cette tentative qui, dans sa pensée, pouvait contribuer à l’éviter. Il raconte du reste que l’auteur ne tint pas compte des modifications qu’il lui avait conseillées. Mais cette réserve n’affaiblit en rien sa participation au lancement de ce ballon d’essai.

Après avoir constaté qu’il existait on Allemagne un parti de la guerre, le correspondant du Times énumérait les griefs de ce parti et lui attribuait l’intention de franchir la frontière française, de marcher sur Paris, de camper sur le plateau d’Avron et, ses canons braqués sur la capitale, d’exiger avec Belfort une indemnité de dix milliards payable en vingt ans avec des intérêts de 5 pour 100, sans anticipation de payement du capital. Probablement ces projets n’étaient pas destinés à se réaliser ; on pouvait espérer « qu’ils rencontreraient sur leur route, en même temps que l’honneur allemand révolté, le traité que l’Empereur avait couvert de sa parole de gentilhomme. » Mais le parti de la guerre voulait sauver la patrie, compléter l’œuvre de 1871, et l’avenir était gros de menaces. Il fallait donc que l’Europe sortit de son indifférence.

Elle en était déjà sortie. L’intervention de l’empereur de Russie, les pressantes exhortations de la reine d’Angleterre à l’empereur d’Allemagne avaient produit leur effet. A Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Londres, nos ambassadeurs en recueillaient des preuves non équivoques. De Berlin, le vicomte de Gontaut-Biron écrivait que l’Empereur lui avait tenu les propos les plus rassurans et que, rencontrant noire attaché militaire, M. de Polignac, il lui avait dit :

— On a voulu nous brouiller ; mais maintenant, c’est fini-.

Quelques jours plus tard, au moment où le prince de Hohenlohe, venu pour quelques jours à Berlin, allait se mettre en route pour Paris, le vieux souverain lui avait laissé entendre que le mal était venu surtout « de la mauvaise attitude de la presse. » Il avait reconnu que les articles hors de toute mesure publiés par les journaux auraient pu avoir des suites funestes, c’est-à-dire amener la guerre.

— Ces gens-là sont de grands coupables par l’exagération de leurs propos.

Il semblait vouloir ainsi leur attribuer tout le mal et croire à leur entière indépendance, alors que chacun savait quel empire le chancelier exerçait sur la presse allemande et l’habileté avec laquelle il en usait.

— Heureusement, maintenant tout est fini, reprenait-il. L’empereur de Russie, quand j’ai eu le plaisir de le voir, a pu s’en convaincre et se rendre compte sur place de l’inanité des bruits répandus. En congédiant son ambassadeur, Guillaume Ier lui avait recommandé de saluer, de sa part, le maréchal de Mac Mahon : — Dites-lui que vous n’êtes pas le seul messager de paix, que le vrai messager de paix est ici.

De Saint-Pétersbourg, le général Le Flô avait fait savoir que le Tsar, en partant pour Berlin, s’était attaché à le rassurer.

— Tout se calmera, je l’espère. En tout cas, vous savez ce que je vous ai dit. Je ne l’oublie pas et je tiendrai. Et serrant la main au général, il avait renouvelé sa promesse : — Au revoir, je me souviendrai et j’espère qu’il n’y aura pas de surprise.

Les deux empereurs se rencontraient à Berlin le 11 mai. A la suite de leur première entrevue, le prince Gortchakoff annonçait à ses ambassadeurs, à Paris et à Londres, que la paix ne serait pas troublée. Le même jour, le Tsar écrivait à une personne de sa famille : « L’emporté de Berlin a donné toutes les garanties pour le maintien de la paix. »

A Londres, lord Derby avait également rassuré le représentant de la France en lui affirmant que, grâce à la Russie et à l’Angleterre, tout danger de conflit était maintenant écarté. Comme ce diplomate le remerciait de ses bons offices, il avait répondu :

— Nous avons été heureux de faire quelque chose pour la France.

Ce que l’Angleterre avait fait, on en parlait déjà dans le monde diplomatique, mais sans connaître encore les détails de son intervention. On les connut avec précision le 24 mai. Ce jour-là, à la Chambre des Communes, le premier ministre Disraeli, interpellé sur le point de savoir s’il était vrai que le gouvernement anglais eût adressé des observations à l’Allemagne et à la France, s’était fait un devoir de révéler que le Cabinet « avait conseillé à la Reine d’adresser des représentations à l’empereur d’Allemagne. » Il ne crut pas devoir répondre en ce qui touchait la France. Son silence était significatif et voulait dire que la France, n’ayant pas cessé de garder l’attitude la plus correcte, ne méritait pas qu’on lui fit des représentations. À cette date, l’empereur Guillaume était, depuis trois semaines, en possession d’une lettre de la reine Victoria le suppliant « de ne pas laisser troubler la paix de l’Europe, cette paix qu’assurément il ne voulait pas compromettre, mais qu’autour de lui, et à son insu, on essayait d’empêcher. »

Il est juste de compléter ces détails en rappelant que le prince impérial d’Allemagne, le futur Frédéric III, sa mère l’impératrice Augusta et sa femme la princesse Victoria n’étaient pas étrangers à cet heureux dénouement d’une situation qui eût mis l’Europe en feu, si elle se fût prolongée. Lorsque l’Empereur avait appris qu’il s’était trouvé si près de la guerre, alors qu’il ne la voulait pas, de puissans efforts avaient été faits par sa famille la plus proche pour couper court aux projets du chancelier. Celui-ci, qui reprochait déjà à la vieille Impératrice et à ses enfans de contrarier fréquemment ses plans, ne devait jamais oublier leur intervention en cette circonstance, et tout porte à croire que le ressentiment qu’on le vit ensuite manifester quand il parlait d’eux avait trouvé un aliment dans les faits que nous rappelons.

Quelques mois plus tard, on le verra s’étonner et s’indigner qu’on lui imputât d’avoir voulu faire la guerre à la France, et peut-être, en effet, comme le disait Decazes, avait-il moins voulu la lui déclarer que lui faire croire qu’il la voulait. Si tel a été son but, il a oublié qu’il est des cas où la feinte peut créer les mêmes périls que l’intention. Il rejettera sur la Russie et surtout sur le prince Orloff et sur Gontaut la responsabilité de l’événement. Il reprochera à la Russie d’avoir voulu se tailler, aux dépens de Berlin, une réputation de Puissance pacificatrice : « Orloff n’a cherché qu’à flatter Gortchakoff en faisant l’aimable auprès de lui. Quant à Gontaut, il s’est laissé égarer par la Cour. »

On voit apparaître ici le grand grief de Bismarck contre l’ambassadeur de France, grief qui devait bientôt se traduire par une demande de rappel, sous prétexte qu’il lui était impossible d’entretenir avec un diplomate légitimiste et ultramontain les mêmes bonnes relations qui existaient à Paris entre le duc Decazes et le prince de Hohenlohe, prétexte singulièrement misérable. Envoyé à Berlin par le président Thiers en même temps que le duc de Broglie à Londres, le marquis d’Harcourt à Vienne, le marquis de Vogué à Constantinople et le général Le Flô à Saint-Pétersbourg, le comte de Gontaut n’avait jamais fait montre à la cour d’Allemagne de ses opinions politiques ? La correspondance, avec le chef d’Etat de qui il tenait ses pouvoirs, nous fournit la preuve du loyal désintéressement qu’il avait toujours apporté dans l’exercice de ses fonctions. En réalité, ce que le chancelier ne lui pardonnait pas, c’était d’avoir trouvé dans la famille impériale les plus vives sympathies et de les utiliser pour le succès de sa mission. Peut-être aussi devinait-il que l’ambassadeur était d’avis qu’avec un homme tel que lui, « toujours plus ou moins à la merci de ses nerfs et dont on ne pouvait jamais pénétrer sûrement les desseins, » il était impossible de se livrer à une sécurité absolue.

Il est remarquable que lui-même n’allait pas tarder à justifier cette opinion. Dès le lendemain de la crise, et alors qu’on pouvait croire qu’il changerait d’allure dans ses rapports avec la France, il soulevait de nouvelles difficultés. Ce fut d’abord, comme nous venons de le rappeler, la démarche qu’il fit faire à Paris par son ambassadeur, afin d’obtenir une modification dans le personnel de l’ambassade de France à Berlin. Non content d’incriminer le galant homme qui la dirigeait, il impliquait dans ses accusations les filles de ce diplomate : « Elles parlent des affaires intérieures du pays sur un ton incompatible avec le rôle qu’on reconnaît en général aux membres d’une famille d’ambassadeur. » L’attaché militaire français, le prince de Polignac, ne trouvait pas davantage grâce devant lui. Il demandait son changement : « Il n’est pas à sa place. Il a choqué par la manière dont il a parlé des tendances agressives des généraux prussiens. C’est lui qui devrait être rappelé le premier. »

Sur ce dernier point, il reçut assez promptement satisfaction. Mais, en ce qui concernait l’ambassadeur, il dut attendre pendant près de deux années. Le gouvernement français ne se résignait pas à céder à des injonctions quelque peu humiliantes pour lui et à frapper un bon serviteur, ardemment patriote, qui n’avait pas démérité, et que la famille impériale avait pris en goût, ainsi qu’elle le lui prouva par l’expression touchante de ses regrets lorsque, au mois de janvier 1878, il quitta Berlin.

Il convient cependant de reconnaître qu’à cette date, le remplacement de Gontaut s’imposait. Sa présence à Berlin irritait Bismarck, chez qui cette irritation se traduisait par une bouderie systématique, nuisible aux affaires, et par l’affectation qu’il mettait à paraître inquiet des arméniens de la France.

— La France arme trop, disait-il à Hohenlohe. Elle augmente ses effectifs dans une mesure qui met l’Allemagne en péril ou du moins l’oblige à faire toujours plus. Quand vous-retournerez à Paris, ne présentez pas nos intentions sous de » couleurs trop pacifiques.

Il gémissait sur l’entêtement de l’Empereur, qui, « influencé par l’Impératrice et par Gontaut, » hésitait à renforcer les troupes allemandes sur la frontière française, comme c’eût été nécessaire « pour se mettre à la hauteur des Français. » A l’en croire, les masses allemandes de cavalerie et d’artillerie concentrées sur la frontière étaient insuffisantes pour la défendre. « Metz était menacée. D’un instant à l’autre, les Français pouvaient ouvrir le feu et exposer l’Allemagne aux pires dangers. » Il complétait ce tableau en attribuant les dispositions pacifiques de Guillaume Ier aux conseils de l’Impératrice. « Elle gagne du terrain et, derrière elle, on devine Gontaut. » Ses craintes, on l’a vu, ne reposaient sur aucun fondement. Elles témoignaient surtout de son parti pris de rendre difficiles ses relations avec l’ambassadeur dont il avait hâte de se débarrasser, afin d’éloigner de l’Empereur une influence qui peut-être eut contrarié ses desseins et qu’il accusait bien à tort de lui être hostile.

En ces circonstances, il se révèle de nouveau comme un homme tout à la fois habile et mobile dans la conception de ses desseins, mais impulsif quant aux moyens de les exécuter et, par suite de son impulsivité, capable de toutes les perfidies, quand les circonstances les lui suggèrent et s’il n’a pas eu le temps d’y réfléchir. Il est toujours le personnage sans scrupules qui a falsifié la dépêche d’Ems et qui depuis, lorsqu’il s’est trouvé en présence de difficultés intérieures, a cherché à les résoudre en ameutant l’Allemagne contre la France à l’aide de soupçons calomnieux. C’est ainsi, par exemple, qu’au lendemain du Congrès de Berlin, la presse allemande dénonce tout à coup, non sans véhémence, l’attitude agressive de la France et de la Russie. L’opinion s’émeut notamment d’un article où les prétendues preuves de cette attitude sont énumérées. Comme on en parle chez le chancelier, il se met à rire et avoue que c’est lui qui a écrit l’article en question pour influencer le Reichstag et l’amener à voter la loi militaire, qui rencontre dans l’assemblée une assez vive opposition.

À ce moment, deux ans s’étaient écoulés depuis que le comte de Gontaut n’était plus ambassadeur à Berlin. Il y avait été remplacé par le comte de Saint-Vallier, dont un long séjour auprès de Manteuffel pendant la période d’occupation avait fait apprécier les qualités éminentes. À dater de ce moment, l’humeur malveillante du chancelier s’était apaisée, et si parfois encore il affectait une mine grondeuse, c’était toujours pure comédie : son hostilité contre la France faisait trêve.

C’était qu’aussi les affaires de l’Europe étaient bien faites pour absorber son attention. A Paris, la chute du gouvernement de Droite et la démission du duc Decazes en 1877 avaient eu pour résultat un changement caractéristique dans l’orientation de la politique française. L’idée de l’alliance russe semblait abandonnée. Lorsque, au Congrès de Berlin, les stipulations du traité de San Stefano par lequel s’était dénouée la guerre russo-turque avaient été remises en question en ce qui concernait la Bulgarie, le gouvernement français avait figuré à côté de l’Allemagne.

À cet incident en succédait un autre. Une commission internationale, désignée par le Congrès de Berlin et réunie à Novi-Bazar, travaillait à la délimitation des frontières turques ; or, au sein de cette commission, les prétentions des commissaires de la Porte étaient presque toujours soutenues par les commissaires allemands. Dans une lettre écrite à son oncle l’empereur Guillaume, le Tsar se plaignit de cette partialité.

La réponse qu’il reçut ne lui donnant pas satisfaction, il répliqua par une dépêche quasi menaçante. Une entrevue entre les deux empereurs imprima promptement à ce différend une tournure pacifique. Mais Bismarck ne se dissimulait plus que la Triple-Alliance avait du plomb dans l’aile ; bientôt après, il signe avec l’Autriche un traité qui, le cas échéant, substituera une alliance austro-allemande à celle des trois cours du Nord et dans laquelle l’Italie viendra remplacer la Russie.

Par suite de ces incidens, qui se succèdent à travers la situation si troublée de l’Europe et que je me contente de résumer, l’attitude du chancelier envers notre pays, et sauf de rares exceptions, comme par exemple l’affaire Schnæbelé, a perdu, au moins en apparence, tout caractère agressif. Au lieu de lui faire la guerre, il s’efforcera de le détourner de toute pensée de revanche et d’éteindre chez le peuple français, au prix de dédommagemens, l’espoir de reprendre l’Alsace-Lorraine. Au Congrès de Berlin, causant dans l’intimité avec les représentans de la France, il leur montrera la Tunisie comme une conquête digne d’ambition et comme le complément nécessaire de nos possessions d’Algérie. Il leur a dit :

— Allez de ce côté ; vous ne m’y rencontrerez pas.

Depuis ce jour, il suit avec un intérêt bienveillant l’extension de notre puissance dans les contrées africaines d’abord, asiatiques ensuite. Quant à lui, il ne croit pas que l’Allemagne soit en état de créer un empire colonial. Un soir a dîner, « repas copieusement arrosé de porto et de vin de Hongrie, » il fait allusion, devant Hohenlohe, à la question des colonies. « Des colonies ! Il ne veut pas en entendre parler. Notre flotte est insuffisante pour les protéger et notre bureaucratie trop inexperte pour administrer ces pays. »

Hohenlohe, qui répète ces propos, lui avait envoyé précédemment un rapport touchant les projets de la France au Maroc.

« À ce propos, raconte-t-il, le chancelier m’exprima l’opinion que nous ne pourrions que nous réjouir si la France s’adjugeait le Maroc. Elle aurait beaucoup à faire de ce côté et.nous pourrions lui concéder cette extension de son territoire en Afrique à titre de compensation pour l’Alsace-Lorraine. Mais à ma question si je devais tenir ce langage à Freycinet, il me répondit que non. C’était trop s’avancer. »

Il ne prévoyait pas alors que, dix ans plus tard, alors qu’il n’occupait plus le pouvoir, l’empereur Guillaume II regretterait que l’Allemagne, faute d’une flotte de guerre, eût laissé la France se constituer un immense empire colonial et s’appliquerait, pour atteindre le même but, à créer et à développer, au prix du plus vigoureux effort, la puissance maritime de son empire. Il est d’ailleurs certain que si, à cette époque, Bismarck eût encore gouverné l’Allemagne, il se fût rallié à l’opinion de son nouveau maître. On en trouve la preuve dans l’assentiment que peu de temps avant sa chute, il donnait à la politique d’expansion coloniale. Mais, à la date où nous le voyons exprimer une opinion contraire, son regard n’embrassait pas l’avenir de son pays tel que nous le voyons se dérouler.

Du reste, ce n’est pas seulement la situation de l’Europe qui, au déclin insoupçonné de sa puissance, lui cause d’amers soucis. Il lui en vient d’autres de la cour de Berlin où la famille impériale lui est de plus en plus hostile. Il peut compter encore sur la confiance du vieil empereur qui, bien que s’impatientant parfois de l’ascendant que le chancelier a pris sur lui, est maintenant trop affaibli par l’âge pour s’y dérober. En eût-il la force, il n’oserait renvoyer l’homme d’Etat auquel il doit l’empire et dont la popularité en Allemagne est aussi grande que la sienne. Mais, autour de lui, le chancelier n’inspire ni la même gratitude, ni la même confiance. L’impératrice Augusta combat par tous les moyens l’influence que Bismarck exerce sur son mari. Le prince impérial s’attriste et s’irrite de l’audace de cet homme dans lequel, au dire de la princesse Victoria, « il y a l’étoffe d’un Cromwell. » Le chancelier n’ignore rien de la coalition qui s’est formée contre lui dans l’entourage de l’Empereur et, pour se défendre, il usera de toutes les armes, même des plus déloyales.

Il n’y a pas lieu de raconter ici à quels moyens il recourut pour se donner un allié puissant en vue de la lutte qu’il avait à soutenir contre les membres de la famille impériale qui le traitaient en ennemi. Rappelons seulement qu’il trouva cet allié dans le petit-fils du vieil empereur, dans le prince qui devait être Guillaume II. Il ne craignit pas d’éveiller en ce jeune homme les sentimens les plus indignes d’un fils respectueux et soumis. Autrefois et ailleurs, j’ai révélé ce douloureux épisode[2], où le Kaiser actuel nous apparaît déjà, si peu d’années avant son avènement, comme un modèle odieux d’orgueil et d’ambition, de dissimulation et de perfidie, tel enfin que nous le présentait hier, à cette place, le baron Beyens dans une étude suggestive et révélatrice. De ce drame de famille, je veux seulement retenir que la conduite du prince de Bismarck dans cette intrigue abominable nous le montre semblable à lui-même, aussi rusé, aussi vindicatif, aussi spontané dans le mal qu’il l’avait été durant cette crise de 1875, si savamment préparée, chef-d’œuvre de mensonge et de mauvaise foi, instrument de haine qui se brisa dans ses mains, grâce à l’intervention de l’empereur Alexandre II et de la reine Victoria.

Il convient de rappeler, en finissant, que son existence malfaisante et surtout l’acte final qui la déshonore reçurent un jour leur châtiment et que le coup qui le désarmait et le dépouillait de sa puissance lui fut porté par l’élève impérial qu’il avait dressé à son image. Il s’était flatté de ne jamais cesser de le dominer et de gouverner l’Empire sous son règne comme il l’avait gouverné sous le règne de Guillaume Ier. Mais le nouveau venu voulait « gouverner seul » et le renvoya.

— Il m’a chassé comme un laquais, disait Bismarck.

Il ne lui pardonna jamais ce qu’il appelait un acte d’ingratitude. Du fond de sa retraite, il déchaina contre lui la plume venimeuse d’un pamphlétaire à ses gages, Maximilien Harden, et peut-être aujourd’hui, en assistant aux événemens qui se déroulent sous nos yeux, se réjouirait-il, dans son ardeur vindicative, de pouvoir prédire la chute prochaine de l’ingrat.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez mon Histoire de l’Alliance franco-russe, Paris, Ottendoff, 1894.
  2. Voyez mon livre : La Chronique de nos jours, Paris, Plon-Nourrit et Cie, p. 177 et suivantes.