Imprimerie de la « Croix » (p. 142-147).

CHAPITRE XVI

UN BON CŒUR


Les derniers jours de juin amènent chaque année les examens des enfants de nos écoles. Marie Bonneterre préparait depuis longtemps ses élèves pour ce grand jour d’épreuve. La salle avait été décorée pour la circonstance. Des guirlandes, des couronnes de verdure, chargées de fleurs variées, des sapins fraîchement coupés, donnaient un air de fête à l’école du village. En effet, ce jour-là est réellement un jour de fête pour nos enfants. C’est le jour où le travail reçoit sa récompense. Les commissaires de nos écoles font bien de perpétuer parmi nous cette vieille tradition établie pour reconnaître l’application et le travail de la jeunesse studieuse.

Les petits garçons, proprement vêtus, les petites filles, habillées de blanc, occupaient déjà leurs sièges, lorsque M. Héroux, accompagné des commissaires, entra dans la salle. Sur une table où se trouvaient les prix, Marie Bonneterre avait mis un joli bouquet de fleurs odorantes tout près du Curé qui, comme toujours, occupa le siège d’honneur. Les autres commissaires, parmi lesquels M. Rougeaud et l’Ami, prirent place à ses côtés. Comme on le voit, dans cette paroisse, contrairement aux habitudes reçues ailleurs, les membres du Conseil étaient en même temps commissaires.

Les enfants subirent un excellent examen. « Melle Bonneterre, disait-on, est une bonne institutrice. » Seul, Rougeaud parut s’ennuyer de la durée de la séance. La distribution des prix faite, un jeune élève vint prononcer un joli compliment à l’adresse du Curé, des commissaires et des parents.

Alors M. Héroux se leva ; il loua hautement l’institutrice, et félicita les enfants pour les succès obtenus. Il termina en donnant sa paternelle bénédiction à l’assemblée. Les vacances furent annoncées ; ce petit monde d’écoliers et d’écolières prit sa volée pour un repos mérité.

D’ordinaire, les commissaires, après avoir dressé le rapport de l’examen, demandaient à l’institutrice si elle avait l’intention de renouveler son engagement. Marie Bonneterre remarqua qu’on avait oublié de le faire, et, le soir, elle communiqua ses appréhensions à M. Héroux qui la consola. « Mais, dit-il, c’est un bon signe. Soyez certaine qu’on ne fera rien sans qu’on m’en parle. Si l’on ne vous a rien dit, c’est qu’on est sûr que vous acceptez pour l’année prochaine. »

Quinze jours s’écoulèrent ; comme les commissaires ne venaient pas la voir, elle conçut des craintes. Qui sait, se dit-elle, si on ne consultait pas M. le Curé ! Que deviendrions-nous, mon vieux père et moi ? Ces inquiétudes se changèrent bientôt en réalités. En effet, elle eut un jour la visite d’une jeune personne.

— Vous êtes Melle Marie Bonneterre, dit celle-ci en entrant.

— Oui, Mademoiselle, répondit Marie.

— Moi, dit l’étrangère, je suis Anne Jolicœur ; jusqu’à cette année, j’ai enseigné au village des Trois-Saumons. C’est vous qui, l’an dernier, avez enseigné ici ?

— Oui, Mademoiselle, il y aura bientôt cinq ans que je suis l’institutrice de la paroisse.

— Je suis heureuse de vous voir, reprit Melle Jolicœur, j’ai appris que vous preniez un repos mérité cette année, et l’on m’a offert de vous remplacer. Je sais un peu d’anglais et l’on me promet un salaire de cent cinquante piastres si je veux accepter. Je suis pauvre, on ne s’enrichit pas dans notre carrière, Mademoiselle, aussi serait-ce pour moi un aubaine que de gagner $150.00 annuellement. Mais, vous pleurez ! Melle Bonneterre, qu’avez-vous donc ?

Cette dernière, n’en pouvant croire ses oreilles, fut si surprise d’entendre dire qu’on avait fait des démarches pour la supplanter qu’elle ne put retenir ses larmes, à la grande surprise de Melle Jolicœur.

— Mademoiselle, dit Marie Bonneterre, pouvez-vous me dire qui vous a appris que je me retirais ?

— Certainement, j’ai apporté avec moi la lettre que M. Rougeaud m’a adressée. La voici. Et, ce disant, elle tendit la lettre à Melle Bonneterre qui lut :


À Mademoiselle Anne Jolicœur,

Institutrice aux Trois-Saumons.

Mademoiselle,

Comme nous aurions besoin, pour la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins, d’une institutrice qui sait l’anglais, les commissaires m’ont chargé de vous offrir l’école du village ; ils seront disposés de vous donner un salaire de cent cinquante piastres. Melle Bonneterre se retire cette année.

Signé : ROUGEAUD. »

Marie Bonneterre remit la lettre à Melle Jolicœur.

— C’est un mensonge de Rougeaud, dit-elle, je n’ai jamais eu l’intention de me retirer d’une carrière que j’aime… D’ailleurs, Mademoiselle, vous me dites que vous êtes pauvre, moi, je suis seule avec mon vieux père malade, et je suis son seul soutien.

En disant ces paroles, Marie éclata en sanglots.

— Que ferions-nous mon Dieu, dit-elle, pour vivre ! je ne le sais pas !

Elle continua ensuite à rapporter les plaintes que Rougeaud avait faites contre elle parce qu’elle donnait, suivant lui, trop de temps à l’enseignement du catéchisme.

— Enfin, conclut-elle, cet homme m’en veut de même qu’à mon père parce nous avons approuvé M. le Curé dans sa campagne contre l’auberge. Du reste, j’ai ici le cahier des rapports. Voici le dernier en date du 29 juin :

« Nous, prêtre Curé, soussigné, en compagnie de Messieurs les commissaires, avons ce jour examiné les enfants de cette école, tenue par Melle Marie Bonneterre. Nous n’avons que des louanges et des félicitations à adresser, tant aux élèves, qui possèdent leurs matières à la perfection, qu’à l’institutrice. Nous proposons que son nom soit envoyé à M. le Surintendant de l’Instruction publique pour qu’elle reçoive la récompense accordée aux institutrices dont les élèves ont subi le meilleur examen. »

Pour la première fois, Marie Bonneterre s’aperçut que Rougeaud n’avait pas signé ce rapport avec les autres commissaires.

Melle Jolicœur se leva pour prendre congé. Puis, s’adressant à Marie, elle lui dit :

— Mademoiselle, j’en ai assez ; ne concevez aucune crainte ; jamais je n’accepterais une école dans ces conditions. Non ! je me reprocherais cela comme une mauvaise action. Je perdrai certainement la moitié de mon salaire ordinaire, mais j’aurai du moins la certitude que je fais une bonne action.

— Marie Bonneterre fut si charmée de ces paroles que, se jetant au cou de Melle Jolicœur, elle l’embrassa en lui disant : — Que vous êtes bonne. Mademoiselle, le bon Dieu vous bénira… permettez que je vous appelle Mademoiselle « bon cœur ».