Autour de Marie-Antoinette

Autour de Marie-Antoinette
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 124-142).
AUTOUR DE MARIE-ANTOINETTE[1]

Partis de Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, Louis XVI et sa famille étaient arrêtés à Varennes quelques heures plus tard, à travers des péripéties qui appartiennent à l’Histoire et qui sont trop connues pour qu’il y ait lieu de les raconter ici. Rappelons seulement qu’à la nouvelle de l’arrestation, l’Assemblée constituante s’empressait de désigner trois de ses membres pour se porter à la rencontre des fugitifs dont le voyage avait été si dramatiquement interrompu et donner à leur retour dans la capitale les apparences de la légalité. Les commissaires choisis à cet effet furent le général de La Tour-Maubourg qui siégeait dans le parti constitutionnel, Pétion le maire de Paris connu par l’ardeur de ses opinions républicaines, et enfin Barnave, le célèbre ami de Mme Roland, esprit modéré qui avait vu dans la Révolution un moyen de donner à la France une constitution monarchique à l’image de celle de l’Angleterre. On leur adjoignit le maréchal de camp Mathieu Dumas comme commandant de la force armée qui devait escorter les voyageurs.

Ces envoyés les rencontrèrent le 23 juin entre Château-Thierry et Châlons-sur-Marne. Ils mirent pied à terre, et Barnave, parlant en son nom et au nom de ses collègues, présenta au Roi resté en voiture le décret de l’Assemblée.

— Je suis bien aise de vous voir, messieurs, dit Louis XVI, après l’avoir lu. Je ne voulais pas sortir du royaume. J’allais à Montmédy où mon intention était de rester jusqu’à ce que j’eusse examiné et accepté librement la Constitution.

Mathieu Dumas raconte dans ses Mémoires qu’à ces mots, Barnave se pencha vers lui et lui glissa à l’oreille :

— Si le Roi se souvient de répéter la même chose, nous le sauverons.

Ce propos démontre qu’en acceptant la mission que lui avait confiée l’Assemblée, Barnave ne se proposait pas d’en tirer parti contre le Roi et qu’il était déjà résolu à lui venir en aide pour atténuer les conséquences de sa fuite. Il convient de rappeler cette disposition pour faire mieux comprendre ce qui allait se passer ensuite entre la Reine et lui.

Quelques instans après, la famille royale et ses gardiens prenaient la route de Paris. Barnave s’était placé dans le fond de la voiture entre Louis XVI et Marie-Antoinette ; Madame Elisabeth et Madame Royale sur le devant et Pétion entre elles. Quant au petit Dauphin, il allait durant le voyage passer tour à tour des genoux de sa mère sur ceux de sa tante ou de sa sœur ; Latour-Maubourg, Mathieu Dumas et la suite des souverains voyageaient dans une seconde voiture.

De ces divers personnages, il en est deux qui dans la circonstance nous intéressent particulièrement : c’est d’une part la Reine et d’autre part Barnave. Celui-ci entrait dans sa trente-et-unième année. Malgré sa jeunesse, il devait à la dignité de sa vie, à son éloquence persuasive quoiqu’un peu froide, à l’accent de sa parole qu’on devinait sincère et loyale, l’influence qu’il exerçait sur l’Assemblée et qui faisait dire de lui qu’il était le rival de Mirabeau. La Reine n’ignorait pas ses antécédens et, quoiqu’il fût le délégué de la Constituante et, à ce titre, presque un geôlier, elle ne pouvait le considérer comme un ennemi. L’ennemi était Pétion. A cette heure si douloureuse pour les prisonniers, il affectait vis-à-vis d’eux une rudesse âpre et dogmatique, qui touchait parfois à l’insolence et qui révélait, en même temps que la sécheresse de son cœur, la haine invétérée qu’il nourrissait contre les souverains. Barnave, au contraire, semblait compatir à leur infortune ; il multipliait les égards envers le Roi et la Reine, il caressait le Dauphin, souriait à ses saillies et gagnait ainsi peu à peu la sympathie de Marie-Antoinette.

Cette sympathie ne pouvait lui échapper et il semble que d’abord il ait essayé de s’y soustraire en feignant de ne pas entendre les propos que lui tenait sa compagne de route. Pétion, dans le journal qu’il a écrit sur ce triste voyage, met dans la bouche de la Reine des paroles qui autorisent à croire qu’elle était piquée par le silence de Barnave ; elle se serait écriée en s’adressant à Pétion :

— Dites donc, je vous prie, à votre ami qu’il ne regarde pas tant par la portière quand je lui pose une question.

C’en fut assez pour vaincre la froideur du jeune commissaire. L’infortune et l’exquise bonté de la noble femme à côté de laquelle il était assis ne tardèrent pas à toucher son cœur, et ce qu’il éprouvait, il le laissa voir. Plus tard, en faisant allusion à cet émouvant épisode de sa vie, il écrira : « Epoque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l’infâme calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de l’infortune, m’a sans doute servi à supporter plus facilement les miennes. »

Lorsqu’il parlait ainsi, c’était sous l’impression de souvenirs qui lui étaient chers. Il se rappelait sans doute les entretiens que pendant le voyage il avait eus avec la Reine à plusieurs reprises, tantôt lorsqu’il se trouvait dans la voiture où les commissaires se relayaient, tantôt à la porte des auberges où l’on s’arrêtait, le soir venu, pour y passer la nuit, lorsque sa prisonnière, avant d’aller dormir, se promenait quelques instans avec lui ; il revoyait sans doute les yeux doux et charmans qui cherchaient les siens, qui semblaient l’implorer et lui dire : « Sauvez-nous. » Et sans doute il se rappelait aussi comment, attendri jusqu’aux larmes et obéissant au sentiment le plus généreux, il s’était promis de « les sauver, » non en renouvelant la tentative imaginée par Fersen, qu’il trouvait déplorable, mais en prodiguant ses conseils et, s’ils étaient écoutés et suivis, en s’attachant à recruter des partisans à la monarchie libérale qu’il ne désespérait pas de voir se fonder en France.

En rappelant ces souvenirs, plusieurs de ses biographes déclarent qu’ayant ainsi subi le charme de Marie-Antoinette, il était perdu. Il le fut en effet, non parce que ses conseils ne furent pas suivis, mais parce que, dès ce moment, le terrorisme naissant avait condamné le Roi et la Reine et dans leur personne la royauté des Bourbons ; il n’était plus temps pour frapper d’appel cette sentence, et aucune marche politique n’aurait pu en empêcher l’exécution.

Sur ce qui se passa à la suite du voyage, il avait régné jusqu’à ce jour une certaine obscurité à la faveur de laquelle la calomnie s’est exercée contre la Reine et contre Barnave. La Reine était accusée d’avoir songé tout d’abord à appeler à l’aide de la cause royale les armées étrangères et Barnave de s’être prêté à ses desseins. Grâce à leur correspondance qui est maintenant sous nos yeux, nous sommes mieux informés. S’il y a eu de la part de Marie-Antoinette une tentative pour obtenir les secours armés de l’extérieur et par eux la délivrance du Roi et de sa famille, cette tentative ne s’est produite qu’après que ces infortunés eurent épuisé en vain tous les moyens pacifiques de salut.

Dans ses entretiens avec Barnave, la Reine, séparée de tous ses amis et notamment de Fersen, le plus dévoué d’entre eux, avait sollicité des conseils ; Barnave s’était engagé à en donner. Rentrée à Paris, elle n’hésite pas à rappeler à son compagnon de voyage, par l’entremise d’un homme sûr, l’engagement qu’il a pris ; comme il s’est déclaré prêt à le tenir, elle écrit :

« Ayant bien réfléchi depuis mon retour sur la force, les moyens et l’esprit de celui avec lequel j’avais beaucoup causé, j’ai senti qu’il n’y avait qu’à gagner à établir une sorte de correspondance avec lui, en me réservant cependant, comme première condition, que je dirai toujours franchement ma manière de penser, que je louerai ce que je trouverai bien, et blâmerai de même ce que je trouverai mal. Cette condition posée, notre correspondance commence ci-après. Je numéroterai chaque papier ; on me rapporte toujours le mien et l’agent employé écrit toujours la réponse sous la dictée. Ainsi il ne peut y avoir d’inconvénient d’écriture trouvée et reconnue. » C’est à l’intermédiaire en qui elle a confiance qu’elle fait part des précautions qu’elle a prises pour assurer le secret de cette correspondance ; elle le charge ensuite d’un premier message pour Barnave, lequel, est désigné par une initiale et un numéro M, 2 ; 1.

« Je désire… que vous lui disiez que frappée du caractère et de la franchise que je lui ai reconnus dans les deux jours que nous avons passés ensemble, je désire fort pouvoir savoir par lui ce que nous avons à faire dans la position actuelle. Vous lui montrerez l’extrême difficulté qu’il y a pour moi de communiquer avec qui que ce soit et les risques que vous courrez vous-même en vous chargeant de ma commission et que cela pourrait se renouveler. Je le prie donc, s’il veut me faire passer des avis, de choisir lui-même les moyens pour me les faire parvenir soit par écrit, soit verbalement…

« On ne peut pas rester comme l’on est ; il est certain qu’il faut faire quelque chose. Mais quoi ? je l’ignore. C’est à lui que je m’adresse pour le savoir. Il doit avoir vu, par nos discussions mêmes, combien j’étais de bonne foi. Je le serai toujours. C’est le seul bien qui nous reste et que jamais on ne pourra m’ôter. Je lui crois le désir du bien, nous l’avons aussi, et, quoiqu’on en dise, nous l’avons toujours eu. Qu’il nous mette donc à même de l’exécuter tous ensemble ; qu’il trouve un moyen de me communiquer ses idées ; j’y répondrai avec franchise sur tout ce que je pourrai faire. Rien ne me coûtera quand j’y verrai vraiment le bien général. Et surtout ni vexations ni poursuites particulières, ce que j’ai toujours eu en horreur comme je le lui ai dit… Je compte entièrement sur le zèle, la force et l’esprit de M. 2 : 1, non pas pour nous, — nos personnes s’entend, — mais pour l’Etat et la chose publique qui sont tellement identifiés avec la personne du Roi et de son fils qu’ils ne peuvent faire qu’un. C’est donc à l’homme qui aime le plus le peuple et sa patrie et à qui je crois le plus de moyens que je m’adresse pour sauver l’un et l’autre, car, encore une fois, ils ne peuvent être séparés. »

J’ai cité la presque totalité de la première lettre que reçut Barnave, parce que les intentions de la Reine et le but qu’elle poursuivait y sont nettement exposés. Avant de lui répondre, Barnave était tenu, et il le lui fit savoir, de consulter quatre de ses amis envers lesquels il s’était engagé à n’adopter aucun plan politique sans s’être mis d’accord avec eux. Ces amis étaient Duport Dutertre, le baron d’André, Mathieu Dumas et Alexandre de Lameth, tous membres de la Constituante et qui formaient avec lui ce qu’on a appelé le Comité des Cinq. C’est donc leur pensée collective qui est exprimée dans la réponse que la Reine ne tarda pas à recevoir.

Il y était dit que le Roi avait été longtemps trompé et qu’il s’était laissé entraîner à une suite de démarches dont la dernière, la tentative de fuite, l’avait exposé à perdre sa couronne. Il était cependant encore possible de la lui conserver, mais c’était à la condition que lui et la Reine s’attacheraient à se réunir d’intérêt et de confiance avec la majorité de la nation. Le peuple français voulait la Constitution nouvelle ; il importait donc que le Roi n’hésitât pas à y souscrire et qu’il le fit de telle sorte qu’on ne pût mettre en doute la volonté de l’observer. Ceci fait, il conviendrait qu’il intimât à ses frères et aux émigrés l’ordre de rentrer. Il serait en outre à souhaiter que, par un acte quelconque, l’empereur d’Allemagne, en reconnaissant cette Constitution, manifestât de la manière la plus claire ses intentions amicales et pacifiques envers la France. Si la Reine contribuait à obtenir ce résultat, la nation lui en saurait gré. « Voilà l’objet, ajoutait Barnave, dont le Roi et la Reine doivent être actuellement occupés. Il faut qu’ils agissent auprès des princes et auprès de l’Empereur, afin que ces vues réussissent, soit par leurs efforts, soit par ceux qui pourraient être tentés d’ailleurs et que tout l’avantage puisse leur être attribué. » C’était, selon lui, l’unique moyen pour le Roi et la Reine de recouvrer la confiance du pays. Ils ne pourraient ni adopter d’autres idées, ni s’éloigner de cette marche sans se perdre ; ils devraient surtout renoncer à sortir de France et faire entendre de tous côtés qu’ils y avaient renoncé.

Il suffit de regarder de près à ces conseils pour comprendre l’impossibilité pour le Roi et la Reine de les mettre en pratique. Néanmoins, la Reine ne les repoussa pas. Pour ce qui regarde l’Empereur son frère, elle faisait remarquer qu’elle en était séparée depuis vingt-six ans et que son influence sur lui était nulle. Elle croyait qu’il était poussé, par son intérêt personnel, dans une voie très différente de celle où le Comité souhaitait de le voir entrer. Elle ne refusait pas cependant de lui écrire, si l’on supposait que cette démarche pût être utile. Quant aux princes frères du Roi, la difficulté de les faire revenir à Paris était plus grande encore. Le Comte de Provence, bien loin d’avoir cette intention, venait, d’accord avec le Comte d’Artois, de prendre le titre de régent en raison « de la captivité du Roi et du Dauphin, » et il s’efforçait de se faire reconnaître en cette qualité par les puissances étrangères. Elles répondaient à sa demande par un refus net et catégorique. L’empereur d’Allemagne justifiait le sien en ces termes :

« Non seulement je sais que le Roi mon beau-frère a sérieusement accepté la Constitution et répugne à tout projet de contre-révolution ; mais, je le sais de source certaine, Vos Altesses le savent aussi, il vous a communiqué ses dispositions véritables par un Mémoire secret qui renferme, sur le parti qu’il a pris, des motifs et des argumens supérieurs à tous ceux qu’on allègue en faveur du contraire. Or, je partage le vœu et l’espoir du Roi de ramener la tranquillité et l’ordre et d’acheminer les amendemens futurs par les voies de la douceur, de la confiance et de l’expérience et je suis convaincu avec ce prince que des mesures violentes, loin de promettre plus d’effet, plongeraient le Roi et sa famille dans un abîme de maux et d’horreurs… Je manquerais à l’objet et au but de ‘mes engagemens en contrariant ses volontés et ses vues et en l’exposant à de nouveaux périls. »

Malgré la sagesse de ces raisons, les princes y restaient insensibles ; ils s’entêtaient dans leur résistance, et accentuaient de jour en jour l’hostilité de leur attitude, allant jusqu’à recruter une armée pour marcher sur Paris dans les rangs des troupes étrangères auxquelles ils espéraient être autorisés à se joindre. Néanmoins, et quoique disposé à croire qu’il ne serait pas obéi, le Roi les suppliait de rentrer, et surtout de ne pas provoquer la guerre à propos de laquelle Marie-Antoinette ne cessait de répéter qu’elle perdrait à jamais la monarchie. « Ni guerre civile seule, disait Louis XVI, ni guerre civile avec la guerre étrangère, ni une régence qui créerait des conflits entre les princes et l’assemblée, mais un Congrès formé des représentans des puissances, appuyé sur des forces importantes, tenant un langage ferme et modéré, déclarant que les souverains ne veulent pas intervenir dans le gouvernement de la France en ce qui ne concerne point les relations de la France avec eux et qu’ils ne veulent traiter qu’avec le Roi et avec lui seul. » Mais tel n’était point l’avis des princes ; ils considéraient ce projet de Congrès, qui d’ailleurs ne devait pas aboutir, comme un témoignage humiliant de pusillanimité et de faiblesse. C’est l’invasion qu’ils voulaient, l’invasion poussée jusqu’à Paris, leur en frayant la route, chassant l’Assemblée, châtiant les rebelles, rétablissant l’ancien régime dans toute sa pureté. Ainsi, entre Coblentz, où ils résidaient, et Paris, où la famille royale était captive, se creusait de plus en plus l’abîme où devait sombrer la royauté.

Marie-Antoinette envisageait dans toute leur gravité les périls de cette situation et comme, d’autre part, elle était résolue à ne recourir jamais aux émigrés, desquels elle redoutait « un esclavage pire que le premier, » elle n’en était que plus disposée à suivre les conseils que lui donnaient Barnave et ses amis. Mais, du premier coup, ils lui avaient demandé l’impossible et, en dépit de son bon vouloir, elle était obligée de le leur faire sentir. Néanmoins, nous l’avons dit, elle ne se refusa pas à la tentative qu’ils lui conseillaient. Elle écrivit à son frère et n’en reçut qu’une réponse vague et entortillée qui ne pouvait lui donner satisfaction. Dès ce moment, l’Empereur entrevoyait la possibilité de tirer parti des malheurs de la France pour s’annexer l’Alsace et la Franche-Comté ; il ne voulait prendre aucun engagement, ni faire aucune démarche qui l’eût lié pour l’avenir. Jusqu’à l’avènement de Bonaparte, la politique impériale s’inspirera de ce désir inavoué, mais certain. Cette réponse ne fut pas une déception pour la Reine ; elle l’avait prévue, sans d’ailleurs en soupçonner les motifs réels.

Elle avait écrit aussi au Comte de Provence tandis que le Roi écrivait de son côté une lettre que Goguelat, son homme de confiance, fut chargé de porter à Coblentz. La réponse du prince à sa belle-sœur ne fit que témoigner de son entêtement. Aux instances dont il était l’objet, il répliquait qu’elles ne pouvaient être sincères, ceux qui les lui adressaient n’étant pas libres. La réponse à Goguelat fut pire ou, plutôt, il n’y en eut pas. L’envoyé de Louis XVI, brusquement éconduit, dut se retirer sans avoir pu obtenir du Comte de Provence et du Comte d’Artois qu’ils répondissent à leur frère. La Reine se vit contrainte de renoncer à toute démarche directe ultérieure. Elle écrivait à Barnave : « Je répète que notre intérêt personnel est tellement attaché au retour de Monsieur que je pourrais paraître suspecte en toute démarche que je ferais à ce sujet. Il faut qu’on trouve un moyen d’agir sur les esprits sans que nous paraissions en rien. Au reste, le parti qu’on a pris à Coblentz de regarder comme forcée et preuve de notre manque de liberté toute démarche que nous faisons nous interdit toute démarche particulière. »

L’espace nous fait défaut pour tirer de plus longs extraits de cette volumineuse correspondance. Mais nous en avons assez dit pour démontrer comment et pourquoi le rapprochement de la Reine avec Barnave devait rester stérile et, sans discuter ici la question de savoir si la tentative à laquelle ils se livraient en commun pouvait aboutir à un, résultat heureux, il y a lieu de reconnaître que la responsabilité de l’échec appartient tout entière aux princes frères du Roi et surtout à l’entourage d’émigrés dont ils subissaient l’influence. Composé en majeure partie d’intrigans et d’incapables, d’imprévoyans et même de fanatiques, cet entourage fut fatal à la monarchie ; par ses illusions, ses bravades, ses menaces, il envoyait à la mort les malheureux souverains. Fersen, qui l’avait vu de près, disait : « C’est un foyer d’intrigues abominables où l’intérêt général est toujours sacrifié à l’intérêt particulier. »

Il serait cependant injuste de méconnaître que l’attitude des émigrés trouvait un encouragement et une sorte de justification dans celle des révolutionnaires de Paris. Tandis que les émigrés se refusaient à obéir aux ordres et aux prières qui leur venaient des Tuileries, tandis qu’ils déclaraient que le Roi et la royauté ne pouvaient et ne devaient être sauvés que par eux, les révolutionnaires travaillaient sans relâche à faire table rase de toutes les institutions du passé et à y substituer, par des mesures de violence et de terreur, un gouvernement de leur choix. Pour que le pouvoir passât dans leurs mains, il fallait que la monarchie disparût ; ils eussent été déçus si elle n’avait pas commis des fautes propres à la rendre impopulaire et, loin de souhaiter qu’elle n’en commît pas, ils les auraient plutôt encouragées dans l’espoir d’en tirer parti au profit de leurs détestables desseins. Il est donc vrai de dire qu’alors même qu’il eût été possible à la Reine de mettre en pratique les conseils de Barnave, il n’est pas certain que la monarchie eût été sauvée ; il est même probable qu’elle ne l’eût pas été, car à l’heure où le jeune constituant avait promis son dévouement à Marie-Antoinette et s’efforçait de le lui prouver, il était déjà trop tard pour qu’on pût raisonnablement espérer le salut de tout ce qui déjà tombait en ruines.

La Reine n’en reste pas moins admirable dans le rôle qu’elle s’impose et dans le suprême effort auquel elle se livre pour favoriser la construction d’un édifice nouveau, solide et durable, où le pouvoir royal dégagé de l’étiquette du droit divin s’épanouira librement pour le bien général, en complet accord avec le pouvoir populaire. Qu’elle ait reconnu trop tardivement que le pouvoir royal ne pouvait plus exister qu’à ce prix, ce n’est pas contestable. Mais il ne serait pas juste, étant donné ses origines, son éducation, ses préjugés, de lui imputer à grief ce défaut de prévoyance et il convient de lui faire honneur d’avoir puisé dans l’excès de son infortune, dépouillé de toute rancune et de toute velléité de vengeance et de représailles, le sentiment très net des nouveaux devoirs que lui imposaient l’intérêt de la France et celui de la royauté. Ce sentiment apparaît à toutes les pages de sa correspondance avec Barnave. Elle y révèle une résignation raisonnée et sincère aux transformations qu’il n’est plus au pouvoir de personne d’empêcher, les plus rares qualités de l’esprit et du cœur, et une rectitude de jugement que ne permettaient pas de soupçonner les légèretés qu’on lui avait antérieurement reprochées et ce qu’on a dit de la futilité de ses pensées. Elle ne se fait pas illusion sur les conséquences de son entreprise ; quoiqu’elle s’y livre avec autant de courage que d’espoir, elle est préparée à la défaite comme au succès. Si dans cette correspondance se trahissent des illusions, elles ne sont pas du côté de la Reine ; elles sont plutôt du côté de Barnave, qui croit encore possible ce qui ne l’est, hélas ! déjà plus. ! Dans le rôle que Marie-Antoinette vient d’adopter et dans le cadre d’événemens émouvans où on la voit évoluer, elle est véritablement une femme nouvelle en qui s’annonce déjà celle que, bientôt après, on verra gravir les degrés de son calvaire avec un héroïsme incomparable, qu’admirera la postérité, et qui effacera sous un voile sanglant ses fautes d’autrefois qu’on ne saurait d’ailleurs rappeler sans ajouter, si l’on veut être juste, qu’elles ne méritaient pas une si cruelle expiation.

Quoiqu’il en soit d’ailleurs, quiconque lira sans préventions la correspondance dont nous venons de parler et malgré l’avortement de la tentative qu’elle révèle, reconnaîtra que Marie-Antoinette y apparaît singulièrement grandie et j’oserai dire transformée, surtout si on la compare à ce qu’elle était avant le triste événement de Varennes ; et de même, ainsi qu’on va le voir, elle sort grandie comme femme de cette autre correspondance du comte de Fersen avec sa sœur la comtesse Piper, qui forme la dernière partie du volume de M. de Heidenstam, où elle est publiée pour la première fois.

A la fin du mois de décembre de cette même année 1791, Barnave se préparait à quitter Paris pour retourner à Grenoble, sa ville natale, avec l’espoir d’y retrouver sa popularité compromise et de se faire envoyer à la prochaine Assemblée. Déconcerté par l’inutilité de ses longs efforts pour servir la Reine et sauver la monarchie, il partait en proie au plus complet découragement : « Quel espace immense franchi dans ces trois années ! écrivait-il en arrivant à Grenoble. Nous avons remué la terre bien profond ; nous avons trouvé un sol fécond. Mais, combien en est-il sorti d’exhalaisons corrompues ! Rentré dans mes pénates, je me demande s’il n’eût pas autant valu ne jamais les avoir quittés. » A lire ces lignes, on dirait qu’il pressentait le caractère tragique de sa fin prochaine. On sait qu’après le 10 août, un papier, imprudemment conservé par Louis XVI, révéla la négociation secrète que le jeune constituant avait nouée avec la Reine. Il fut décrété d’accusation et Alexandre de Lameth avec lui. Lameth parvint à s’enfuir, grâce à La Fayette, qui l’emmena à l’armée du Nord. Moins heureux, Barnave fut arrêté à Grenoble et condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire, le 28 novembre 1793 ; son exécution eut lieu le lendemain. À cette époque, les souverains au salut desquels il s’était dévoué avaient péri ; un autre dévouement, celui de Fersen, plus ancien et plus ardent que celui de Barnave, n’avait pu les arracher à la mort, et ce malheureux ami de la Reine ne pouvait plus que la pleurer. Ce n’est pas seulement le cri de sa douleur qu’on entend dans les lettres qu’il écrivait à sa sœur ; on y peut lire aussi les confidences auxquelles il se livrait vis-à-vis d’elle, relativement à l’amour chevaleresque qu’il avait conçu pour la reine de France et aux héroïques efforts que, même après l’arrestation de Varennes, il avait multipliés pour la sauver.

A peine est-il besoin de rappeler que le sentiment passionné qui les avait inspirés, datait de loin et était partagé. Il remontait à l’année 1779. À cette époque, le jeune comte de Fersen, alors âgé de vingt-quatre, ans, était venu à Paris pour la seconde fois et avait été présenté à la Reine, qu’il ne connaissait que pour l’avoir entrevue aux Tuileries cinq ans avant, quand elle n’était encore que Dauphine. Mais, si courtes qu’eussent été alors leurs relations, elle avait conservé de lui un souvenir si flatteur, qu’en le revoyant, elle s’écria souriante :

— Ah ! c’est une ancienne connaissance.

Quelques jours après, il mandait à son père : « La Reine, qui est la plus jolie et la plus aimable princesse que je connaisse, a eu la bonté de s’informer souvent de moi ; elle a demandé à Creutz[2] pourquoi je ne venais pas à son jeu les dimanches, et ayant appris que j’étais venu un jour qu’il n’avait pas eu lieu, elle m’en a fait une espèce d’excuse. » Dans une autre lettre, il ajoutait : « La Reine me traite toujours avec bonté ; je vais souvent lui faire ma cour au jeu et chaque fois elle m’adresse quelques paroles pleines de bienveillance. Comme on lui a parlé de mon uniforme suédois, elle m’a témoigné beaucoup d’envie de me voir dans ce costume ; je dois aller mardi, ainsi habillé, non pas à la Cour, mais chez la Reine. »

Il aurait pu ajouter que partout où elle devait aller, à Trianon, chez Mmes de Lamballe et de Polignac et en un mot dans ses cercles intimes, elle le faisait inviter sans se préoccuper de ce qu’on en pourrait dire. Bientôt, on racontait que là et ailleurs, voire aux bals de l’Opéra, il y avait entre eux de longs entretiens, des regards significatifs ; on allait jusqu’à prétendre qu’un jour, à Trianon, la Reine étant au piano et chantant l’air de Didon :


Ah ! que je fus bien inspirée
Quand je vous reçus à ma Cour,


ses yeux s’étaient portés sur Fersen et qu’on y avait vu des larmes qu’elle ne pouvait dissimuler. Il n’en fallait pas davantage pour déchaîner la calomnie. Ce n’en était pas une assurément de dire, ainsi que le faisait le comte de Creutz dans une lettre à Gustave III, que la Reine « avait un penchant pour le comte de Fersen. » Ce penchant existait et l’ambassadeur suédois, qui affirmait en avoir saisi les indices, avait raison de n’en pas douter. Mais c’en était une de prendre occasion du mouvement de cœur dont Marie-Antoinette n’avait pu se défendre pour prétendre qu’il y avait entre elle et Fersen une liaison engagée et que la Reine avait trahi la foi conjugale. Ces propos malveillans étaient sans fondement, et nous en trouvons la preuve dans la conduite que tint alors Fersen.

On était à la veille de la guerre d’Amérique ; les plus brillans gentilshommes de France s’engageaient pour la campagne qui allait s’ouvrir contre l’Angleterre. Fersen suivit cet exemple, cédant sans doute au désir de se distinguer, mais aussi pour couper court ainsi aux commentaires auxquels donnaient lieu sa présence à Versailles et la joie non dissimulée que manifestait la Reine lorsqu’elle l’y recevait. La nouvelle de son départ fit grand bruit ; on lui tendit des pièges pour l’obliger à trahir ce qu’on appelait entre intimes sa liaison amoureuse avec la Reine. La duchesse de Fitz James osa lui dire :

— Quoi ! monsieur, vous abandonnez ainsi votre conquête ?

Son sang-froid déjoua la perfidie de cette question.

— Si j’avais fait une conquête, répondit-il, je ne l’abandonnerais pas ; je pars libre et malheureusement sans laisser de regrets.

Par cette réponse et sans désavouer ses sentimens pour Marie-Antoinette, il affirmait qu’elle n’y avait pas répondu. Le comte de Creutz, qui nous donne ces détails, remarque justement qu’en s’éloignant, Fersen écartait tous les dangers et qu’il lui avait fallu une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. Néanmoins, la malveillance ne fut pas désarmée ; elle prit acte de la tristesse de la Reine à la veille de la séparation et des larmes qui montaient dans ses yeux lorsque, durant les derniers jours, elle regardait le voyageur.

Cette même malveillance se manifestera au retour de Fersen en 1783. A ce moment, il a pris du service dans l’armée française, sans cesser d’appartenir à l’armée suédoise. Son temps se partage entre la Suède et la France et, jusqu’en 1789, les séjours successifs qu’il fera à Paris le conduiront à Versailles et le rapprocheront de la Reine. C’est ainsi qu’il apprendra de plus en plus à la chérir autant qu’il l’admire et qu’il sera payé de retour, sans qu’on puisse saisir dans ce qui nous reste de ce roman d’amour la moindre preuve d’une défaillance propre à donner à l’aventure un dénouement vulgaire et coupable. La calomnie ne s’en est pas moins acharnée sur la Reine. Elle avait été déjà calomniée atrocement de son vivant par les pamphlets abominables qui se publiaient à Londres et dans lesquels on a vu de nos jours certains historiens puiser les élémens de leurs récits. Depuis sa mort, malgré son martyre et l’héroïsme de sa fin, l’œuvre de ses ennemis s’est continuée. Encore à l’heure où nous sommes, ses rapports avec Fersen enjolivés, dénaturés, travestis, tiennent plus de place qu’il ne conviendrait dans les accusations que quelques irréconciliables s’obstinent, au mépris de la vérité, à faire peser sur sa mémoire. Ils ne formulent rien de positif, parce qu’il n’y a rien de positif à formuler ; mais ils procèdent par des insinuations et les produisent comme si elles étaient des preuves ; ils oublient qu’en bonne justice, lorsque le doute existe, l’accusé doit en bénéficier. Les témoignages abondent de leur persistance à conserver cette attitude ; je n’en citerai que deux.

Dans le volumineux recueil des papiers de Fersen, publié en 1878, par son petit-neveu le baron de Klinkowström, se trouvent de nombreuses lettres de Marie-Antoinette, dans quelques-unes desquelles ont été pratiquées des coupures dont les causes nous échappent. Sans méconnaître qu’elles sont regrettables, puisqu’elles ont fourni à la malveillance un argument hostile à la Reine, il convient de faire remarquer que, là où elles ont été pratiquées, on trouverait malaisément à introduire des propos amoureux. Il tombe d’ailleurs sous le sens que si quelques lignes de ces lettres avaient été de nature à démontrer le bien fondé de l’accusation, le petit-neveu de Fersen, au lieu de les mutiler, ne les aurait pas publiées. On n’en a pas moins prétendu, et on le soutient encore, que les passages supprimés constituaient une preuve de la trahison de Marie-Antoinette envers son époux et que c’est pour ce motif qu’ils ont disparu.

Plus récemment encore, une note assez mystérieuse communiquée à l’Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, et dont l’auteur a évité jusqu’à ce jour de se faire connaître, a prétendu qu’il existait à Montréal une copie des lettres de Marie-Antoinette à Fersen, qu’elle était en lieu sûr et que son possesseur se proposait de la léguer à la bibliothèque de cette ville. La note ajoutait qu’une partie de cette correspondance ne pourrait être publiée « par respect pour une mémoire sacrée » et qu’une miniature offerte par la Reine à Fersen ne pourrait être davantage livrée à la publicité ; on ne nous dit pas pourquoi, mais il est aisé de le deviner. Je n’ai pas, quant à moi, ajouté foi à ces allégations, la continuation du système perfide que je dénonce y étant trop apparente. On ne s’expliquerait pas en effet comment et pourquoi le loyal chevalier qu’était Fersen aurait fait établir une copie des lettres dont les originaux étaient restés dans ses mains et l’aurait déposée dans celles d’un tiers, au risque de favoriser la divulgation d’un secret dont il n’était pas seul maître ; son caractère rend absolument invraisemblable une telle supposition. Je n’ai pas moins voulu en avoir le cœur net. Sur ma demande, il a été procédé au Canada, par les hommes les plus compétens que je suis heureux de remercier ici, à une enquête à l’effet de découvrir le document sensationnel qui contiendrait, à en juger par la rédaction de la note, une preuve indiscutable de la culpabilité de Marie-Antoinette. Or, jusqu’à ce jour, les recherches les plus actives et les plus minutieuses n’ont pu le faire découvrir et les personnes qui les ont faites inclinent de plus en plus à croire qu’il n’existe pas. Nous n’en avons pas moins la preuve que « la mémoire sacrée » compte encore des ennemis qui ne sont pas prêts à déposer les armes.

Le volume de M. de Heidenstam vient tout à point pour rendre vaines leurs calomnies et pour démontrer, grâce aux lettres de Fersen à sa sœur, que les relations de la Reine avec Fersen sont restées pures. Pendant que Marie-Antoinette, durant les six derniers mois de l’année 1791, correspondait avec Barnave, le comte de Fersen était à Bruxelles où il s’était réfugié après la tentative de Varennes, et de là, il veillait sur la famille royale autant qu’il le pouvait. En même temps, il s’efforçait d’intéresser les Cours étrangères au sort des malheureux souverains, il écrivait à la Reine, la tenait au courant de ses efforts, la conseillait, lui prêchait le courage. Il ignorait les relations qui s’étaient nouées entre elle et Barnave ; convaincu qu’on ne devait rien attendre de bon des maîtres du jour, il pensait que la famille royale n’avait d’autre moyen de salut qu’une fuite nouvelle qui réussirait mieux que la première.

Il avait cru d’abord à la possibilité de recourir à un Congrès, d’où la monarchie constitutionnelle sortirait consolidée par la reconnaissance de toutes les puissances de l’Europe. Puis ce projet avait été abandonné et, l’impossibilité de la fuite étant démontrée, il n’espérait plus que dans une intervention armée de ces mêmes puissances. Au commencement de 1792, il écrivait à son amie : « Il faut absolument vous tirer de l’état où vous êtes et il n’y a plus que les moyens violens qui puissent vous en tirer. » Mais ces moyens n’étaient pas encore trouvés et, au commencement de 1792, Fersen considérait comme nécessaire d’aller à Paris pour en entretenir les souverains prisonniers dans leur palais. La Reine s’oppose d’abord à ce voyage. Elle a peur pour la vie de celui qu’elle aime. En outre, s’il était reconnu, sa présence ferait croire à une nouvelle tentative de fuite. Mais Fersen insiste ; il affirme qu’il traversera la France comme courrier du Roi de Suède, envoyé en Portugal, et qu’il se rendra méconnaissable. Il fait tant et si bien qu’il est autorisé à venir. Il est à Paris le 13 février. Dans la soirée du même jour, il parvient à s’introduire aux Tuileries, il voit la Reine, et y étant retourné le lendemain, il peut conférer avec le Roi et avec elle. ! Il les presse d’essayer de partir. Le Roi s’y refuse.

— J’ai promis, dit-il, de ne plus cherchera fuir et je resterai. Qu’on m’abandonne à mon sort ; qu’on me laisse agir ainsi que je le juge à propos.

Fersen met alors en avant un autre projet qui consiste à faire sortir de Paris Marie-Antoinette et ses enfans. Mais elle proteste en déclarant qu’elle veut partager jusqu’au bout le sort de son époux et qu’elle ne partira pas sans lui. Fersen fait ses adieux aux souverains, sans avoir pu ébranler leurs résolutions. Le lendemain, il est à Tours, se préparant à retourner à Bruxelles. Mais alors, il est saisi d’un regret, presque d’un remords ; il se reproche de n’avoir pas assez insisté pour convaincre le Roi et la Reine de la nécessité de s’évader. Il revient sur ses pas, rentre dans Paris et, la nuit venue, il revoit ses royaux amis ; il leur adresse de nouveau ses prières ; mais il échoue et s’éloigne la mort dans l’âme en leur promettant de ne plus revenir aux Tuileries où sa présence constitue pour eux et pour lui un danger redoutable. Au moment des derniers adieux, la Reine, qui lui a fait part de ce qui s’était passé entre elle et Barnave, remet entre ses mains, à titre de dépôt, les lettres de son correspondant et les minutes des siennes, et c’est à cette circonstance que nous devons de les connaître aujourd’hui.

Maintenant, les billets qu’il parvient à échanger avec Marie-Antoinette vont devenir poignans. Au lendemain de la dramatique journée du 20 juin, elle en termine un par ces mots : « J’existe encore, mais c’est un miracle ; la journée d’hier a été affreuse. » Le 3 juillet, elle ajoute : « Notre position est affreuse, mais ne vous inquiétez pas trop, je sens du courage et j’ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons sauvés. Cette seule idée me soutient. » À ce langage révélateur d’une admirable intrépidité d’âme, Fersen ne peut répondre que par des témoignages de son ardente sollicitude et de son inlassable compassion ; et il en sera ainsi jusqu’à l’heure où les murailles du Temple élèveront entré son amie et lui une barrière infranchissable. Alors, c’est à sa sœur, la comtesse Piper, qu’il crie sa douleur et son désespoir. De tout temps, elle avait été sa préférée, et il s’était accoutumé à ne lui rien cacher, ni de près ni de loin, des incidens de sa vie, si bien qu’en lisant les lettres qu’il lui adressait, on peut dire qu’il n’avait pas de secret pour elle. Ce qui s’était passé entre la Reine et lui, sa sœur le savait ; il le lui avait confié de vive voix dès 1784, pendant un séjour qu’il avait fait en Suède au château de leur père ; elle avait ainsi connu le roman à ses débuts et, en lui parlant de son amour, Fersen ne lui avait pas caché « qu’il était sans espoir. »

Quatre mois plus tard, rentré à Paris, il lui écrivait : « Je commence à être un peu plus heureux, car je vois de temps en temps mon amie librement chez elle et cela nous console un peu de tous les maux qu’elle éprouve, pauvre femme. C’est un ange de bonté, une héroïne de courage et de sensibilité. Jamais on n’a aimé comme cela. Elle a été très sensible à tout ce que vous m’avez dit pour elle et me charge de vous dire combien elle en a été touchée. Elle serait si heureuse de vous voir ! » Peu après, sa sœur lui témoigne le désir d’avoir des cheveux de la Reine, qu’elle veut tresser et monter en bracelet : « Voici les cheveux que vous m’avez demandés, lui répond-il. C’est elle qui vous les donne et elle a été vraiment touchée de ce désir de votre part. Elle est si bonne, si parfaite, et il me semble que je l’aime encore plus depuis qu’elle vous aime. »

Ces propos témoignent une affection passionnée et partagée. Mais on y respire en même temps comme un parfum de respect et de vénération qui ne laisse guère place à des suppositions attentatoires à la dignité de l’épouse. Nous sommes ici dans le domaine de l’amour platonique et chevaleresque. S’il en était autrement, Fersen n’aurait pas fait à sa sœur, mariée et mère de quatre enfans, l’injure de la tenir au courant d’une situation qui n’eût été qu’une intrigue amoureuse, à laquelle d’ailleurs les exigences de l’étiquette de Cour, absorbante et rigoureuse comme elle l’était à Versailles en ce temps-là, eussent empêché la Reine de se prêter.

Par la suite, malgré le temps, malgré l’absence, malgré les entraves de toute sorte, cet amour s’exaltera, mais la pureté n’en sera pas plus altérée que ne le fut, en d’autres temps, celle de l’amour de Dante pour Béatrice et de Pétrarque pour Laure. Lorsque éclateront les catastrophes où Marie-Antoinette perdra la vie, la passion dont est possédé son malheureux ami montera toujours plus haut et les lettres qu’il écrira à sa sœur ne seront plus que lamentations.

« La famille est sauvée, écrit-il au soir du 10 août, mais sans qu’on puisse être rassuré sur son sort. Dieu les préserve. Je donnerais ma vie pour les sauver. » Même plainte quinze jours plus tard : « Point de nouvelles, ma chère amie, et je suis au désespoir. Plaignez un frère qui souffre. » Le 24 janvier 1793, alors qu’il ne sait pas encore que le Roi a été exécuté, il écrit : « Oh ! ma tendre et bonne Sophie, ce n’est plus qu’auprès de vous que je puis trouver quelque consolation… Pauvre famille infortunée, pauvre Roi, pauvre Reine, que ne puis-je les sauver au prix de mon sang ! Ce serait pour moi le bonheur, j’en bénirais le Ciel. Moi qui me serais voué à la mort pour elle et sa famille, je ne puis rien pour eux. Cette idée me rend fou…. Mon Dieu, pourquoi n’ai-je pu mourir pour eux le 20 juin ou le 10 août ? Rien ne m’aurait détourné du devoir auquel j’ai voué ma vie. J’y mettrais ma gloire et mon honneur. Mon seul but était de le leur prouver jusqu’au bout. » Lorsqu’il a appris que Louis XVI n’est plus, l’image du malheureux Roi montant à l’échafaud, « ce Roi dont les bontés sont toujours présentes à sa mémoire, » ne cesse de le hanter. Du 21 janvier au 14 octobre, date de la comparution de la Reine devant le Tribunal révolutionnaire, les craintes qu’il a conçues pour elle font de sa vie un martyre, et quand il ne peut plus que pleurer sur cette infortunée, sa douleur éclate avec une violence qui ne se contient plus.

« Ah ! plaignez-moi, plaignez-moi. L’état où je suis ne se peut concevoir que par vous. J’ai donc tout perdu dans le monde. Vous seule me restez. Ah ! ne m’abandonnez pas. Celle qui faisait mon bonheur, celle pour laquelle je vivais, oui, ma tendre Sophie, car je n’ai jamais cessé de l’aimer, non, je ne le pouvais ; jamais un instant je n’ai cessé de l’aimer et tout du tout je lui aurais sacrifié ; je le sens bien en ce moment ; celle que j’aimais tant, pour qui j’aurais donné mille vies, n’est plus ! Ah ! mon Dieu ; pourquoi m’accabler ainsi, par quoi ai-je mérita ta colère ? Elle ne vit plus ! Ma douleur est à son comble, et je ne sais comment je puis vivre et supporter ma douleur. Elle est telle que rien ne pourra jamais l’effacer. J’aurai toujours présente devant moi, en moi, son image, le souvenir de tout ce qu’elle fut pour la pleurer toujours.

« Tout est fini pour moi. Que ne suis-je mort à ses côtés ; que n’ai-je pu verser mon sang pour elle, pour eux ! Je n’aurais pas à traîner une existence qui sera une douleur perpétuelle et un éternel regret. Mon cœur désormais saignera autant qu’il battra…- Pleurez avec moi, ma tendre Sophie. Pleurons sur eux. Je n’ai pas la force d’écrire davantage. Je viens de recevoir la terrible confirmation de l’exécution. On ne parle pas du reste de la famille, mais mes craintes sont affreuses. Oh ! mon Dieu, sauvez-les. Ayez pitié de moi. »

Il faut finir sur cette lamentation, non, cependant, sans faire remarquer, avec M. de Heidenstam, qu’à travers la correspondance qu’elle dramatise d’une manière si déchirante, il n’est pas une ligne, pas un mot qui autorisent à croire que le comte de Fersen a jamais songé « à faire descendre la Reine de France du haut piédestal où son amour chevaleresque l’avait placée, » ni qu’elle-même ait entrevu la possibilité de donner d’elle à cet amoureux platonique autre chose que son cœur. « Si vous LUI écrivez, mandait-elle en 1791, au comte Esterhazy, dites-LUI bien que bien des lieues et bien des pays ne peuvent jamais séparer les cœurs : je sens cette vérité tous les jours davantage. » C’est sous cette forme qu’ils se sont aimés et sont restés jusqu’à la fin fidèles l’un à l’autre et, à moins que l’on ne nous apporte une preuve du contraire, c’est cette conclusion qui s’imposera à l’impartiale postérité.


ERNEST DAUDET.

  1. Marie-Antoinette, Fersen et Barnave, leur correspondance, par M. O.-G. de Heidenstam, 1 vol. in-18 ; Calmann-Lévy, éditeurs. — Les lettres utilisées dans ce volume voient le jour pour la première fois. Elles sont extraites des Archives du château de Löfstad en Suède appartenant à la comtesse Emilie Piper, petite-nièce du comte Axel de Fersen. Elles y forment deux dossiers, l’un portant la mention : Correspondance politique de la Reine, l’autre contenant les lettres de Fersen à sa sœur la comtesse Sophie Piper durant ses absences à l’étranger : l’authenticité de ces documens autographes ne saurait être mise en doute.
  2. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède à Paris.