Imprimerie de la « Croix » (p. 89-96).

CHAPITRE IX.

UN NOBLE CARACTÈRE


Rougeaud sortit de chez Latulle fort mécontent de sa veillée. Ce diable de Verneuil est toujours sur mes talons, se dit-il ! L’affaire semble se compliquer. Le lendemain, en arrivant au moulin, il aborda Sellier et en quelques mots lui fit part de ses appréhensions :

— De Verneuil travaille ardemment ; il va partout. Il n’y a pas jusqu’à Bonneterre qui, avec sa fille, nous fait la lutte. La belle Marie sermonne ses enfants en classe. Ces derniers rapportent chez eux ce qu’elle leur dit. Pour réussir nous devrons, une autre année, nous en débarrasser, mais, en ce moment, il faut bien la subir ! Que faire ?

— J’ai une idée, dit Sellier ; tu sais qu’il lui faut enseigner pour subvenir aux besoins de son père et s’entretenir elle-même ; tu vas aller la voir, et tu lui diras franc et net de se mêler de ses affaires. Dis-lui qu’un curé dans une paroisse c’est suffisant ; que si elle s’expose à indisposer les gens contre elle, elle courra des risques de perdre sa position. Es-tu capable de l’intimider pour qu’elle se ferme la boîte ?

Les lâches, pour arriver à leurs fins, emploient tous les moyens ; ils ne reculent pas devant les plus grandes injustices.

Rougeaud, en serviteur fidèle, se rendit vers quatre heures à l’école de Mlle Bonneterre. Celle-ci venait à peine de terminer sa classe. En le voyant, elle eut un soupçon ; son cœur se mit à battre avec émotion. Que me veut-il ? se dit-elle. Consciente de la nécessité où elle était de gagner sa vie et de soutenir son vieux père, elle redoutait toujours d’entendre quelqu’un porter des plaintes contre elle. Rougeaud, plus que tout autre, lui faisait peur.

— Mademoiselle, dit notre apôtre, en entrant, je viens vous entretenir un instant d’une affaire qui a son importance. Vous savez que je m’intéresse à vous et à votre bon vieux père. Je ne veux que votre bien. Aussi je ne peux entendre les critiques faites sur votre manière d’enseigner sans vous les communiquer. En ce moment, Marie, la paroisse est en agitation au sujet de l’auberge. Vous vous êtes permis des appréciations peu flatteuses sur le compte de ceux qui prétendent avoir le droit de la défendre. Si je viens ce soir, c’est pour vous dire, Marie, que vous n’êtes pas assez prudente. Vous le savez, un mot mal compris par les enfants, et mal rapporté dans la famille, peut suffire pour indisposer des paroissiens contre vous. C’est donc de votre intérêt bien entendu de garder le silence sur cette question.

Rougeaud, en disant ces paroles, avait un air de douceur, une bonhomie, si franche en apparence, que la bonne Marie, ne put que lui dire :

— Mon cher Monsieur, je ne sais pas ce que l’on a pu me reprocher. Dans les leçons de catéchisme, je n’ai fait qu’enseigner la doctrine exacte de l’Église ; et j’ai dit, qu’en matière d’autorité, l’Église avait le droit de commander ; que Notre-Seigneur avait donné ce pouvoir au Pape, qui le représente sur la terre ; aux évêques qui, eux aussi, représentent le Pape dans leurs diocèses, et aux curés de chaque paroisse et que tous enseignent aux fidèles le chemin du ciel. J’ai dit que nous devons leur obéir quand ils nous parlent. Que les questions d’auberge étaient de leur ressort, parce qu’elles touchent à la morale publique ; que ceux qui, sur cette question, comme sur d’autres du même genre, ne veulent pas obéir, ceux-là se révoltent contre l’autorité et sont par conséquent de mauvais chrétiens. Voilà, Monsieur, ce que j’ai répété et ce que je répéterai à mes enfants aussi longtemps que j’aurai le bonheur d’enseigner le catéchisme. Si parmi les chrétiens il y en a tant de rebelles, c’est qu’ils ont oublié ce chapitre qui parle de l’autorité de l’Église, et où Notre-Seigneur dit en toute lettre : Celui qui vous écoute, m’écoute, celui qui vous méprise, me méprise.

— Mademoiselle, tout cela, c’est beau, mais c’est du sentiment, lorsque, comme vous, on est obligé de servir le public, il faut bien mettre un peu d’eau dans son vin.

— Monsieur Rougeaud, si mon enseignement est faux, dites-le moi ! Si, au contraire, il est basé sur la doctrine de l’Église, je ne vois pas ce que l’on aurait à me reprocher !

— Marie, reprit Rougeaud, je ne veux pas vous faire de la peine, oh, non ! mais il est des moments où certaines morales font plus de tort que de bien…

— À qui, M. Rougeaud, les leçons que j’ai données ont-elles pu nuire ?

— Tous les gens de la paroisse, reprit Rougeaud, ne sont pas du même sentiment sur cette question ; et, en ami, vous seriez mieux d’attendre un autre moment pour les froisser.

— Monsieur Rougeaud, dit à son tour Marie, ma conscience ne me reproche rien, je ne fais que mon devoir, et je n’ai besoin de personne pour me montrer à enseigner le catéchisme… Sur ce terrain je suis dans mon domaine.

— Mademoiselle, vous oubliez peut-être que vous devez compter sur la paroisse pour subvenir à vos besoins et à ceux de votre père ; c’est pour vous prévenir que je me suis dérangé cet après-midi ; au reste, de ce pas, je me rends chez votre père, et nous continuerons à parler chemin faisant.

Marie Bonneterre, froissée dans sa dignité d’institutrice, et piquée par la remarque grossière de Rougeaud qui lui rappelait sa pauvreté, ne put retenir ses larmes. Rougeaud comprit qu’il avait été trop loin, et d’un air doucereux : Rassurez-vous, Marie, dit-il, consolez-vous, je crois qu’il n’y a rien de fait encore, mais il serait plus prudent de ne plus dire un mot sur la question des licences.

Tout le long du trajet, Melle  Bonneterre réfléchissait sur ce qui pouvait arriver. Elle savait que son père, sous le rapport des principes ne transigerait jamais. Inquiète, autant pour ce dernier que pour elle-même, elle se recommandait intérieurement à la Sainte Vierge.

Bonneterre en voyant Rougeaud avec sa fille ne put retenir un mouvement de surprise. Comment, dit-il, Rougeaud avec ma fille ? Que veut-il ?

— Bonsoir M. Bonneterre, dit Rougeaud en entrant, ne vous étonnez pas, je me suis rendu à l’école pour mettre Mademoiselle au courant de quelques remarques faites sur son enseignement par des enfants. Vous connaissez l’intérêt que je vous porte, je ne voudrais pas que, pour des bagatelles, on lui fit un mauvais parti.

— Quelles sont ces remarques que tu as faites, Marie, reprit Bonneterre avec un accent qui montrait une énergie de fer ?

— C’est à propos de l’autorité de l’église, je n’ai dit que ce que je devais dire, je n’ai rien exagéré, et je serais prête à recommencer.

— C’est pour cela que vous vous êtes donné la peine de vous déplacer. Monsieur Rougeaud, reprit Bonneterre avec vivacité ?

— Oui, Monsieur, c’est pour vous prévenir contre la mauvaise disposition de certaines gens qui ne pensent pas comme mademoiselle sur la question des auberges, et qui pourraient saisir cette occasion pour lui nuire. Au reste, depuis longtemps plusieurs se plaignent qu’elle enseigne trop de catéchisme au détriment des autres matières.

— Ta, ta, ta, Monsieur Rougeaud, je connais ça, les succès remportés par les élèves de son école suffisent pour arrêter les critiques. Quant aux autres remarques, celles qui touchent à l’auberge, je sais dans quel cerveau elles ont pu germer, et il faut avoir du toupet, Rougeaud, pour les mettre sur le compte des autres. Vraiment, Monsieur, je vous croyais plus brave que cela… Ma fille, tu continueras à enseigner le catéchisme à tes élèves… laisse parler… quand on fait son devoir, c’est le bon Dieu qui donne la récompense. Les hommes sont trop méchants et trop aveugles, surtout ceux qui travaillent pour le diable, pour comprendre ces choses sublimes.

— Monsieur Bonneterre, je crois que vous vous causerez certains désagréments, si vous persistez dans cette ligne de conduite. Vous êtes pauvre, et vous avez besoin de la paroisse pour vivre… !

— Et, reprit Bonneterre, croyez-vous que ce faible argument puisse me faire changer d’opinion ? Je suis pauvre et j’en bénis tous les jours la Providence. Le pain que je mange c’est le pain de l’honnêteté, il ne me souille pas. J’en connais qui mangent le pain du crime… !

— Vous m’insultez, fit Rougeaud !

— Non ! je ne vous insulte pas, je ne fais que vous dire qu’il vaut mieux vivre dans la pauvreté et s’endormir le soir avec une conscience calme que dans la richesse chargé de remords… Je suis pauvre, mais pauvreté n’est pas vice !…

— Quand on a besoin des autres pour vivre, reprit Rougeaud d’un air insolent, on ne doit pas chanter si haut… il faut mettre de l’eau dans son vin. Aussi je vous conseillerais de prendre garde, car l’an prochain votre fille pourrait payer cher… !

— Monsieur Rougeaud, ajouta encore Bonneterre, ce que vous me dites ne m’étonne pas. Je l’attendais depuis longtemps… ! Ma fille continuera à enseigner comme elle a commencé et si l’an prochain elle n’obtient plus sa position quelque pauvre que je sois, elle aura la consolation d’avoir fait son devoir… Puis, d’un geste, désignant la porte, il reconduisit Rougeaud sans ajouter un seul mot.

La porte fermée, Marie se prit à sangloter. Mais son père, plus courageux, la consola par ces paroles : Confiance, ma fille, Dieu n’a jamais permis qu’un de ses enfants périsse de misère ni de faim.