Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration/01

Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 241-276).
AUTOUR
D’UN MARIAGE PRINCICER
RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION[1]

I
L’AMI DU ROI


I

Depuis une année environ[2], Monsieur, Comte de Provence, — Monseigneur le Régent comme l’appelaient les émigrés, — résidait à Vérone, lorsque, dans la journée du 21 juin 1795, se présentèrent, au Borgo San Domino où il était installé, le colonel comte de Damas, premier écuyer du prince de Condé et le comte de La Geard, aide de camp du Duc de Berry. Des bords du Rhin où la petite armée qu’il commandait se trouvait avec les troupes autrichiennes, Condé avait envoyé ces deux officiers au Régent pour lui apprendre la mort de Louis XVII, dont la nouvelle lui était arrivée avant de pouvoir être connue à Vérone. Le petit roi avait succombé, le 8 du même mois, dans la prison du Temple.

Bien que la correspondance antérieure des agens de Paris eût préparé le Comte de Provence à ce nouveau deuil et fait luire à ses yeux la prochaine perspective d’un trône, l’événement n’en déchaîna pas moins en lui un émoi violent, où la joie de régner s’assombrissait des circonstances tragiques en lesquelles il devenait roi et qui allaient rendre terriblement lourd à son front le diadème ensanglanté dont la mort de son neveu le rendait possesseur.

Au moment où il reçut cette nouvelle, il était dans son appartement avec le comte de Cossé, premier gentilhomme de la Chambre. Laissant là les messagers qui la lui apportaient, il se leva pour aller la communiquer au comte d’Avaray « son ami, » qui logeait au rez-de-chaussée de la maison dont lui-même occupait le premier étage.

« Le Régent descend chez moi précédé du comte de Cossé, écrit d’Avaray, dans ses notes quotidiennes ; leur visage m’effraye ; je cherchais des forces contre quelque nouveau malheur que je ne pouvais prévoir, lorsque le Régent me dit après un moment de silence :

« — Le Roi est mort.

« Je reste sans parole, sans mouvement ; puis, tout à coup, je me précipite sur sa main. Le comte de Cossé en fait autant. Mon maître nous serre dans ses bras. Je lui prédis alors sans hésiter que les malheurs et les crimes s’arrêteront à lui et qu’il sera le restaurateur de la France[3]. »

Dans tout ce que Louis XVIII allait désormais entreprendre pour se rouvrir, coûte que coûte, les portes de son royaume et réaliser la prophétie du comte d’Avaray, celui-ci apparaît toujours comme son conseiller, souvent comme son inspirateur et pour tout dire son complice. C’est la conséquence des sentimens qu’il avait conçus pour lui. Aussi convient-il, avant d’aller plus loin, de dessiner le portrait de ce fidèle partisan de sa cause, celui des courtisans de son exil qui lui a prodigué le plus de zèle désintéressé, celui aussi qu’il a jusqu’au bout préféré à tous les autres, aimant à être guidé, conseillé, approuvé par lui et ne lui marchandant ni sa confiance ni son affection.

Depuis qu’ensemble ils s’étaient enfuis de Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, ils ne s’étaient jamais séparés. A toutes les étapes de l’exil, l’inlassable dévouement de ce rare serviteur avait revêtu un caractère héroïque. Le considérant comme un autre lui-même, ne lui cachant ni ses craintes ni ses espérances, ni ses regrets ni ses ambitions, ayant pris l’habitude de ne rien faire sans le consulter, Monsieur s’était promis, si jamais il devenait roi, non seulement de lui maintenir toute sa confiance, mais encore de la rendre éclatante et pour la bien manifester d’honorer d’Avaray de fonctions qui la légitimeraient.

Ainsi allait se développer et devenir toute-puissante sur les affaires de l’émigration l’influence de ce gentilhomme originaire du Béarn, fils d’un maréchal de camp que la noblesse de l’Orléanais avait envoyé aux États généraux et à qui, aux beaux jours de Versailles, le Comte de Provence avait accordé son amitié. Cette influence, on la verra, pendant quinze ans, s’exercer sans relâche en toutes les occasions importantes. Jusqu’au jour de sa mort, survenue à Madère en 1810, d’Avaray sera, on peut le dire, l’âme même de son prince et, pas plus que lui, il ne désespérera jamais de la restauration, jamais, malgré les catastrophes et les revers.

Au conseil, c’est toujours son opinion qui finit par l’emporter parce que c’est toujours à elle que se rallie le Roi. Chaque matin, quand il n’est pas retenu au loin par quelque mission de confiance, c’est lui qui ouvre toutes les lettres. Après les avoir lues, il envoie au Roi, dans la cassette qui les contient, le projet résumé des réponses qu’elles nécessitent ainsi que des annotations jetées en hâte sur des bouts de papier où il appelle son prince « mon cher maître, » et sur lesquels celui-ci réplique par des observations ou des réflexions familières que lui ont suggérées les dires de « son ami. » Chaque soir, avant de se mettre au lit, le Roi va passer une heure chez d’Avaray. Ils causent ensemble des événemens de la journée, des résolutions à prendre pour le lendemain et des moyens d’y rallier les conseillers qui seront, dans leur réunion quotidienne, sous la présidence du Roi, appelés à les discuter.

Ceux-ci, le duc de la Vauguyon, le comte de Saint-Priest, le marquis de Jaucourt, le baron de Flaschlanden, jalousent et redoutent d’Avaray. Mais tous rendent hommage à son dévouement ; ils sont sensibles aux formes déférentes et courtoises dont il enveloppe ses idées. Ils le savent homme d’honneur et de loyauté, ennemi de l’intrigue, incapable d’une bassesse. Ils savent de même qu’on ne saurait longtemps lui résister sans encourir la disgrâce du maître, et ils en font leur profit.

À cause de lui, le maréchal de Castries, que le Roi a chargé de la direction générale de ses affaires, refuse de remplir sa fonction à côté de son souverain ; il persiste à la remplir de loin jusqu’au jour où La Vauguyon lui succède. La Vauguyon prend possession de son emploi à Vérone. Mais, pour avoir voulu résister au favori, en étayant sa résistance de manœuvres louches, il sera brisé. Le dépit qu’il en concevra fera de lui et de ses défenseurs, comme plus tard de d’Antraigues et de Puisaye, les irréconciliables ennemis de d’Avaray. Averti par ces exemples, Saint-Priest, devenu premier ministre dans cette cour d’exilés, s’attachera à vivre en bons termes avec l’ami du Roi. Rompu aux habiletés diplomatiques, fort de sa noblesse d’âme et de ses anciens services, auxquels d’Avaray est le premier à rendre hommage, il lui inspirera, en dépit de légers dissentimens qui s’apaisent toujours parce que toujours il cède à propos, attachement et respect.

Il n’est pas sûr que d’Avaray possède toutes les qualités nécessaires au grand rôle que Louis XVIII lui destine. Dans un corps chétif, frôle, affaibli par la maladie de poitrine qui le ronge sans altérer son énergie morale, il porte une âme impressionnable, capable d’inspirations fortes mais hors d’état de les réaliser jusqu’au bout. Il est prompt à prendre feu, enclin à la défiance, facilement soupçonneux quoique extraordinairement crédule. Dans une situation où d’autres pensent qu’il faut regarder plus encore aux résultats qu’aux instrumens et moyens à employer pour les atteindre, il répugne trop souvent à se servir des agens étourdis, légers ou sans scrupules, prêts à tout, bons à tout, que les hasards de l’existence misérable des émigrés ont fait surgir de toutes parts et mis au service de la cause royale.

Homme d’ancien régime, il est intransigeant sur les principes ; il n’accepte aucun changement dans les institutions de la monarchie ; il ne rêve que châtimens inexorables contre ceux qui les ont détruites. Lorsque Louis XVIII, en succédant à son neveu, prépare pour « son peuple » un manifeste, c’est d’Avaray qui inspirera le langage de son maître et lui donnera une physionomie menaçante et vengeresse. Dans le conseil tenu à Vérone, le 30 juin 1795, afin de discuter le projet de déclaration qu’a rédigé le secrétaire Courvoisier, c’est encore lui d’Avaray, qui, faisant litière des raisons politiques invoquées par le comte de Las Casas ambassadeur d’Espagne, par d’Antraigues et par les personnages qu’a réunis le Roi en vue de cette délibération solennelle, s’écriera avec véhémence :

— La première parole du Roi ne peut être que pour appeler le glaive de la justice sur la tête des assassins de son frère !

Et aussitôt, son opinion, bien que ses contradicteurs en démontrent les dangers et insistent sur la nécessité de paroles moins provocatrices, deviendra celle du Roi qui l’exprimera à son tour.

— Mon frère, mes neveux, ma famille, mes sujets demandent vengeance. Ne voyez-vous pas, messieurs, la calomnie qui me poursuit ! Si je me montrais indulgent, on ne manquerait pas de dire : Lisez, voyez la joie qui perce et l’ambition qui jouit.

Ce qu’est d’Avaray ce jour-là, il le sera toujours. Cette soif de vengeance qu’il vient de trahir, c’est, si bien lui qui en entretient les ardeurs dans l’esprit de son maître que celui-ci, malgré sa sagesse relative, n’y renoncera complètement qu’en 1810, lorsque la mort l’aura délivré du joug d’une amitié aussi nuisible à sa politique qu’elle fut précieuse et bienfaisante à son cœur.

Voilà, certes, des violences d’opinion singulièrement dangereuses dans un homme dont le Roi a fait son principal et toujours écouté conseiller. Mais d’Avaray en atténue les effets par sa droiture, par de fréquens retours de prévoyance et par ce dévouement sans bornes qui permet de saluer en lui un admirable chien de garde, incessamment attentif à la sûreté du maître, la sentinelle vigilante de l’honneur de la couronne et du monarque. Au surplus, en le rencontrant sur sa route, l’historien de cette époque extraordinaire, si fertile en personnages étranges, doit l’accepter tel qu’il se présente. Il n’est tenu que d’expliquer l’immense faveur dont le Comte de Provence, avant comme après son avènement, ne cessa de prodiguer à son ami d’indéniables témoignages.


II

Pour en faire saisir les causes, il faut remonter jusqu’à l’époque où, « âgé de dix-huit ans, avec une jolie figure, des parens aimés et estimés », François de Béziade, comte d’Avaray, arrivait à Versailles désireux de faire sa carrière dans l’armée. C’était en 1775. « Monsieur qui aimait mon père, raconte-t-il[4], me plaça promptement auprès de sa personne, en sorte qu’attaché à lui par devoir et le voyant sans cesse, je le fus bientôt par le sentiment autant que par la reconnaissance. »

À cette époque, le Comte de Provence, quoique marié comme son frère le Comte d’Artois à l’une des filles du roi de Sardaigne, commençait à distinguer la toute jeune et sémillante comtesse de Balbi, née Caumont La Force, femme d’un gentilhomme génois, de qui elle devait se séparer à cinq ans de là, à la suite d’une attaque d’aliénation mentale dont il avait été frappé et qui avait obligé sa famille à le faire enfermer.

« La comtesse de Balbi, dit encore d’Avaray, était entrée dans le monde sous des auspices peu avantageux. Des circonstances absolument hors de mon sujet, en lui donnant auprès de Madame (la Comtesse de Provence) la place de dame d’atours jusque-là occupée par Mme de Lesparre, lui avaient attiré un grand nombre d’ennemis auxquels sa situation était trop faible pour pouvoir longtemps résister. Avec une tournure agréable, beaucoup d’esprit, de chaleur, d’énergie et d’intrigue, elle était parvenue, au bout de quelques années, à se donner un nouveau maintien. Les bontés de Madame avaient été échangées contre celles de Monsieur, en sorte que la faveur de ce prince qui en avait fort peu alors était devenu son appui contre les dégoûts sans nombre que la Reine et la Cour lui prodiguaient. Quelques liaisons galantes et les entours de Monsieur étaient sa seule ressource indépendante du prince qu’elle avait séduit. Les femmes ne la voyaient pas ou détournaient la tête à son approche ou fuyaient sa rencontre. »

Telle était la dangereuse sirène dont, en entrant dans la maison militaire du Comte de Provence, le jeune officier qu’était alors d’Avaray, se vit subitement rapproché. Traité en même temps avec distinction par la Reine, il se trouva dans une situation fort délicate pour un jeune homme qui devait croire qu’il fallait opter entre la faveur de la Reine et de la Cour et celle de Monsieur et de la comtesse de Balbi. Mais il était habile, plein de délicatesse et de droiture. Il manœuvra si loyalement que, sans rien perdre de la bienveillance royale, il gagna celle de Monsieur et de sa favorite. Marie-Antoinette continua à le traiter avec bonté et Mme de Balbi, sensible à sa conduite et flattée de ses soins, ne lui montra plus que des égards.

« Les années s’étaient écoulées ainsi. Une plus grande habitude de se voir, des amis communs, point d’exigences d’un côté, beaucoup d’attentions de l’autre, des goûts fort différens mais jamais en opposition, un centre de réunion dont mon caractère connu m’obtenait l’approche sans causer le moindre ombrage, tout enfin concourait à resserrer le lien possible entre deux personnes qui ne se conviennent pas. Mme de Balbi, d’ailleurs fatiguée sans cesse de soins intéressés, de sollicitations importunes, regardait sans doute comme un repos la société d’un homme qui n’avait jamais rien à lui demander, et un défaut même de son caractère, que d’autres circonstances auraient rendu incompatible avec le sien, lui offrait peut-être un attrait de plus.

« Extrêmement violente et emportée, accoutumée à voir tout céder autour d’elle, Mme de Balbi n’était pas fâchée de trouver quelquefois la résistance même opiniâtre que je lui montrais sur la moindre proposition qu’elle voulait emporter d’autorité. Mais, si, dans une position qui ne rend pas redoutable, on peut, par la résistance même, conquérir l’estime de la personne qu’on combat, il est probable qu’on s’attirera sa haine le jour où elle croira vous trouver le plus petit moyen de rivalité. C’est ce que l’expérience m’a trop bien démontré depuis. »

La haine aux suites de laquelle d’Avaray, dans ce piquant récit, prépare son lecteur ne devait éclater que dix ans plus tard. Dans ce jeune homme que le Comte de Provence accueillait toujours avec bonté et à qui il accordait de plus en plus son estime, Mme de Balbi ne voyait encore qu’un attentif, dont les hommages la flattaient, et, loin de supposer qu’il pût jamais devenir redoutable, — ni lui ravir tout ou partie de l’influence qu’elle entendait posséder seule, elle se montrait, en toute occasion, disposée à s’assurer sa gratitude en l’aidant de son crédit.

Elle lui en donna une preuve positive en 1783, lorsque, après la paix avec l’Angleterre, d’Avaray revint du siège de Gibraltar où, grâce à l’appui de la Reine, il avait pu se faire envoyer. Il s’y était bravement conduit. En récompense de ses services sur la batterie flottante du prince de Nassau-Siégen, il venait d’être nommé colonel en second du régiment de Boulonnais qui tenait garnison à Rouen. N’ayant « que mille francs à manger par an, » — c’est lui qui l’avoue, — il était endetté déjà au moment de son départ pour l’Espagne. Les dépenses d’un long voyage et d’une campagne mouvementée n’ayant pas arrangé ses affaires, il se débattait déjà dans une gêne humiliante. La nécessité d’acheter des chevaux et tout un équipage avant de se rendre à son régiment vint aggraver ses charges et rendre sa situation d’autant plus cruelle qu’à la suite d’un procès, qui durait depuis vingt ans, sa famille, bien qu’elle eût obtenu gain de cause, se trouvait dans l’impossibilité de lui venir en aide.

Dans cette détresse, après s’être longtemps demandé s’il en appellerait à la bienveillance toujours très marquée de la Reine ou à celle non moins vive de Monsieur, c’est à celle-ci qu’il décida de recourir par l’entremise de Mme de Balbi.

« Elle me reçut à merveille, avec une obligeance et une grâce parfaites. A peine y avait-il quelques jours que je lui avais parlé, que Monsieur m’envoie chercher, me remet avec cette bonté qui lui est propre un portefeuille renfermant mille louis en billets de la Caisse d’escompte et me dit d’un ton qui centuple le bienfait :

« — Que ne le disiez-vous, jeune homme ? Le mois prochain, vous toucherez encore cinq cents louis.

« Je baisai la main protectrice de mon maître et courus chez Mme de Balbi pour lui exprimer ma reconnaissance en reportant tout à elle… Dès ce moment, je lui rendis plus par affection que par devoir. Je fermai les yeux sur ses défauts pour ne les ouvrir que sur ses qualités. Je ne la vis plus que sensible, obligeante, fière, courageuse, et, si c’était en vain que je cherchais en elle la grâce, la douceur, les vertus sans lesquelles il n’est pas de femme aimable et attachante, je m’appliquai à y trouver toutes celles qui constituent un grand caractère et, en vérité, c’était souvent avec succès.

« Le comte d’Hautefort, notre ami, servait encore à resserrer une intimité que les habitudes de la vie de Monsieur[5] rendaient chaque jour plus nécessaire. Il n’y avait plus de mérite d’ailleurs à se trouver sans cesse chez Mme de Balbi. La mode s’était déclarée pour elle. Elle voyait la meilleure compagnie en hommes et en femmes, et sa maison, dont elle faisait les honneurs d’une manière noble et aisée, était devenue l’une des plus agréables de Paris. Ne voulant pas m’en tenir à lui rendre des soins dont elle pouvait se dispenser de me savoir gré, je l’accompagnai bientôt dans un voyage qu’elle fit en Angleterre. Enfin cette liaison de nécessité, d’habitude et de société était telle alors qu’il n’a pas tenu à moi qu’elle n’en soit devenue une d’amitié sincère. »

Il résulte clairement des pages qu’on vient de lire qu’à l’époque à laquelle elles se rapportent, c’est surtout à Mme de Balbi que d’Avaray doit le vif intérêt que lui témoigne Monsieur. Mais, vienne la Révolution, elle lui fournira l’occasion de rendre à son maître un service éclatant. L’intérêt de celui-ci se transformera en une solide amitié et d’Avaray pourra se flatter de ne la devoir qu’à lui-même.

Au mois de juin 1791, Louis XVI et sa famille, résolus depuis plusieurs semaines à se soustraire par la fuite aux périls qui les environnaient comme aux outrages dont ils étaient abreuvés, préparaient dans le mystère l’exécution de leur projet. Le Comte d’Artois, sa femme, ses fils, les princes de Condé, les tantes du Roi étaient déjà hors du royaume. Seul, Monsieur, « fixé par le devoir auprès de son malheureux frère, » était resté dans Paris, attendant son signal « pour briser les fers qu’ils portaient ensemble. » Il disposait, peu à peu, toutes choses en vue de son départ et de celui de Madame, qui ne l’avait pas quitté.

Sa décision prise et confiée à la comtesse de Balbi, convaincu de la nécessité de se donner un compagnon vaillant et dévoué, il avait dû chercher dans son entourage un homme de cœur capable de l’aider dans ses préparatifs et de lui servir de défenseur et d’appui pendant sa route. Tout d’abord le nom de d’Avaray s’était présenté à son esprit. Puis, hésitant à s’adresser à un si jeune homme, répugnant à le séparer de ses parens qui continuaient à habiter Paris, à l’exposer aux dangers que lui-même allait courir, il avait fait auprès d’un autre officier de sa maison une tentative restée vaine, celui qui en était l’objet s’étant effrayé non des risques, mais de la responsabilité. Alors, il avait derechef songé à d’Avaray et, « n’osant lui en parler directement, » chargé Mme de Balbi de s’assurer s’il y pouvait compter.

— Ma vie est à mon maître ! s’était écrié d’Avaray.

Et, dès ce jour, il avait exclusivement travaillé à la délivrance de Monsieur, encouragé dans ses démarches par l’espoir d’y réussir et par « la sensibilité » avec laquelle, à toute heure, celui-ci lui demandait pardon d’avoir douté de son dévouement.

« Tous les préparatifs de son départ furent réglés entre nous, raconte d’Avaray, et cette mémorable et funeste époque du 21 juin 1791, qui vit ramener Louis XVI à l’échafaud, fut celle de la délivrance et l’on peut dire du commencement du règne de Louis XVIII. A l’aide d’un déguisement, de la connaissance d’une langue étrangère et surtout de la présence d’esprit et du sang-froid de mon maître, je parvins à le tirer du Luxembourg, de Paris et du royaume. »

Vingt-quatre heures plus tard, dans la nuit, ayant franchi la frontière au-delà de Maubeuge, ils arrivaient à Mons, follement heureux du succès de leur entreprise, se demandant avec angoisse si le même bonheur avait présidé à la fuite du Roi et des siens, et si la Comtesse de Provence, Madame, partie de Paris en même temps qu’eux, mais par une autre route[6], était, elle aussi, arrivée à bon port.

Aux portes de Mons, comme ils s’étaient fait reconnaître, ils furent avertis que Madame les attendait à l’auberge de la « Femme Sauvage. » Ils s’y rendirent en toute hâte, bien qu’un peu surpris que Madame les eût précédés. L’hôtelier, venu à leur rencontre avec des flambeaux, confirma la bonne nouvelle et les éclaira jusqu’au haut de l’escalier. Mais là, devant la porte d’une chambre entr’ouverte se dresse un laquais qui, les ayant examinés, leur déclare tout net que ce n’est pas eux qu’on attend. En même temps, au fond de la chambre, une femme couchée qu’on voit s’agiter violemment dans son lit se met à crier :

— N’entrez pas ! Ce n’est pas vous ! Ah ! l’horreur ! Fermez, fermez, ce n’est pas lui[7].

Lui, c’était le comte de Fersen, qui n’arriva que quelques heures plus tard et qui apprit à Monsieur que, durant la nuit précédente, il avait accompagné la famille royale jusqu’à Bondy. Il croyait fermement qu’elle était déjà hors de France. Cependant, empêchés de se loger à la « Femme Sauvage » où la place manquait, les voyageurs étaient allés prendre gîte à la « Couronne Impériale, » et alors qu’on refusait de les recevoir, toutes les chambres étant occupées, ils avaient eu la bonne fortune d’y voir apparaître Mme de Balbi et sa sœur, la comtesse de Ménars. La veille, se rendant de Bruxelles à Paris, Mme de Balbi avait rencontré en deçà de Valenciennes son valet de chambre que d’Avaray avait eu la précaution de lui envoyer. Un mot avait suffi pour lui faire rebrousser chemin jusqu’à Mons où elle s’était arrêtée comme au point le plus favorable pour être instruite du sort des fugitifs. Le hasard avait fait le reste.

« Dans nos transports, ne pouvant parler, nous nous embrassons tous avec ce sentiment que rien ne saurait dépeindre… Nous soupâmes mal de fort bon appétit. Ces dames cédèrent leur appartement à Monsieur et pour la première fois, depuis près de deux ans, il s’endormit sans craindre le réveil. »

Monsieur ne devait jamais oublier qu’il devait son salut à d’Avaray. Il le lui avait dit avec effusion en franchissant la frontière ; il le lui répéta devant Mme de Balbi avec une chaleur de cœur dont la femme jalouse quelle était ne pouvait ne pas prendre ombrage. A Bruxelles, où il arriva bientôt après, avec Madame qu’il avait trouvée à Namur et où son frère, le Comte d’Artois, était accouru de Coblentz, sa reconnaissance envers d’Avaray prit des formes plus solennelles. Ayant reçu la douloureuse nouvelle de l’arrestation de la famille royale à Varennes, les princes se considérant, dès ce moment, comme les dépositaires du pouvoir royal, se déterminèrent à recevoir tous les Français émigrés, hommes et femmes, qui se trouvaient alors à Bruxelles.

« Jamais à Versailles, à l’époque la plus florissante du règne, l’affluence n’avait été aussi grande. Après avoir recueilli les hommages et les vœux qui lui étaient offerts et déploré la captivité du Roi, le premier soin de Monsieur, au milieu de cette foule de Français fidèles, eut encore son serviteur pour objet. Il me présenta à tout ce qui l’entourait comme son libérateur et son ami, je cite ses propres expressions. En exagérant ces services, il montrait la beauté de son âme généreuse et sensible. Cet éloge donné par Monsieur, par le frère du Roi, me valut la marque d’honneur la plus flatteuse qu’un gentilhomme puisse recevoir. La noblesse réunie sous la conduite de MM. les ducs d’Uzès, de Chabot et de Villequier me donna le glorieux témoignage de passer chez moi en corps[8]. Cet honneur infini, auquel j’ai répondu, autant qu’il a été en moi, par les marques de mon respect et de ma sensibilité, je le rapporte entièrement et uniquement à mon prince »

Ce serait faire injure à la mémoire du futur Louis XVIII que de le supposer capable de s’en tenir, pour exprimer sa reconnaissance, à ces manifestations platoniques. A l’heure où il commence à les prodiguer, il ne saurait prévoir encore qu’il régnera. Louis XVI est vivant ; il a un héritier et peut espérer que, la Révolution terminée, cet enfant sera son successeur. Deux existences se dressent donc entre le trône et Monsieur. Il ne peut même se flatter d’exercer la régence qui ; le cas échéant, appartiendrait à la Reine. Il en résulte que, pour récompenser le serviteur auquel il doit sa délivrance, il n’a que son amitié à lui offrir. Du moins, il y ajoutera une confiance sans limites. L’affection dont il l’honore, il s’attachera à en varier les preuves. Dès ce moment, il le fixe auprès de sa personne, il en fait son conseiller, s’accoutume à penser tout haut devant lui, captivé tout à la fois par le souvenir du service rendu et par tout ce qu’il y a dans la nature de d’Avaray de droiture, de probité, de délicatesse et d’instinctif dévouement.

En arrivant à Coblentz, qui va devenir la citadelle de l’Emigration, il lui offre une épée, et, s’il n’inscrit pas sur la garde une « devise d’amitié, » c’est que Mme de Balbi l’en détourne. Lorsque, à la date où commence ce récit, la mort de son neveu le fait roi et alors que d’Avaray veut le quitter pour aller se servir de cette épée en Vendée, il refuse de le laisser partir.

— Vous resterez auprès de moi, lui dit-il.

Et il le nomme capitaine de ses gardes, fonction, hélas ! purement nominale, mais qui du moins donne une raison d’être à la présence de d’Avaray dans sa petite cour. Bientôt, à ce témoignage de ses sentimens, il en ajoutera d’autres. Il décidera que désormais les armes des d’Avaray seront chargées de l’écusson de France « aux trois fleurs de lys pleines avec cette devise : Vicit iter durum Pietas ; » il la fera graver sur un sceau en argent que Louis XVI a toujours porté attaché à sa montre. En offrant ce souvenir à son ami, il entourera les lys de ces paroles solennelles :

« Cette empreinte est celle du cachet du Roi mon frère dont ses assassins ont donné la description et que, du fond de la Tour du Temple, la Reine trouva le moyen de me faire parvenir[9]. Je conserve avec respect et sans en faire usage cette sainte dépouille. Mais, aujourd’hui, j’ai voulu qu’elle mît le sceau à cet acte de ma reconnaissance. — Louis. »

Plus tard enfin, d’Avaray sera fait duc et, en 1814, son père, qui lui a survécu, recueillera ce titre dont l’exil et sa mort prématurée l’ont empêché de se parer lui-même.

Au moment où ces extraordinaires faveurs, d’ailleurs légitimées par de nouveaux services, pleuvaient sur d’Avaray, Mme de Balbi était, comme on va le voir, définitivement disgraciée et ne pouvait plus rien pour les ralentir. Mais elle les avait vues commencer et s’en était offensée. Encore toute-puissante, elle faisait les beaux jours de Coblentz. Monsieur avait promptement repris ses habitudes chez elle, comme le Comte d’Artois chez la comtesse de Polastron et, forte de ces assiduités qui amenaient dans son salon la fine fleur de la société des émigrés, sa haine était redoutable. Ici encore, il faut laisser la parole à d’Avaray :

« Guidé par un sentiment de justice, et l’on peut dire de courage, Monsieur avait voulu peu après son arrivée écrire une relation de sa fuite de Paris. En la dédiant à son libérateur auquel il prodiguait les témoignages de la plus vive reconnaissance, il avait eu grand soin de saisir mille occasions d’amener quelques traits sensibles ou flatteurs pour son amie. Il avait poussé la délicatesse jusqu’à l’associer, pour ainsi dire, à mon succès, croyant par-là trouver grâce pour les sentimens que son cœur voulait répandre. Il s’était bien trompé. Chaque éloge pour moi avait été un coup d’épingle ; chaque expression touchante pour elle n’avait paru qu’un affront et, de ce moment, il eût été facile de prévoir ce qui se manifesta hautement bientôt après. Comme il m’était impossible, malgré les plus constans efforts, de réprimer les marques publiques d’intérêt et de reconnaissance que me donnait mon maître, chaque instant irritait davantage Mme de Balbi qui, me jugeant par elle-même, n’imaginait pas qu’il pût être loin de moi de vouloir dominer, qui, oubliant un caractère dont je ne m’étais jamais démenti, se persuadait sans doute que j’allais empiéter sur ce qu’elle regardait comme ses droits, et que je n’aurais d’autre but que de détruire peu à peu sa faveur. »

Voilà donc la guerre déclarée entre la maîtresse et le favori. Vainement, d’Avaray cherche à en prévenir les effets et s’attache à défendre en toute occasion son ennemie contre les traits acérés que lui décoche la malignité publique : tout est inutile et bientôt, il se voit dans la nécessité de résister ouvertement à la créature altière et jalouse « qui ne supporte pas que la pensée de Monsieur soit pour un autre qu’elle. »

Au milieu de « la tourbe de Coblentz, » il a distingué une jeune femme « douce, modeste, timide, pleine d’esprit et de grâce ; » il lui a donné son cœur. Monsieur, « parce qu’elle était aimable et plus peut-être parce qu’elle était aimée, » la traite en toute occasion avec bonté. C’en est assez pour attirer sur elle l’animadversion de Mme de Balbi.

« Un matin que j’assistais avec cinq ou six hommes à la Chemise Blanche[10] de Mme la Comtesse, voulant à tout prix amener une chose désagréable pour moi, elle tourne la conversation sur les femmes, juge leurs différens agrémens, compare l’une à l’autre et, enfin, aboutit à me dire :

« — Vous ne me parlerez pas de Madame de… Franchement, c’est une idiote.

« Je n’avais en effet nulle envie d’en parler. La conversation avait été jusque-là assez vive. Je me sentais fort échauffé par quelques traits piquans qui avaient précédé celui-ci. Ce nom prononcé en imposa pourtant à ma vivacité naturelle. Je repris la discussion avec calme ; je défendis mes intérêts avec mesure et ménagement et enfin, parvenant à obtenir de moi ce sang-froid qui, vis-à-vis d’une femme en colère, fait si bien l’office du persiflage, je mis bientôt Mme de Balbi hors des gonds et dans un tel emportement que Monsieur et la plupart de ceux qui étaient là crurent prudent de se retirer. J’avais suivi mon prince chez lui ; je lui demandai s’il avait été content de ma mesure. Il me répondit qu’il était impossible d’en apporter davantage et me témoigna dans les termes les plus touchans sa peine de la scène qui venait de se passer. »

Le lendemain, dans l’espoir que la nuit et la réflexion auront calmé l’irritable favorite, d’Avaray se rend chez elle, désireux de l’apaiser en lui exprimant ses regrets pour cette discussion fâcheuse, bien qu’on ne puisse l’accuser de l’avoir provoquée. Monsieur est là, ainsi que le comte d’Hautefort et une femme de chambre. D’Avaray veut s’expliquer. Dès ses premières paroles, Mme de Balbi s’emporte et il se voit l’objet d’une nouvelle algarade :

— Mais, Madame, dit-il alors, je pensais vous trouver plus calme ce matin et vous voir du moins reconnaître sans partialité qu’hier, je ne suis pas sorti un moment de la mesure que la bienséance et le respect exigeaient de moi. Il y avait des témoins. Tout le monde n’a pas été aussi injuste que vous.

— Je voudrais bien savoir qui aurait osé vous donner raison, réplique Mme de Balbi avec emportement.

D’Avaray ne se déconcerte pas et comprenant qu’il ne peut plus reculer :

— C’est Monsieur, fait-il en se tournant vers lui.

« Un volcan, un tourbillon de flammes, la tempête et la foudre ne sont pas plus violens et plus destructeurs. Les tables, les chaises, le bonnet, tout dans la chambre vole et se disperse. En vain, l’auditoire effrayé cherche à résister au torrent.

« — Des chevaux, des chevaux, je veux m’en aller ! s’écrie-t-elle en courant comme une insensée ; je ne supporterai pas un pareil affront.

« Le danger était manifeste ; c’était rester sur la mine après avoir mis le feu aux poudres. Chacun se retire à petit bruit et moi tout le premier ; je gagne la porte et me sauve… ».

Une situation aussi tendue ne pouvait se prolonger. Des amis s’entremirent et avec eux Monsieur sans doute. D’Avaray fut ramené chez Mme de Balbi. On obligea les deux adversaires à s’embrasser. Mais la réconciliation ne fut qu’apparente. La favorite n’était pas femme à pardonner à celui qui l’avait mise dans son tort. Elle feignit cependant d’avoir tout oublié et d’Avaray qu’elle accablait de bons procédés, aussi affectueuse que par le passé et aussi confiante, fut longtemps sans voir que cette bienveillance jouée cachait des intentions perfides.

S’il faut en croire son récit, Mme de Balbi aidée par le marquis de Jaucourt, familier des princes, qui passait pour avoir été jadis le premier complice de ses infidélités conjugales et qu’elle avait immolé comme amant tout en le gardant comme ami, pour donner sa place à Monsieur, aurait alors tenté de miner sourdement le favori. Tantôt de près, tantôt de loin, dans ses lettres comme dans ses paroles, elle l’aurait attaqué jusque dans le cœur du maître « avec toutes les armes dont un ascendant aussi long lui avait appris l’usage. » Il eût été perdu sans retour, si l’affection que lui avait vouée Monsieur n’eût été assez forte pour résister aux suggestions calomnieuses et pour faire du prince le gardien vigilant, quoique silencieux, de l’honneur et des intérêts de son ami. Mais déjà cette affection élevait devant d’Avaray un mur d’airain ; toutes les flèches de la favorite allaient s’y briser et la favorite elle-même, le jour où, par ses imprudences et sa conduite désordonnée, elle aurait contraint d’Avaray, soucieux avant tout de l’honneur de son maître, à lui ouvrir les yeux sur l’indignité de la femme qui, si longtemps, avait tenu tant de place dans sa vie.

Chassés de Coblentz, en 1792, par la défaite des alliés et la marche victorieuse des armées de la République, le Comte de Provence et le Comte d’Artois s’étaient, au commencement de 1793, réfugiés à Hamm en Westphalie. D’Avaray y avait suivi son maître. Quant à Mme de Balbi, dès le début des hostilités, elle était partie pour Bruxelles où les émigrés qui s’y trouvaient en grand nombre menaient joyeusement l’existence. Etourdie par le fiévreux déchaînement de leurs bruyans plaisirs, elle y avait promptement oublié ses malheurs, ceux de son pays, voire les convenances que lui commandait la faveur dont l’honorait Monsieur, et conçu « une folle passion » pour un brillant gentilhomme de dix ans plus jeune qu’elle, portant un nom illustre, réputé par ses succès auprès des femmes, qu’il devait à la diversité de ses agrémens personnels. Après quelques tentatives de résistance, il était devenu « en rougissant pour la première fois le nouvel Hippolyte d’une nouvelle Phèdre de quarante ans, usée par la fatigue, les veilles, le jeu et une atteinte cruelle que lui avait autrefois portée l’hymen. »

Cette intrigue poursuivie dans l’ombre n’avait pas duré ; l’amant vite lassé avait abandonné sa maîtresse sans éclat ni scandale et celle-ci, résignée en apparence seulement, ne renonçant pas à le reconquérir, mais allant au plus pressé qui consistait à ne pas perdre l’affection de Monsieur, était partie pour Aix-la-Chapelle afin d’y préparer son retour auprès de lui. C’était quelques mois après la mort de Louis XVI. Monsieur s’étant déclaré régent du royaume s’apprêtait à quitter Hamm pour se rendre à Toulon dont les Anglais et les Espagnols venaient de s’emparer et d’où il espérait, grâce à eux, porter secours aux Lyonnais alors en révolte contre la Convention.

Au reçu de la lettre de Mme de Balbi annonçant qu’elle désirait le revoir, il la communiqua à d’Avaray. Ignorant ce qui s’était passé à Bruxelles, trompé par les apparences sur les sentimens véritables de la favorite pour lui, d’Avaray, spontanément, offrit de l’aller chercher à Aix-la-Chapelle. Monsieur ayant accepté son offre, il la ramena. Elle passa à Hamm la semaine qui précéda le départ du Régent « et nous nous quittâmes en apparence fort contens l’un de l’autre. » Mais les sottises et les imprudences de Mme de Balbi allaient détruire bientôt cette heureuse harmonie et, du même coup, divulguer le secret de sa conduite scandaleuse.

Arrêté à Livourne par les malheurs de Lyon et de Toulon, qui lui fermaient les portes de la France, le Régent, après un court séjour à Turin, s’était, en juin 1794, fixé à Vérone « lorsque, à travers les gémissemens et les cris de douleur des victimes du féroce Robespierre, » arriva dans cette ville l’écho des folies de Mme de Balbi. Elle était à Bruxelles plus jeune et plus gaie qu’à vingt ans ; elle poursuivait son infidèle « et, ne pouvant l’obtenir de gré, elle semblait résolue à le conquérir de force. Celui-ci, lassé d’une poursuite importune, s’était décidé à s’en défaire par un moyen doux, et la chose en était venue au point qu’en dépit du mystère et de la mode[11], le secret était celui de tous au bout de quatre mois. »

Ce que fut l’indignation du fidèle serviteur de Monsieur, à la nouvelle de l’événement, il est encore plus aisé de se le figurer que de le décrire. Le marquis de Jaucourt fut seul à n’en point paraître irrité. Fidèle au souvenir des anciennes bontés de Mme de Balbi pour lui, il était toujours en servitude, qu’elle fût près ou loin, et toujours sous le charme. Il traita les propos recueillis à Vérone de calomnies abominables qu’il fallait mépriser et qui ne valaient pas qu’on troublât la quiétude de Monsieur en l’en entretenant. Mais les autres personnages qui entouraient le prince, et d’Avaray surtout, prirent la chose plus au tragique. Ils voyaient déjà leur maître « associé de la manière la plus choquante au ridicule et aux sots propos dont on ne manque jamais de couvrir une pareille aventure. » Ils eussent voulu l’avertir ; mais aucun d’eux ne se sentait de force à le faire. D’Avaray, mieux placé pour prendre auprès de Monsieur une initiative salutaire, se faisait « un point de délicatesse qui se peut facilement concevoir de l’observation du silence, » se contentant d’abord de ralentir, puis d’arrêter sa propre correspondance avec Mme de Balbi et laissant, quoique à regret, Monsieur continuer à lui écrire comme à recevoir ses lettres.

Cependant, le scandale se répandait, non sans doute dans l’intérieur de la France, mais au dehors. A Vienne, à Londres, à Naples, on en faisait des gorges chaudes ; il défrayait aux armées les plaisanteries de table. Les partisans de Monsieur en gémissaient, ses détracteurs s’en réjouissaient, considérant les uns et les autres que c’était là « un obstacle insurmontable pour lui ramener les cœurs » et un sûr moyen de ruiner à jamais ses intérêts. Pour y mettre le comble, « deux petites malheureuses étaient venues au monde. »

C’est alors que, pressé par ses amis de remplir ce qui était à leurs yeux un devoir d’honneur, partagé entre le désespoir de laisser avilir son maître et la crainte de lui déchirer le cœur comme de se déshonorer par une délation qui semblait lui offrir un avantage personnel, d’Avaray comprit, après s’être longtemps demandé où était son devoir, qu’il se devait et devait à Monsieur de rompre « un stupide silence. » Il le fallait d’autant plus que « le temps volait, que des faits constatés par le dévergondage, la fatuité et la clameur publique allaient s’effacer, se perdre dans la foule des événemens. La tache seule resterait, mais, ne pouvant plus marquer sur un caractère déjà sali, elle se fixerait à jamais sur celui de mon maître. » Il tergiversait toutefois, se bornant à s’étonner devant Monsieur tantôt des retards apportés par Mme de Balbi dans la correspondance, tantôt de ses liaisons et de ses habitudes avec le comte de P…, tantôt enfin qu’une lettre qu’elle donnait comme sienne eût été écrite par une main étrangère, remarques que le prince écoutait surpris, mais qui ne lui ouvraient pas les yeux. Embarrassé pour pousser plus loin ses révélations, d’Avaray en cherchait encore le moyen, lorsque à l’improviste Mme de Balbi vint le lui fournir par une lettre datée de La Haye.

« Nous étions tous réunis, le comte Charles de Damas, le comte de Cossé, le comte d’Hautefort, le baron de Flaschlanden, le marquis de Jaucourt et moi. M. le Régent, après avoir lu la lettre, me la glisse dans la main d’un air assez altéré. Quelle est ma surprise et mon indignation lorsque je vois que Mme de Balbi est en route pour arriver ! Les médecins lui ordonnaient l’air d’Italie ; après avoir passé trois semaines ou un mois à Vérone, elle ne savait pas bien où elle irait s’établir. Le sang me bouillant aussitôt dans les veines, je lis et relis cette lettre pour me convaincre et, à la fois, prendre le temps de composer mon visage. Je la rends à Monsieur en lui serrant la main et après m’être promené dans la chambre d’une manière sûrement trop signifiante, je passe dans son cabinet.

« Il m’y suit et presque aussitôt me dit :

« — Mon ami, au nom de Dieu, calmez-vous.

« — Me calmer en voyant pareille impudence, lui dis-je.

« Et je m’expliquai sans aucun détour.

« — C’est une indignité. Elle prétend donc faire de vous un manteau ou plutôt, ne vous ayant donné jusqu’à présent que la moitié de sa honte, elle vient vous l’apporter tout entière.. Cette infamie ne s’accomplira pas, ou du moins je n’en serai pas le témoin. Ah ! mon cher maître, ajoutai-je, pardon de mon audace ; je suis hors de moi. Est-ce donc là ce que vous appelez une amie ? Voilà donc la récompense de vingt années d’affection ! Au moment où tout vous accable, où le dernier de vos ennemis, le plus faible de vos alliés, où votre parti même se plaît à ruiner votre considération, une femme perdue, la fable de l’Europe insulte à vos malheurs et vient souiller votre retraite ! Non, vos serviteurs ne le supporteraient pas. Je île sais le parti que prendront ces messieurs. Mais, écoutez le serment que je fais : si Mme de Balbi met le pied dans cette maison, je pars le lendemain. Votre gloire avant tout, votre faveur après.

« Pendant que je parlais, mon malheureux prince était abîmé dans la douleur, tour à tour réveillé par la hardiesse de mon langage et la force de mes raisons. Je le voyais, si ses mains découvraient un instant son visage, rougir et pâlir à la fois. A peine pouvais-je prévoir ce que j’avais à attendre, lorsque d’un ton de voix déchirant, il me dit :

« — Ah ! mon ami, ne m’accablez pas.

« — Ce serait vous trahir que vous épargner.

« — Par pitié, laissez-moi. Mon cœur brisé ne me laisse pas la faculté de rassembler deux idées. Allez, nous nous reverrons… J’ai besoin d’être seul. »

Cette scène pathétique avait abattu le maître et le serviteur. Quand ils se retrouvèrent, quelques instans après, ils étaient plus calmes l’un et l’autre. D’Avaray avait confié au comte de Damas ce qu’il venait de faire, en ajoutant qu’il irait servir à l’armée de Condé plutôt que d’autoriser par sa présence « cette honteuse réunion, » et Damas s’était jeté à son cou en s’écriant que leur prince était bien heureux d’avoir un ami aussi véritablement attaché à sa gloire.

Quant à Monsieur, il avait pris la résolution d’aller jusqu’au bout dans ce que lui commandait l’honneur.

— Cette réunion est sans doute impossible, dit-il à d’Avaray, je le sens comme vous. De quelque façon que ceci tourne, il faut détruire l’habitude et le charme de ma vie. Je vous remercie de m’avoir parlé comme un ami courageux et fidèle devait le faire.

Après une telle déclaration, le reste n’était plus rien. Pour empêcher Mme de Balbi d’arriver à Vérone, pour lui signifier son congé, et pour conjurer toute tentative nouvelle de sa part, il ne fallait que de l’habileté, de la promptitude, une volonté persévérante. Une conférence avec le baron de Flaschlanden, l’homme qui, après d’Avaray, avait alors le plus d’influence dans le conseil du prince, le raffermit dans sa décision. Une lettre de congé fut écrite, « noble, délicate, mesurée. » Le comte d’Hautefort, qui avait été des familiers de Mme de Balbi, se chargea d’aller au-devant d’elle pour la lui remettre et lui faire savoir en même temps que la pension que lui faisait Monsieur lui serait maintenue.

Tout ceci était décidé quand on songea au marquis de Jaucourt, à l’insu duquel ces incidens sciaient déroulés. Monsieur l’avait toujours environné de trop d’égards pour qu’il fût possible de ne pas l’avertir de la rupture définitive. D’Avaray alla la lui faire connaître. Jaucourt s’émut cette fois ; il se récria sur Tin-justice de traiter avec autant de sévérité une amie aussi ancienne, aussi dévouée et manifestement calomniée par ses ennemis. Il courut chez Monsieur. « Qu’on se figure le prince d’un côté, le vieil amant de l’autre, ayant à s’expliquer sur un intérêt qui leur était aussi commun et sur lequel ils avaient à se prononcer d’une manière si différente ! » Il semblait que l’explication dût être orageuse et Monsieur s’y attendait autant que d’Avaray qui, resté à la porte, « séchait d’impatience. » Il n’en fut rien. Soit que Jaucourt en voyant la figure renversée de Monsieur eût pris le parti de ne pas ajouter à ses peines, soit qu’il devinât qu’il ne fléchirait pas sa décision, il se contenta de dire :

— Allons donc, Monseigneur, faut-il s’affecter autant ? C’est une femme, après tout ; il suffira de ne pas la laisser manquer.

Et il changea de conversation. D’Avaray avoue que Monsieur et lui furent pétrifiés.

Le comte d’Hautefort partit le lendemain pour aller au-devant de Mme de Balbi qu’on supposait déjà en route. Il voyagea sans la rencontrer jusqu’à La Haye, où il la trouva, ayant changé d’avis et renoncé à sa course à Vérone. Après avoir lu la lettre de Monsieur, elle partit pour Londres et, de là, la lui renvoya, par la voie du duc d’Harcourt, avec ces seuls mots : « Sûrement cette lettre ne vient pas de vous. » Monsieur se contenta de la retourner au duc avec l’ordre de la remettre en mains propres et de dire à la destinataire que celles qu’elle écrirait encore seraient jetées au feu.

Durant plusieurs mois, elle garda le silence. Puis, au moment où la mort de Louis XVII faisait passer la couronne sur la tête de Monsieur, elle lui écrivit, ainsi qu’à d’Avaray. Au nouveau roi et comme pour lui prouver qu’en Angleterre, le public s’était déclaré pour elle, elle donnait « une longue kyrielle des grands personnages qui, dans l’état de dépérissement où elle se trouvait, ne quittaient plus sa chambre. » Le Roi s’amusa de cette lettre vaniteuse et fredonna :


Je faufile avec ducs,
Archiducs,
Princes, seigneurs, marquis
Et tout ce que la Cour compte de plus exquis.


Mais il ne répondit pas. D’Avaray ne suivit pas cet exemple. Devant les impertinences et les railleries dont, au milieu d’amabilités propres à lui rappeler le passé, était émaillée la missive qu’il avait reçue, il n’eut pas le courage du silence. Il répondit :

« J’ai reçu, Madame la Comtesse, le billet en date du 18 juin que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. J’y ai retrouvé les traces d’une amitié que mon cœur a toujours cherché à cultiver et dont ce billet seul m’eût rappelé les charmes et attesté l’existence. J’y réponds aussi promptement que vous me témoignez le désirer, et cela par une marque de confiance à laquelle vous serez sensible. Jetez donc les yeux, je vous supplie, sur le sceau de ma lettre, et si le trajet n’en a pas effacé l’empreinte, vous verrez l’éclat dont le Roi vient de le couvrir. Autour de l’écusson de France, vous trouverez cette simple légende : 21 juin 1791, souvenir bien précieux pour vous et pour moi, et que les bontés de la sensibilité du Roi veulent faire passer aux races futures. »

Si l’on se souvient qu’à Coblentz, Monsieur ayant offert une épée à son libérateur, Mme de Balbi l’avait détourné d’y mettre une devise, on pensera que la lettre qu’on vient de lire dut être pénible à l’ancienne favorite. Ce fut d’ailleurs l’unique vengeance de d’Avaray. Elle porta coup, et Mme de Balbi se reconnaissant vaincue cessa de solliciter. Telles furent les circonstances qui, en précipitant la disgrâce de la favorite[12], permirent à d’Avaray de retenir son maître au bord du gouffre où risquait de sombrer la dignité royale. En 1791, il lui avait sauvé la vie ; en 1794, il lui sauvait l’honneur.

En terminant le récit de cette suggestive et piquante aventure, d’Avaray s’excuse auprès de ses futurs lecteurs d’être entré dans d’aussi longs détails tout en faisant remarquer qu’ils étaient nécessaires pour éviter qu’on ne l’accusât de n’avoir pas voulu tout dire. Ce que toutefois il ne dit pas, mais ce que les circonstances ultérieures allaient démontrer, c’est que sa conduite lui fut un nouveau titre à l’affection de Monsieur. Désormais, ce devait être entre eux à la vie et à la mort, et quelques mois plus tard, à peine roi, Louis XVIII donnait à son ami un témoignage éclatant de ses sentimens en l’associant aux espoirs qui s’éveillaient en lui, et à tout ce que, dès ce moment (septembre 1795), il entreprenait pour les réaliser.


III

Tandis que le nouveau souverain prenait possession du pouvoir royal sous le nom de Louis XVIII avec autant d’assurance sereine que si la couronne eût été à portée de sa main, il apprenait un autre événement aussi propre à adoucir les tristesses de son exil que l’avait été pour les aggraver le trépas de son neveu. Au lendemain de ce malheur, l’empereur d’Autriche François il avait demandé au gouvernement de la République de remettre entre ses mains la sœur du défunt : sa cousine, Marie-Thérèse-Charlotte de France, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, alors âgée de dix-sept ans, encore détenue au Temple et seule survivante des membres de la famille royale, avec qui elle y avait été enfermée le 10 août 1792. En échange de cette princesse, l’Empereur offrait de mettre en liberté le général de Beurnonville, ancien ministre de la Guerre et les représentans du peuple, livrés avec lui à l’Autriche par Dumouriez au moment de sa défection. La Convention avait accepté ces offres et, le 12 messidor (30 juin), invité le Comité de Salut public à négocier avec les représentans de l’Empereur. La négociation promettait d’aboutir et la délivrance de la captive, Madame Royale, n’était plus qu’une affaire de jours.

Presque en même temps, des lettres de Paris venaient apprendre au Roi que sa nièce était dans sa prison l’objet de traitemens plus humains. Elle pouvait recevoir quelques visites sous la surveillance de ses gardiens ; elle était mieux nourrie, on lui confectionnait un trousseau[13] en vue de son prochain départ et on lui avait donné pour égayer sa solitude une compagne aimable et distinguée, Mme de Chanterenne, personne de condition, qui promptement avait gagné sa confiance.

Parmi ces lettres, il y en avait une de la marquise, plus tard duchesse de Tourzel, ancienne gouvernante des Enfans de France, incarcérée avec sa fille pendant la Terreur et délivrée après la chute de Robespierre ; une autre de Hue, longtemps au service du Dauphin, en qualité de premier valet de chambre. Tous deux avaient été autorisés à voir Madame Royale et offraient leurs bons offices pour lui communiquer les messages que le Roi désirerait lui faire parvenir. L’occasion était propice autant qu’inespérée. Louis XVIII s’empressa d’en profiter. Le 8 juillet, il envoyait à la duchesse de Tourzel, par la voie de ses agens de Paris, une lettre en chiffres pour être remise à Madame Royale après qu’ils l’auraient déchiffrée. A Vérone, dans l’entourage du Roi, le comte d’Avaray fut le seul à en recevoir communication. C’est lui, du reste, qui eut mission de l’expédier.

« Je hasarde cette lettre, ma chère nièce, sans savoir si elle pourra vous parvenir ; mais ma tendresse pour vous ne peut plus se taire dans un moment aussi cruel. Rien ne peut réparer les affreuses pertes que nous avons faites ; mais permettez-moi d’essayer d’en adoucir l’amertume. Regardez-moi, je vous en conjure, comme votre père et soyez bien sûre que je vous aime et vous aimerai toujours aussi tendrement que si vous étiez ma propre fille. Si ceux qui vous feront arriver cette lettre vous donnent en même temps les moyens d’y répondre avec sûreté, je serai ravi d’apprendre que votre cœur accepte les offres du mien. Mais, au nom de Dieu, point d’imprudence et songez bien que votre sûreté est bien préférable à ma satisfaction. Adieu, ma chère nièce, je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. »

La réponse ne se fit pas attendre. On la reçut à Vérone le 18 septembre. Elle était datée de la Tour du Temple le 5 du même mois. En la transmettant au Roi par l’intermédiaire de Hue, Mme de Tourzel racontait que toujours surveillée, Madame Royale « avait eu bien de la peine à l’écrire. » Elle suppliait Sa Majesté de brûler ces missives après les avoir lues. « Il y va de ma vie et peut-être de la liberté de Madame Royale si l’on parvient à découvrir qu’elle a écrit… Je l’ai trouvée grandie, bien portante, pleine de noblesse et de dignité. » Hue ajoutait : « Le cœur bon et sensible de Votre Majesté jugera beaucoup mieux que je ne le lui peindrais ce que cette douce réunion a offert de touchant. Je lui dirai seulement que Madame Royale qui connaît toutes ses pertes les supporte avec un courage et une énergie dignes du sang de son auguste famille. »

Quant à la jeune princesse, elle avait tracé en hâte et fiévreusement ces quelques lignes :

« Mon cher oncle, je suis on ne peut pas plus touchée des sentimens que vous daignez marquer à une malheureuse orpheline en voulant l’adopter pour fille. Le premier moment de joie que je goûte depuis trois ans est celui où vous m’assurez de votre bienveillance. Je vous aime toujours bien et désire pouvoir un jour vous assurer de vive voix de ma reconnaissance et de mon amitié pour vous. Je suis bien inquiète de votre santé et de savoir ce que vous devenez depuis trois ans que je n’ai eu le bonheur de vous voir. J’espère que vous vous portez bien. Je le demande tous les jours au ciel ainsi que de prolonger tous vos jours afin que vous puissiez être heureux, ce qui n’arrivera peut-être que dans longtemps. Adieu, je vous prie d’être persuadé que quelque chose qui arrive, jusqu’à mon dernier soupir, je vous serai attachée. — MARIE-THERESE-CHARLOTTE[14]. »

Cette lettre en arrivant à Vérone fut pour le monarque proscrit un rayon de lumière réchauffante. La fille de son frère avait toujours été sa préférée. Il parlait souvent d’elle ; il aimait à rappeler qu’au cours des cruelles épreuves qui avaient assombri déjà sa jeunesse, elle s’était toujours montrée digne d’admiration par son intrépidité devant tous les périls, par sa résignation devant le malheur et surtout par l’ingéniosité de la tendresse qu’elle prodiguait à ses parens durant les heures les plus affreuses, comme si elle eût voulu leur en adoucir l’amertume.

Les sentimens qu’elle lui inspirait, il les avait exprimés naguère avec une vivacité dont le témoignage est sous nos yeux. Un jour, à Coblentz, lisant le récit de son évasion de Paris, dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, rédigé, à sa demande, par le comte d’Avaray comme complément de celui qu’il en avait tracé lui-même, et s’attardant à un passage où le narrateur rappelait la journée de Saint-Cloud, premier épisode de la captivité de Louis XVI[15], il avait écrit en marge de cette relation :

« Ce fut là, il m’est doux d’en consacrer ici le souvenir, que, pour la première fois, je vis ma nièce telle qu’elle est. Tout ce que la solidité d’âme, le courage, la piété avaient donné de forces au Roi, à la Reine, à ma sœur semblait épuisé. Assis chacun dans notre coin, nous nous regardions tous les cinq dans un morne silence. Ma nièce âgée de douze ans, seule debout au milieu de ce cercle d’infortunés, annonçant par ses regards qu’elle sentait et surmontait sa position, allait de son père à sa mère, à ses tantes ; les larmes étaient dans ses yeux, Je sourire sur ses lèvres. Ses innocentes caresses, ses tendres soins, ses mots consolateurs versaient du baume sur toutes les plaies. Elle vint à moi :

« — O mon enfant, lui dis-je en la serrant dans mes bras, puisse le ciel faire pleuvoir sur vous tout le bonheur qu’il refuse à vos malheureux parens ! »

Et c’était cette vaillante jeune fille qui maintenant, à peine libre de laisser parler son cœur, poussait vers lui un cri de tendresse, de soumission et de dévouement ! Il en fut tout réconforté, et le désir de la fixer auprès de sa personne, dès qu’il serait en possession d’un asile plus sûr que n’était l’Italie, s’empara de son âme avec une violence que quatre années d’attente ne devaient pas apaiser.

La lettre que du fond de sa prison, en réponse à celle de son oncle, Madame Royale lui avait écrite le 5 septembre, était arrivée à Vérone, nous l’avons dit, le 18 du même mois. Ce jour-là, jusqu’à une heure avancée de la soirée, le Roi et d’Avaray restèrent en conférence, s’entre tenant de l’événement qui promettait d’éclairer la morne solitude de l’exil de la présence d’une jeune princesse pure et charmante, ennoblie par ses malheurs. Hue avait écrit qu’elle ne tarderait pas à quitter Paris. Sur le territoire de Bâle, elle devait trouver les envoyés autrichiens chargés de la recevoir et de la conduire à Vienne. Si donc le Roi, empêché de se porter sur son passage, voulait communiquer avec elle, il n’y avait pas une minute à perdre. Il était tenu de désigner immédiatement ses messagers et ceux-ci de se mettre en route dès qu’aurait été fixée la date à laquelle prendrait fin la captivité de Madame Royale.

Le choix des messagers, ne fut ni long ni difficile.

— C’est vous que je choisis, mon ami, dit le Roi à d’Avaray, le prince de Condé et vous.

Le prince de Condé était aux bords du Rhin. D’Avaray irait lui faire connaître les ordres du Roi et, ensemble, ils décideraient sur quel point de l’itinéraire suivi par la princesse pour aller de la frontière à Vienne, il leur serait le plus aisé de la rencontrer. Il fut en outre décidé que d’Avaray emporterait deux lettres de son maître, l’une toute de sentiment destinée à Madame Royale, l’autre destinée à Mme de Tourzel qui, sans doute, serait autorisée à accompagner la voyageuse. Le Roi comptait sur l’ancienne gouvernante des Enfans de France pour faire entendre à sa nièce des conseils qu’il jugeait nécessaires en vue de son séjour à la cour de Vienne, auprès de l’Empereur son cousin.

Ces lettres furent écrites le lendemain. Le retard apporté au voyage de Madame Royale allait les rendre sans objet et elles ne purent être utilisées. Elles méritent cependant de trouver place dans ce récit parce qu’elles trahissent d’une part la vive affection qui s’éveillait déjà dans le cœur de Louis XVIII pour la future Duchesse d’Angoulême, et d’autre part les soupçons que lui inspirait l’empressement qu’avait déployé le gouvernement autrichien, la période de la Terreur une fois close, pour se faire remettre la fille de Marie-Antoinette.

« Je puis donc enfin, ma chère nièce, mandait-il à Madame Royale, vous parler en liberté de ma tendresse pour vous. C’est un bonheur dont je ne me flattais plus, et qui ne m’en est que plus sensible. Si j’avais été le maître de suivre les mouvemens de mon cœur, je ne vous aurais pas écrit, j’aurais volé moi-même à votre rencontre ; mais, du moins, je cherche à m’en dédommager par les personnes que je charge de me remplacer. L’un est M. le prince de Condé, la gloire de notre nom et l’appui de ma couronne ; l’autre est le comte d’Avaray, mon libérateur et mon ami. J’espère cependant que je ne serai pas longtemps privé du bonheur de vous voir, et de recueillir de votre propre bouche des paroles et des volontés dont vous seule avez pu être dépositaire, et qui me sont aussi précieuses que sacrées. Mais en attendant que je puisse jouir de cette consolation, vous pourrez confier ces secrets à M. le prince de Condé et à M. d’Avaray : c’est comme si vous me les disiez à moi-même.

« Je souhaite avec passion pouvoir adoucir des maux que rien ne peut réparer, et je ne le peux qu’en vous offrant des soins et une tendresse paternelle qui depuis longtemps est gravée pour vous dans mon cœur. Acceptez-moi donc, je vous en prie, pour votre père, et regardez-vous comme ma fille. J’ose dire qu’après nos malheurs communs, c’est une consolation que nous nous devons l’un à l’autre. Je n’ai pas besoin de vous parler de la reconnaissance que vous devez à l’Empereur. Vous n’oublierez sûrement jamais que c’est à sa généreuse amitié que vous devez votre liberté, comme je me souviendrai toujours que c’est à lui que je dois de ne plus trembler pour vous.

« Adieu, ma chère nièce ; adieu, ma chère fille, si vous me permettez un nom si doux. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. »

À Mme de Tourzel, après l’avoir félicitée de sa sortie de prison et lui avoir exprimé son admiration et sa reconnaissance, il avouait qu’il ne serait pas sans inquiétude, en voyant sa nièce entre les mains de l’Empereur :

« Il m’est fort difficile de croire au parfait désintéressement de la cour de Vienne et je ne puis pas m’empêcher, sous son apparente générosité, de soupçonner des vues éloignées et le projet formé de me faire un jour acheter bien cher la liberté de ma nièce. D’ailleurs, après tout ce qu’elle a souffert en France, il ne doit pas être difficile de lui inspirer une aversion insurmontable pour un pays qui est et que je souhaite, par-dessus toute chose, qui reste toujours le sien. Il n’est que trop vraisemblable que c’est ce qui lui arriverait à Vienne. Je ne m’explique pas davantage ici parce que c’est M. d’Avaray qui vous remettra cette lettre. Vous savez ce que je lui dois : vous savez qu’il est mon ami et le confident de toutes mes pensées. Ainsi, vous sentez que ce qu’il vous dira, c’est comme si je vous le disais moi-même. J’ajouterai seulement que je compte plus sur vos soins que sur toute autre chose pour parvenir au but que je me propose. Mais je vous prie en même temps, Madame, d’être bien persuadée que rien ne peut ajouter aux sentimens que je vous ai voués et qui dureront autant que ma vie[16]. »

Les motifs de l’inquiétude que le Roi confiait à Mme de Tourzel ne pouvaient que le déterminer à tout faire pour que sa nièce n’allât pas à Vienne. Aussi, dès qu’il avait eu connaissance des intentions de l’Empereur s’était-il empressé de lui demander qu’elle lui fût confiée. Son dessein était de l’envoyer à Rome auprès de ses tantes, Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV, jusqu’au jour où il lui serait possible de l’appeler auprès de lui. Mais, des premières réponses de la cour impériale, on pouvait conclure que, si juste que fût cette requête, elle l’écarterait par quelque fin de non recevoir, qu’elle voudrait garder la princesse et peut-être la marier à l’un des archiducs frère de l’Empereur. On désignait déjà l’un d’eux, le plus jeune, l’archiduc Charles[17], « esprit borné et santé déplorable » comme destiné à devenir son époux.

Tel fut l’objet des entretiens du Roi et de d’Avaray durant les quelques jours qui s’écoulèrent dans l’attente des nouvelles de Paris, d’Avaray se tenant prêt à partir pour exécuter les ordres de son maître. Le Roi était résolu à ne laisser à personne le soin d’établir sa nièce et surtout à ne pas consentir à ce qu’elle épousât un prince étranger. De ses conversations intimes avec le « confident de ses pensées » naquit le projet de la marier au fils aîné de Monsieur, Comte d’Artois, le Duc d’Angoulême qui venait d’entrer dans sa vingtième année.

En 1789, ce prince avait suivi son père et sa mère à Turin. Par les soins de son grand-père, le roi de Sardaigne, il y avait terminé son éducation militaire commencée à Paris par son gouverneur, le maréchal de camp comte de Sérent. Il exerçait maintenant un commandement à l’armée de Condé où se trouvait aussi son cadet le Duc de Berry. Le fils de Louis XVI étant mort, Louis XVIII n’ayant pas d’enfans, et l’âge du Comte d’Artois ne permettant pas de supposer qu’en admettant qu’il survécût à son frère, il régnerait longtemps, le Duc d’Angoulême était considéré parmi les Bourbons comme le futur roi de France. En lui donnant pour femme la noble princesse que la pitié populaire surnommait déjà « l’orpheline du Temple, » on ajouterait à la couronne un nouveau fleuron. Non moins que la gloire ancestrale les malheurs immérités sont aussi une parure. Ceux de Madame Royale devaient à son sexe, à sa jeunesse, à son innocence, d’avoir excité partout une commisération respectueuse dont son mariage avec l’héritier du trône ferait sans doute, aussitôt qu’il serait accompli, rejaillir les effets sur toute la maison de France. Ce mariage, dans la pensée du Roi et de d’Avaray n’était donc pas seulement commandé par des convenances de famille ; il l’était aussi par la raison d’État.

Dès qu’ils en furent convaincus, le Roi jugea nécessaire d’écrire une nouvelle lettre à Mme de Tourzel. La première destinée à lui être remise à sa sortie de France n’en disait pas assez et, puisqu’elle n’avait pas été expédiée, il convenait d’en préciser les termes et de donner aux motifs qui l’avaient dictée plus de développemens. C’est ce que fit le Roi dans la seconde qu’il espérait lui faire parvenir avant qu’elle n’eût quitté Paris. À ce qu’il avait écrit déjà il ajouta, le 29 septembre, de concert avec d’Avaray, des instances plus pressantes et la confidence de ses projets.

« C’est sur vous que je compte pour déjouer les projets que la cour de Vienne peut avoir, pour rappeler sans cesse à ma nièce que, sans oublier la reconnaissance qu’elle doit à l’Empereur, elle doit toujours penser qu’elle est Française, qu’elle est de mon sang, qu’elle n’a d’autre père que moi, qu’elle doit partager, ainsi que le reste de ma famille, mon sort heureux ou malheureux et surtout qu’elle ne doit former de liens ni même prendre d’engagemens que de mon aveu et sous mon autorité. Je vous dirai plus ; j’ai pensé à son bonheur futur, à celui de toute ma famille, au mien, et je n’ai pas trouvé de moyen plus sûr pour atteindre ces divers buts que de la marier au Duc d’Angoulême, mon neveu. J’ai la certitude que le Roi et la Reine, quand ils n’avaient pas d’autre enfant qu’elle, désiraient ce mariage. A la vérité, lorsqu’ils eurent des garçons, mon neveu cessa d’être un parti pour elle, et ils changèrent d’avis. Mais je suis bien sûr que, s’ils vivaient et qu’ils eussent perdu leurs garçons, ils reviendraient à leur première intention. Ainsi, je ne fais que la suivre. »

On voit poindre ici l’innocente supercherie à laquelle, à l’instigation de d’Avaray et en prévision d’un refus possible de sa nièce, allait recourir Louis XVIII pour la convaincre de la nécessité du mariage qu’il souhaitait, en le lui présentant comme un projet conçu et préparé par ses parens. Craignant qu’on ne découvrît ce petit artifice, et après avoir invité Mme de Tourzel à communiquer au plus vite ses désirs à Madame Royale, « bien que l’article soit délicat vis-à-vis d’une jeune personne, » il ajoutait : « Je vous prie de traiter ma lettre comme j’ai traité la vôtre, car, quoique les dangers ne soient pas les mêmes, vous sentez bien qu’il y aurait aussi quelque inconvénient pour moi à ce qu’une lettre aussi confidentielle vînt à être connue. »

Celle-ci ne parvint pas à Mme de Tourzel. Ce qui permet de l’affirmer, c’est que nous l’avons retrouvée sous son enveloppe dans les papiers du Roi et que, dans ces papiers, il en existe une autre, en minute, conçue presque dans les mêmes termes et écrite le 3 janvier 1796. À cette date, Madame Royale était hors de France depuis sept jours et Mme de Tourzel n’avait pas été autorisée à l’accompagner. Mais on l’ignorait à Vérone. On n’y savait qu’une chose, c’est qu’une jeune femme, Mme de Soucy, digne de cette mission par son éducation et sa naissance, et qui comptait des amis dans le gouvernement, avait été désignée par le Directoire, d’accord avec l’Autriche, comme compagne de route de la princesse, ce qui ne voulait pas dire d’ailleurs que Mme de Tourzel eût été exclue du voyage.

C’est à d’Avaray qu’on devait ce renseignement. Parti au mois de novembre pour se rendre au camp de Condé et aviser avec le prince aux moyens d’approcher Madame Royale, il était revenu à Vérone sans avoir atteint son but. Il n’avait pas poussé plus loin qu’Inspruck, averti là par les autorités autrichiennes que ni lui, ni le prince de Condé, ni aucun Français ne serait admis auprès de l’auguste voyageuse. Après avoir tenté en vain de fléchir ces ordres rigoureux, prévenu aussi que la date du départ de Madame Royale n’était pas encore fixée, il n’avait pu que confier son indignation, ses regrets et les intentions du Roi à un gentilhomme bourguignon, M. de Rancy, descendu dans la même auberge que lui. M. de Rancy avait promptement gagnô sa confiance en lui apprenant qu’il était le cousin de Mme de Soucy et en s’offrant pour faire parvenir à Madame Royale, par l’intermédiaire de sa cousine, auprès de laquelle il espérait arriver, les communications que le Roi destinait à sa nièce.

D’autre part, d’Avaray avait rédigé pour les agens de Paris une note qui ne leur parvint qu’après le départ de Madame Royale et dont, par conséquent, ils ne purent faire usage.

« Comme il paraît, y était-il dit, que le projet d’échange se soutient et que l’exécution n’en est que retardée, il importe d’inspirer à la jeune princesse la plus grande aversion pour Vienne en lui laissant entrevoir que l’intention est de la marier à un archiduc qui, outre la disconvenance d’un pareil parti pour elle, lui donnerait un époux qui tombe du haut mal. Il sera bien aisé de la séduire par la comparaison en lui faisant tel qu’il est le portrait de M. le Duc d’Angoulême que le Roi lui destine avec l’expectative de la couronne. On pourra lui faire sentir que ce jeune prince choisi autrefois par le feu roi et la reine lorsqu’ils n’avaient pas d’enfans mâles, choisi maintenant par le Roi pour assurer son bonheur est le seul parti dans l’Europe, dût-il même être longtemps malheureux, qui convienne à une princesse du sang de France qui n’a à porter pour dot à tout autre que son infortune ou le prétexte à de nouvelles intrigues pour déchirer de nouveau sa patrie.

« La jeune princesse écoutera d’autant plus volontiers ces insinuations qu’elle est noble, fière et très mal disposée pour l’Autriche et ses tantes autrichiennes dont elle craint la tutelle. On pourra donc facilement parvenir, au cas où l’échange aurait lieu, à lui faire demander à grands cris de voir le Roi et d’être conduite à Rome auprès de ses tantes françaises. Elle le pourra même en gardant la nuance de sensibilité et de reconnaissance envers l’Empereur qui lui rend la liberté. Si elle passait à portée de M. le prince de Condé, il serait désirable aussi qu’elle témoignât la volonté de le voir. »

Ni cette note ni les lettres adressées à Mme de Tourzel n’étant, comme nous l’avons dit, parvenues à leur destination en temps utile, il en résulte positivement que lorsque Madame Royale était partie de Paris, personne n’avait pu l’entretenir des intentions de Louis XVIII, puisque personne ne les connaissait. Mme de Tourzel n’en raconte pas moins dans ses Mémoires qu’elle l’en entretint au cours de ses visites dans la prison du Temple et qu’elle les appuya en révélant à la princesse qu’elles étaient conformes à la volonté de ses parens, dont elle déclare tenir la confidence de Marie-Antoinette elle-même. Si respectables que soient ces dires rédigés de longues années après les événemens qu’ils relatent, l’invraisemblance en est trop frappante pour qu’il y ait lieu d’y ajouter foi. Ils sont d’ailleurs formellement contredits par la lettre du Roi, en date du 29 septembre, citée plus haut, où Louis XVIII, en réduisant à ce qu’elles valent les intentions hypothétiques des souverains défunts, avoue la part d’invention qu’il se propose d’y ajouter et précise, en lui donnant son véritable caractère, ce que Mme de Tourzel appelle « le vœu bien prononcé » de Louis XVI et de Marie-Antoinette. En réalité, il y avait déjà près d’une semaine que Madame Royale s’était mise en route lorsque, ainsi que l’établit la correspondance qui nous sert de guide, elle entendit parler pour la première fois de son futur mariage avec son cousin, le Duc d’Angoulême. On remarquera aussi qu’elle avait consenti, sans protester, à se rendre à Vienne, qu’elle n’avait pas demandé à être conduite à Rome, et qu’elle n’exprima pas le désir de voir le prince de Condé, ce qui achève de démontrer que ni les agens de Paris, ni Mme de Tourzel n’avaient pu lui communiquer les instructions du Roi son oncle.

Le 26 décembre, le prince de Gavre, envoyé de l’Empereur, venu jusqu’aux environs de Bâle à la rencontre de Madame Royale, l’avait reçue des mains des autorités françaises. C’est lui qui devait la conduire à Vienne. Le 30, elle arrivait à Fuessen, dans le Tyrol, non loin d’Inspruck. Outre ses domestiques, elle avait avec elle Mme de Soucy, la compagne que lui avait donnée le Directoire, et Hue, dont le dévouement à ses parens n’avait été égalé que par celui de Gléry. A Fuessen, elle prit un repos de vingt-quatre heures. Là, comme aux différentes étapes de sa route, plusieurs de ses compatriotes se présentèrent pour lui offrir leurs hommages. Mais elle n’eut pas la liberté de les recevoir. La porte de son appartement rigoureusement surveillée par la police autrichienne et fermée à tout ce qui était Français ne s’ouvrit que pour son grand-oncle, l’électeur de Trêves et la sœur de celui-ci, la princesse Cunégonde. Assurée de leur affectueuse complicité, Madame Royale, pour la première fois depuis son départ de Paris, put écrire au Roi une lettre que la princesse Cunégonde se chargea de faire parvenir à Vérone.

« Sire, j’attends avec impatience les ordres que mon Roi et mon oncle voudra me donner sur ma conduite future[18]. Je désirerais extrêmement d’être dans vos bras, et de pouvoir vous dire combien je vous aime et l’attachement que j’ai pour vous, qui ne changera jamais. Je vais à Vienne où je montrerai à l’Empereur toute la reconnaissance que je lui dois pour le service qu’il m’a rendu en me donnant ma liberté. Mais j’assure mon oncle que quelque chose qui arrive, jamais je ne disposerai de mon sort sans vous en avertir et avoir votre consentement, et comptez sur votre nièce qui, comme son père, aimera toujours les Français et sa famille.

« Je demande pardon à mon oncle pour les Français égarés et je le prie de leur pardonner, et j’apporte à ses pieds les vœux et le respect de tous les bons Français.

« J’ai vu ce soir à Füessen l’électeur de Trêves, mon oncle, et la princesse Cunégonde, sa sœur. Cette dernière m’ayant surtout témoigné beaucoup d’amitié, je l’ai priée de vouloir bien faire rendre cette lettre à Votre Majesté, me méfiant de toutes les personnes qui sont près de moi. Mme de Soucy me prie de présenter son profond respect aux pieds de son Roi. Elle est ici près de moi. J’arriverai à Vienne le 3 janvier, où j’attendrai les ordres de mon oncle ; je le prie de compter sur mon attachement. — MARIE-THERESE-CHARLOTTE DE FRANCE. »

En recevant cet acte de soumission où Madame Royale n’avait pu faire allusion à des projets qu’elle ignorait encore, le Roi qui l’en supposait instruite fut aussi déçu qu’étonné. Il eut cependant l’esprit de n’en rien laisser voir et de feindre dans sa réponse de mettre le silence de la princesse au compte de sa timidité.

« Votre fermeté m’enchante, lui mandait-il ; je ne m’y méprends pas, je vois bien que votre modestie, qualité bien louable, vous empêche de vous expliquer tout à fait sur un article bien intéressant et je ne vous cache pas que je vais faire passer une copie de votre lettre à mon frère et à mon neveu, qui, depuis longtemps, ont déposé dans mon sein leurs vœux et leurs espérances à votre égard[19]. Mon frère ne s’y trompera pas, il verra bien ce que vous voulez dire ; mais permettez-moi de plaider la cause de mon neveu qui, plus timide et moins expérimenté que son père et moi, ne verra peut-être pas aussi clairement que nous l’engagement que vous prenez dans votre lettre. Je vous prie donc, en répondant à celle-ci, de me dire quelque chose que je puisse lui faire voir et qui prouve que ce sera sans répugnance que vous accepterez l’époux que votre père et votre mère vous avaient choisi, lorsqu’il était à leur égard à peu près dans la même position où il se trouve à présent au mien, et qu’ils vous choisiraient encore, si nous étions assez heureux pour qu’ils fussent à ma place. Les choses sont bien changées depuis ce premier choix ; c’était un trône qu’ils vous assuraient ; aujourd’hui, c’est un trône ou une chaumière, il n’y a pas de milieu. Le premier est plus brillant, l’autre n’est pas moins noble et, avec une âme comme la vôtre, l’alternative est indifférente.

« Je ne peux pas me persuader que l’Empereur qui ne peut ignorer le vœu de vos parens, ni toutes les raisons de convenance qui semblent avoir écrit dans le ciel même votre mariage avec le Duc d’Angoulême, et qui ne m’a pas fait la moindre ouverture à ce sujet, veuille vous proposer un autre mariage. Cependant, quand je songe au refus réitéré qu’il m’a fait de vous rendre à ma tendresse, quand je réfléchis que M. le prince de Condé, s’il avait encore été aux environs de Bâle, n’aurait pas eu la permission de vous voir à votre passage en mon nom ni au sien, que M. d’Avaray mon ami, que j’avais envoyé à Inspruck vous porter les assurances de ma’ tendresse et de mon bonheur de vous savoir libre et en sûreté, s’est vu forcé de sacrifier à la prudence et à la nécessité d’éviter un refus public, qui serait devenu une scène scandaleuse, l’espoir de vous présenter, avec la lettre dont je l’avais chargé, l’hommage de son respect et de son attachement ; quand je réfléchis, dis-je, à toutes ces circonstances, il m’est impossible d’écarter tout soupçon, et je crois vous devoir des conseils à cet égard.

« Si l’on ne vous fait que des propositions indirectes et par des voies subalternes, il est au-dessous de vous de paraître y faire attention ; mais si l’on vous en faisait de directes, voici la réponse que je désire que vous y fassiez : Je fus engagée avec mon cousin le Duc d’Angoulême par mon -propre vœu et par la volonté du Roi mon oncle, entre les mains duquel j’ai déposé mon engagement. Cette réponse, soyez-en sûre, vous débarrassera de toute proposition ultérieure.

« J’ai été touché jusqu’aux larmes de la bonté de votre cœur envers les Français égarés et, si j’en trouve le moyen, je ferai connaître ce trait en France ; je n’en connais pas de plus propre à ouvrir les yeux des plus aveugles. Le pardon que vous me demandez pour eux est écrit dans mon cœur ; je ne suis pas frère de votre père pour rien et je me trouve heureux d’avoir ce trait de ressemblance avec lui. Je vous remercie des vœux que vous m’apportez de la part des bons Français ; je me rends auprès de vous l’interprète et le garant des leurs pour vous, et particulièrement de ceux qui m’approchent de plus près. »

Peut-être sera-t-on surpris du dernier paragraphe de cette lettre répondant à une prière qu’à quelques jours de là, Madame Royale allait renouveler avec plus d’insistance. Il n’exprime pas entièrement, en effet, l’opinion du Roi et moins encore celle de d’Avaray qu’on avait entendu maintes fois la proclamer avec tant de fougue. Mais il importait avant tout de ménager le cœur jeune et sensible qu’on voulait conquérir ; il fallait lui donner sans marchander les satisfactions qu’il sollicitait. À cette nécessité dont le Roi se sentait aussi pénétré qu’il était désireux de marier sa nièce au Duc d’Angoulême, il eût, en ce moment, volontiers sacrifié les vengeances futures que d’Avaray lui présentait comme un moyen politique qu’à sa rentrée dans le royaume, exigerait l’intérêt de la couronne.


ERNEST DAUDET.


  1. Indépendamment des documens inédits utilisés dans mes précédens travaux sur les émigrés, je dois à une bienveillance qui m’inspire la plus vive gratitude d’avoir pu me servir pour ces nouveaux récits des papiers du roi Louis XVIII de 1796 à 1814 : ses manuscrits autographes, les registres de ses correspondances, les lettres des souverains avec qui il entretenait des relations, celles de sa famille et des agens de toutes sortes qu’il employait à l’intérieur de la France et au dehors ainsi que les rapports de ceux qu’il appelait ses ministres et notamment du comte d’Avaray, son confident et son ami. En examinant ces richesses documentaires, qui pour la plupart n’étaient jamais sorties, depuis plus d’un siècle, du dépôt où elles sont conservées, j’ai eu la satisfaction de constater la rigoureuse exactitude de ce que j’avais antérieurement raconté. Mais, en même temps qu’elles me fournissaient l’occasion d’y répandre plus de lumière, elles m’ont révélé une infinité de faits nouveaux, ignorés ou mal connus, ainsi qu’il apparaîtra dans les pages qu’on va lire.
  2. Voyez, pour ce qui précède, le tome Ier de mon Histoire de l’Émigration récemment publiée. — Paris, Vte Ch. Poussielgue, éditeur.
  3. Pour se conformer aux désirs du Roi, le comte d’Avaray, qui vivait auprès de lui, rédigeait fréquemment et lui remettait des rapports très circonstanciés sur les événemens qui se déroulaient sous leurs yeux et qui les intéressaient, voire sur ceux auxquels ils avaient été mêles ensemble autrefois, comme par exemple l’histoire de la disgrâce de Mme de Balbi qu’on lira plus loin. Ces rapports confidentiels, destinés à n’être lus que par le Roi, et conservés parmi ses papiers, constituent une source abondante de renseignemens pour l’histoire de l’Emigration. On verra que j’y ai largement puisé.
  4. Rapports du comte d’Avaray.
  5. « Ce prince, soit à Versailles, soit à Paris, passait la moitié de la journée chez Mme de Balbi. » Annotation de d’Avaray sur son manuscrit.
  6. Elle était partie durant la soirée du 21 juin à la même heure que son mari, mais dans une autre voiture, ayant reconnu, comme lui, que la prudence leur commandait de voyager séparément. Elle dut au dévouement de sa lectrice, Mme de Gourbillon, d’arriver sans accident à Bruxelles.
  7. Cet épisode que son caractère tragi-comique m’a décidé à rappeler ici d’après la relation de d’Avaray est également raconté dans celle de Monsieur, et en des termes presque identiques. On sait que Monsieur écrivit la sienne, en arrivant à Coblentz, au lendemain de son évasion. Elle a été publiée, sous son règne et depuis, dans la collection des Mémoires sur l’Émigration (Paris, Didot). Celle de d’Avaray ne l’a jamais été. Il l’avait écrite uniquement pour le Roi, dans les papiers duquel je l’ai retrouvée, enrichie d’annotations de la main de Louis XVIII.
  8. « Et je n’en fus informé que le lendemain ! Ce reproche, je suis bien aise de le consigner ici. » — Annotation autographe du Roi sur le manuscrit de d’Avaray.
  9. « Lorsque je reçus ce dépôt sacré et le billet qui l’accompagnait, je courus chez mon ami. A peine étais-je entré dans sa chambre et avant que j’eusse ouvert la bouche : « Vous avez eu, me dit-il, des nouvelles du Temple. » — Annulation autographe du Roi sur le manuscrit de d’Avaray.
  10. « Elle fait matin et soir sa toilette devant tout le monde, changeant si vite chemise, bas et robe que personne n’y voit rien. » (Histoire de l’Émigration, t. I, p. 108.)
  11. « Les femmes, à cette époque, se faisaient un ventre quand la nature et les circonstances ne les en avaient pas pourvues. » — Annotation de la main de d’Avaray sur son manuscrit.
  12. Cette disgrâce ne devait jamais prendre fin. On a vu qu’en renvoyant Mme de Balbi, le Roi lui avait maintenu sa pension qui était de 2 400 livres par mois. Mais, ses embarras financiers, non moins que la conduite inconsidérée de l’ex-favorite, le décidèrent bientôt à supprimer ce subside. Cependant, vers la fin de 1800, il lui accordait un « léger secours » pour l’aider à payer ses dettes. Mais il refusait de rétablir un traitement fixe. Elle lui écrivit de Londres une lettre éplorée, faisant appel à d’anciens souvenirs et avouant que si le duc de Glocester, frère du roi d’Angleterre « qui l’honore de son amitié » ne lui avait fait accepter cent vingt-cinq louis, elle n’aurait pu songer à passer en France où l’appelaient ses affaires. Elle suppliait le Roi de la mettre au moins à même de rembourser ce prêt. En renvoyant cette lettre à d’Avaray, le Roi écrit par la Cassette : « Est-ce que si mon ami était à la place de Mme de B***, il faufilerait à cet excès ? J’ai bien envie de laisser à Son Altesse Royale le duc de Glocester le bénéfice entier de sa bonne œuvre. » Le prince anglais fut cependant remboursé. Mais l’ancien traitement de Mme de Balbi ne fut pas rétabli.
    Rentrée en France sous le Consulat, elle s’agita et commit tant d’imprudences qu’elle fut arrêtée comme royaliste, incarcérée au Temple et internée ensuite à Montauban où elle se fixa. Elle y mourut oubliée en 1832, tenancière d’une maison de jeu. Sous la Restauration, elle avait essayé de rentrer en grâce, et Louis XVIII avait refusé de la revoir. Mais il lui avait accordé une pension annuelle de 12 000 francs sur sa cassette. — Registres de la maison du Roi. — Archives nationales.
  13. « Le trousseau de Madame Royale est fait ; il est vraiment magnifique, sans être riche par les diamans et l’or. Mais les dentelles, les toiles et les étoffes ont été prises par ce qu’il y a de plus beau. » — Lettre sans signature, écrite de Paris, le 11 avril 1795, et envoyée à Vérone par un agent de Turin.
  14. Il n’est fait mention d’aucune de ces lettres dans les Mémoires de la duchesse de Tourzel. Je rappelle d’ailleurs une fois pour toutes qu’à de très rares exceptions près, les documens qui figurent dans ce récit sont inédits.
  15. 18 avril 1791. — « Le Roi avait été sérieusement malade ; d’un autre côté, il désirait soustraire le service de sa chapelle aux fureurs dont les prêtres fidèles étaient menacés. Les médecins prononcèrent que Sa Majesté avait besoin de l’air de la campagne et l’on pensait assez généralement qu’Elle pourrait aller à Saint-Cloud comme l’année précédente. Le 18 avril, jour fixé pour le départ, Sa Majesté et la famille royale étaient en voiture vers midi et déjà sur le Carrousel, lorsque d’accord avec la populace et les poissardes, "au mépris des Droits de l’Homme verbeusement et inutilement invoqués par leur premier auteur (le général de La Fayette), la garde nationale, en couvrant d’injures le Roi et son auguste famille dont, à plusieurs reprises, la voiture fut couchée en joue, maltraitant de coups ses serviteurs et ne paraissant prolonger ces infâmes débats que pour en aggraver les outrages, força Sa Majesté à renoncer à son voyage. Et c’était pourtant ce même homme, ce Washington de la Foire, qui, peu auparavant, disait à un haut personnage de qui je tiens cette impudente niaiserie : « J’ai abaissé le trône de quelques marches ; je ne souffrirai pas qu’on y touche. » — Annotation de d’Avaray sur son manuscrit.
  16. Toutes les lettres du Roi sont signées : Louis.
  17. L’archiduc Charles, troisième fils de Léopold II, qui s’illustra bientôt après à la guerre. En 1795, il avait vingt-quatre ans.
  18. Le début de cette lettre est d’une importance capitale dans la question Louis XVII. Il prouve que, contrairement aux assertions des partisans de la survivance du petit roi, Madame Royale, en quittant la France, était convaincue de la mort de son frère.
  19. il n’en existe pas trace dans leur correspondance antérieure.