Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration/04

Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 379-415).
AUTOUR
D’UN MARIAGE PRINCICER
RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION

IV[1]
VŒUX RÉALISÉS


I

Dans la situation douloureuse où se trouvaient les Bourbons de France, le mariage du Duc d’Angoulême avec Madame Royale ne pouvait devenir une réalité qu’autant que la maison d’Autriche consentirait à le faciliter. Elle était dépositaire de la fortune de la Princesse, consistant en une somme de cinq cent quarante mille florins qu’en juin 1791, à l’époque du voyage de Varennes, Marie-Antoinette avait fait passer à Vienne avec ses diamans par l’entremise du comte de Mercy. À ce capital, converti en valeurs des Pays-Bas, s’ajoutaient les intérêts calculés à raison de 4 pour 100. De l’Empereur seul il dépendait que ces intérêts fussent comptés du jour où la Cour de Vienne avait reçu ce dépôt, ou seulement du mois d’octobre 1794, date de la mort de la Reine.

D’autre part, dans l’entourage du Roi, on était convaincu que le Trésor autrichien était resté redevable de la dot de Marie-Antoinette. En ce cas, cette somme, grossie des intérêts accumulés depuis 1770, revenait à Madame Royale. Il y avait encore à réclamer l’inventaire des diamans ; à rechercher si l’impératrice Marie-Thérèse et son époux n’avaient pas, dans leurs dispositions testamentaires, avantagé leur fille devenue reine de France ; à obtenir enfin de l’Empereur que les capitaux revenant à Madame Royale demeurassent placés dans les fonds publics et que les intérêts lui en fussent payés régulièrement.

Le règlement de ces questions serait facile si la Cour de Vienne y apportait quelque bon vouloir. Mais, d’elle, on le sait, Louis XVIII n’en attendait aucun. L’Empereur n’avait-il pas déjà déclaré qu’il n’autoriserait ni le mariage dans ses États, ni la résidence des époux, « ne voulant pas s’exposer à les entretenir. » En recevant dans sa famille Madame Royale à sa sortie de France, n’avait-il pas stipulé qu’elle paierait pour ses frais d’existence une somme mensuelle de quinze cents florins et ne s’était-il pas fait prier pour promettre de prendre à sa charge, lorsqu’elle quitterait ses Etats, les dépenses de son voyage jusqu’à la frontière ? Y avait-il lieu d’espérer que la Cour de Vienne se montrerait « moins sordide à l’égard des répétitions de Madame Royale » qu’elle ne l’avait été dans ces circonstances ? Louis XVIII demeurait, sur ce point, fort sceptique. Pour ce motif, il avait songé à employer, vis-à-vis de cette cour, l’influence de Paul Ier.

Il aurait voulu aller la solliciter lui-même. Avant de quitter Blanckenberg, il demandait au Tsar à passer par Saint-Pétersbourg en se rendant à Mitau. Le Tsar lui avait répondu par un refus : le moment n’était pas opportun. Il ne s’en était ni offensé ni affligé. La Fare à Vienne, Saint-Priest envoyé à cet effet dans la capitale russe avaient reçu mission de négocier pour faire naître entre les deux cabinets une entente à la faveur de laquelle toutes les difficultés pendantes seraient réglées au mieux des intérêts de Madame Royale. Grâce aux lenteurs diplomatiques, cette négociation allait durer près d’une année. Mais, outre qu’il ne supposait pas qu’elle dût être aussi longue, Louis XVIII était convaincu que le Tsar, en ordonnant au comte de Razumowski, son ambassadeur à Vienne, de l’ouvrir en son nom, voulait fermement la voir aboutir et déciderait le cabinet autrichien à faciliter, dans la mesure où la solution dépendrait de lui, le mariage de Madame Royale. Cette confiance du Roi, un avenir prochain allait la justifier. Il était arrivé à Mitau le 25 mars. Dès le 24 juillet, la négociation commençait à prendre une si heureuse tournure qu’il invitait le maréchal de Castries à se tenir prêt à aller chercher Madame Royale à Vienne pour la lui amener ; le 31 août, il lui réitérait l’invitation en le prévenant que la Reine, qui résidait encore à Budweiss en Bohême viendrait à Mitau en même temps que la Princesse et qu’il les confiait l’une et l’autre à sa garde pendant ce long voyage. Il était alors convenu que toutes deux garderaient l’incognito. « Vous recevrez de Vienne une lettre que j’y ai envoyée avec ordre à l’évêque de Nancy de vous la faire passer dès que l’affaire sera décidée. »

Au commencement de septembre, un avis de La Fare vint modifier ce projet : « Madame Thérèse est dans la résolution de se conformer aux volontés du Roi son oncle ; la Cour impériale ne veut y mettre aucun obstacle et toutes les difficultés paraissent devoir se concilier très amiablement. J’ai lieu de croire que l’Empereur voudra que Madame soit reconduite à la frontière extrême de ses États à ses frais et à peu près de la même manière dont elle a été amenée de Bâle à Vienne. Cette hypothèse devra naturellement changer le premier plan de voyage incognito. » Dans la même lettre, La Fare demandait pour Madame Royale un double portrait du Duc d’Angoulême, « un portrait en peinture et un portrait moral. »

En attendant « le portrait en peinture, » le Roi commence par envoyer « le portrait moral. » — « Il y a aujourd’hui un an que mon neveu est auprès de moi ; je l’ai bien étudié, et j’ose croire qu’il est digne de l’épouse que la Providence lui destine d’une façon si visible. Son cœur est droit et pur ; il a été assez heureux pour conserver sa religion intacte au milieu d’un siècle bien corrompu. Son âme est sensible : j’en ai la preuve par les soins qu’il vient de me rendre pendant mon incommodité. Son caractère est courageux et doux ; son humeur est égale. Je ne le vante pas de la fermeté avec laquelle il a soutenu son accident de l’année dernière ; c’est une chose toute simple ; mais le traitement a été ennuyeux et long. Le voyage, que nous venons de faire, ne l’a pas été moins, et, dans ces deux périodes de temps, je n’ai pas découvert en lui le moindre mouvement, je ne dirai pas d’humeur, mais même d’impatience. »

Quelques jours plus tard, La Fare écrivait de nouveau : «… J’aurais désiré que, dans cette circonstance, il eût été praticable de renouveler la méthode si souvent usitée entre les personnes royales, de se marier par procureur. Cette mesure décide l’union et rassure l’imagination contre la crainte des événemens. Ce n’est pas que je croie que, dans le cas présent, il soit permis d’en concevoir. Le caractère religieux et moral de Madame Thérèse, sa volonté prononcée et la constance de ses résolutions sont des garans irréfragables. Avec eux il faut s’abandonner avec confiance aux délais inévitables, que la saison aussi bien que le cours naturel de la négociation entraînent. M. l’ambassadeur de Russie ne croit pas devoir calculer, avant la fin de l’hiver, la conclusion de tous les arrangemens à prendre. Les motifs de son calcul sont la distance extrême des lieux, l’obligation de référer de toutes ses démarches à son souverain, et la nécessité de concorder ensemble les deux cours impériales pour le départ et le voyage de Madame Thérèse. La détermination de la Princesse s’est appuyée sur ce calcul ainsi que sur l’inconvénient du froid et des mauvais gîtes pendant une route aussi longue. Mais, à coup sûr, cette dernière considération affecte moins Madame pour elle-même que pour les personnes qui l’accompagneront. Ajoutez à ces motifs l’opinion où est M. l’ambassadeur de Russie que Madame ne doit partir qu’après la conclusion définitive des arrangemens relatifs aux fonds qui lui appartiennent. Ainsi le délai du départ de Madame Thérèse est devenu, par le concours des circonstances, un malheur inévitable. Il est à regretter que la cour de Russie n’ait pas pu commencer deux mois plus tôt ses démarches ici. »

En dépit des lenteurs que laissait prévoir La Fare, le Roi, constatant l’accord des deux cours impériales et que tous les consentemens étaient donnés, considéra l’affaire comme définitivement terminée. La correspondance qui partit de Mitau le 11 septembre fut volumineuse. Le Roi avait écrit à la Reine sa femme, au Comte et à la Comtesse d’Artois, à ses tantes Mesdames Adélaïde et Victoire, à sa sœur la reine de Sardaigne, à la reine de Naples, au roi et à la reine d’Espagne, au prince de Condé, au Duc de Berry, à ses agens de France et du dehors et enfin au Pape. Il leur annonçait à tous que toutes les difficultés étaient levées « grâce à l’amitié de l’empereur de Russie et à la bonne volonté de celui d’Allemagne ; » et il les invitait à s’en réjouir avec lui.

En transmettant la nouvelle au maréchal de Castries, il ajoutait : « Mais le temps que prendront les articles qui restent encore à régler, m’empêche de vous dire quand se fera le mariage et ce n’est pas encore la plus grande contrariété que j’éprouve. L’évêque de Nancy me mande que l’Empereur voudra sûrement faire reconduire ma nièce à la frontière de ses États, comme elle est venue de France, c’est-à-dire uniquement par des Allemands, et comme les deux frontières impériales se touchent, je ne puis douter qu’ils ne la déposent entre les mains d’un commissaire envoyé pour cela de Pétersbourg, qui sera chargé de me l’amener ici. Ainsi je ne vois plus de possibilité à vous donner une mission que j’attachais tant de prix à voir remplir par vous. Je sens le regret que vous en aurez, mais je vous défie d’en avoir plus que moi. »

Dans cette distribution de témoignages de gratitude, il n’avait oublié ni le négociateur La Fare, ni Mme de Chanclos, dont la bonne grâce et le dévouement avaient gagné le cœur de Madame Royale. Il disait à Mme de Chanclos : « Si votre amitié pour ma nièce souffre de voir approcher le moment de votre séparation, il est impossible que cette même amitié ne vous fasse pas éprouver une véritable satisfaction en songeant au bonheur dont elle jouira avec un époux digne d’elle. » A l’évêque de Nancy, il rendait hommage « pour la conduite qu’il avait tenue dans cette importante affaire. La lettre de ma nièce m’a comblé de joie. Ah ! si ses parens vivaient, combien la leur serait vive ! Elle ne le serait pourtant pas plus que la mienne, car j’oserais défier leur tendresse de surpasser celle dont mon cœur est rempli pour cette adorable enfant. »

La lettre de Madame Royale à laquelle le Roi faisait allusion répondait à celle qu’il lui avait expédiée en apprenant que le Tsar consentait à prendre l’initiative de la négociation avec la Cour de Vienne :

« Jamais, ma chère enfant, lui écrivait-il alors, je n’ai mieux senti toute la tendresse vraiment paternelle dont mon cœur est rempli pour vous, qu’en vous écrivant aujourd’hui, jamais aussi je n’ai plus éprouvé le besoin de voir le vôtre y répondre par un sentiment pareil. Depuis que nos malheurs vous ont réduite à n’avoir plus d’autre père que moi, le soin de votre bonheur est devenu le premier de mes devoirs, et la plus chère de mes pensées. Vous portiez alors des fers et je ne pouvais les briser ! Un souverain généreux en a eu l’avantage ; je l’ai envié sans en être jaloux. Dès lors, vous réunir à vos parens, vous donner l’époux que la Providence semble vous avoir elle-même destiné, et qu’elle s’est plu à rendre digne de vous, a été mon unique vœu. La volonté des auteurs de vos jours, votre acquiescement à cette volonté, le désir de toute notre famille, la précaution que j’avais prise, aussitôt que j’ai eu connu vos sentimens, d’obtenir du Saint-Siège les dispenses nécessaires à votre mariage avec votre cousin, tout semblait en hâter le moment ; mais il n’était pas encore arrivé. Chassé précipitamment des lieux que j’habitais depuis deux ans, obligé d’errer ou de n’avoir qu’un asile précaire, quel instant, quel lieu pouvait nous permettre d’accomplir une union si chère ? Enfin, l’amitié de l’empereur de Russie est venue à mon secours. Il m’a donné un asile stable, décent et tranquille. Ses soins généreux nous garantissent d’une misère qui, tout honorable qu’en est la cause, n’en aurait pas été moins pénible ; il veut bien se charger de traiter avec la Cour de Vienne, de tous les arrangemens nécessaires pour notre réunion, et de retirer le peu de fortune qui vous appartient, pour vous en mettre en jouissance.

« Cet instant si longtemps attendu semble donc enfin approcher : car ce serait faire injure aux deux souverains qui vont traiter cette affaire si importante pour nous, que de supposer qu’elle souffrira maintenant de longs délais. J’éprouve le premier moment de douceur véritable que j’aie goûté depuis nos malheurs. Rendez-la complète, ma chère enfant. Dites-moi que votre cœur est touché des soins que je me suis donnés pour assurer votre bonheur. Dites-moi que vous éprouverez quelque consolation en vous retrouvant dans les bras d’un père, bien différent, hélas ! de celui que nous regretterons éternellement, mais qui du moins lui ressemble par sa tendresse pour vous. »

C’est à cette adjuration que, le 24 août, avait répondu Madame Royale en renouvelant, pour se conformer aux désirs de son oncle, ses engagemens antérieurs, bien qu’elle les eût déjà maintes fois proclamés de manière à ne laisser aucun doute sur sa volonté de les tenir.

« Oui, mon très cher oncle, les désirs de mes infortunés parens et les vôtres sont les miens et ma volonté est de m’y conformer ; je vous en ai donné l’assurance aussitôt que je l’ai pu ; ma résolution n’a jamais varié, et je suis décidée à remplir mes engagemens. Quand l’évêque de Nancy m’a remis votre lettre, il m’a demandé quelle réponse je voulais qu’il vous envoie ; je n’ai pu que lui renouveler l’assurance de ma docilité à vos vues ; j’ai pensé que je ne devais rien prononcer sur l’époque, les arrangemens de mon départ que vous ne me fixez pas dans votre lettre, avant que d’en avoir communiqué à l’Empereur, trouvant que c’était mon devoir ; je l’ai fait aussitôt. Sa Majesté m’a répondu de la manière la plus amicale, m’assurant de l’intérêt qu’il prend à mon sort, des vœux qu’il forme pour mon bonheur et du vif désir qu’il a d’y contribuer. Il m’a annoncé qu’il entrerait volontiers en négociation avec la Russie sur les objets qui me concernent. Ainsi, mon très cher oncle, loin de craindre que vos vues éprouvent des obstacles, de ce côté-ci, soyez persuadé qu’elles seront vivement secondées.

« L’ambassadeur de Russie a exposé à l’Empereur les objets des négociations dont il est chargé. La réponse qu’il a reçue et dont il m’a fait part, est conforme à celle que ce prince m’avait déjà faite. L’ambassadeur va rendre compte présentement à sa cour de ses premières démarches ; il attendra pour la suite le développement de ses instructions, ce qui, malgré ses soins, lui prendra bien du temps et lui fait craindre que rien ne soit terminé avant l’hiver, et je dois vous avouer, avec la sincérité que vos bontés pour moi autorisent, que j’aurais de la répugnance à entreprendre dans cette saison un voyage aussi long que celui de la Courlande, et je craindrais, suivant ce qu’on dit, d’être obligée d’attendre, peut-être dans un village, un mois, six semaines que le temps et les chemins me permettent de continuer mon voyage. Mon cœur sent très bien toutes les douceurs qui m’attendent près de vous, et au sein de ma famille paternelle. Mais malgré tout cela, je ne peux, sans me rendre coupable d’ingratitude, m’éloigner sans peine, peut-être pour toujours, d’un souverain, mon libérateur, et d’une famille qui me témoigne tant d’amitié. Si vous jugez comme moi, mon cher oncle, que la fin de l’hiver serait un terme convenable à mon départ, j’aurais à cœur de profiter des quelques mois qui me restent pour témoigner encore mieux que ma position passée ne me l’a permis, tant à l’Empereur qu’à sa famille et au public, ma reconnaissance et mes sentimens. Il me semble que, dans la position où je suis, je dois chercher à faire tout pour le mieux, et à laisser ici le plus favorable souvenir. Je suis sûre que c’est un moyen de vous plaire et je m’y attache encore plus.

« Mais après avoir exposé, mon cher oncle, mes réflexions et désirs à ce sujet, je connais trop l’étendue de mes devoirs et le tendre intérêt que vous me témoignez pour ne pas subordonner ma volonté à la vôtre et remettre à votre disposition l’époque de mon départ. Vous avez la bonté de vous réserver d’entrer en détail avec moi sur les arrangemens relatifs à mon établissement futur, et sur les personnes que vous voulez placer près de moi. J’oserai alors vous témoigner avec toute confiance mes observations et désirs à ce sujet, ne doutant pas qu’ils n’aient votre approbation, vu l’opinion que j’en ai pu recueillir au sein de ma malheureuse famille, et que les circonstances ont pu me procurer.

« Je vous prie, mon très cher oncle, d’être l’interprète de tous mes sentimens pour mon cousin comme vous avez été le sien auprès de moi ; c’est avec bien de la sincérité que j’ose vous répéter l’assurance que mon cœur est touché au-delà de toute expression des soins que vous avez pris d’assurer mon bonheur futur et que j’éprouverai la plus douce consolation quand je pourrai vous en assurer de vive voix. »

Le Roi eût voulu remercier l’empereur François il auquel, malgré tout, il était redevable de la liberté de sa nièce, du repos dont elle jouissait depuis sa sortie du Temple et du mariage rendu maintenant possible. Mais, ce prince lui ayant fait l’injure de ne jamais répondre à ses lettres, il renonça à lui écrire et chargea sa nièce de ses remerciemens. « Soyez, je vous prie, mon interprète. Dites-lui qu’il n’y a pas un seul des sentimens qu’il a si bien mérités de votre part qui ne soit aussi profondément gravé dans mon âme que dans la vôtre. Je vous connais trop pour n’être pas sûr que vous vous attacherez à cultiver son amitié, même lorsque vous n’habiterez plus le séjour que Ses bontés ont embelli pour vous. Puissiez-vous ainsi devenir un lien d’union et d’amitié entre votre généreux bienfaiteur et moi ! »

Enfin, pour achever de manifester sa joie, le Roi autorisa son neveu à reprendre avec sa cousine la correspondance interrompue depuis le 24 juillet à la suite d’un incident qu’il y a lieu de noter au passage. Ce jour-là, le Duc d’Angoulême, prévenu que son oncle écrivait à Madame Royale, avait écrit, lui aussi, à sa fiancée, et était venu, comme il le faisait toujours, soumettre au Roi sa lettre en le priant de la joindre à la sienne. La longue durée des fiançailles, loin de ralentir les sentimens du prince, les avait excités, malgré sa froideur naturelle, — il n’avait pas vingt ans pour rien. — Pour la première fois, en les exprimant, il y mettait tant de chaleur, que le Roi en trouva la forme trop passionnée. Il supprima la lettre et fit comprendre à son neveu que, la négociation définitive étant en train, il convenait d’attendre pour écrire en ces termes qu’elle eût produit les résultats qu’on en espérait. Il expliqua lui-même à sa nièce les motifs de sa décision :

« Ne vous étonnez pas de ne pas recevoir aujourd’hui la lettre de mon neveu et ne vous en prenez qu’à moi. Il voulait vous exprimer tous les sentimens que son âme a peine à contenir ; je m’y suis opposé.

« Tout légitimes qu’ils sont, lui ai-je dit, ils pourraient en ce moment faire rougir celle que vous ne devez pas moins respecter qu’aimer. C’est à moi seul à être votre interprète. Mais, lorsque ma nièce, moins gênée vis-à-vis d’un père qu’elle ne le serait vis-à-vis de vous, m’aura répondu, je ne mettrai plus d’obstacle à votre juste empressement.

« Il n’a pas fallu moins que sa confiance et sa tendresse pour moi pour le faire céder à ces raisons. Mais, il a exigé de moi de vous dire que jamais sacrifice ne lui a tant coûté. »

Le 11 septembre, alors que le mariage était officiellement annoncé pour une date prochaine, quoique non encore fixée, il n’y avait plus lieu de maintenir l’interdiction.

« J’ai, comme vous le pensez bien, levé la défense que j’ai faite à mon neveu. Je ne vous par le point de l’excès de son bonheur ; son âme se peint tout entière dans la lettre qu’il vous écrit. J’ai essayé de vous tracer son caractère dans une de mes précédentes lettres ; il est temps que je cède au désir que j’ai de vous faire connaître aussi sa figure dont il ne doit vous rester qu’une idée confuse. Il y a longtemps que j’ai ce désir, et que je crois devoir le réprimer. Actuellement, je me reprocherais de ne pas m’y livrer. L’heureux terme où est l’affaire l’exige de moi. Je vais le faire peindre, et, dès que le portrait sera fini, je vous l’enverrai. »

De toutes les citations qui précèdent, on peut conclure qu’à Mitau, tout était à la joie. Rien de plus vrai, et cette joie eût été sans ombre si, dès ce moment, le Roi avait pu fixer le mariage à une date prochaine. Malheureusement, à cet égard, l’indécision ne semblait pas près de cesser. Outre que les questions pécuniaires qui ne pouvaient être résolues que par la Cour d’Autriche n’étaient pas toutes élucidées, Madame Royale, dans sa lettre, témoignait de sa répugnance à faire le voyage de Russie pendant l’hiver et de son désir de ne se mettre en route qu’au printemps. On ne pouvait lui refuser les délais qu’elle demandait, alors surtout qu’elle se proposait de les consacrer à mieux témoigner à la famille impériale, avant de la quitter peut-être pour toujours, la reconnaissance qu’elle lui devait. Il n’y avait donc qu’à s’y résigner et, à Mitau, on s’y résigna, tout en espérant que les sentimens de Madame Royale contribueraient à les abréger.

Vers ce temps, Madame Royale reçut une lettre du Comte d’Artois datée d’Edimbourg, le 3 août. Elle fut apportée à La Fare par Cléry qui, après avoir fait imprimer son Journal à Londres[2], s’en retournait à Vienne. C’était la première fois que le futur beau-père de Madame Royale lui parlait à cœur ouvert.

« Je profite avec bien de l’empressement, ma chère nièce, du départ du fidèle Cléry, pour vous écrire aussi librement que je pourrais vous parler. Il y avait bien longtemps que j’attendais une occasion aussi sûre et mon cœur en était vivement impatient.

« Je ne retracerai point ici nos malheurs passés ; ils sont gravés dans nos âmes d’une manière ineffaçable. Nous éprouverons un jour quelque adoucissement en nous rappelant les vertus des êtres qui causent nos éternels regrets. Mais, aujourd’hui, nous ne devons nous occuper que du soin d’honorer leur mémoire, en accomplissant les volontés dont ils nous ont rendus dépositaires. « Le Roi, qui partage aussi ardemment que moi le juste désir de voir conclure une union si intéressante pour tous nos sentimens, et si importante sous le rapport politique, m’a instruit de la démarche décisive qu’il a dû faire à cet égard auprès de l’Empereur d’Allemagne, de concert avec le Tsar, et de la lettre qu’il vous a écrite en conséquence.

« L’opinion que j’ai toujours eue du caractère moral de l’Empereur m’a empêché d’ajouter aucune foi aux bruits que l’on a répandus dans le monde sur les projets que l’on supposait à ce souverain, de profiter de votre situation actuelle et de celle où se trouvent vos parens, pour vous faire épouser un de ses frères. A Dieu ne plaise que j’aie jamais cru l’Empereur capable de former un projet aussi injuste ; je ne mets pas en doute que ses sentimens ne le portent à accéder sans balancer à la demande qui lui sera faite au nom du Roi et d’accord avec le Tsar.

« Mais, ma chère enfant, malgré ma juste confiance dans les loyales intentions de l’Empereur, il m’est malheureusement permis de prévoir que, dans les circonstances actuelles, nous pourrons avoir encore des obstacles à rencontrer et il est de mon devoir de vous en prévenir. Plus les bons et fidèles Français attachent de prix à voir promptement serrer les nœuds qui doivent vous unir à mon fils, plus nos ennemis redoutent cette époque, et plus ils feront d’efforts pour retarder une pareille union, s’ils ne peuvent pas réussir à l’empêcher.

« Des calculs politiques aussi faux que dangereux et le désir mal conçu d’obtenir la paix, ayant placé momentanément le Cabinet de Vienne dans une liaison apparente avec les tyrans de la France, nous devons nous attendre que le Directoire, profitant de l’espèce d’influence qu’il a sur les ministres autrichiens, emploiera tous les moyens d’intrigue, de promesses ou de menaces, pour demander, peut-être même pour exiger de l’Empereur, qu’il s’oppose à la conclusion de votre mariage, et qu’il en retarde l’époque à des temps indéfinis. On peut prévoir que la même politique qui a fait admettre à Vienne un ministre républicain pourra combattre encore dans cette circonstance les sentimens nobles et généreux qui distinguent le caractère de l’Empereur, et si mes craintes viennent à se réaliser (comme cela n’est que trop probable), je laisse à votre esprit et à votre raison à calculer tous les dangers, et tous les malheurs qui résulteraient de ce nouveau triomphe des ennemis de Dieu et de l’humanité.

« Mais si je vous confie mes inquiétudes, je dois vous ajouter sur-le-champ que rien ne peut détruire, ni même altérer la solidité de mes espérances, puisqu’elles sont fondées sur la sensibilité de votre cœur, et sur le courage de votre âme. Le sang qui coule dans vos veines et la fermeté modeste dont vous avez déjà donné des preuves, me répondent que votre noble fierté ne sera jamais ébranlée. Les volontés dernières et sacrées de votre père et de votre mère sont et seront sans cesse présentes à votre souvenir ; elles dirigeront votre conduite, elles ajouteront encore à votre énergie naturelle et, en accomplissant un devoir vraiment religieux, vous éprouverez ce charme intérieur qui est toujours accordé, par la Providence, aux âmes pures et sensibles.

« Je forme les vœux les plus ardens pour que la conduite de l’Empereur, dans cette circonstance, ajoute encore à la juste reconnaissance que je dois aux marques d’attention et d’amitié que vous avez reçues de sa part et de celle de sa famille, depuis votre séjour à Vienne ; mais si les manœuvres perfides de nos ennemis nous réduisaient à l’extrémité que j’ai dû prévoir, je sens que le bonheur précieux de vous nommer ma fille acquerrait encore un nouveau charme à mes yeux, en pensant que je le dois uniquement à l’enfant d’un frère et d’une sœur que j’aimais si tendrement, à la nièce chérie de cet ange que je pleurerai toute ma vie, et que mon fils serait redevable de sa félicité à la courageuse énergie de celle qui lui est destinée pour compagne.

« D’après ce que je viens de dire, ma chère nièce, jugez vous-même quelle est l’étendue de ma tendresse pour vous ; combien il m’est nécessaire de hâter le moment où je pourrai vous serrer dans mes bras et combien j’attacherai de bonheur à m’efforcer de remplacer près de vous les êtres si chers et si précieux dont le ciel nous a privés.

« Le fidèle Cléry, qui vous remettra ma lettre, est chargé en même temps de vous porter le portrait que vous êtes assez aimable pour désirer. Je connais trop bien vos bontés pour ce loyal et courageux serviteur, pour vous le recommander de nouveau : mais je vous ajoute avec plaisir que je le crois personnellement très digne de votre confiance.

« Adieu, ma bien chère nièce, ma chère enfant. Tous les sentimens que vous m’inspirez dureront autant que mon existence. Je vous embrasse mille fois du plus tendre de mon cœur. — CHARLES-PHILIPPE. »

Cette lettre qu’accompagnait « une robe des Indes » offerte par le prince à sa nièce révélait les sentimens les plus affectueux, mais aussi cette légèreté qu’on a si souvent et si, justement reprochée au Comte d’Artois. Elle avait deux torts : celui de l’inopportunité, puisqu’elle arrivait à Vienne alors que l’Empereur ne méritait plus les soupçons dont il y était l’objet, et celui bien autrement grave de fournir au Cabinet de Vienne un juste sujet d’offense si, par une de ces imprudences dont est pleine l’histoire des émigrés, elle était lue par l’entourage de Madame Royale. Celle-ci n’y vit où feignit de n’y voir qu’un témoignage de tendresse ; mais, lue par le Roi à qui La Fare l’avait transmise, elle lui déplut ; il ne le cacha pas à son frère.

« Je l’aurais mieux aimée tournée autrement et ne parlant que de tendresse et d’espérance. Ce n’est pas que les inquiétudes que vous y témoignez ne pussent être fondées à l’époque où vous écriviez. Mais, si cette lettre fût arrivée avant l’affaire finie, j’aurais craint qu’elle ne produisît un effet tout contraire à celui que vous en espériez et surtout qu’elle ne donnât de l’humeur à une cour qui en prend trop aisément, quels que soient les ménagemens dont vous avez usé en parlant d’elle. Je vous avouerai même que si Cléry avait passé par ici avant le retour de mon courrier, j’aurais fort bien pu retenir la lettre, au moins jusqu’à ce que je susse à quoi m’en tenir. Aujourd’hui, elle n’a pas les mêmes inconvéniens, quoique je ne sois nullement tranquille sur la communication qui pourra en être faite. »

Le Roi, lorsque, dans ses dissentimens avec son frère, il avait à manifester une opinion ou sa volonté, s’appliquait toujours à en envelopper l’expression de formes cordiales. Mais la cordialité de la forme n’enlevait rien à la netteté du fond ; ce qu’il tenait à dire, il le disait toujours.


II

Une autre question se posait qu’il importait de résoudre et dont la solution dépendait uniquement de l’accord du. Roi, du Comte d’Artois et de Madame Royale. Le moment était venu en effet de désigner les personnes qui formeraient la maison des futurs époux. On ne pouvait songer à faire en exil ce qu’on eût fait à Versailles ; mais puisque, à Mitau, Louis XVIII était traité en roi, avait ses ministres, ses gentilshommes, ses aumôniers avec le cardinal de Montmorency à leur tête et ses gardes du corps, il convenait que les princes et princesses qui vivaient auprès de lui fussent traités eux aussi conformément à leur rang, aux usages de la Cour, et que Madame Royale notamment eût au moins une dame d’honneur, une dame pour accompagner et un chevalier d’honneur. Lorsqu’elle était partie de France, le Roi avait offert la première de ces fonctions à la marquise d’Hautefort, femme d’un de ses amis intimes, étroitement lié aussi avec d’Avaray, jadis familier de Versailles et dont le dévouement ne s’était jamais démenti. La marquise d’Hautefort résidait alors à Munich. La Cour d’Autriche n’ayant pas consenti à placer des Français auprès de Madame Royale, le projet avait été ajourné. Depuis, Mme d’Hautefort avait vieilli ; elle était infirme ; ni son état ni son âge ne permettaient plus de penser qu’elle pourrait un jour occuper l’emploi précédemment accepté par elle. Le Roi avait alors songé à la princesse de Chalais.

« Mme la princesse de Chalais m’a paru celle qui convenait le mieux. Son âge qui se rapproche plus du vôtre, quoiqu’elle ne soit pas dans la première jeunesse, ses vertus, ses qualités aimables et solides m’ont paru devoir vous être utiles et agréables, et c’était à elle que je destinais la commission la plus flatteuse qu’il soit en mon pouvoir de donner. Mais, vous l’avouerai-je ? votre lettre a tellement surpassé mes espérances sur l’excellence de votre jugement, que je ne sens plus en mon pouvoir de donner auprès de vous, même une commission passagère, à quelqu’un que je ne saurais pas d’avance qui vous plût. Je vous prie. donc, ma chère enfant, de vous ouvrir avec moi sans réserve, tant sur Mme de Chalais que sur les autres personnes auxquelles vous avez pu penser, ainsi que sur les choix d’un ordre inférieur.

« Je vous ferai seulement deux observations à ce sujet : l’une que la position où nous sommes et où je suis particulièrement, exige que vous ayez peu de monde avec vous. Une dame faisant les fonctions de dame d’honneur, et une autre tout au plus suffiront, et il en est de même du service inférieur. La seconde est que les choix que je ferai de concert avec vous, tout provisoires qu’ils seront, influeront indubitablement sur ceux que mon frère fera définitivement. Je suis trop sûr de sa confiance en moi, et surtout de sa tendresse pour vous, pour en pouvoir douter. Je me trouve, en ce moment, comme votre père, l’intermédiaire entre vous deux : ce rôle m’est bien doux à remplir : mais il me tarde de le quitter. »

Avant que le Roi eût été en situation de donner à sa nièce cette marque de confiance, il avait reçu de son frère la liste des personnes que celui-ci proposait à son agrément. Cette liste était longue. On eût dit que le Comte d’Artois, en la dressant, avait oublié que la famille royale vivait dans l’exil, que le Roi, dépourvu de ressources, était obligé d’aller à l’économie, et qu’il était bien impossible de donner à la Duchesse d’Angoulême une maison nombreuse et fastueuse. Comme dame d’honneur, et à défaut de Mme d’Hautefort à laquelle il semblait bien qu’on dût renoncer, il proposait la duchesse de Sérent, femme de l’ancien gouverneur du Duc d’Angoulême, dont les fils avaient péri en Vendée. La duchesse était rentrée en France après la chute de Robespierre ; elle s’y trouvait encore.

« Mais, si elle se déterminait à sortir, je n’en désirerais pas d’autre, répondait le Roi à son frère. Femme de beaucoup d’esprit et de mérite, Montmorency, femme du duc de Sérent, dame d’atours et amie de l’ange que nous pleurons, lui ayant donné jusqu’à la fin des preuves d’attachement avec un courage digne du maréchal de Luxembourg, mère de deux fils qu’elle a perdus et de filles qui heureusement lui restent, que de titres ! que d’avantages ! que de convenances ! Je ne veux pas y arrêter ma pensée, car je hais le désappointement. Si Mme d’Hautefort nous manquait, et que ceci ne se fît pas, je voudrais la princesse de Rohan ou la princesse de Chalais. Qu’en pensez-vous ? »

Il approuvait de même les choix masculins et particulièrement celui de M. de la Charce ou de M. de Durfort. « Je n’ai connu le premier qu’enfant. Son père vous est attaché depuis vingt-cinq ans ; sa mère s’est toujours parfaitement conduite auprès de Mme la Duchesse d’Orléans. Le second s’est fort distingué dans cette guerre et s’est acquis un excellent renom. »

Pour les autres noms féminins portés sur la liste du Comte d’Artois, outre qu’il en blâmait l’abondance, il les désapprouvait en partie, deux surtout, encore qu’un nom illustre et glorieux les justifiât en apparence.

« Quant aux autres dames, je dis pour accompagner, car il ne nous faut qu’un honneur, il n’est pas nécessaire d’en nommer beaucoup ; cela serait même d’un mauvais effet en ce moment-ci. Mais, quoique cette observation soit importante, les choix le sont encore davantage. Souvenez-vous à présent que c’est votre frère, votre plus ancien ami, le père de votre belle-fille, le second père de votre fils, qui vous parle. Si nous étions encore à Versailles, nous pourrions, tout en faisant mal, risquer de certaines choses, car notre choix donnerait quelque considération aux personnes peu recommandables sur lesquelles il tomberait. Mais, aujourd’hui, c’est à nous-même qu’il faut qu’il en donne, et la naissance, les services de famille, les plus anciennes liaisons d’amitié, l’amabilité, les grâces ne peuvent compenser la réputation. Malheureusement, celle de Mme de G… qui n’était pas bonne en France, ne s’est pas raccommodée depuis. Songez que votre belle-fille est et doit demeurer un ange de pureté ; que, quel que soit l’éclat d’un diamant, son entourage peut lui en faire perdre et que la faute en retombe sur le joaillier. Quelle déconsidération un choix qui serait généralement blâmé, il ne faut pas vous faire illusion, ne jetterait-il pas sur vous, et dans la position actuelle sur moi !

« Si les raisons que je vous donne ne vous paraissent pas assez puissantes, je vous demande comme une marque d’amitié, comme une grâce de ne pas faire un pareil choix. Vous m’avez dit que vous n’aviez pas d’engagement positif ; ainsi, vous ne devez pas éprouver d’embarras. Mais, si cela était, je m’offre à vous ; jetez tout sur moi ; l’amitié me fera supporter tous les désagrémens du rôle de victime expiatoire… Réfléchissez bien, je vous prie, à Madame de V… Ses qualités personnelles, auxquelles je rends avec un grand plaisir la justice qui leur est due, n’empêchent pas que son nom, beau en lui-même, bon à montrer aux ennemis de terre et de mer, ne puisse que très imprudemment être, en ce moment, mis en évidence à la Cour, et bien moins à Mitau qu’à Versailles. Une autre considération bien autrement forte est que son mari, que nous ne pourrions pas éloigner d’elle, est un mauvais sujet qui, d’après ce que j’ai ouï dire, avait pris beaucoup trop d’ascendant sur notre jeune homme… Je viens de remplir une tâche bien pénible ; mais je vous devais franchise. »

Louis XVIII, en cette occasion, aurait pu parler en Roi et ordonner ; il avait préféré parler en frère et presque supplier. Le Comte d’Artois ne lui en sut aucun gré. Depuis un certain temps déjà, le Roi refusait de lui accorder des grâces, — cordon bleu et brevets, — destinées sans doute à reconnaître de nobles dévouemens, mais qu’il jugeait inopportunes. Récemment encore, une demande de « brevet de Dame pour accompagner » sollicitée par Monsieur en faveur de Mlle de La Blache, la fiancée du comte de Sombreuil fusillé au lendemain de Quiberon, n’avait pas été accueillie pour des motifs que le Roi résumait en ces termes :

« Dans notre position, je pense qu’on peut et qu’on doit accorder des récompenses, mais non pas des grâces. Si j’accordais ce brevet à Mlle de La Blache, quelle raison aurais-je pour ne pas l’accorder à cent autres peut-être, qui viendraient me le demander ? Le pauvre Sombreuil, me dites-vous. Cela aurait pu être vrai si, dans l’instant même de sa mort, cette grâce eût été demandée, parce que c’eût été alors, pour ainsi dire, jeter de l’eau bénite sur son cercueil. Mais deux ans après, ce n’est plus à ses mânes, c’est à Mlle de La Blache que je l’accorderais. Dès lors, voilà la planche faite. Une demande en attire une autre. Il faut ou mécontenter beaucoup de monde, ou faire une chose qui finirait par devenir ridicule. Il vaut donc mieux m’en tenir à ne point accorder de grâces de la Cour en ce moment, et à remettre à des temps plus heureux l’examen de toutes les demandes de ce genre. Je suis persuadé qu’en y réfléchissant bien, vous serez de mon avis. »

Mécontent de cette réponse, le Comte d’Artois avait dû se faire violence pour ne pas récriminer. Mais, en recevant maintenant la lettre de son frère où les mérites qu’il attribuait à ses protégées étaient si fortement discutés, il fut d’autant moins maître de soi que ces personnes, jadis liées avec la duchesse de Polignac, vivaient encore dans l’intimité de sa maîtresse, la comtesse de Polastron, et qu’il les considérait comme ses plus chères amies. Sous des formes d’ailleurs déférentes, il insista, ne craignant pas d’insinuer que la réponse du Roi s’était inspirée du peu de goût qu’il avait toujours eu pour les Polignac. Dépassant et dénaturant la pensée de son frère, il trouvait « barbare et impolitique d’opprimer ceux qui ont joui de la faveur de ceux qui nous ont précédés dans la carrière par la seule raison qu’ils en ont joui. » Les droits des personnes pour qui il plaidait, loin d’être affaiblis par le souvenir des faveurs dont Louis XVI les avait honorées, y devaient trouver aux yeux de Louis XVIII, déclarait-il, une force plus grande, et dans la circonstance, bénéficier de l’attachement que ces personnes avaient eu pour Mme de Polignac, « cette victime de son dévouement à la Reine. »

Le Roi ne se laissa pas démonter par cette argumentation. Il ne pensait pas que le souverain dût hériter des sentimens privés comme de la couronne ; il croyait surtout qu’il est sage de peser l’opinion publique pour lui résister de tout son pouvoir si elle est injuste, pour y céder, si elle est bien fondée.

«… Vous regardez la duchesse de Polignac comme une victime de son dévouement à la malheureuse Reine ; le public n’en pense pas de même. Demandez-lui qui a été victime de son dévouement ? Il répondra : la princesse de Lamballe. La duchesse de Polignac, dont peu de gens connaissent les très bonnes qualités, parce que peu de gens ont été à portée d’en juger, passe, pardonnez-moi, mon cher frère, cette pénible assertion, pour avoir été une des causes de la Révolution, par l’immense quantité de grâces qui ont été accumulées sur elle, sa famille et ses amis, et par l’influence exercée sur les opérations du gouvernement, à une époque qui touchait de si près celle de nos désastres. Cette opinion est fâcheuse, peut-être même exagérée, mais elle serait difficile à détruire, d’autant plus qu’il le serait de la réfuter. J’appellerais y céder lâchement, d’enlever à la famille et aux amis de la duchesse de Polignac les grâces dont ils jouissent, et qui pourront survivre au bouleversement général ; je suis loin d’être de cette humeur ; et vous devez vous rappeler ce que je vous ai mandé, il y a déjà assez longtemps, au sujet du cordon bleu. Mais aussi, ce serait la braver imprudemment, que de leur accorder de nouvelles grâces, et de prêter à dire que la Restauration ramènerait les anciens abus, et que l’on verrait encore les mêmes personnes réunir toutes les grâces, etc., et cela dans un moment surtout où nous sommes à peu près hors d’état d’en faire à personne. »

Cette fois, le Comte d’Artois céda. La soumission lui fut rendue facile par la nouvelle, reçue au cours de ce débat, de la prochaine arrivée de la duchesse de Sérent auprès de Madame Royale. Elle était prête à se mettre en route pour la rejoindre là où les ordres du Roi lui enjoindraient d’aller. Louis XVIII s’empressa de l’annoncer à sa nièce qui lui avait demandé à réfléchir avant de se prononcer sur un nom ou sur un autre.

«… Vous avez raison de prendre du temps pour réfléchir au choix que je vous ai invitée à me proposer. Mais permettez-moi de vous donner à la fois une preuve de ma confiance en votre discrétion, et du désir extrême que j’ai de vous voir heureuse. Je sais que mon frère désire que la duchesse de Sérent soit votre dame d’honneur. Je partage ce désir et si c’était à moi de faire définitivement ce choix, je n’en ferais pas un autre, bien sûr de n’en pouvoir pas faire un meilleur, ni qui pût vous plaire davantage. Vous serez, en ce cas, étonnée que je ne vous en aie pas parlé ; mais je ne pouvais y songer, la sachant en France, au lieu que j’ai appris, depuis la dernière que je vous ai écrite, qu’elle est au moment d’en sortir. Je reviens actuellement à ce que je voulais vous dire. Jugez combien il serait agréable à votre beau-père et à votre mari, qui regarde Mme de Sérent comme sa seconde mère, que vous exprimassiez le désir de l’avoir comme dame d’honneur ! Vous pourriez donc me mander : « Si la duchesse de Sérent était libre, je serais bien heureuse de l’avoir pour dame d’honneur. » Ce souhait, infiniment naturel de votre part, comblerait d’aise ceux auxquels il vous est le plus essentiel de plaire.

« La petite ruse que je vous propose est assurément bien innocente. Je ne serais pas embarrassé d’avouer que je vous eusse inspiré une pareille idée ; mais j’aimerais bien mieux qu’elle parût venir de vous, et vous ne pourrez pas me donner une plus grande marque d’amitié que de l’adopter.

« Il faut actuellement que je vous parle du plaisir que m’a fait votre lettre à mon neveu : il est si doux pour un père de voir ainsi la confiance s’établir entre ses enfans ! Il m’a montré sa réponse : mais je ne lui ai pas dit mon secret. La vie qu’il vous a décrite est celle que je mène depuis la fin de 1792. C’est à peu près celle d’un couvent de chartreux. Elle me convient, je crois, plus par habitude qu’autrement. Mais elle pourrait fort bien ne pas vous convenir. Si cela était, ma chère enfant, dites-le-moi franchement. Dites-moi les changemens que vous y désireriez. Je voudrais que ce fût un sacrifice que de les adopter, ma tendresse m’en ferait un bonheur : mais, en vérité, ce n’en serai-même pas un ; ainsi, que rien ne vous gêne. »

Madame Royale s’empressa d’accéder au désir de son oncle.

«… Le désir que vous me témoignez, mon cher oncle, de placer auprès de moi Mme de Sérent est parfaitement conforme à mes souhaits, j’ai toujours estimé extrêmement cette dame, et par sa manière de penser dans toutes les occasions, et par l’attachement inviolable qu’elle a témoigné à mes parens jusque dans leur captivité, et particulièrement à ma tante Elisabeth dont elle était au service et qui en faisait grand cas. J’imagine même que vous aurez été instruit, mon cher oncle, que j’avais demandé qu’elle me suive, quand je suis partie de France. On me l’a refusé. Ainsi, sous tous les rapports, si la duchesse de Sérent était libre, je serais bien heureuse de l’avoir pour dame d’honneur et de la pouvoir trouver à Mitau à mon arrivée.

« Je vous remercie extrêmement, mon cher oncle, de m’avoir envoyé le portrait de mon cousin, il m’a fait grand plaisir et me paraît bien différent du premier. Quant à sa lettre, dont vous me parlez, je ne l’ai pas reçue, mais je me flatte cependant qu’elle n’est pas perdue et que vous l’aurez peut-être oubliée. »

On était en plein hiver quand la duchesse de Sérent fut définitivement désignée pour remplir auprès de Madame Royale les fonctions de dame d’honneur ; Le Roi savait que sa nièce n’arriverait pas à Mitau avant le mois d’avril de l’année suivante. Ainsi qu’il le mandait à son frère, il s’était résigné à cette attente de cinq ou six mois. Pour en tromper les longueurs, il s’occupait de tous les détails concernant la future Duchesse d’Angoulême et même des plus insignifians en apparence.

« J’ai été ces jours-ci voir l’appartement qui vous est destiné. J’espère que vous en serez contente. J’ai cependant une petite inquiétude. Il est exposé au midi, et j’ai entendu dire que vous craigniez la chaleur dans les appartenions. Si cela était, vous me feriez grand plaisir de me le dire, parce qu’alors je proposerais à mon neveu qui doit loger dans le double, au nord, de troquer avec vous, et quoiqu’il craigne aussi le chaud, il sera heureux de vous faire ce léger sacrifice. Je dois cependant vous dire une chose : c’est qu’à mon sens, l’appartement du midi est plus joli que celui du nord, quoiqu’ils soient tous les deux de la même grandeur : mais le premier me semble mieux distribué. Je ne saurais vous exprimer le plaisir que je prends à vous parler de ces arrangemens de détail : ils me paraissent hâter l’instant fortuné. »

Madame Royale ne pouvait qu’être très touchée par ces incessantes attentions. « J’ai été pénétrée de tous les détails dans lesquels vous voulez bien entrer par rapport à mon logement. Celui que vous m’auriez destiné m’aurait toujours convenu, mais je dois avouer que l’exposition du midi me convient beaucoup. Je crois que la chaleur ne doit pas être excessive dans ce climat, et le sud me paraît l’exposition la plus saine ; j’aurais été bien fâchée que mon cousin se gênât pour moi et je reconnais bien à cela sa manière de penser. »

Le 30 décembre 1798, une affaire bien autrement grave fit prendre au Roi la plume. « Je viens, ma chère enfant, d’apprendre que le Directoire, quittant enfin le masque dont il s’est si longtemps couvert à l’égard du roi de Sardaigne, vient de lui déclarer la guerre. Vous pouvez aisément juger combien une pareille nouvelle m’afflige. Cette perfidie a été précédée de tant d’autres, qu’à moins d’un miracle, ce malheureux prince est perdu s’il est réduit, pour se défendre, à ses seules forces. Je ne doute pas que l’âme généreuse de l’Empereur, mon neveu et le sien, n’ait senti sa cruelle position. Je ne sais que trop aussi combien il s’est écoulé de temps depuis la déclaration de guerre, et combien il doit déjà s’être passé d’événemens. N’importe, je ne puis me taire et voir dans un si grand danger la seule sœur qui me reste, et toute la famille de ma femme. Sans les raisons que je vous ai dites, ce ne serait pas à vous que je m’adresserais ; ce serait à l’Empereur lui-même. Mais, en ce moment, je suis presque bien aise que mon bonheur ait été retardé, puisque vous pouvez me suppléer dans une occasion aussi intéressante. Je sais la réserve que vous vous êtes imposée ; je l’approuve en tout autre cas : mais dans celui-ci, il faut vous mettre au-dessus. Imitez, s’il en est temps encore, l’exemple d’Esther. Songez qu’il y va du salut ou de la perte de votre tante, de toute une famille qui bientôt vous tiendra de si près. Pressez, sollicitez, servez-vous du don de persuasion que la Providence vous a si bien donné ; obtenez les secours qui leur sont si indispensables. Vous ne pourrez faire une meilleure action, ni me donner à moi-même une preuve plus touchante de votre tendresse pour moi. Je vous le demande par toute celle dont mon cœur est rempli pour vous. »

Avant que sa nièce eût pu recevoir cet appel, le Roi lui écrivait de nouveau : «… Je vous ai exprimé deux fois la semaine dernière la peine et l’inquiétude que me causait l’état de ma sœur et de mes beaux-frères. Je les ai ressenties encore plus vivement par le bruit qui s’est répandu de leur translation à Chambéry. Enfin, j’ai appris leur départ pour la Sardaigne. Leur sort est encore bien déplorable ; ils ont eu de cruelles journées à passer, et je suis sûr que le souvenir de celles dont vous avez eu le malheur d’être le témoin vous y aura rendue plus sensible. Mais, du moins, nous n’avons plus à craindre pour leurs personnes. Je vous avais, dans les premiers momens de ma douleur, invoquée à leur secours ; mais mes lettres ne vous arrivèrent sûrement que longtemps après que vous avez su l’état exact des choses, et vous penserez, comme moi, qu’il n’y a rien à faire pour le moment, et que leur sort changera, comme le nôtre, à une époque qui, j’ose l’espérer, n’est pas bien éloignée. »

Lorsque ces lettres désolées arrivèrent à Madame Royale, elle connaissait les douloureux événemens qui les avaient dictées. Elle en avait même fait part à son oncle dont les informations s’étaient croisées avec les siennes : «… Vous aurez sûrement appris, mon très cher oncle, tous les malheurs qui sont arrivés, à Turin : l’emprisonnement du Roi et de toute sa famille et leur départ, dit-on, pour l’île de Sardaigne. Je suis bien affligée de toutes ces horreurs, surtout par rapport à la Reine qui est vraiment une sainte, et avait déjà bien assez souffert de toute la cruauté de ces gens-là. J’ai encore reçu une de ses lettres, il y a peu. Il est sûr que c’est terrible. Il ne me paraît pas que les affaires se remettent ; au contraire je trouve que cela va toujours de pire en pire. Quand est-ce donc qu’il y aura une fin à tant de malheurs ? »

La semaine suivante, la princesse ajoutait qu’elle avait sollicité l’Empereur. « Ce prince a répondu, que s’il était possible, il ferait tout pour les sauver et qu’il était même de son propre intérêt de les soutenir. Je crains qu’on ne puisse pas faire beaucoup pour eux présentement. Mais j’attends tout du temps. Au reste, les dernières nouvelles étaient qu’ils étaient restés à Parme et on espérait que tout pourrait s’arranger pour le mieux. »

Le Roi fut particulièrement heureux de la démarche de sa nièce : « J’y suis d’autant plus sensible que, lorsque vous avez reçu mes lettres à ce sujet, vous saviez, comme je n’ai pas tardé à l’apprendre, après les avoir écrites, que tout était perdu pour le moment. N’importe, ma tendresse pour vous s’en est accrue, s’il est possible, et de plus vous avez fait une œuvre dont celui devant qui il n’y en a aucune de perdue, vous récompensera. J’ai appris, depuis la date de votre lettre, que ces infortunés ont quitté Parme ; mais je ne serai tout à fait tranquille pour eux, que lorsque je les saurai arrivés en Sardaigne. »

Dans l’intervalle, le Roi avait envoyé à Madame Royale son portrait, fait jadis par Mme Bonn. La princesse en possédait déjà un autre signé de Mme Vigée-Lebrun. Elle le tenait de La Fare, qui lui-même devait à un heureux hasard d’avoir pu le lui offrir. « Lorsque celui de Mme Bonn a été peint, tant d’années et de malheurs n’avaient pas encore passé sur ma tête. Ainsi, quoique ressemblant encore, il est bien flatté aujourd’hui. Mais ni l’un ni l’autre ne vous diront aussi bien que j’espère avant peu vous le dire en personne, à quel point je vous aime. »

« J’espère que vous avez reçu la lettre de mon neveu sur la vie que nous menons ici : mais n’oubliez pas que tout cet arrangement est subordonné à ce qui pourra vous plaire, et parlez-moi, je vous prie, avec une entière confiance sur ce sujet. Mon neveu m’a dit ce que vous lui mandez au sujet de vos goûts. Je vous avouerai que j’avais déjà tâché de les deviner ; et j’espère que vous trouverez ici quelques livres, de quoi dessiner et travailler ; j’avais demandé aussi un clavecin : mais comme je vois que vous n’aimez pas mieux la musique que moi, je n’embarrasserai pas votre appartement d’un meuble inutile. »

Au milieu des préoccupations que trahit cette correspondance, commença l’année 1799, attendue avec d’autant plus d’impatience par le Roi que, d’une part, la coalition contre la France s’étant reformée avec la participation de la Russie, il pouvait espérer pour le printemps des résultats décisifs et que, d’autre part, il était convaincu que ce même printemps verrait arriver sa nièce à Mitau. Mais, dès le début de cette année, Madame Royale eut un gros chagrin : elle perdit la plus fidèle de ses compagnes, l’archiduchesse Amélie, la plus jeune sœur de l’Empereur, avec qui, à son arrivée à Vienne, elle s’était étroitement liée. Dès le mois de décembre, elle prévoyait ce malheur.

« J’ai encore le chagrin ici de voir l’archiduchesse Amélie qui se meurt. Elle est attaquée d’une maladie si forte qu’on craint bien qu’elle n’en revienne pas. J’en serais inconsolable, vu l’amitié qu’elle me témoigne et le malheur de la voir mourir si jeune. Il est sûr que sa nature qui est forte peut la sauver. Mais, je n’ose pas m’en flatter. »

L’archiduchesse mourut dans la soirée du jour où Madame Royale avait envoyé à son oncle ces nouvelles désespérées. « Je peux vous assurer que j’en ressens une douleur extrême. Elle avait toutes les qualités pour se faire aimer et me témoignait beaucoup d’amitié. C’est un manque terrible pour moi ; c’était ma seule et unique société ; il ne se passait pas de jour où je ne la visse. Même jusque dans sa maladie, elle voulait que je vinsse passer un instant avec elle tous les jours. Il est affreux de voir périr une jeune personne de son âge dans une maladie si souffrante ; c’est une perte irréparable pour toute sa famille dont elle était adorée et pour moi-même aussi. »

Les consolations du Roi ne pouvaient faire défaut au désarroi moral que subissait sa nièce par suite de cette mort prématurée ; il les lui prodigua avec son effusion coutumière :

« Ce ne sont pas des inquiétudes que je viens vous témoigner, ma chère enfant, c’est une véritable douleur. L’amitié que vous aviez pour votre aimable cousine, celle qu’elle vous portait, et dont elle vous a jusqu’au dernier moment donné des preuves si touchantes, m’attachaient sincèrement à elle, et me la font regretter comme si j’avais pu juger par moi-même de tout ce qu’elle valait. Je connais trop cependant votre piété pour n’être pas sûr de la consolation que vous éprouvez, en songeant au bonheur dont une âme si pure doit jouir à présent. Après une telle pensée, que sont toutes celles de la terre ! Je vous prie pourtant de songer à ceux qui vous aiment. Sans mon neveu, je me nommerais le premier ; mais ce n’est qu’à lui seul que je puis et que je veux céder sur ce point[3]. »

La mort de l’archiduchesse, en augmentant l’isolement dans lequel vivait Madame Royale, bien qu’elle eût quitté le deuil, contribua à lui rendre plus pesant le séjour de Vienne. Soit que les lettres de son fiancé eussent fini par toucher son cœur, soit que la tendresse de son oncle l’eût entièrement et complètement subjuguée, elle brûlait maintenant du désir de se réunir à eux et voyait avec joie approcher le moment où ce désir pourrait enfin se réaliser.


III

Arrivé en Courlande, au printemps, Louis XVIII n’avait d’abord pas trop souffert de sa solitude à une si grande distance de sa patrie. Des promenades aux environs de Mitau, que favorisait la beauté de la saison : les attentions de son neveu et de d’Avaray ; les soucis que lui donna l’organisation de sa maison ; l’arrivée de ses gardes du corps ; celle du comte de Saint-Priest, du duc de Villequier, du duc et de la duchesse de Guiche, du comte de La Chapelle, du cardinal de Montmorency, et d’autres Français qui vinrent successivement grossir sa petite cour ; l’espoir de voir bientôt la Reine et Madame Royale se réunir à lui, les visites que lui faisaient les personnages de marque qui passaient par Mitau et enfin les soins qu’exigeait la conduite de ses affaires politiques, autant de sujets d’occupation qui contribuaient à remplir pour lui et son entourage le vide des journées et l’aidèrent à prendre son mal en patience. Mais, avec l’hiver, tout changea. Quand les premières neiges eurent fait leur apparition et que le froid commença de sévir avec rigueur, les sorties devinrent plus difficiles, les distractions plus rares ; il put se croire alors séparé du reste du monde ; il fallut chercher d’autres moyens pour occuper le temps.

Il les trouva dans l’étude ; il l’avait toujours aimée ; la lecture, depuis sa plus tendre enfance, avait été son plaisir favori. Il aimait aussi à écrire. Nous en trouvons l’aveu dans une remarque de sa main, tracée en marge d’un ouvrage, où il était question de lui, de son rôle à la Cour de Louis XVI et où l’on prétendait qu’il avait alors pris au jour le jour des notes sur les événemens dont il était le témoin.

« Il est très vrai que j’ai toujours aimé la littérature, mais non pas que j’aie composé des notes historiques, encore bien moins que je sois historien. J’ai eu cependant, en 1772, la fantaisie d’écrire des Mémoires ; j’en ai bien écrit une trentaine de pages et il est possible que je ne les aie pas brûlées avec mes autres papiers en 1789 ni en 1791, à deux grandes revues que je fis. Si M. S… a lu ce fatras d’un enfant de dix-sept ans, il méjuge avec beaucoup d’indulgence. J’ai fait aussi pas mal de vers. Tous, à la réserve d’un logogryphe dont le mot était Pythagore qui a été mis sous un nom en l’air dans le Mercure et d’un madrigal que j’ai retenu, ont eu le sort qu’ils méritaient, c’est-à-dire qu’ils ont passé, avant que l’encre en fût sèche, de ma table dans mon feu. Le seul ouvrage un peu considérable qui soit sorti de ma plume, c’est la traduction, qui n’a jamais vu le jour, du livre de M. Horace Walpole, intitulé : Doutes historiques sur la vie et le règne de Richard III. »

Dans cette nomenclature, le Roi oubliait le récit de sa fuite de Paris, écrit à Coblentz en 1791, qui n’était pas encore publié, et le Journal de son voyage de Vérone à Riegel que nous avons retrouvé parmi ses papiers. Séquestré par l’hiver dans le château de Mitau, il se remit à écrire. C’est de cet hiver 1798-1799 que sont, datées les Réflexions historiques sur Marie-Antoinette[4], celles que lui suggéraient certaines de ses lectures, une dissertation sur Horace, qui témoigne de sa science en latin, et, sans parler d’un conte intitulé : Galante aventure, une intéressante étude sur les Devoirs d’un Roi.


Cette étude, il l’écrivit pour le Duc d’Angoulême dans des circonstances que, conjointement à d’autres documens qui aident à nous en révéler l’origine, elle nous permet d’éclaircir et de raconter, en même temps qu’elle précise l’opinion que, si proche du mariage de son neveu, le Roi s’était faite de lui. Cette opinion en ce qui touche la valeur intellectuelle du Duc d’Angoulême ne lui était pas favorable. Lorsque celui-ci était venu le rejoindre à Blanckenberg, le Roi avait constaté avec regret sa paresse d’esprit ; il la lui avait affectueusement reprochée. Un an après, à Mitau, il s’avouait à lui-même, avec douleur, que ses reproches étaient restés sans effet. L’étude sur les devoirs d’un Roi résulta des préoccupations que lui donnait l’ignorance du jeune prince.

Elle eut encore une autre cause. En étudiant son neveu, lr Roi s’était aperçu que « le jeune homme » rapportait de son séjour parmi les Anglais, non seulement leurs goûts, mais aussi leurs opinions en matière politique. Sur « l’antique constitution du royaume « notamment, que la Cour de France était presque unanime à défendre comme l’assise indispensable du pouvoir royal restauré, il différait entièrement d’avis avec elle. À cette constitution il préférait « le régime représentatif » comme en Angleterre ; autant dire qu’il professait la même doctrine que ces royalistes désignés sous le nom méprisé de « monarchiens, » et qu’à Coblenlz déjà on déclarait plus dangereux que les Jacobins. Cette découverte surprit et affligea le Roi. Mais son regret fut atténué par cette pensée que l’erreur déplorable dans laquelle était tombé son neveu prouvait du moins qu’il était capable d’étudier et de réfléchir. Il fit part de sa découverte à son frère, en lui annonçant qu’il allait s’attacher à ramener « le jeune homme » à des opinions plus sages. Mais d’Avaray prit la chose plus au tragique. Il écrivit lui aussi au Comte d’Artois et, après lui avoir exprimé ses alarmes, il reproduisait trois questions que le Duc d’Angoulême avait osé poser au Roi.

« — S’il s’élevait dans le gouvernement républicain, avait-il demandé, un parti assez puissant pour traiter avec le Roi et inspirer quelque confiance, pourrait-on, devrait-on commencer par renoncer au renversement absolu de notre ancienne constitution ? Si l’on exigeait du Roi le sacrifice d’une grande partie des prérogatives royales et des trois anciens ordres et que ce double sacrifice fût présenté comme indispensable pour le rétablissement de la monarchie, le Roi refuserait-il absolument d’y souscrire ? Des temps moins orageux ne permettraient-ils pas d’assembler la nation et de la consulter sur son vœu relativement à la Constitution qui lui serait la plus avantageuse ? »

Ces questions avaient fait bondir d’Avaray. Il déplorait « les habitudes anglaises du jeune prince, l’esprit de système par lequel sa raison s’est laissé séduire. » Il gémissait de le voir constamment occupé par un plan de constitution, qu’il amendait et corrigeait sans cesse. « Où s’arrêtera-t-il dans cette carrière qui devient ridicule quand elle cesse d’être sanglante ? Combien n’est-il pas effrayant de voir l’héritier du trône agiter de pareilles matières ? Est-ce donc une tête royale qui doit s’incliner d’elle-même devant un joug que personne ne cherche à lui imposer ? Est-ce à celui qui doit porter un jour la couronne qu’il convient d’en briser d’avance les fleurons ? »

Le Roi cependant entreprit la conversion de son neveu et rendit compte à son frère de sa première tentative. « …Je vous ai mandé que j’allais entreprendre une grande besogne : j’avoue que je ne l’ai pas entreprise sans quelque inquiétude, d’autant plus que je ne pouvais douter que le papier que j’avais remis dès l’année passée à notre enfant et qui contenait tout le fond de l’affaire, avait absolument manqué son objet. Mais le devoir et le sentiment me défendaient de me tenir pour battu. J’ai trouvé, comme les questions qu’il m’avait remises me le présageaient, un jeune homme imbu des principes qu’il a malheureusement sucés pendant que vous étiez à l’île d’Yeu. J’ai commencé par tâcher de le mettre à l’aise, et pour cela je me suis appliqué à dissimuler la peine que j’éprouvais, en me voyant réduit à convertir sur un point aussi essentiel celui qui doit, après nous, porter la couronne de Henri IV. Ce moyen m’a réussi, et l’enfant de son côté a vaincu sa timidité… La partie de pur raisonnement a produit peu d’effet : je m’y attendais ; mais je l’avais jugée nécessaire, parce qu’il faut semer d’avance pour recueillir longtemps après. Mais l’analyse a répondu à mon espoir. Le jeune homme s’est trouvé dans un pays tout nouveau pour lui ; ses yeux se sont ouverts ; il m’a avoué qu’il avait une idée toute différente de notre constitution, et sa sincérité ne me permet pas de douter qu’il ait commencé à l’aimer, puisqu’il m’a dit qu’il regardait la nation française comme libre avec une pareille constitution, et qu’il croyait que le gouvernement représentatif ne lui convenait pas. »

C’était une victoire d’avoir obtenu cet aveu. Mais, tout en le faisant, le Duc d’Angoulême persistait dans l’opinion que le Roi, en rentrant en France, devrait consulter son peuple sur la constitution et s’assurer s’il voulait la maintenir intacte ou la modifier.

« J’ai cherché à démontrer les inconvéniens, les dangers et l’inutilité d’une pareille consultation. L’argument dont on s’est servi a été qu’une nation se soumettait plus volontiers à une constitution de son choix, et j’ai bien vu qu’on croyait que l’opinion générale était en faveur d’un gouvernement représentatif. Il était inutile d’argumenter sur cette prétendue opinion générale ; je n’y crois pas, mais il y croit, et tous les raisonnemens du monde ne sauraient persuader sur un fait. Aussi, j’ai pris une autre forme.

« — Si vous pensez, lui ai-je dit, que le gouvernement représentatif ne convienne pas à la France, croyez-vous que je puisse l’accorder, même au désir malentendu de la nation ? Un père cède-t-il aux vœux de ses enfans quand ils peuvent lui être nuisibles ? Si vous me demandiez du poison, vous en donnerais-je ? Il s’est jeté dans mes bras ; nos yeux se sont mouillés, et j’espère que le sentiment a vaincu ce que la raison aurait peut-être eu bien de la peine à vaincre. Voilà où nous en sommes. Vous voyez qu’on peut espérer une heureuse conversion, d’autant plus que je sais par l’excellent abbé Marie que la chose est en bon train. »

A quelques semaines de là, arriva la réponse du Comte d’Artois exprimant le même espoir. « J’ai encore besoin, mon cher frère, de vous parler de ma vive et sensible reconnaissance pour les soins que vous prenez de mon fils. Ses principes ont toujours été bons et purs, et il revenait facilement des erreurs qui pouvaient entrer dans sa tête. Mais les Anglais les plus honnêtes ont tous plus ou moins des idées de liberté presque indéfinie, qui sont toujours la base de leurs conversations, et mon fils étant obligé par ; politesse, et même pour notre intérêt, de vivre beaucoup avec eux, j’avais remarqué et combattu des opinions fausses qui se glissaient de temps en temps dans son esprit. Je n’en étais pas effrayé par la connaissance que j’avais de son caractère ; mais son éloignement de ce pays-ci et l’excellente leçon que votre tendresse pour lui vous a engagé à lui donner, vont dissiper entièrement ces nuages d’erreurs, et je crois pouvoir répondre qu’il sentira avec force ce que ses destinées exigent de lui. Continuez, je vous prie, comme vous avez commencé. Le bon abbé Marie vous secondera de tous ses moyens, et vous achèverez de détruire des enfantillages qui auraient pu à la longue présenter quelques dangers. Cet enfant est à vous autant qu’à moi, et nous jouirons ensemble de votre ouvrage. »

Lorsque, au mois de septembre, trois mois après sa tentative, le Roi prit connaissance des affectueuses explications de son frère, il était contraint de reconnaître que tous deux s’étaient fait illusion quant à la rapidité de la conversion du jeune homme. C’est alors que Louis XVIII écrivit : Les Devoirs d’un Roi sous forme de lettre adressée à son neveu, animé du double désir de combattre sa paresse et ses opinions politiques. Dans cet écrit, il abordait l’examen des obligations auxquelles sont tenus les monarques envers Dieu et envers leurs sujets ; il blâmait chez eux le goût des plaisirs, l’excès des sévérités non moins dangereux que celui des faiblesses ; il recommandait à son héritier le respect des arrêts de justice et des droits de la nation, la fidélité à la parole donnée ; il le mettait en garde contre le goût immodéré de la guerre, contre celui des constructions coûteuses, qui avait été fatal à Louis XIV. Il établissait comme un principe indiscutable la nécessité dans l’État de quatre pouvoirs : pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire et pouvoir administratif. Ce dernier seul appartient sans partage au Roi ; les autres avec des limites. Ainsi étaient passées en revue toutes les attributions royales et l’examen en était accompagné de conseils pressans et raisonnes.

En finissant, le Roi ramenait la pensée de son neveu sur son prochain mariage, sur les nouveaux devoirs qui, de ce chef s’imposeraient à lui et, là, ses conseils se revêtaient d’une forme plus émue, plus attendrie.

« Les mariages des princes sont toujours l’ouvrage de la politique ; le vôtre sera celui de la nature et de nos malheurs. Ils épousent des princesses dont le caractère n’a pu se développer, et qui ne leur sont connues que sur des rapports bien souvent trompeurs. Celle qui doit être la compagne de votre vie, est, à dix-huit ans, l’objet du respect et de l’admiration de l’Europe entière. A peine sortie de l’enfance, elle a connu tous les genres d’infortune, et ils sont devenus pour elle autant de titres de gloire. Sa piété filiale était la consolation de ses malheureux parens. Sa fermeté en imposa à leurs assassins. Que n’avez-vous été, comme moi, témoin de ce jour affreux, où une populace effrénée acheva de faire une prison du palais de nos pères ! Vous auriez vu ce Roi à qui Dieu avait donné la constance des martyrs, cette Reine dont le courage étonnait notre sexe, cet ange céleste qui, avant de quitter le monde, devait y former un cœur à l’image du sien, vous les auriez vus abreuvés d’amertume, accablés d’outrage, retrouver dans les tendres caresses d’une enfant de douze ans cette sérénité d’âme qui, pour la première fois, était prête à s’altérer. Combien de devoirs ses malheurs vous imposent ! N’oubliez jamais que vous devez lui rendre tout ce qu’elle a perdu. En vous la donnant, je continue la volonté de ses parens ; je remplis le vœu des Français, qui la verront, avec des transports de repentir et d’amour, placée près de vous sur les marches du trône. Vous trouverez en elle la vertu, la raison, les grâces ; qu’elle trouve en vous la solide estime, la tendre amitié, les soins délicats. Enfin, mon cher enfant, elle fera votre bonheur ; pour achever mon ouvrage, faites le sien. »

Dans une lettre que, presque au même moment, le Roi adressait à Madame Royale pour lui bien faire connaître sa famille française, de laquelle elle était depuis si longtemps séparée, on retrouve les préoccupations dont s’inspiraient les conseils adressés par lui à l’héritier présomptif de la couronne.

«… Je vous ai déjà dépeint le caractère de mon neveu. J’espère que vous avez été contente du portrait, et je suis certain que vous le trouverez ressemblant ; il vous sera d’autant plus facile d’être heureuse avec lui, que son cœur, gardé par sa vertu, ne s’est jamais donné qu’à vous, et que ses principes, aidés par ce que vous valez, vous garantissent que ce premier sentiment sera aussi le dernier. Mais je vous connais mal, ou non contente d’être heureuse dans votre intérieur, vous voudrez aussi que votre mari réponde à ce que les circonstances demandent de lui, et, pour ma part, je vous avouerai que je garde bien plus mes espérances à cet égard sur vous, que sur tout ce que j’ai pu faire moi-même. La différence d’âge, l’habitude de respecter et même de craindre un peu, font toujours voir à un jeune homme un peu de pédanterie dans les leçons de ses parens, au lieu que dans la bouche d’une femme aimable et chérie, autant qu’estimée, la raison devient sentiment, et son empire, pour être plus doux, n’en acquiert que plus de force.

« Né avec une grande facilité pour le travail, mon neveu a forcément mené pendant longtemps une vie qui lui a fait perdre l’habitude et même le goût de l’application. Je me suis efforcé de détruire ce défaut, le seul véritable que je connaisse en lui ; j’y ai réussi en partie, c’est à vous d’achever l’ouvrage, et lorsqu’il saura par vous-même que le meilleur moyen de vous plaire, est de se rendre en tout digne de vous, les mauvaises habitudes disparaîtront bientôt ; vous en serez plus heureuse, vous ferez la joie de toute notre famille, et la France vous devra un jour son bonheur. Ce que j’attends là de vous ne vous donnera aucune peine. Tendrement aimée, vous n’aurez qu’à le vouloir pour posséder la confiance d’un mari timide, mais dont l’âme ouverte et loyale ne demande qu’à s’épancher dans la vôtre. »

Après ces réflexions sur le Duc d’Angoulême, le Roi passait en revue les autres membres de la famille des Bourbons de France.

« Ce serait vouloir vous donner des leçons, et, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas tant la présomption d’y prétendre, que de vous rappeler ce que vous allez devenir à mon frère. Il connaît bien tous les droits d’un père, mais il a le cœur excellent : je ne vous aime pas plus que lui ; c’est tout dire, et trouvant en vous les égards et la soumission qu’il a lieu d’en espérer, jamais il ne se servira de ses droits que pour contribuer à votre bonheur. Votre conduite vis-à-vis de ma belle-sœur sera encore plus aisée. Délicate de santé, craignant le monde où cependant elle a réussi toutes les fois qu’elle l’a voulu, aimant la vie retirée, les égards que vous lui devrez suffiront pour vous en faire adorer.

« La tendre amitié qui règne entre mes deux neveux vous répond du soin que le Duc de Berry mettra à vous plaire, et sans doute vous aurez pour lui les sentimens qu’il mérite. Celui qui m’unissait à votre mère m’a appris qu’un beau-frère devient facilement un véritable frère. Je n’ai pas besoin de vous parler de ce que vous devez à l’âge et aux vertus de mes tantes. La Reine, que vous verrez dans les premiers momens plus que tout le reste de la famille, vous a toujours particulièrement aimée, et plus vous la connaîtrez, plus vous verrez combien elle est aimable et facile à vivre.

« Je n’ai rien à vous dire sur les personnes qui vous approcheront de plus près. Vous savez tout ce que vaut la duchesse de Sérent, sa fille est digne d’elle, et quant au duc de Damas qui est destiné à être votre chevalier d’honneur, votre malheureux père, dont il avait été menin, faisait de lui le plus grand cas.

« Enfin, il faut aussi, ma chère enfant, que je vous dise un mot de moi-même. Je vais perdre sans regret mon autorité directe sur vous, mais jamais je ne renoncerai à vous servir de père, et comme tel, j’ose espérer que je posséderai toujours votre confiance. Votre raison sera toujours votre meilleur guide. Mais une longue expérience des hommes et des choses peut vous être utile, et je serai toujours prêt à vous donner des conseils, lorsque vous en demanderez. Si vous éprouviez des peines et que vous veuilliez les déposer dans mon sein, je regarderais cet épanchement comme la preuve la plus certaine de votre tendresse. De votre côté, je vous regarde comme destinée par la Providence à remplacer ma pauvre sœur, à être comme elle le lien de toute la famille, la confidente de tous, l’ange de paix pour apaiser les petits différends qui naissent toujours de temps en temps entre les meilleurs amis. Ce rôle est celui qui peut le mieux vous convenir pendant nos malheurs et lorsqu’ils seront finis. »

Cette lettre est l’avant-dernière que Madame Royale dut recevoir de son oncle. Écrite à la fin d’avril 1799, elle la trouva prête à se mettre en chemin. « C’est le vœu et le désir empressé de son cœur, » écrivait l’évêque de Nancy. Toutes les mesures étaient prises pour son départ. Le duc de Villequier était venu la chercher à Vienne pour l’accompagner à Mitau. L’empereur d’Autriche avait consenti à la faire conduire sous la protection de Mme de Chanclos jusqu’à Thérèsepol sur la frontière russe. Là, des ordres étaient donnés par le Tsar pour la protéger sur la route et faciliter son voyage. Elle avait avec elle, comme dame de compagnie, Mlle de Choisy, nièce du marquis d’Ourches, jadis chambellan du Comte de Provence, qu’à sa demande le Roi avait attachée à sa maison. La duchesse de Sérent et sa fille, sorties trop tard de France pour la trouver à Vienne, devaient la rejoindre en Courlande. Les deux valets de chambre Hue et Cléry, trois femmes de service et deux valets de pied étaient aussi du voyage. Quand le Roi connut ces détails, Madame Royale avait déjà quitté Thérèsepol, d’où le 17 mai, en y arrivant, elle lui avait expédié par estafette un court billet. Il le reçut le 23 mai. Ce même jour, d’Avaray consignait l’événement dans son rapport au Roi :

« Une estafette envoyée par M. le duc de Villequier nous a appris ce matin que Madame Royale est enfin arrivée à Thérèsepol le 17, qu’elle en devait partir le surlendemain, et qu’après douze jours de route, elle sera rendue à Mitau.

« Monseigneur le Duc d’Angoulême, au comble de ses vœux, est venu chez moi me témoigner, avec beaucoup de sensibilité et dans les termes les plus obligeans, qu’il n’oubliera jamais que c’est à mon zèle et à mes soins qu’il doit le projet et le succès de son mariage.

« En lui témoignant de mon côté combien je suis heureux d’avoir pu contribuer à son bonheur, j’ai saisi l’occasion de lui observer que la politique seule préside ordinairement au mariage des princes, mais que le sien réunit tout ce que le sentiment a de plus doux, et la politique de plus intéressant, et que cette union eût été l’objet le plus digne de ses vœux, dans le cas même où il serait paisiblement assis sur les premières marches du trône. Je voulais par ces réflexions graver plus profondément dans le cœur du jeune prince son amour pour Madame Thérèse, et l’affermir dans la résolution de s’occuper constamment du bonheur de son épouse. J’ai lieu de croire qu’elles ont produit leur effet. »

Le 29, le Roi fit partir le duc de Guiche, en l’invitant à aller devant soi jusqu’à ce qu’il rencontrât la voyageuse et en le chargeant pour elle de ce souhait de bienvenue :

« C’est avec le sentiment de la plus douce joie que je vous écris cette lettre, ma chère enfant. Le moment où le duc de Guiche vous la remettra, précédera de bien peu celui où je vous recevrai après un si long espace de temps et tant de malheurs communs. Je vous l’ai souvent dit : je n’ai pas la présomption d’espérer vous les faire oublier ; mais du moins ma tendresse, mes soins ne négligeront rien pour vous en adoucir le souvenir, et j’espère recevoir de vous le même soulagement. J’en trouve le gage dans toutes vos lettres. Celle que vous m’avez écrite de Thérèsepol me prouve votre confiance, et c’est de tous les sentimens celui dont un père est le plus jaloux de la part de sa fille. Les autres appartiendront bientôt à mon neveu ; il les méritera par les siens, et plus je les verrai réciproques envers vous, plus je croirai qu’il peut encore y avoir du bonheur pour moi. » La journée du 3 juin, qui fut celle de l’arrivée de Madame Royale à Mitau, peut être considérée comme la plus heureuse de toutes celles qu’avait vécues Louis XVIII, depuis sa sortie de France. La veille, il avait eu la satisfaction de serrer la Reine dans ses bras[5]. Bien qu’ils n’eussent pas toujours vécu dans l’union parfaite, il se réjouissait de la voir se réunir à lui en un moment aussi solennel. Ils allèrent ensemble, au-delà de la banlieue de Mitau, au-devant de leur nièce, le Duc d’Angoulême avec eux. La première, elle vit leur voiture, fit arrêter la sienne et, se précipitant au-devant du Roi qui mettait pied à terre aussi vite que le lui permettait son obésité, vint tomber à genoux devant lui. Il la releva, la pressa contre son cœur, la poussa vers la Reine qui, l’ayant embrassée, la céda au Duc d’Angoulême. Très ému, très pâle, « le jeune homme » ne put que balbutier quelques mots en baisant la main de sa cousine ; la présence de sa fiancée l’intimidait moins cependant que celle du Roi, dont la tendresse rayonnante se manifestait si bruyamment que, s’il eût été plus jeune, on aurait pu croire que c’était lui qui était le fiancé. Plus encore que le jeune prince, n’en avait-il pas tenu la place pendant ces longues fiançailles ?

Une heure plus tard, les gens restés au château entendirent sa voix retentir sous les vieilles voûtes de l’ancienne demeure des ducs de Courlande.

— La voilà ! la voilà ! criait-il.

Tous accoururent et ils furent admis à offrir leurs hommages à la nouvelle venue qui, dans ce morne exil, allait faire fleurir un peu de bonheur. Le pressentiment qu’en avait le Roi explique la joie qui débordait de son regard et de son cœur. Après quatre années d’attente, il voyait enfin ses efforts couronnés et ses vœux les plus ardens réalisés. Il avait voulu se donner une fille ; il la possédait ; et combien digne de son amour !

Le mariage fut célébré le 10 juin dans la chapelle du palais, en présence de tous les Français présens à Mitau, des personnages officiels russes et des délégués de la noblesse de Courlande. Le cardinal de Montmorency, grand aumônier de la Cour, officiait, assisté des abbés Edgeworth et Marie, aumôniers ordinaires. La veille, dans le cabinet du Roi, à huit heures du soir, avait été signé le contrat, contrat laconique, contrat d’exil qui ajournait à des temps plus heureux la constitution de l’apport des époux. Le comte de Saint-Priest en donna lecture. « Lorsqu’il prononça le nom de Louis XVI et de la feue Reine, Madame Thérèse éprouva une vive émotion qui fut remarquée, mais qu’elle surmonta promptement. » Le même jour était arrivé un envoyé de Paul Ier lui apportant un collier en brillans et une lettre. « Vos malheurs, vos vertus et votre courage héroïque, lui disait le Tsar, vous assurent à jamais l’estime et l’intérêt de tous les êtres bien pensans et sensibles. Soyez heureuse au sein de votre famille qui vous chérit et ne quittez mes États que pour entrer en France et n’y voir que le repentir d’une nation qui pleure les crimes des scélérats qu’elle a eu le malheur de produire. » Le Tsar avait en outre accepté de signer au contrat et d’en recevoir le dépôt dans les Archives de l’Empire.

Après la cérémonie religieuse, le Roi annonça officiellement le mariage à toutes les Cours et aux membres de sa famille. « Les portraits que vous avez vus de notre fille, mandait-il à son frère, ne peuvent vous en donner une idée exacte ; ils ne sont point ressemblans. Elle ressemble à la fois à son père et à sa mère au point de les rappeler parfaitement, ensemble et chacun séparément, suivant le point de vue où on l’envisage. Elle n’est point jolie au premier coup d’œil ; mais elle s’embellit à mesure qu’on la regarde, et surtout en parlant, parce qu’il n’y a point un mouvement de sa figure qui ne soit pas agréable. Elle est un peu moins grande que sa mère, et un peu plus que notre pauvre sœur. Elle est bien faite, se tient bien, porte la tête à merveille et marche avec aisance et grâce. Quand elle parle de ses malheurs, ses larmes ne coulent pas facilement, par l’habitude qu’elle a prise de les contraindre, afin de ne pas donner à ses geôliers le barbare plaisir de lui en voir répandre. Mais ceux qui l’écoutent pourraient difficilement retenir les leurs. Cependant, sa gaieté naturelle n’est point détruite ; ôtez-la de ce funeste chapitre, elle rit de bon cœur et est très aimable. Elle est douce, bonne, tendre ; elle a, sans s’en douter, la raison d’une personne faite. Dans le particulier, elle est avec moi comme notre pauvre Elisabeth aurait pu être avec mon père ; en public, elle a le maintien d’une princesse accoutumée à tenir une cour. Non seulement, elle dit des choses obligeantes à tout le monde, mais elle dit à chacun ce qu’il convient de lui dire. Elle est modeste sans embarras, à l’aise sans familiarité, innocente enfin comme le jour de sa naissance. J’en ai vu la preuve positive dans la manière dont elle a été avec mon neveu depuis mardi, jour de son arrivée ici. Enfin, pour achever, j’ai reconnu en elle l’ange que nous pleurons. »

Après ce charmant portrait dont nous n’aurions eu garde de priver nos lecteurs, Je Roi payait un tribut d’éloges au Duc d’Angoulême. « Six jours à passer avec celle qui, le septième, devait être sa femme étaient véritablement difficiles et il a, dès le premier instant, saisi la nuance juste dont il ne s’est pas écarté une seconde, toujours cherchant à plaire, galant et même tendre avec respect, mais sans embarras. Nous avons été au-devant d’elle à trois verstes d’ici, et le temps du retour a suffi à faire disparaître la timidité qui était ce que je craignais le plus dans notre jeune homme. »

C’est encore à son frère que, le 7 août suivant, il faisait la piquante confidence qui suit :

«… Figurez-vous que les gens de Vienne affectent de plaindre votre belle-fille et de la représenter comme une victime de son obéissance à ses parens. Je voudrais que ces gaillards-là vissent les choses de leurs propres yeux, non pour être convertis, mais pour crever de dépit et de rage : Virtutem videant, intabescantque relicta. »

Il le disait avec une légitime satisfaction. Il avait bien le droit, en effet, de tirer quelque orgueil d’un mariage qui était son œuvre, celle de sa volonté, si patiente mais si ferme, et qui, dans sa pensée, en même temps qu’il fixait auprès de lui une fille tendrement dévouée, assurait, dès ce moment, le bonheur de l’héritier de la couronne et celui du royaume, si cet héritier était un jour appelé à régner. Tout le monde à Mitau croyait et disait, — et c’était la conviction de Louis XVIII — qu’en France l’effet de cette union serait immense ; qu’elle aurait pour résultat prochain le rétablissement de la royauté. Les espoirs dont le Roi se leurrait alors ne devaient pas se réaliser. Mais ils étaient vivaces en ce temps ; l’exil n’avait pu les détruire et n’y parvint jamais. Eclairés par le sourire de l’orpheline du Temple devenue Duchesse d’Angoulême, ils s’épanouissaient dans le cœur du Roi sous les cieux lointains de la Russie avec autant de vigueur que si ce mariage si longtemps attendu eût été célébré aux Tuileries ou à Versailles.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue des 15 novembre et 15 décembre 1904 et du 1er janvier.
  2. Le Roi à cette occasion le nomma chevalier de Saint-Louis : « Il y a longtemps, mon cher Cléry, que je cherche, non le moyen de vous récompenser ; des services comme les vôtres trouvent leur récompense en eux-mêmes, mais de me satisfaire en vous donnant une marque d’honneur qui puisse attester à la fois votre fidélité et ma reconnaissance. Je crois l’avoir trouvée. La devise de l’ordre de Saint-Louis fait assez connaître que Louis XIV l’institua pour être le prix de la valeur. S’il ne la destina qu’aux services militaires, c’est que les preuves les plus éclatantes de la vertu qu’il voulait honorer semblaient réservées à la profession des armes. Mais, pouvait-il prévoir le sort qui attendait ses descendans ?… Vous avez montré non moins de courage dans la prison du Temple que le guerrier qui brave la mort au champ de l’honneur et, en vous accordant la décoration qui lui sert de récompense, je ne blesse point l’esprit de cette noble institution. LOUIS, 15 juillet 1798. »
  3. La douleur de Madame Royale fut au même moment traversée par une petite joie. Dans le dépôt restitué par l’Électeur de Trêves, elle avait trouvé l’habit de son père. « C’est une vraie relique pour moi ; il m’a fait un grand plaisir. Il me paraît que le portrait de l’enfant qui est dans le portefeuille est celui de mon frère aîné, mais, comme j’avoue que je ne m’en souviens pas très bien, oserai-je vous prier de me le dire ! »
  4. Voyez la Revue du 15 juillet 1904.
  5. Pour ne pas allonger ce récit et ne pas détourner de ce qui en fait le principal objet l’attention de mes lecteurs, je dois passer sous silence les incidens qui précédèrent et suivirent l’arrivée de la Reine.