Imprimerie de la « Croix » (p. 34-41).


CHAPITRE IV.

UNE CALAMITE NATIONALE


L’auberge de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins causait des dommages incalculables tant aux familles du lieu qu’à celles des alentours. Il devenait nécessaire de la faire disparaître, ce n’était pas chose facile. Là, comme d’ailleurs dans toutes nos paroisses canadiennes, l’auberge avait de chauds partisans. C’est un fait triste à constater, l’auberge trouvera toujours des apôtres pour la défendre. Certaines gens ne peuvent comprendre que cette boutique est une nuisance, et des hommes, qui ne sont pas méchants, feront une lutte active pour entraver le mouvement de tempérance et soutenir ces buvettes.

Vous leur donnerez les meilleures raisons du monde, ils seront sourds à vos légitimes protestations. Ni les appels de l’autorité religieuse, ni les arguments les plus péremptoires ne feront impression sur leur esprit. Une paroisse qui n’a pas de débit de boisson, selon eux, est vouée à la ruine. Cette question délicate se complique encore lorsque les partisans, pour réussir, la mêlent à la politique. Alors, les passions s’échauffent et l’on ne veut plus rien comprendre. Nos paroisses sont malheureusement trop atteintes de l’esprit de parti. On trouve de la politique partout : dans l’élection des conseillers, du maire, des commissaires d’écoles ; et cet état de chose, on le conçoit sans peine, entraîne des abus regrettables. Monsieur un tel, étant de tel parti, a toutes les qualités pour remplir la charge de maire. Il est industriel, il parle bien, c’est l’honnêteté même, c’est un bon chrétien, en un mot il ferait honneur à la paroisse… mais, souvenez-vous qu’en politique il est de telle couleur… alors, n’y pensons plus. Comment ! une paroisse conservatrice choisirait pour maire un libéral ! quelle honte ! Mais, direz-vous, c’est le plus capable de la paroisse ! peu importe ! c’est un libéral ! qu’on le mette de côté. Prenons un conservateur ! Il fera l’affaire pourvu qu’il sache signer son nom. Les libéraux agissent de la même manière à l’égard des conservateurs.

L’esprit de parti est un mal qui ronge notre pays, mal d’autant plus à déplorer que ses conséquences sont plus funestes. L’auberge et l’esprit de parti vont ensemble. Ces deux maux se complètent et tous deux travaillent d’un commun accord à la démoralisation de notre peuple. L’esprit de parti empêche de juger dans la balance du bon sens, de la raison, de la justice, les paroles, les actes de ceux qui sont chargés de conduire la chose publique. En d’autres termes, le partisan ne voit, n’entend, ne comprend que monsieur un tel, chef de son parti. Tous ses arguments sont bons, ses actes les meilleurs passible, et si parfois l’évidence montre que ce chef a fait des fautes, le partisan trouvera toujours une excuse pour le défendre.

Soit intérêt, soit aveuglement, lorsqu’un parti quelconque fait l’affaire, il devient impossible de l’abandonner. S’attacher ainsi sans raisonner à tel parti, c’est river sa destinée, lier son avenir à la destinée à l’avenir d’un homme, politicien fort souvent sans vergogne et sans principes religieux. L’esprit de parti doit être réprouvé. Tout homme a le droit de juger, à leur propre valeur, les actes publics de son représentant. Il doit, de là, surveiller avec soin les députés et les ministres, chargés d’édicter des lois, afin qu’elles soient toujours conformes à l’équité et à la justice. Ils font certes preuve de peu de caractère les hommes qui, sans réfléchir aux tristes conséquences de leur aveugle attachement, se livrent pieds et poings liés, à la merci du parti au pouvoir ; approuvent indifféremment les lois injustes comme les bonnes lois, parce que le mot d’ordre est donné par le chef. Quelle confiance peut-on placer dans ces députés qui courbent ainsi l’échine contre le bon sens le plus élémentaire, et n’osent élever la voix dans des circonstances graves de crainte d’être exclus de la bergerie. Ces remarques s’appliquent non seulement aux représentants du peuple, mais encore aux cultivateurs qui ont le devoir de les élire. Esclaves et aveugles tout à la fois sont ces hommes qui, pour le propre malheur, s’attachent à un parti sans raisonner sur les conséquences graves qui naturellement en résulteront.

Dans la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins, Sellier et Rougeaud menaient la barque. C’est dans leurs mains que les députés déposaient la bourse proverbiale qui devait servir à payer les dépenses occasionnées par la lutte politique et à acheter les votes de ceux qui voulaient se vendre. Oh ! ils étaient nombreux ceux-là. Mais, on s’arrangeait pour ne les pas payer trop cher. On achetait les uns avec des promesses qu’on accomplissait rarement ; les autres, avec une poignée de billets verts ; le plus grand nombre avec un petit coup. Il fallait voir alors le zèle que ces acheteurs de conscience mettaient à battre la campagne les jours qui précédaient la votation. Dans sa paroisse, Sellier, toujours du côté des députés ministériels, remportait une forte majorité. Ce succès n’était pas aussi grand partout. Quelques paroisses canadiennes se prémunissent contre cette corruption si à la mode. Les partisans de l’opposition se mettent sur leurs gardes. Ils postent à l’entrée de chaque route des sentinelles chargées de les surveiller et de suivre à la piste toutes les voitures à mines suspectes ; ils font les mêmes arrêts qu’elles ; enfin, ils paralysent en quelque sorte les allées et venues de ces corrupteurs. Dans la paroisse de Notre-Dame, il n’y avait rien de tel ; la corruption se pratiquait au grand jour, et restait impunie. On eut dit que les autorités indiquaient la marche à suivre. On disait ouvertement que Sellier était tout puissant auprès du député et qu’il obtenait à ses favoris des places pour les récompenser. Sur cette rumeur, deux bons ouvriers se présentèrent un jour auprès du député du comté pour demander un emploi dans les usines de gouvernement et ils reçurent cette réponse : « Donnez-moi une recommandation écrite de MM. Sellier et Rougeaud, et je verrai à appuyer votre demande. » De retour dans leur paroisse, ces ouvriers se rendirent chez les personnages en question, mais, comme ils avaient la mauvaise fortune d’être comptés au nombre des partisans de l’opposition et qu’ils avaient refusé de se vendre, ils ne purent obtenir la position qu’ils convoitaient. Dans une autre occasion, Sellier, pour favoriser un ami de son parti, fit des représentations auprès du député, qui consentit à faire destituer un employé du département des postes, accusé bien à tort d’avoir favorisé le candidat de l’opposition, dans les dernières élections. Cette destitution eut lieu, bien que ce fonctionnaire fut chargé d’une famille et qu’il eut en sa faveur les deux-tiers de ses co-paroissiens.

Voilà des faits purement locaux. Que dire des débats parlementaires. C’est là que le public attentif et vigilant peut se renseigner sur la valeur de ceux qui le représentent. Les questions de religion, de patriotisme touchent fort peu les partisans. Cette pauvre question de l’emploi du français dans les services publics, question si importante pour l’avenir de notre race, n’a-t-elle pas rencontré sur son chemin des députés canadiens-français qui n’ont pas eu le courage de s’affirmer de crainte de blesser des sentiments étrangers.[1]

L’esprit de parti est donc un mal terrible. Tous les moyens sont bons pour arriver au pouvoir et le conserver. Dans certains villages au vu et au su de tout le monde on trouve, le jour de la votation, des liqueurs enivrantes. Que pouvons-nous attendre d’hommes arrivés au pouvoir dans ces conditions !

Ces explications éclaircissent le manque de patriotisme remarqué depuis si longtemps chez nos hommes publics. L’alcool et l’esprit de parti ont raison des plus nobles sentiments. Ce mot d’ordre est lancé : louons, approuvons le chef, quelque mesure qu’il prenne. Excusons ses fautes trop évidentes pour être cachées : promettons des réformes qui ne viendront jamais, des routes, des ponts, des chemins de fer. Le bon Canadien, qui ne voit qu’un côté de la médaille, est pris à son propre piège. Si à cette plaie vient s’ajouter la protection à outrance en faveur des amis de la cause, on peut juger des résultats.

Dans la paroisse de Notre-Dame tout n’était pas rose. M. Héroux se dépensait en vaines exhortations ; malgré son zèle, à l’époque où nous commençons notre récit, il n’avait encore rien gagné. Les têtes dirigeantes avaient acquis plus d’autorité que lui. Les ivrognes invétérés, les lâches chrétiens, poussés par leurs chefs, faisaient du tapage et empêchaient l’action des bons qui se contentaient de gémir.

Sellier, chaque année, entrait en campagne, mais il poussait surtout Rougeaud qui possédait à un plus haut degré que lui la confiance et l’estime de la population. Avec de l’argent, Sellier restait maître de la position en dépit de tous les sermons de M. Héroux. Ce dernier, comptant toujours sur ses bons paroissiens, et voulant frapper un nouveau coup contre l’auberge avait fait un sermon qui, on le sait, avait produit sur les fidèles une singulière impression.

Il avait déclaré que tous, en conscience, devaient travailler à faire disparaître cette buvette et qu’il ne se reposerait qu’après la victoire. Jamais ses paroissiens ne l’avaient vu si éloquent. Aussi, son sermon fut-il écouté avec un religieux respect. Sellier, absent de l’église comme à l’ordinaire, rencontra Rougeaud le lendemain et lui tint le propos que l’on sait. Rougeaud, toutefois, aurait désiré demeurer simple spectateur de la lutte nouvelle qui allait s’engager ; mais il ne se possédait plus. Les arguments de son maître firent plus d’impression sur son âme que les paroles de M. Héroux.




  1. C’est M. Armand Lavergne, député de Montmagny, qui, pour répondre aux vœux de l’Association de la Jeunesse Catholique Canadienne-Française, a bien voulu présenter cette loi au Parlement de Québec, à la session de 1909. Tout d’abord il y eut divergence d’opinions parmi nos représentants, plusieurs de ces derniers ne voulurent point l’accepter de crainte de froisser nos compatriotes d’origine anglaise et les grandes compagnies. Enfin, après mûre réflexion, la députation accepta cette loi ; mais, au Conseil législatif, on devait la tuer. En effet à la surprise du pays tout entier, les membres du Conseil ont refusé d’approuver cette loi, faite dans le but de protéger notre langue et nos intérêts nationaux ! Seuls, MM. Chapais et les membres du même Conseil, conservateurs, moins un anglais, se sont montrés fermes et dignes. Honneur à eux ; mais honte à ceux qui, par une lâche complaisance, ont sacrifié notre belle langue. Ils ont montré qu’ils approuvaient ce triste personnage qui, disait-il, ne voulait point voir renaître la domination française dans un pays anglais.

    Ceci pour servir à l’histoire.