Imprimerie de la « Croix » (p. 50-62).


CHAPITRE VI.

UNE VEILLÉE AU PRESBYTÈRE


Nos campagnes canadiennes revêtent un cachet tout particulier l’hiver. Pendant quatre longs mois, la terre disparaît sous une couche de neige de deux pieds et demi à trois pieds d’épaisseur. De quelque côté que nous jetions les yeux on ne voit partout que cette nappe immense d’une blancheur immaculée. Les champs, les coteaux, les collines, les rivières en sont tout couverts. Un hiver sans neige ne serait pas un hiver canadien. Quelque longue que soit la saison rigoureuse, le vrai canadien l’aime. De fait, c’est la saison agréable pour les familles. D’abord, le froid de nos hivers est très supportable. L’air est sec, le ciel d’une pureté sans égale, ressemble à peu de chose près, au ciel d’Italie.

De temps en temps on verra bien quelques tempêtes appelées avec justesse « poudreries », mais personne n’en est effrayé. Même, lorsque le vent se met de la partie, on voit nos gens se mettre sur le chemin pour venir à l’église où pour se rendre faire la veillée chez le voisin.

Le soir, nos campagnes offrent un tableau qui porte à la mélancolie. Le soleil, si limitée que soit sa course, a donné pendant le jour un peu de vie aux êtres qu’il éclaire de ses rayons bienfaisants ; mais, lorsqu’il disparaît, la nature entière semble se rendormir du sommeil de la mort. Ce spectacle conduit à la tristesse les âmes portées à la rêverie.

Nos gens, eux, ne s’arrêtent pas à ces pensées ; ils savent employer d’une manière plus agréable les longues soirées que le bon Dieu leur donne. Aussi, voyez-les comme ils font une heureuse diversion aux idées noires qu’ils seraient tentés d’avoir. Ils vont, en famille, faire la partie de cartes chez le voisin, et, pendant que les femmes utilisent leurs instants à confectionner des tricots, les hommes fument la pipe, s’amusent à qui mieux mieux. Après la veillée, chacun revient à son logis, frais et dispos, respirant à pleins poumons l’air si pur qui les entoure.

Heureuses nos familles canadiennes qui ne connaissent que ces divertissements honnêtes et qui savent s’en contenter ! Mais, dans plusieurs paroisses, d’autres amusements attirent la jeunesse. L’auberge du village a son attrait ; là aussi on fait la partie de cartes et l’on joue gros jeu. L’argent péniblement gagné coule vite des mains de ces fils de famille. L’on boit et l’on joue à l’argent. Dans certaines villes, des pères jouent d’avance le salaire d’une semaine de travail. C’est assez dire que leurs pauvres familles sont privées du nécessaire. Pauvres enfants, pauvres femmes, que vous êtes à plaindre !

La paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins souffrait de ce mal déplorable. Que de fois, le bon M. Héroux avait tonné du haut de la chaire de vérité contre ces fléaux que des hommes mal intentionnés continuaient à vouloir propager. Ses efforts avaient été inutiles. C’était pour lui une cause de tristesse et d’ennui. Quand il voyait arriver la saison d’automne, quand il disait adieu à son jardin qui faisait ses délices, il se demandait, avec anxiété si de nouveaux malheurs ne fondraient pas sur ses paroissiens. Car, depuis un certain nombre d’années, il avait eu à déplorer plus d’un esclandre de la part des jeunes gens.

Assis auprès de son foyer, il se rappelait le temps de sa jeunesse, où ses paroissiens l’aimaient et suivaient ses conseils. Il comparaît le changement survenu en eux depuis ces jours si heureux. Alors on le voyait devenir plein de tristesse. De grosses larmes coulaient sur ses joues ridées par l’âge, les jeûnes et les insomnies. Quand il ne pouvait plus se contenir, il se jetait à genoux pour demander au divin Maître de l’aider à porter courageusement sa croix. Il ne sortait plus ; autrefois, un de ses plus agréables passe-temps, était d’aller faire une courte veillée chez l’un ou l’autre de ses paroissiens. Il n’y allait plus ; il s’apercevait que sa présence gênait plus d’un chef de famille. D’ailleurs, il se faisait plus vieux, et dans la solitude de son presbytère, il vivait au milieu d’une douce tranquillité qui lui faisait du bien. Son église, où habitait son Maître, son cabinet de travail, où se trouvaient ses amis, ses livres, son prie-Dieu, où il épanchait le trop plein de son âme dans le cœur de Jésus et de sa sainte Mère, recevaient de fréquentes visites. Il ne négligeait certes pas ses malades. Oh ! non, à toute heure du jour et de la nuit on le trouvait prêt pour porter aux moribonds les secours de son sacré ministère.

Toutefois, on le conçoit, en présence de la conduite de ses paroissiens, des menées sourdes de Sellier et de ses copains, il sentait l’abattement et le découragement envahir son âme. D’une sensibilité qu’on n’aurait pas cru rencontrer chez un homme qui avait connu les difficultés d’un ministère pénible, il compatissait avec tous ceux qui souffraient, les secourait de son mieux, les réconfortait, et d’un bon mot guérissait les blessures du cœur.

Telle avait toujours été la bonté de M. Héroux. Le soir du sermon qu’il donna à ses paroissiens il se sentit plus abattu que jamais. Ne sachant comment chasser les idées noires qui hantaient son esprit, il voulut relire, pour la centième fois peut-être, une poésie, composée par un de ses confrères dans le sacerdoce. Oh ! que cette lecture, ou plutôt, ce chant du poète, parlait à son âme endolorie ! Celui-là, disait-il, a dû ressentir les angoisses que j’éprouve, pour les avoir exprimées d’une manière si réelle et si expressive.

Il fait bien noir. J’entends siffler la brise :
Le vent d’automne effeuille mon noyer.
Mon chien sommeille, et ma braise agonise :
Il fait bien noir, ce soir, à mon foyer !
Ces blancs flocons, qui tombent en silence ?
C’est de la neige, — ou plutôt de l’ennui !
Chantons, mon âme, une hymne à l’espérance :
Car il fait noir, — oh ! bien noir, aujourd’hui !

Enfants ! l’été, sous les riants bocages,
Faites captifs d’éclatants papillons,
L’automne, enfants, peuplez d’oiseaux vos cages :
Les blancs frimas vont charger leurs buissons,
Mais prenez garde à votre insouciance,
Et dans vos cœurs pleins de fleurs et de miel
Enfants tâchez d’encager l’espérance :
Car l’espérance est un oiseau du ciel.

L’homme ici-bas peut marcher sans richesse :
Le mendiant chante au bord du chemin.
Le cœur encor peut jeûner de tendresse,
Et le lévite a le front bien serein !
Mais sous nos cieux voilés par la souffrance,

Il est un vin qu’il faut mêler à l’eau :
Sans ton breuvage, ô céleste espérance,
L’homme ici-bas tombe sous le fardeau.

Aux noirs soucis ne fermez pas la porte :
Il faut subir ces hôtes familiers.
La vie, hélas ! est un rosier qui porte
Contre une rose épines par milliers !
Mais si votre âme, un jour de défaillance,
Dans sa prison se sent agoniser —
Appelez vite, appelez l’espérance :
Son élixir peut tout cicatriser.

Sainte espérance ! ô ma suave amie !
Reste avec nous dans ce séjour obscur.
C’est ta chanson qui fait aimer la vie,
C’est ton regard qui teint les cieux d’azur !
Au trône, — au cloître, — au crime, — à l’innocence, —
Au laboureur comme au prêtre à l’autel, —
Montre sans cesse, ô divine espérance,
Montre toujours, montre du doigt le ciel !

Il neige encor. Mais à travers son voile,
Le ciel se teint d’une rose lueur.
Dans le brouillard je distingue une étoile,

Et mon brasier pétille avec humeur.
D’un givre d’or mon vitrail se nuance :
Tout me sourit — l’hiver et l’avenir !
Ô douce fée ! ô riante espérance !
Merci ! merci ! — Laisse-moi te bénir ![1]

Lorsqu’il eut terminé cette lecture ou pour mieux dire cette méditation poétique, il pleura. Je ne désespère pas, dit-il, ô mon Dieu, non, il me semble que vous exaucerez mes prières. Mais que j’ai besoin de votre secours ! Vous le savez, les méchants font une guerre acharnée. Secourez votre serviteur ! Que je mourrais content si je voyais refleurir la piété dans cette paroisse que vous avez confiée à ma garde. J’ai été un serviteur infidèle ; ayez pitié de mes larmes, ramenez au bercail les brebis qui se perdent. Alors je pourrai fermer les yeux à la lumière en chantant avec reconnaissance mon « Nunc Dimitis ».[2]

Ces lignes nous montrent combien le prêtre qui a charge d’âmes souffre parfois, en voyant l’endurcissement de ses paroissiens. Comme un père de famille ressent les peines et les chagrins de ses enfants, le curé, lui, conscient de la lourde responsabilité qu’il a sur les épaules, devant l’inutilité de ses efforts, serait porté au découragement si le bon Dieu ne venait à son aide. Il prie, il pleure dans le secret, il supplie la divine miséricorde d’attendrir le cœur de ceux qui se perdent malgré lui. Si les quelques rares paroissiens entêtés, qui s’obstinent à lui faire la lutte, pouvaient pénétrer dans l’intimité de son cœur, ils verraient que, quelles que soient leurs misères, le prêtre les aime ; comme le bon pasteur, il donnerait sa vie pour ses brebis. Voilà le prêtre catholique. Il lutte contre les vices, il les poursuit s’il est possible jusque dans leurs derniers retranchements, mais il aime les âmes. Ce sont ses enfants, c’est sa famille, et il mourrait pour sauver son troupeau.

M. Héroux en était là dans sa méditation quand tout à coup quelqu’un agita la sonnette de la porte. Tiens, se dit-il, ce doit être M. de Verneuil et mon vieil ami Bonneterre. Ce sont des fidèles, ceux-là. Que Dieu les bénisse tous deux pour la joie qu’ils me donnent ! Il se leva, ouvrit la porte ; en effet, c’étaient M. de Verneuil et M. Bonneterre, qui, suivant la coutume, venaient de temps en temps au presbytère jeter dans la vie de leur Curé quelques rayons de lumière. De telles visites lui faisaient du bien. Ces hommes, liés par une piété peu ordinaire, se comprenaient. Aussi la conversation avec eux était loin de languir. M. de Verneuil, on l’a dit plus haut, était le modèle des pères de familles. Tout le monde connaissait sa piété et son attachement à la religion. Jamais il ne souffrait qu’on méprisât les ministres de Dieu en sa présence. Si quelques-uns de temps à autres risquaient une parole tant soit peu déplacée, on voyait à son air qu’il valait mieux changer de ton. Ses yeux alors lançaient des éclairs : personne ne pouvait résister à la verte semonce qu’il savait leur administrer. Aussi, ceux qui avaient fait l’expérience d’une passe d’armes du genre n’étaient plus tentés de recommencer.

— Bonsoir. Messieurs, dit M. Héroux, en les voyant, avec un sourire plein de bonté, plus expressif que ses paroles, vous êtes les bienvenus ! d’autant plus que ce soir, tout me paraît sombre ; et, faut-il vous l’avouer, je commençais à être envahi par la tristesse.

— Comment, M. le Curé, dit de Verneuil, faut-il vous faire la morale à notre tour, vous vous attristez… ? Mais vous badinez ! d’ailleurs, les tristesses ne rapportent jamais rien de bon. Vous vous rappelez. M. le Curé, combien j’étais abattu lorsque je subis l’incendie de mes bâtiments, et lorsque, ensuite, je perdis deux enfants. C’est votre parole qui me consola et m’encouragea. Je ne saurais trop reconnaître ce que je vous dois. On comprend, M. le Curé, qu’un pauvre laïque puisse faiblir sous la croix ; mais un prêtre, un prêtre chargé de mérites ? non ! il faut voir en tout l’action de la Providence qui ne permet l’épreuve que pour nous rendre meilleurs. Aussi, M. le Curé, si vous êtes accablé de tristes pensées c’est plutôt parce que vous comprenez les dangers que court notre jeunesse ; et non parce que vous ne pouvez, vous n’avez pas le courage de porter votre croix.

— Mon ami, dit le Curé d’une voix émue, quand on est jeune, on espère en l’avenir. L’espérance retrempe le caractère et redonne de la vigueur pour supporter les épreuves. Quand on est jeune, tout nous sourit. Que de projets ne fait-on pas ? On compte sur la bonté de ses paroissiens qui semblent nous aimer. On leur fait tout le bien possible, on croit que ces fruits seront durables. Mais, comme les bienfaits s’oublient vite ! Comme on se rappelle plus aisément les réprimandes qu’il a fallu donner ! Comme nos gens sont portés à tout critiquer… Vous ne voyez pas ces choses comme je les vois moi-même. J’en suis venu à douter de la reconnaissance, c’est un vain mot !

— Pourtant, M. le Curé, il y a encore beaucoup de vos paroissiens qui vous aiment. Soyez sûr, que si l’occasion s’en présentait la grande majorité serait pour vous. Remarquez, M. le Curé, que ceux qui vous résistent ne forment qu’un petit groupe, que nous pourrions combattre si nous en prenions les moyens.

— Croyez-vous, dit M. Héroux, que Sellier n’a pas plus d’influence sur nos gens que moi ?

— À cela, dit à son tour M. Bonneterre, laissez-moi vous dire que si vous le vouliez, vous pourriez faire une sérieuse brèche à la puissance de Sellier.

— C’est vrai, reprit M. de Verneuil, votre sermon d’hier en a ébranlé plusieurs. On n’ose pas encore le dire trop haut, mais, M. le Curé, on sent que vous avez raison.

— Ah ! reprit M. Héroux, que je serais heureux si vous disiez vrai. Mais je n’ose plus croire que j’ai quelque empire sur eux, et je n’ose plus espérer.

— Monsieur le Curé, croyez-moi, reprit M. de Verneuil, vous avez le grand nombre pour vous ; il n’y a qu’à continuer ; après tout, le bon Dieu n’exige que la bonne volonté, il ne demande pas le succès.

— Ainsi, dit le vieux Curé, vous me conseillez de revenir à la charge ! Peut-être avez-vous raison ? Je lutterai donc jusqu’au bout ; un bon serviteur ne doit pas se croiser les bras quand l’ouvrage le commande. D’ailleurs, il est bien juste que je répare avant de mourir le manque d’énergie que j’ai montré dans cette lutte. Plus je réfléchis, plus je suis tenté de m’accuser.

On le voit M. Héroux cherchait à jeter sur lui seul la cause de ses insuccès.

M. le Curé, vous n’êtes pas seul dans cette nouvelle lutte, je vous seconderai de toutes mes forces.

— Moi aussi, dit vivement Bonneterre, celui qui combat avec son Curé, celui-là, le bon Dieu le bénira.

Longtemps les trois amis parlèrent sur ce ton. M. de Verneuil rapportait ce qu’il avait entendu dire par les gens du chantier, les propos les plus injurieux contre les prêtres et la religion… Puis il ajouta : M. le Curé, il faut que ces discours finissent ! Nos enfants les entendent ; qui sait si ces galeux ne prennent pas ces moyens pour nous les pervertir ?

— Très bien, dit enfin M. le Curé, je suis avec vous, comment refuserais-je la lutte lorsque vous m’appuyez ! Il ne sera pas dit que je reculerai. On finira bien par épurer notre belle paroisse. Que sa patronne, Notre-Dame, nous ait en sa sainte garde.

La veillée fut fort mouvementée. On dressa des plans d’attaque et de résistance.

— Le diable est bien fin, dit en manière de conclusion M. Bonneterre, s’il parvient à mêler nos cartes cette année…

— Dans tous les cas, mes amis, reprit le Curé, nous devons prier, et faire prier : car le démon de l’ivrognerie est le plus terrible à combattre. Il prend toutes les armes, et ses suppôts, ses agents, ne reculent devant aucunes violences, aucunes injustices.

— Confiance donc, M. le Curé, dit de Verneuil en se retirant, confiance toujours, le bon Dieu est plus fort que le diable et finira par l’emporter. Qui sait ?

Ce soir-là, M. Héroux pria avec encore une plus grande ferveur. Tout chantait en lui. Cette soirée commencée tristement se termina en lui rapportant la joie, l’espérance dont son cœur de prêtre et d’apôtre avait tant besoin. — Qui sait, se dit-il en se mettant au lit ? Qui sait, si M. de Verneuil ne pressent pas la victoire ? Puis il s’endormit du sommeil du juste.





  1. L’abbé Apolinaire Gingras, — « Au foyer de mon presbytère. »
  2. Cantique du saint vieillard Siméon : « Maintenant vous pouvez laisser partir votre serviteur. »