Imprimerie de la « Croix » (p. 12-22).

CHAPITRE II

OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE AVEC PIERRE
SELLIER ET JULES ROUGEAUD


La paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins est de date relativement récente. Les vieux de soixante ans se rappellent encore très bien qu’à la place du village actuel, les citadins des villes venaient se livrer aux plaisirs de la chasse. Le petit lac à l’Anguille et la rivière de ce nom, où abondent encore la truite saumonée, le brochet, le doré, étaient, de temps immémorial, le rendez-vous des pêcheurs. Bref, les grands chênes et les hêtres qui bordent les deux rives et que la hache du colon a respectés, s’ils pouvaient parler, nous diraient combien ils furent surpris de se trouver un jour en rase campagne, après avoir fait partie d’une forêt immense qui abritait des chevreuils, des ours et des oiseaux en nombre infini.

Il y a une quarantaine d’années, nous dirait le père Baptiste Labonté, s’il était de ce monde, il n’y avait pas une âme dans les environs. Quelques gars, aux jambes d’acier, aux poignets solides, mais surtout courageux comme dans ce bon vieux temps, où rien n’effrayait la jeunesse, vinrent visiter ces parages. Ayant examiné le terrain sur une bonne distance, ils décidèrent de se construire une hutte, en bois rond, et de se mettre à abattre la forêt. Dire combien fort ils ont travaillé est incroyable. Tous les quinze jours, deux d’entre eux se rendaient dans leurs familles chercher les provisions nécessaires ; et l’on reprenait la hache et l’on tapait dur. Bientôt, les arbres jonchèrent le sol, on les entassait, et on allumait le feu.

Ces incendies fréquents permirent à nos pionniers, en peu de temps, d’ouvrir un assez grand morceau de terre qu’ils cultivèrent. L’attente de ces braves ne fut pas trompée : le sol était excellent. Dès la première année, ils purent démontrer à leurs co-paroissiens combien ils seraient sages d’envoyer quelques-uns de leurs enfants se tailler des terres fertiles sur les lots non concédés. Cette nouvelle avait été accueillie avec empressement, surtout par le vénérable Curé de la paroisse, véritable ami de la colonisation. C’est un fait acquis par l’expérience, et prouvé par l’histoire, que, dans toutes les fondations de paroisses canadiennes, vous trouverez un prêtre qui, l’un des premiers, aura imprimé le mouvement. Vous verrez cet homme s’enfoncer dans les bois avec une poignée de braves, les encourager dans leurs entreprises, les stimuler par sa présence aussi bien que par son exemple. Interrogez notre histoire canadienne, elle vous dira que le prêtre de cette époque, qui n’est pas encore éloignée de la nôtre, après avoir accompli les devoirs de son auguste ministère, prenait la hache comme le plus humble de ses paroissiens ; il travaillait de ses propres mains à défricher la terre de la fabrique, donnée le plus souvent par un des premiers colons.

Tels avaient été les commencements bien humbles de la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. En 1889, bien que moins développée qu’aujourd’hui, plusieurs maisons d’assez belle apparence se groupaient autour d’une église en bois, dont le clocher élancé, surmonté d’une croix qui brillait au loin sous les rayons du soleil, dépassait de beaucoup la tête altière des plus grands arbres. Elle était bien propre cette modeste église. Et le bon Dieu devait être heureux sous ce toit modeste, qui, chaque dimanche abritait pour les offices divins, une population pleine de foi et de principes chrétiens. Hélas ! pourquoi, ces bons sentiments disparaissent-ils si tôt du sein de nos populations rurales ? À mesure que la civilisation augmente, à mesure que le progrès développe nos industries, cette vieille foi de nos pères disparaît, pour faire place à des idées inconnues jusque-là !

Le bon monsieur Héroux, troisième missionnaire de la paroisse, avait recueilli ce que son prédécesseur, M. Venant, avait semé et fut enfin nommé curé résidant. Apôtre dans toute la force du mot, il ne connaissait que son devoir. Il aimait ses paroissiens, et se sentait aimé. Il était véritablement le père de tous et il n’est aucune infortune qu’il ne soulageât. Une année, les feux de forêts avaient détruit une partie des habitations de ses ouailles ; il avait pleuré avec eux ; mais, cette année-là, bien qu’il fut pauvre, pas un de ses paroissiens n’avait payé sa dîme ; au contraire, il avait fait remise à plusieurs des comptes de semences qu’ils lui devaient depuis de longues années. On le vénérait et on l’aimait. Ce bon Curé, le soir, aimait à causer avec ses paroissiens, qui se groupaient autour de lui et l’écoutaient avec un religieux respect. C’est dire que ce prêtre était heureux. Il l’avouait ingénument à ses confrères qui le visitaient de temps en temps : « Je suis trop heureux, leur disait-il ; comment ferai-je pour me sauver, je suis le plus heureux des prêtres ? » Tous se contentaient de lui dire : « Tant mieux pour toi, mon vieux, accepte ce bonheur que le Maître te fait goûter, l’épreuve viendra plus vite peut-être que tu ne penses. »

Cette épreuve ne devait pas tarder d’arriver, ainsi qu’on le verra bientôt.

Un soir, tandis que, comme à l’ordinaire, les hommes devisaient en fumant leurs pipes tout en se reposant des labeurs du jour, ils virent venir à eux un étranger qui paraissait harassé de fatigue. C’était un jeune homme à l’air résolu, bien constitué, robuste, d’une trentaine d’années environ. Ayant salué sans timidité le joyeux groupe de bons Canadiens à la figure ouverte et dont la charité est proverbiale, il demanda l’hospitalité à l’un d’entre-eux qu’on appelait Jean-Baptiste Labonté. Il avait été l’un des premiers habitants de l’endroit. Labonté tendit sa main loyale à cet étranger, et lui fit signe d’entrer dans son logis. Le jeune homme, fatigué, sans doute, par une longue marche, se laissa choir sur un siège en attendant le souper dont il trouva les mets exquis ; et fit ainsi honneur à ce frugal repas, offert de si bonne grâce. Labonté le regardait manger avec un réel plaisir ; puis, charmé par sa bonne conversation, finit par l’inviter à se reposer. L’étranger, de son côté, ne parut pas indifférent aux bons procédés de son hôte qu’il remercia avec effusion. Devenu plus hardi, il demanda s’il ne pourrait trouver quelque emploi dans le pays ?

— De métier, dit-il, je n’en ai pas ; toute ma fortune est contenue dans ce mouchoir de coton rouge ; mais, j’ai du cœur, je peux et je veux gagner mon pain ; je ferai la besogne qu’on voudra me confier. Mon nom est Pierre Sellier ; vous avez dû remarquer, mon cher Monsieur, par mon accent, que je suis français.

Ce titre, de tout temps, a attiré la sympathie de nos pères. Il suffisait qu’un Français vînt à passer par le pays pour qu’il fût comblé d’honneurs. Nos pères sont toujours demeurés attachés à la France par le cœur et par la langue ; ils n’avaient pu croire que la mère-patrie les eût abandonnés pour toujours ; aussi accueillaient-ils nos cousins d’outre-mer comme des frères. Cependant, depuis quelques années, cet engouement a diminué parmi nous ; comme nombre de Français sont devenus des athées, des incroyants, la sympathie que nous avions conçue pour eux est moins vivace. Toutefois, les vrais français, ceux que le mal d’émancipation religieuse n’a pas atteints et qui sont restés attachés à leurs nobles traditions de foi et de vaillance, ceux-là trouvent encore parmi nous non seulement des sympathies, mais des cœurs pleins d’amour et de dévouement.

— Très bien, avait dit Jean-Baptiste Labonté, on avisera demain ; en attendant, voici votre chambre qui vous attend, ma fille, la Louise, l’a préparée pour vous, reposez-vous et dormez tranquille.

Le lendemain, au petit jour, Labonté s’était mis en besogne ; lorsque Pierre Sellier se leva à son tour, le déjeuner était prêt. Le repas pris, Labonté mit Sellier à l’ouvrage. Plein d’adresse il exécuta avec soin ce qu’il avait à faire. De plus, comme il possédait une connaissance assez étendue de la culture de la terre, il sut, en peu de temps, par ses conseils fort pratiques, capter la confiance de son protecteur et l’amitié des voisins. Quelques années plus tard, Labonté ne crut pas devoir refuser la demande que lui avait faite son protégé en lui donnant en mariage sa fille, la Louise, qui de son côté, attirée par les égards dont l’entourait Sellier, avait avoué ingénument à son vieux père qu’elle n’en épouserait point d’autre. Les noces se firent avec solennité. Tous les gars, qui auraient désiré demander la main de la bonne Louise, voulurent assister à ce mariage le plus éclatant que la paroisse ait encore vu. Dix ans plus tard, lorsque les vieilles mamans étaient sur le point de marier leurs filles elles disaient : Il faudrait pourtant surpasser le mariage de Sellier.

L’union de Pierre Sellier n’était pas heureuse. Labonté, peu de temps après le mariage de sa fille, était mort accidentellement : on l’avait trouvé le crâne brisé, probablement par la chute d’une branche d’arbre. Louise pleura longtemps son père. Les commères qui la visitaient disaient qu’elles ne l’avaient jamais vue sourire. Quel était ce mystère ? Personne ne le pouvait dire. Un jour, cependant, elle avait laissé échapper cette plainte à son insu : « Si mon père avait connu cet homme ! comme il me fait peur ! » Mais ce fut tout, elle se replia sur elle-même, gardant sa douleur, et ne la communiquant probablement qu’au directeur de son âme. Puis, à son tour, elle fut emportée après une maladie de quatre semaines qu’elle souffrit avec une résignation admirable. Pierre Sellier hérita ainsi de la petite fortune de Labonté, et peu d’années plus tard, il devint le plus riche habitant de la paroisse.

Quelque temps après la mort de sa femme, il annonça qu’il retournait dans son pays. Cette nouvelle, on ne sut pas pourquoi tout d’abord, fut accueillie avec joie par M. le Curé, Il espérait sans doute se débarrasser de cet étranger dont la présence lui était à charge. Le voyage de Sellier dura six mois. Où était-il allé passer cette période de temps ? Nul ne le sut. Toutefois, à son retour, les habitants remarquèrent qu’il ne mettait plus les pieds à l’église. Sans être un dévot, auparavant, — personne ne l’avait vu communier du vivant de sa femme, — cependant, il assistait encore aux offices divins ; mais à partir de là il ne vint plus à l’église.

Que s’était-il passé ? Qu’y avait-il en lui ? Personne ne le sut. Comme il avait, en outre, des manières fort engageantes, et qu’il rendait des services signalés à ses co-paroissiens, en les aidant dans leurs difficultés, chacun passait volontiers sous silence ce travers d’esprit ; seul, M. Héroux gémissait en secret sur cette déplorable abstention qui finit souvent par avoir des imitateurs.

Ce qui rendit Sellier encore plus populaire, c’est qu’il résolut de construire un moulin pour moudre les grains des habitants de Notre-Dame. Ce projet fut, on le conçoit, fort goûté des paroissiens qui devaient parcourir une distance de six lieues pour porter leurs grains aux moulins voisins. Par ce moyen, Sellier s’attacha plusieurs familles qui, déjà, lui étaient redevables de bien des faveurs. La nombreuse famille de Jacques Rougeaud, composée de douze enfants, pleins de force et de santé, attira son attention. L’aîné, Jules, avait été engagé autrefois pendant quelques mois chez le meunier voisin ; mais, son père étant tombé malade, il avait dû quitter cette fonction à son grand regret, et reprendre le travail des champs, pour lequel il n’avait aucune inclination.

Jacques Rougeaud avait élevé dans les principes chrétiens sa nombreuse famille. Peu favorisé de la fortune, il avait passé sa vie dans les durs travaux des défrichements. Ce fut avec calme qu’il vit arriver son heure dernière. Sur son lit de mort, entouré de ses enfants, qu’il bénit de sa main défaillante, il leur donna des conseils dignes d’être rapportés ici. Il les exhorta à l’amour, à la charité fraternelle, leur recommanda à tous de s’entr’aider les uns les autres ; d’aimer leur bon et vénérable Curé, de suivre ses avis et ses directions ; « celui qui obéit à son Curé, leur dit-il, est sûr de ne jamais se tromper. » Tous promirent au moribond qu’ils suivraient ses conseils. Et le vieillard mourut dans la sérénité du juste.

Sellier, témoin de cette scène, fut visiblement touché. Sorti de la chambre mortuaire en même temps que Jules, il lui avait dit : « Mon garçon, veux-tu te faire meunier » ? À cette demande inattendue, Jules avait répondu : « Oui, certes ! — Eh bien ! reprit Sellier, après les funérailles de ton bonhomme de père tu viendras au moulin qui s’achève, et nous en jaserons. »

C’est ce qui eut lieu en effet. Jules Rougeaud fut meunier : bien plus, il devint l’homme de confiance de Sellier qui le chargea du soin de surveiller la construction d’un moulin à scie où les colons trouvèrent plus tard un emploi rémunérateur.

Ces deux moulins furent avantageux aux habitants de la paroisse qui doubla sa population. Pour sa part, Sellier fit venir de son pays une douzaine de familles françaises, dont il employa les chefs à son service. Cette nouvelle recrue, tout en augmentant la population, ne fut pas à l’avantage de Notre-Dame, sous le rapport moral et religieux. Les membres de ces familles, élevés dans l’indifférence religieuse, comprenaient peu de choses aux beautés de notre foi. Plusieurs n’avaient même pas encore été baptisés. Les bons Canadiens, si accoutumés à voir dans le prêtre le représentant de Dieu, furent souvent scandalisés des propos que ces nouveaux venus tenaient sur le compte des curés. Ils ne comprenaient rien à de tels discours. Plus d’une fois des bagarres éclatèrent sans que Sellier, qui, naturellement, devait connaître ces faits, intervînt le moins du monde.

M. Héroux, jusque-là si heureux au milieu de ses braves colons, comprit vite que l’heure de l’épreuve venait de sonner. Dans ses sermons, il tâchait de remédier au mal que causait à son troupeau fidèle l’arrivée de tant de brebis galeuses. Il avait un jour failli tomber à la renverse, quand une commère française, à qui il avait demandé pourquoi elle n’avait point porté son enfant à l’église pour qu’il reçût le baptême, lui avoua qu’elle l’avait baptisé elle-même. Ni les remontrances du Curé, ni ses menaces, ne purent toucher cette femme. Mais, avait demandé M. Héroux, êtes-vous catholique ? — Je le suis, fut la réponse. — Si vous l’êtes, pourquoi ne faites-vous pas vos Pâques ? — Je vais à l’église une fois le mois et je dis mon chapelet ; d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de toutes ces mômeries-là. M. Héroux ne put rien ajouter de plus. Pauvres gens, dit-il, en partant. Pauvre pays de France !

La Nouvelle-France devra-t-elle rendre un jour à sa mère la vieille foi chrétienne qu’elle a reçue d’elle ? Nos missionnaires seront-ils obligés de porter dans ce pays autrefois si chrétien les bienfaits de la foi catholique qu’elle est en train de perdre ?

C’est le secret de Dieu !