Imprimerie de la « Croix » (p. 161-166).

CHAPITRE XVIII

À LA VEILLE DE LA BATAILLE


Au Canada la belle saison s’écoule, hélas ! avec la rapidité de l’éclair. Les mois de juillet et d’août ont bientôt fait place au mois de septembre, qui, sous bien des rapports, le plus souvent, est le plus beau mois de l’année. En septembre, en effet, les grandes chaleurs sont rares ; le ciel est d’une pureté remarquable ; les nuits fraîches invitent à prendre un sommeil réparateur ; ce mois est idéal. À la campagne surtout l’atmosphère est pure, presque sans nuage ; l’herbe des champs, les bois, les collines prennent des teintes, des nuances plus ou moins variées. La nature entière se fait pour ainsi dire plus belle, plus éblouissante, plus captivante, sans doute, pour se faire plus vivement regretter ; car, bientôt les premières gelées octobre viendront ternir ces beautés, assombrir ce tableau dont la vue réjouit les pauvres humains.

Avec le mois de septembre, nos écoles ouvrent leurs portes et les élèves entrent en classe. Marie Bonneterre, cette fois encore, eut la consolation de retourner à ses fonctions qu’elle chérissait tant. Elle avait pu surmonter les intrigues de Rougeaud et de Sellier. On comprend que ces deux apôtres, vexés, supportèrent difficilement leur échec. Cependant, tout reprit son cours normal ; les mois d’automne arrivèrent, avec eux, la question de l’auberge.

M. Héroux, dès le mois de décembre, entretint ses amis des projets qu’il avait formés pour réussir dans sa Hutte. MM. de Verneuil, l’Ami, Bonneterre, le visitaient plus souvent ; l’on dressait des plans pour déjouer ceux de Sellier.

La question des auberges au Canada présente des difficultés incroyables. Il y aura toujours des Canadiens capables de soulever les passions pour défendre ces lieux dangereux. Il n’est pas d’arguments, il n’est pas d’armes qu’ils n’emploieront pour réussir. Un instant, on croira que la question est terminée, que l’auberge est « enterrée » ; mais, à la surprise générale, le jour suivant, l’évidence prouvera le contraire. Partout et toujours les amis de la dive bouteille travailleront pour conserver l’auberge, ruine de nos campagnes. La question des licences peut se comparer au dragon à sept têtes dont parlent les bonnes mamans à leurs petits-enfants. Un moment on a réussi à trancher six têtes de l’animal, mais, hélas ! on en a laissé une : celle-là suffit souvent pour recommencer la lutte et renverser les plus généreux combattants. D’ailleurs, comme nous avons eu l’occasion de le dire déjà, la loi de la Province favorise les débits de liqueurs. Chaque municipalité peut accorder une licence d’auberge à tout individu qui en fait la demande, pourvu qu’il présente une requête revêtue de vingt-cinq signatures des contribuables. Il est évident qu’on trouve toujours facilement ces signatures : l’hôtelier a des parents, des amis, des alliés, qui seront pour lui. Il saura se gagner les faveurs des conseillers, en les recevant avec politesse à son auberge, leur payant « un petit-coup » : ce qui produit un effet magique sur beaucoup de personnes. Il y a plus : celui qui veut conserver ou obtenir une licence, saura, dans le temps, donner même à ses acolytes, une forte récompense pour stimuler leur zèle. Dites-moi, si avec de tels moyens, on ne peut obtenir le nombre de signatures exigées par la loi !

S’agit-il de faire annuler cette demande… La même loi réclame les signatures de la majorité des contribuables. Alors, comment connaîtrons-nous qu’une paroisse est opposée à l’auberge ? Il faudra se mettre sur le chemin, voir chacun des paroissiens, exiger leur signature et cela, autant de fois qu’il y aura de demandes adressées au Conseil. Cette loi n’est-elle pas absurde ? Elle l’est en effet, il faudrait l’amender.

M. Héroux et ses amis préparaient en secret leurs plans d’attaque. « Si nous voulons réussir, disait l’Ami, nous devons cette année jeter Rougeaud et Labouteille par-dessus bord. Le temps de Rougeaud et de Labouteille comme maire et conseiller expire bientôt ; profitons de cette occasion pour faire élire deux conseillers favorables à la tempérance.

— Jusqu’aujourd’hui c’est maître Rougeaud qui s’est chargé de choisir les hommes à présenter : ce temps est passé, dit M. de Verneuil, et nous avons en effet le devoir de lui montrer qu’il n’est pas l’homme nécessaire, indispensable au bon fonctionnement de la municipalité.

— Prenons garde, reprit l’Ami de réveiller les préjugés politiques ! Vous savez personnellement que la politique est mêlée à tout dans cette paroisse.

— Je vous conseillerais, ajouta le Curé, de choisir pour cette raison Charles Langevin, c’est un excellent chrétien et un ami de la tempérance. Si nos adversaires veulent, pour mêler nos cartes, amener la question sur le terrain politique, ce qui est fort à craindre, nous les divisons, par le fait même, entre eux, car Langevin est un libéral connu et justement estimé.

— Très bien, M. le Curé, dit de Verneuil, mais il ne faut pas oublier que ces gens-là suivent les « tours » pour les élections dans leurs rangs respectifs. Cette année, c’est au tour de J. B. Latulle ; si l’on choisit M. Langevin sans en parler à ce dernier, ils se ligueront contre nous : se croyant lésés dans leurs droits.

— Voici, dit en concluant M. Héroux, vous irez demander à Latulle qu’il se prononce carrément sur la question de l’auberge. Pour mettre la division dans le camp de nos adversaires, vous prendrez quatre ou cinq bons libéraux et autant de conservateurs, et, ensemble, vous irez en délégation proposer la charge de conseiller à M. Latulle. S’il ne veut pas se prononcer séance tenante contre la licence vous l’offrirez à Charles Langevin. Vous suivrez la même ligne de conduite pour M. Larfeuil qui doit remplacer Labouteille.

Le lendemain de cette entrevue, M. de Verneuil et Bonneterre, avec cinq libéraux et autant de conservateurs se rendirent chez Latulle et lui firent part du but de leur visite.

Latulle excessivement embarrassé ne sut que répondre. M. de Verneuil lui dit alors : « M. Latulle, vous voyez ici de vos amis libéraux et conservateurs qui viennent vous demander de répondre à cette question. Êtes-vous, oui ou non, pour l’auberge ? Nous attendrons votre réponse ; nous devons l’avoir avant de partir.

— Messieurs, dit Latulle, je ne peux me prononcer ce soir.

— Très bien, nous en avons assez pour que vous ne soyez pas mortifié si on offre la charge de conseiller à celui qui se déclarera contre l’auberge : les élections se feront sur cette question cette année !

— Il n’est pas un conseiller qui puisse se prononcer d’avance ; vous connaissez le serment d’office !

M. Latulle, dit M. de Verneuil, nous savons à quoi nous en tenir là-dessus. Lorsqu’un conseiller prend possession de sa charge il prête serment de veiller aux meilleurs intérêts de ses co-paroissiens. Et il n’est pas d’intérêt plus grand, de devoirs plus impérieux, qui incombent au conseiller que celui de faire la guerre à l’auberge. Est-ce là votre dernier mot, M. Latulle ? Sur la réponse affirmative de ce dernier, tout le monde sortit, et l’on se dirigea chez Charles Langevin, qui accepta avec empressement une charge qui le mettait en état d’aider son cher et vénéré pasteur.

Le soir même, tous se rendirent chez Larfeuil qui, lui aussi, se déclara ouvertement contre l’auberge. De retour au presbytère, M. de Verneuil dit à M. Héroux : cette fois, nous tenons notre Rougeaud.

— Tout n’est pas fini, dit le Curé, veillons et prions, la lutte ne fait que de recommencer. Mais, à la grâce de Dieu !