Autour d’un mariage princier - Notes et souvenirs (1878-1913)

Autour d’un mariage princier - Notes et souvenirs (1878-1913)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 819-851).
AUTOUR D’UN MARIAGE PRINCIER
NOTES ET SOUVENIRS
1878-1913


I

C’était au mois de juillet 1878.

Le Congrès de Berlin venait de finir. Les plénipotentiaires allaient se séparer, après avoir siégé durant plusieurs semaines ; ils n’avaient, en dépit de leurs efforts et de leurs prétentions, fondé le repos de l’Europe que sur des bases dont la fragilité devait bientôt apparaître. Le ministre des Affaires étrangères de France, Waddington, qui, avec l’ambassadeur comte de Saint-Vallier et M. Desprez, directeur de la politique au quai d’Orsay, avait représenté son pays dans cette réunion diplomatique, préparait son départ, lorsqu’une dépêche de M. Victor Tiby, représentant français en Danemark, lui apportait à l’improviste une nouvelle sensationnelle. Elle portait que le prince impérial, fils de Napoléon III, qui voyageait dans les pays scandinaves, était attendu à Copenhague au mois d’août et devait être reçu par la famille royale, au château de Bensdorff. Le but du jeune prince, en procédant à cette visite, était, racontait-on, de se faire connaître des souverains danois et de leur plus jeune fille, la princesse Thyra, la seule qui ne fût pas mariée ; la reine d’Angleterre s’intéressait vivement aux deux jeunes gens et souhaitait leur union. Si, comme tout le laissait supposer, ils se plaisaient, les fiançailles ne se feraient pas attendre et le mariage suivrait promptement. A Copenhague, dans les milieux de la Cour, on gardait le secret sur ce projet ; mais, d’après les initiés, les informations auxquelles il donnait lieu étaient l’expression de la vérité.

Une autre circonstance tendait à prouver leur exactitude ; la famille royale qui, peu de temps auparavant, se proposait de résider en France durant quelques jours, avant de se rendre en Angleterre à l’invitation de la reine Victoria, venait de renoncer à passer par Paris ; elle irait directement à l’ile de Wight où elle était attendue. Ce changement d’itinéraire était attribué, d’une part, à la crainte qu’avaient conçue les souverains danois de provoquer, en voyageant, en France, les commentaires des journaux sur l’éventualité de ce mariage dont on entendait parler pour la première fois, et, d’autre part, à l’accord intervenu entre la famille royale et le prince impérial, aux termes duquel ils devaient se retrouver à la cour britannique.

Cette nouvelle, arrivée à Berlin au moment où Waddington allait quitter la capitale allemande, ne pouvait le laisser indifférent et ne pas l’émouvoir. Bien qu’il n’en eût pas la confirmation officielle, elle lui venait d’une source qu’il devait considérer comme sûre, et c’eût été de sa part un témoignage d’imprévoyance de ne pas mesurer dans toute son étendue le prestige dont se parerait aux yeux des Français le fils de l’Empereur déchu, en épousant la princesse Thyra de Danemark.

Il convient de rappeler quelle situation privilégiée et respectée avaient créée au roi Christian IX, dans l’aréopage des empereurs et des rois, bien qu’il n’y figurât que comme souverain d’un petit Etat, la dignité de sa vie, la pureté de ses mœurs, la sûreté de son commerce, les agrémens de sa cour, dont on disait que c’était une cour patriarcale, et surtout les alliances qu’à la faveur de la grâce captivante de ses filles aînées, Alexandra et Dagmar, il leur avait fait contracter. En 1863, neuf mois avant qu’il montât sur le trône comme successeur de Frédéric VII, et alors qu’il n’était encore que prince de Gluksbourg, la première épousait le prince de dalles, le futur Edouard VII. C’était sa mère, la princesse Louise, qui avait préparé ce mariage, en intéressant à son projet la princesse impériale d’Allemagne, sœur du jeune héritier de la couronne britannique. Celui-ci s’était promptement épris de l’élue de sa sœur, et le mariage avait été célébré, le 10 mars, à Windsor. Le 15 novembre, Frédéric VII expirait et le prince de Gluksbourg lui succédait, sous le nom de Christian IX, dans des circonstances critiques qui, l’année suivante, aboutissaient au démembrement de ses Etats, accompli en quelques semaines par la Prusse et l’Autriche. Mais, moins de deux ans plus tard, le mariage de sa seconde fille venait en quelque sorte le dédommager des malheurs de son royaume et de sa maison.

Fiancée d’abord au grand-duc héritier de Russie, la princesse Dagmar avait eu la douleur d’apprendre sa mort avant la célébration de leur mariage. Mais, au moment d’expirer, il avait pris la main de son frère cadet Alexandre, à qui son trépas allait donner le trône, et, la mettant dans celle de leur père qui se tenait à son chevet, il avait dit : « Aimez-le, mon père, c’est une âme de cristal. »

Recueilli par l’Empereur, le mot avait été entendu à Copenhague, et, en 1866, la fiancée veuve épousait celui qui devait être Alexandre III. Si donc le prince impérial s’alliait à la maison de Danemark, il deviendrait le beau-frère d’un futur roi d’Angleterre et d’un futur empereur de Russie, l’allié de la famille régnante de Grèce issue du pays danois, sans parler de parentés plus éloignées avec d’autres dynasties, que lui auraient créées ces alliances.

Il est aisé de comprendre les préoccupations auxquelles une telle perspective devait livrer le ministre français, et on ne saurait s’étonner qu’il se fût empressé d’en faire part à l’un des plénipotentiaires anglais, lord Beaconsfield, qui n’avait pas encore quitté Berlin. Les deux personnages s’étaient liés pendant la durée du Congrès. Il semble même y avoir eu entre eux plus d’attirance réciproque qu’entre Waddington et l’autre ministre britannique, le marquis de Salisbury. C’est donc à lord Beaconsfield qu’ « en toute franchise » Waddington exprima le déplaisir que ressentirait le gouvernement de la République, si ces bruits venaient à se confirmer.

« Je les crois sans fondement, déclara lord Beaconsfield. S’il était question d’un tel mariage, je le saurais. »

Waddington n’était pas convaincu ; les affirmations reçues de Copenhague autorisaient ses doutes. Il insista « sur les embarras intérieurs et les complications extérieures que l’événement pourrait provoquer. » Son interlocuteur ne semblait pas les craindre au même degré que lui, mais ajouta que le gouvernement français pouvait compter sur ses bons offices personnels, « dans la mesure où son action pourrait se faire sentir en une matière aussi délicate. » Waddington rentrait à Paris le lendemain, y voyait le prince de Galles qu’il entretenait de cette affaire et dont le langage l’eût rassuré, si l’ambassadeur britannique, lord Lyons, en affirmant « que le projet paraissait abandonné, » n’eût implicitement avoué qu’il avait existé. Le 9 août, le ministre des Affaires étrangères danois affirmait au ministre de France que la nouvelle était fausse. Mais celui-ci n’en croyait rien et maintenait ses informations antérieures. Ne sachant plus que penser, Waddington se décidait le 28 à écrire au marquis d’Harcourt, notre ambassadeur à Londres.

« Sans méconnaître l’influence que les liens dynastiques peuvent exercer sur la politique des gouvernemens, lui mandait-il, nous considérons cette influence comme un faible appoint des forces qui agissent de notre temps sur le destin des peuples. Nous ne devons pas cependant rester inattentifs aux symptômes qui nous annoncent cette tentative d’union entre le fils de Napoléon III et une famille régnante que des alliances antérieures rattachent étroitement aux plus grandes monarchies de l’Europe. Nous pouvons d’autant moins nous montrer indifférens que ce projet nous est représenté comme rencontrant de hautes approbations et même un appui à la cour d’Angleterre. » Après ce préambule, le ministre des Affaires étrangères racontait ce qui s’était passé à Berlin entre lui et lord Beaconsfield, et la promesse d’intervenir faite par ce dernier, à qui le marquis d’Harcourt était prié de la rappeler. Waddington invitait en même temps son représentant à Copenhague à faire comprendre au gouvernement royal « qu’une telle union serait peu conforme au caractère amical des relations du Danemark avec la France. »

« Mais il n’en a jamais été question, répliquait le premier ministre danois, en réponse à cette communication »

A Londres, lord Beaconsfield parlait dans le même sens et n’était pas moins affirmatif. Après information « auprès de la plus haute autorité du royaume, » il affirmait que « les bruits recueillie par le chargé d’affaires de France étaient sans fondement et qu’il était notamment inexact que le prince impérial dût venir à l’ile de Wight. » Il semble bien que c’était la vérité et que le diplomate français accrédité en Danemark s’était laissé tromper par les apparences. Cependant on ne saurait l’affirmer, bien que, pour démontrer l’invraisemblance des rumeurs dont notre représentant s’était fait l’écho, on puisse rappeler qu’à cette même époque, les familiers du prince impérial laissaient entendre que, s’il avait été libre d’obéir à ses sympathies et aux impulsions de son cœur, c’est sur une princesse d’Angleterre, fille de la Reine, que son choix se serait porté. Au surplus, outre qu’il n’est point aisé de pénétrer dans les secrets des familles royales, un autre événement allait couper court à toutes les incertitudes avant que ce jeune prince eût péri prématurément dans une aventure tragique. Alors qu’à Paris on commençait à peine à se rassurer, on apprenait tout à coup que la princesse Thyra, recherchée par un prétendant dont il n’avait pas été question jusque là, venait, avec le consentement de ses parens, de lui accorder sa main.

Ce nouveau venu n’était autre que le duc de Cumberland, fils du roi de Hanovre, Georges V, qu’en 1866, la Prusse avait dépossédé de ses Etats pour le punir d’avoir pris parti pour l’Autriche dans la guerre austro-prussienne. L’événement s’était accompli le 29 septembre. Trois mois avant, Georges V, vaincu par Manteuffel dans un combat où il avait perdu plus de 4 000 hommes et ne pouvant plus compter sur le secours des Autrichiens mis en déroute, s’était vu contraint de capituler entre les mains du vainqueur. Averti que sa couronne ne lui serait pas rendue, il avait relevé ses officiers et ses fonctionnaires de leur serment de fidélité et s’était réfugié en Autriche, emmenant la reine dont les cheveux, nous dit un contemporain, avaient blanchi en quelques jours et leurs enfans qui allaient être la seule consolation de leur exil. De Pentzing, près de Vienne, il avait protesté contre la spoliation dont il était menacé, en s’engageant à ne jamais renoncer à ses droits. A cette protestation, Guillaume Ier avait répondu en proclamant sans autre forme de procès l’annexion du Hanovre à la Prusse, infligeant du même coup un sort pareil à l’Electorat de Hesse, au duché de Nassau et à la ville libre de Francfort. Le duché de Brunswick, qui devait un jour revenir par héritage à un prince de la maison de Hanovre en sa qualité de représentant de la branche cadette de la famille de Brunswick, échappait à la confiscation, parce que son souverain, le duc Guillaume, dernier représentant de la branche aînée, s’était soumis à la Prusse en temps utile. Elle le récompensait de sa soumission, en lui laissant son duché, tout en se promettant de ne pas permettre que, lorsque sa mort rendrait vacante sa minuscule couronne, elle échût à un fils du roi proscrit. Guillaume Ier se vengeait ainsi des alliés de l’Autriche, et s’il n’exerça pas sa rancune et son avidité contre la Bavière, c’est qu’il en fut empêché par Bismarck qui ne voyait que péril dans des annexions plus nombreuses, et les lui fît toucher du doigt. Le conquérant n’en resta pas moins mécontent de n’avoir pu annexer à son royaume d’autres territoires. Après la signature du traité de Prague, il disait d’un accent grondeur : « C’est une paix honteuse. »

Douze années avaient passé sur ces événemens, on était en 1878, et le malheureux Georges V, après une fin d’existence obscure et douloureuse, venait de mourir à Paris, le 12 juin, n’ayant pas encore atteint sa soixantième année. C’est son fils Ernest-Auguste, duc de Cumberland, prince en Allemagne par sa parenté avec les Hohenzollern, prince de Grande-Bretagne et d’Irlande, avec le titre et le rang d’Altesse royale en Angleterre, comme issu de la maison des Saxe-Cobourg, qui allait épouser la princesse Thyra de Danemark.

Avant de rappeler les complications et les incidens auxquels ce mariage donna lieu, nous devons raconter comment il s’était fait.

La reine Victoria, qui portait une affection particulière au duc de Cumberland, souhaitait depuis longtemps le voir réconcilié avec la famille impériale d’Allemagne. Après la mort du roi de Hanovre, l’occasion lui semblant propice à une réconciliation, elle avait insisté pour obtenir du prince qu’il renonçât à suivre l’exemple de son père, et à protester contre la confiscation de 1866. D’abord il avait paru disposé à accéder à cette prière. Il s’était engagé vis-à-vis de la Reine à cesser de faire valoir ses droits à la couronne hanovrienne, à la condition que les biens séquestrés qui formaient l’héritage paternel lui seraient restitués, et que ses droits à la succession du duché de Brunswick seraient reconnus par le gouvernement prussien. A ce prix, il se prêterait à une entrevue avec son cousin le prince impérial d’Allemagne qui, à plusieurs reprises, en avait exprimé le désir. Heureuse de cet engagement, la reine Victoria avait chargé lord Beaconsfield de profiter de son séjour à Berlin où l’avait appelé le Congrès, pour pressentir les dispositions du prince de Bismarck et négocier avec lui un arrangement qui, si le chancelier s’y prêtait, serait d’autant plus facile que l’empereur Guillaume Ier, l’impératrice Augusta, leur fils le kronprinz Frédéric, celui-ci chapitré par sa femme la princesse Victoria d’Angleterre, souhaitaient vivement cette réconciliation.

Il est remarquable que, depuis ses victoires de 1866 et de 1870, comme s’il eût redouté d’en compromettre les résultats, ou voulu effacer le souvenir des spoliations qui avaient assuré l’agrandissement de la Prusse et la création à son profit de l’empire d’Allemagne, l’Empereur consacrait ses efforts à faire oublier, sans du reste rien sacrifier de ses gains territoriaux, les procédés à l’aide desquels il les avait réalisés. En se prêtant à un rapprochement avec le fils du roi de Hanovre, il restait semblable à lui-même, et tel il apparaît dans ce rôle à l’égard du prince dont il a odieusement dépouillé le père, tel on le verra se conduire avant, pendant et après envers l’Autriche et la France. En la circonstance, il subissait par surcroit l’influence de l’Impératrice, dont il est juste de dire qu’elle s’est fréquemment appliquée, au cours de sa longue existence, à atténuer ou à réparer dans la mesure du possible, et vis-à-vis des personnes, les malheurs infligés aux nations par la politique de son mari. Le vif attachement du ménage impérial pour la reine Victoria, mitigé chez l’Empereur de beaucoup de déférence et de crainte, et plus désintéressé chez l’Impératrice, encourageait ces dispositions. Elles méritent d’être signalées comme un trait du caractère de Guillaume Ier dont les actes ont toujours témoigné du désir de ne pas déplaire à une grande souveraine, amie de sa femme et mère de sa bru, et de ne pas plus laisser la politique et le prince de Bismarck le brouiller avec elle qu’avec l’empereur de Russie, Alexandre II, son neveu, qu’il chérissait comme un fils. Il y a beaucoup d’hypocrisie chez Guillaume ; comme la plupart des Hohenzollern, il cachait une nature de reître sous des dehors de gentilhommerie dont il aimait à faire montre envers les femmes ou quand il recevait les représentans étrangers ; mais il y avait aussi de la sincérité dans son visible effort, après les guerres de 1864, 1866 et 1870, pour qu’elles ne se renouvelassent pas. Il ne mentait pas quand il protestait de son désir de paix universelle. Toutefois, c’est moins d’un ardent amour pour la paix qu’il s’inspirait que de la crainte de compromettre par un excès d’ambition l’œuvre inespérée accomplie par Bismarck.

Le chancelier connaissait à fond le caractère de son maître et savait en jouer. Quelque opiniâtreté qu’il mit, en discutant avec lui des affaires de l’Etat, à soutenir son opinion, parfois même à laisser la discussion tourner en querelle, il avait l’art de s’arrêter à temps, c’est-à-dire, lorsqu’il sentait que son obstination serait impuissante à vaincre la résistance du souverain. Il y eut souvent entre eux des discussions aigres et violentes, jamais de rupture sérieuse. C’est ainsi que, en ce qui concernait le cas du duc de Cumberland, ayant compris que la ligue formée par la reine Victoria, l’impératrice Augusta et la kronprinzessin Frédéric serait plus forte que lui auprès de l’Empereur, Bismarck accueillit favorablement les ouvertures de lord Beaconsfield et céda sans se faire prier, mais sans dissimuler qu’il y était contraint et forcé.

« En principe, je suis opposé à toute entente avec la maison de Hanovre dont les partisans sont, dans le Reichstag, mes adversaires les plus ardens, dit-il au ministre anglais. Nous n’avons en Prusse aucun intérêt à favoriser le parti guelfe qui entretient dans l’ancien royaume de Georges V une agitation révolutionnaire, et qui profitera pour l’activer des concessions que nous lui ferons. Mais en présence du désir manifesté par mon souverain et par le prince de la Couronne, il m’est impossible de décliner les ouvertures que vous me faites au nom de Sa Majesté la reine, si opposé que j’y sois personnellement. En conséquence, dès que le duc de Cumberland aura déclaré reconnaître l’Empire d’Allemagne et fait une visite à l’Empereur son oncle, il recevra les seize millions de thalers (soixante millions de francs) qui constituent la fortune séquestrée du Roi son père et il sera déclaré héritier du duché de Brunswick. »

Cette réponse ouvrait les voies à un arrangement, et la reine d’Angleterre voyait déjà toutes les difficultés écartées ou aplanies lorsque, au mois d’août, et contre toute attente, était lancé, devienne où le duc de Cumberland s’était rendu, un manifeste dans lequel, sous la forme la plus véhémente, et au nom de ses droits d’héritier de Hanovre, il protestait solennellement, à l’exemple de son père, contre l’attentat commis par la Prusse en 1866, par lequel avait été détrônée la dynastie hanovrienne. Il avait signé « duc de Cumberland et de Brunswick. » Ce brusque changement d’attitude était l’œuvre des chefs du parti guelfe, Windthorst, Bernstorff, Münchausen et autres sujets hanovriens restés fidèles à la cause de leur Roi vaincu, malgré les offres séduisantes de la Prusse[1]. Avertis de ce qui se préparait à Londres et à Berlin, ils avaient adressé au duc de Cumberland d’amères représentations. Désireux surtout de le soustraire à l’influence de la cour de Windsor, ils l’avaient pressé de les rejoindre en Autriche. Il s’était rendu à leur appel et, une fois sous la main de ces ardens serviteurs de sa maison, faible et irrésolu, il avait subi leurs directions. Pour lui fermer toute voie de retour à ses engagemens antérieurs, ils l’avaient amené à signer et à rendre publique cette protestation rédigée par Windthorst qui, au grand regret de la reine d’Angleterre, mettait fin à toutes les négociations.

Tandis que se déroulaient ces événemens, le roi et la reine de Danemark étaient partis pour l’ile de Wight avec la princesse Thyra. Ils y allaient tous les ans, attirés à la fois par leur fille aînée la princesse de Galles et par la souveraine britannique dont l’amitié ne leur avait jamais fait défaut. À la fin d’août, ils s’installaient à Balmoral. Bientôt après, le duc de Cumberland y arrivait, au lendemain de sa protestation, et y retrouvait la princesse Thyra qu’il y avait rencontrée antérieurement.

Elle venait d’atteindre sa vingt-cinquième année, et toutes les grâces de la femme s’épanouissaient dans sa personne. Elle ressemblait en cela à ses sœurs, possédant au même degré qu’elles les agrémens visibles et les qualités d’esprit et de cœur qui en doublent le prix. L’éducation qu’elle avait reçue à la cour patriarcale de son père, son intelligence et sa bonté, sa connaissance des affaires européennes qu’elle devait à ses fréquens rapprochemens avec ses beaux-frères destinés l’un et l’autre à régner sur un vaste empire et dont elle était fraternellement aimée : autant de privilèges qui déjà la paraient de ce charme dont tous ceux qui l’ont connue ont subi l’attrait.

Intellectuellement le duc de Cumberland ne la valait pas, mais c’était l’honnête homme par excellence, un prince pénètre de la grandeur des deux maisons royales auxquelles il appartenait, conscient des devoirs que lui imposait sa naissance et revêtu de cette parure morale qu’assurent aux victimes de la force s’exerçant contre le droit la noblesse et la dignité dont elles font preuve dans le malheur. L’influence des partisans de son père, devenus les siens, venait de lui donner une apparence d’énergie qui méritait l’estime et la considération. Les trente-trois années qui le séparaient de sa venue au monde avaient épargné sa jeunesse, et il suffisait de le connaître pour être convaincu qu’à défaut de qualités plus brillantes, il possédait toutes celles qui, dans un foyer familial, sont la condition du bonheur. Tel qu’il était, il plut à la princesse Thyra autant qu’elle lui plaisait.

La princesse de Galles semble avoir été la première à s’en apercevoir. Avait-elle reçu des confidences de l’un ou de l’autre ; ne devait-elle qu’à sa perspicacité ou à ses observations d’avoir deviné que dans ces deux cœurs l’amour allait éclore ? Nous l’ignorons, mais obéissant à la tendresse qu’elle portait à sa sœur et encouragée par l’espoir de l’attirer à Londres et de l’y fixer, elle n’hésita pas à prendre l’initiative des démarches à faire en vue d’un mariage, en dépit des obstacles qu’elle prévoyait. Ce n’est guère que de Berlin qu’ils étaient à redouter, mais tels qu’ils pourraient tout empêcher. Au lendemain de la protestation retentissante du duc de Cumberland qui avait arrêté toutes les tentatives de réconciliation entre lui et la famille impériale d’Allemagne, de quel œil celle-ci verrait-elle la maison de Danemark donner une de ses filles à un prince qui portait atteinte à l’unité germanique en poussant à la révolte par son exemple les populations hanovriennes, incorporées depuis douze ans à la Prusse et qui se montraient satisfaites de leur sort ? De quel œil verrait-elle la cour de Londres favoriser cette union et prendre sous sa protection, en alléguant qu’il était prince royal en Angleterre, ce prince allemand allié aux Hohenzollern, qui s’était mis en rébellion ouverte contre eux ? C’est donc à Berlin qu’il fallait agir d’abord, et c’est de ce côté que se porta l’activité de la princesse de Galles.

Elle eut vite fait de mettre dans son jeu sa belle-mère la reine Victoria, toujours disposée à intervenir pour multiplier parmi ses proches les alliances matrimoniales qui lui paraissaient promettre un avenir heureux. Tandis que cette noble souveraine, qui traitait comme un fils le duc de Cumberland, et h qui n’avaient pas échappé les mérites de la princesse Thyra, écrivait à son amie l’impératrice Augusta afin d’obtenir son intervention auprès de l’Empereur pour qu’il laissât s’accomplir sans récriminer une union qui réunissait toutes les convenances et réalisait les vœux de deux cœurs attirés l’un vers l’autre, la princesse de Galles s’adressait à sa belle-sœur la princesse impériale d’Allemagne. Celle-ci entrait aussitôt dans ses vues et se chargeait de faire accepter le projet par Guillaume Ier. C’était, on le voit, une véritable ligue de femmes qui, sous l’impulsion de l’une d’elles, se formait en faveur des amoureux. Mais il apparut bientôt qu’un si grand effort n’était pas nécessaire. L’Empereur averti n’éleva aucune objection et lorsque, quelques jours plus tard, le roi Christian par une lettre autographe annonça le mariage au kronprinz Frédéric, celui-ci, allant plus loin que son père, répondit par d’affectueuses félicitations. Cette réponse, datée du mois de novembre, arriva à Copenhague où la famille royale venait de rentrer. Heureux de l’avoir reçue, le Roi en fit part à son entourage et à plusieurs membres du corps diplomatique.

« Je tenais essentiellement, disait-il, à ce que cette union, qui s’est décidée en dehors de toute préoccupation dynastique et aura surtout un caractère familial, ne pût être considérée comme une atteinte aux relations cordiales que le Danemark entretient avec l’Allemagne. Avant d’y consentir, j’ai voulu avoir l’assentiment du prince impérial qui me garantit celui de son père. Sa réponse va au delà de ce que j’attendais : en des termes d’une cordialité parfaite, il nous félicite, la Reine et moi, et formule des vœux de bonheur pour nos enfans en exprimant l’espoir que les bonnes relations continueront à exister entre nos deux pays. »

Le Roi aurait pu ajouter que, très vraisemblablement, cette lettre avait été écrite sous l’inspiration de la princesse impériale. En tout cas, rien ne s’opposait plus à la réalisation du projet dont il était question depuis plus de deux mois. Le. duc de Cumberland arrivait à Copenhague le 15 novembre. Le Roi, le prince royal, le prince Waldemar et le ministre d’Angleterre l’attendaient à la gare. Il était conduit aussitôt au château de Fredensborg où résidait la Cour pendant l’automne, et où il espérait sans doute se faire oublier. Mais sa présence en Danemark excitait dès ce moment les commentaires de la presse et du public.

A Copenhague, l’opinion s’était d’abord montrée indécise. On se souvenait que, pendant la guerre de 1866, le Hanovre s’était fait le partisan des mesures les plus violentes contre le Danemark et qu’en 1848, ses troupes avaient soutenu les insurgés holstinois. Ces souvenirs n’étaient pas faits pour désigner aux sympathies populaires le fiancé de la princesse Thyra. D’autre part, on rappelait que la maison de Hanovre n’avait pas abdiqué ses droits, que récemment encore le prince les avait solennellement maintenus, ce qui donnait au mariage un caractère anti-allemand qui flattait le sentiment national danois. On n’en redoutait pas moins l’effet que l’événement produirait à Berlin et on eût voulu être rassuré de ce côté. On ne le fut complètement que lorsque le bruit se fut répandu que le prince impérial avait adressé des félicitations à la famille royale. Du reste, dans certains milieux, on inclinait à croire que le prince, à l’occasion de son mariage, renoncerait à la couronne de Hanovre et qu’en tout cas, il restait entendu que le ménage princier ne résiderait pas en Danemark, mais tantôt en Angleterre et tantôt à Pentzing, aux portes de Vienne, dans le voisinage de Schœnbrûnn, ou dans la Haute-Autriche, à Gmünden, propriété des Cumberland. Il semblait donc que le mariage accepté en Allemagne et entouré de précautions n’amènerait aucun refroidissement dans les relations germano-danoises. La pressa à Copenhague n’en recommandait pas moins la prudence et reproduisait, à titre d’avertissement, un article de la Post de Berlin dans lequel il était dit : « Le Danemark comprend trop bien son intérêt pour laisser une fronde guelfe s’établir sur son territoire. » Personne ne souhaitait qu’elle pût s’y établir et ne songeait à la favoriser.


II

A ce moment, se produisait un incident diplomatique qu’on aurait dû prévoir et qui sans doute n’eût pas troublé la joie de la famille royale, si Bismarck, empêché par la volonté de son souverain de laisser voir son mécontentement, n’eût pas saisi cette occasion de le manifester par la brutalité de son intervention. Il déclara ne pouvoir admettre que le gouvernement impérial fût représenté aux fêtes du mariage. Son ministre en Danemark, von Heydebrand, venait d’être nommé en la même qualité à Stuttgart et le baron de Magnus appelé à le remplacer ; mais il n’avait pas encore quitté Copenhague et y attendait l’arrivée de son successeur. A l’improviste, il reçut l’ordre de rejoindre sans retard son nouveau poste, et le baron de Magnus se vit accorder un congé temporaire qu’il n’avait pas sollicité. Une circonstance particulière semblait rendre toute naturelle la décision du chancelier : Heydebrand étant doyen du corps diplomatique eût été appelé à ce titre à adresser, au nom de ses collègues et en son nom, des félicitations aux nouveaux mariés ; était-ce possible, quand l’un d’eux était en révolte contre son souverain et refusait de le reconnaître ? La cour de Danemark ne se serait donc pas inquiétée, si la mesure eût été entourée de quelque courtoisie et si tout s’était borné au rappel de Heydebrand ; mais le secrétaire et le personnel de la légation furent rappelés momentanément, et leur départ fut interprété comme une preuve de la colère du prince de Bismarck. Le ministère danois cependant ne s’en émut pas outre mesure, convaincu qu’aussitôt après les fêtes du mariage et la disparition des jeunes époux, le nuage se dissiperait et qu’il ne resterait aucune trace de ce malaise accidentel. Pour y mettre plus rapidement fin, il conseilla au Roi de hâter les noces. Il avait été décidé qu’elles auraient lieu au mois de janvier ; la date en fut fixée au 20 décembre. Le nouveau ménage partirait quinze jours plus tard et jusque là resterait au château de Fredensborg près d’Elseneur. Ces décisions prises, on se rassura et les membres du gouvernement danois affectèrent d’être sans inquiétude. Ils comptaient que le ministre d’Allemagne reviendrait prendre possession de son poste dès que le duc de Cumberland aurait quitté le territoire danois.

« C’est lui, déclaraient-ils, et non le Danemark qu’ont visé les procédés discourtois du prince de Bismarck. Quand le duc ne sera plus là, la colère du chancelier tombera. »

C’était probable en effet. Mais quand on prophétisait ce dénouement comme prochain, on ne prévoyait pas un autre incident qui allait se produire et, dénaturé à dessein par Bismarck, brouiller de nouveau les cartes en excitant, cette fois, non seulement l’irritation du chancelier, mais encore celle de l’Empereur, et de son fils.

Le mariage, célébré à la date indiquée, à huit heures du soir dans la chapelle du palais de Christiansborg, conserva le caractère d’une fête de famille. Cependant, le grand-duc Alexis y représenta l’empereur de Russie et annonça l’arrivée prochaine d’une députation du régiment de dragons russes dont Christian IX était colonel honoraire. Ce régiment, maintenant en garnison au Caucase, s’était fait remarquer dans la guerre contre les Turcs, et l’empereur Alexandre avait voulu qu’il fût rendu compte au Roi des distinctions dont « ses dragons » avaient été l’objet pendant la campagne. A Copenhague, cette marque de courtoisie du Tsar et la présence d’un grand-duc aux fêtes du mariage furent considérées comme une réponse du Cabinet de Saint-Pétersbourg aux procédés de l’Allemagne. Assistaient encore aux noces quelques Hanovriens envoyés en députation par les anciens partisans de Georges V, résidant en Hanovre, devenus les amis fidèles de son fils et considérés par le gouvernement allemand comme u des rebelles persévérant dans un état d’insurrection latente et de protestation déclarée contre l’Empire. » C’est en ces termes que la presse de Berlin les qualifiait en annonçant leur arrivée à Copenhague. Toutefois, elle ne semblait pas encore en prendre ombrage. Elle reproduisait d’après les journaux danois, sans commentaires, sinon tout à fait sans aigreur, les détails de la cérémonie, décrivait les toilettes, énumérait les télégrammes de félicitations adressés au roi Christian par les diverses cours, parmi lesquels s’en trouvait un du maréchal de Mac Mahon, président de la République française. Mais l’accent changea et s’aggrava lorsque, à Berlin, on apprit que la « députation guelfe » avait été reçue par le Roi, et plusieurs de ses membres invités à dîner par le ministre des Affaires étrangères, sous le prétexte d’anciennes relations d’amitié.

La cour et le gouvernement allemand, au reçu de cette nouvelle, manifestèrent une colère bruyante. Elle s’envenima, lorsque le bruit se répandit que plusieurs Hanovriens avaient reçu des décorations. Ce ne fut toutefois qu’au bout de quelques jours, le 31 décembre, que les gazettes officieuses et officielles furent autorisées à se faire l’écho de ces griefs. Elles y mirent d’abord une sorte de modération. Mais ce n’était plus seulement le duc de Cumberland qu’elles incriminaient, c’était le Danemark lui-même, accusé formellement » de favoriser les intrigues contre l’empire allemand et de manquer aux égards que tout pays doit à ses voisins. »

Convaincu qu’il n’avait rien à se reprocher, le gouvernement danois ne se laissait pas encore troubler par la campagne des journaux allemands et, à son exemple, la population restait calme. Tout au plus se demandait-on, dans certains milieux, si l’opposition n’accuserait pas le Roi d’avoir compromis le pays pour une question de famille et d’intérêt privé. Mais tout le monde considérait que, lorsque la vérité serait mieux connue à Berlin et surtout lorsque les mariés auraient quitté le territoire danois, les agitations cesseraient.

Les réceptions du 1er janvier 1879 se ressentirent de cette disposition des esprits et se passèrent dans le plus grand calme. Le corps diplomatique et les principaux dignitaires de la Cour dînèrent au palais suivant l’usage. Les souverains témoignèrent d’une entière tranquillité. Aucune allusion ne fut faite à l’absence des représentans de l’Allemagne. Le Roi et la Reine se montrèrent particulièrement empressés auprès du ministre de France. Ils le chargèrent de renouveler au Président de la République l’expression de leur gratitude pour les félicitations qu’il leur avait adressées à l’occasion du mariage de leur fille.

Reçu dans la journée par le prince royal, le ministre de France avait recueilli de sa bouche des propos aussi bienveillans, inspirés, disait-il, par les bons souvenirs qu’avaient laissés au prince son court séjour à Paris et les attentions dont il avait été l’objet.

En transmettant ces détails à son gouvernement, notre représentant constatait que, durant cette journée, le duc et la duchesse de Cumberland ne s’étaient pas montrés dans la capitale. Ils étaient restés à Fredensborg où le Roi et la Reine devaient les rejoindre dans la soirée. Leur départ pour l’Autriche était fixé à quatre jours de là, au 5 janvier. Les membres du Cabinet l’attendaient avec impatience, convaincus qu’aussitôt après, la légation d’Allemagne se rouvrirait et que les relations diplomatiques entre l’Allemagne et le Danemark reprendraient leur caractère amical. Mais, au même moment, les journaux de Berlin redoublaient de violence, comme si leur inspirateur eût voulu qu’à Copenhague on pût mesurer combien l’offense avait été vivement ressentie. Ils accusaient le gouvernement royal de déloyauté et laissaient entendre que si le duc de Cumberland traversait l’Allemagne pour se rendre en Autriche, il serait arrêté.

Devant cette explosion de menaces, le ministre danois auprès de l’Empereur, M. de Quaade, « homme doux, timide et craintif, » courut à la Wilhelmstrasse pour fournir des explications et prévenir des mesures de rigueur. Mais le comte de Bülow, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, refusa de le recevoir et maintint son refus, malgré les lettres et demandes d’audience qu’il recevait de l’infortuné diplomate. Celui-ci, de plus en plus terrifié, alla faire part de ses perplexités à lord Odo Russell, l’ambassadeur d’Angleterre, à qui sa qualité d’envoyé d’une cour parente, l’éclat de sa carrière diplomatique, son rang social, l’amitié de la princesse impériale et de son mari assuraient une influence, justifiée d’ailleurs par ses mérites et ses services. Il n’avait pas besoin d’être sollicité pour intervenir, venant de recevoir de la cour de Windsor des instructions relatives aux incidens dont M. de Quaade s’alarmait et qui déjà avaient eu des échos à Londres. La famille royale s’en était émue, et on invitait l’ambassadeur à faire ce qui dépendrait de lui pour obtenir que la menace d’arrestation ne fût pas suivie d’effet. Peut-être ce résultat pourrait-il être atteint si le Cabinet de Berlin voulait considérer le duc de Cumberland non comme un prince allemand, mais comme un prince anglais. Il suffirait que cette qualité lui fût reconnue pour le mettre à l’abri de mesures coercitives.

En entrant chez le secrétaire d’Etat Bülow, l’ambassadeur britannique fut accueilli par des paroles de colère contre le Danemark : « Le roi Christian nous a offensés, en donnant sa fille au duc de Cumberland au lendemain de la manifestation publique de ce révolté, blessante pour l’Empereur. Nous avons fait cependant bon visage, nous bornant à arranger les choses pour que les membres de notre légation ne fussent pas présens au moment des fêtes du mariage, et nous étions résolus à envoyer très prochainement M. de Heydebrand présenter ses lettres de rappel et son successeur M. de Magnus ses lettres de créance ; mais la réception faite à la députation guelfe est une insulte qu’il nous est impossible de subir en silence. Ne oubliez pas, mon cher ambassadeur, qu’après nous avoir donné longtemps des inquiétudes, le Hanovre est aujourd’hui l’une de nos meilleures provinces et que toute sa population est sincèrement ralliée à l’Empire, à l’exception d’un polit groupe de politiciens, d’ambitieux, d’intransigeans qui cherchent toutes les occasions de faire des manifestations séparatistes et de réveiller l’agitation et les regrets dans le pays. C’est ce groupe rebelle que la cour et le gouvernement danois viennent d’accueillir de façon à ranimer ses espérances et à encourager ses tentatives. C’est un mauvais procédé que nous ne pouvons tolérer. »

Lord Odo Russell essayait d’arrêter ce flux de paroles, de rétablir la vérité. « On a exagéré et dénaturé les faits, objecta-t-il, ils n’ont pas eu le caractère intentionnel sous lequel on vous les a présentés. »

Mais son interlocuteur semblait ne pas entendre et continuait : « N’essayez pas de les excuser. Nous sommes bien informés, et je sais ce que je dis : ils mériteraient une sévère leçon. Nous avions voulu d’abord envoyer ses passeports au ministre de Danemark à Berlin. Mais nous n’irons pas jusque là ; nous nous bornerons pour le moment à retenir ici notre nouvel envoyé à Copenhague ainsi que le personnel de sa légation. Quant aux craintes que vous exprimez pour la sûreté du duc de Cumberland, bien qu’il soit pour nous un prince allemand et non un prince anglais et qu’il nous soit en conséquence loisible de le faire arrêter, vous pouvez rassurer votre gouvernement, mais à une condition, c’est que le duc traversera l’Allemagne sans s’y arrêter. S’il en était autrement, s’il prétendait se rendre en Hanovre comme on lui en prête l’intention, nous n’hésiterions pas à nous saisir de lui et à le conduire à la frontière. Il dépend de sa volonté d’éviter ce désagrément. »

L’ambassadeur attendait cette déclaration ; elle le délivrait d’un gros souci et il s’empressa de télégraphier à son collègue de Copenhague, afin que le duc de Cumberland fût averti des intentions du Cabinet de Berlin et traversât l’Allemagne d’une traite, ce qui fut fait. Il partait pour l’Autriche avec sa femme, le 25 janvier, par Lubeck ; afin d’éviter la traversée des duchés de l’Elbe où la famille royale n’avait plus passé depuis 1864, et, le surlendemain, il arrivait à Vienne sans avoir été en route l’objet d’aucune mesure hostile.

Lord Odo Russell, bien que sur ce point la mission dont l’avait chargé sa cour eût pleinement réussi, n’était qu’à demi rassuré quant aux projets ultérieurs de l’Allemagne. Dans le langage de Bülow, il avait cru trouver la preuve qu’elle ne s’en tiendrait pas là et qu’elle entendait pousser plus loin la leçon sévère dont son ministre des Affaires étrangères avait affirmé la nécessité, sans dire en quoi elle consisterait. Rêvait-on à Berlin l’annexion pure et simple du duché de Brunswick à la Prusse ou quelque incursion sur le territoire danois, suivie d’une spoliation nouvelle ?

Ce qui autorisait ces craintes, c’est que le prince impérial d’Allemagne n’appréciait pas la conduite du roi Christian moins durement que Bülow. Lord Odo Russell, qui avait chez lui ses grandes et ses petites entrées, étant allé le voir pour plaider la cause du Danemark, fut presque rabroué et de la belle façon. Le prince impérial lui avait déclaré qu’il était personnellement blessé de la conduite du roi Christian et de son gouvernement : ce souverain s’était adressé à lui et avait fait appel à ses bons sentimens pour obtenir son agrément au mariage de la princesse Thyra avec le duc de Cumberland ; il avait immédiatement répondu dans les termes les plus affectueux et s’était employé près de l’Empereur pour qu’il ne conçût aucun déplaisir de cette union, ainsi qu’auprès de la chancellerie allemande, afin que les rapports avec le Danemark ne subissent aucune altération. La récompense de ces bons procédés avait été un encouragement à peine dissimulé donné aux revendications du duc de Cumberland et une réception d’un caractère blessant pour l’Allemagne faite aux députés hanovriens protestataires ! Un tel procédé n’était pas excusable. Pour finir cette remontrance que lord Russell était impuissant à modérer, le prince impérial s’était écrié : « Je vous en prie, mon cher, ne cherchez pas à justifier la conduite du roi Christian ; vous me désobligeriez. »

L’irritation restait donc très vive dans les hautes régions berlinoises, et très probablement le prince de Bismarck, bien qu’il ne parût pas au cours de ces péripéties, n’y restait pas étranger. Soit que le chancelier cherchât à impressionner le duc de Cumberland, pour l’amener à renoncer à ses droits sur le Hanovre, en lui décrivant les destinées réservées au petit Etat dont il devait hériter à la mort du duc régnant, dernier représentant de la branche aînée de sa famille, soit qu’on voulut préparer l’opinion à une prise de possession prochaine, on laissait les journaux discuter l’opportunité et la convenance de l’annexion à la Prusse.

Le thème, d’une simplicité remarquable, était celui-ci : la succession de Brunswick appartenant à la maison de Hanovre, et la Prusse étant venue aux droits de cette maison, elle devait également hériter du duché. Voilà pour la légitimité de l’annexion. Quant à l’opportunité, elle résultait des circonstances : après la protestation du duc de Cumberland et la manifestation guelfe de Copenhague, la Prusse ne devait plus écouter que « la froide raison d’État. » Elle ne pouvait admettre qu’un jour, et en dépit même des renonciations ultérieures que le duc de Cumberland pourrait être amené à souscrire, dans un avenir plus ou moins rapproché, le Danemark devint un point de ralliement pour les séparatistes hanovriens. Le danger serait d’autant plus grand que le prince, recueillant avec le duché le fonds guelfe qui devrait lui être restitué, se trouverait un des plus riches souverains de l’Europe. Le laisser maître du duché serait placer une mèche allumée auprès d’un baril de poudre. Il fallait assurer le bonheur des Brunswickois en les réunissant à la Prusse. L’incertitude serait funeste à leur prospérité ; ils avaient tout à gagner à être gouvernés, après la mort de leur prince actuel, par un fonctionnaire prussien ainsi que les Hanovriens et les Hessois de Cassel, dont le sort n’avait jamais été plus enviable.

On verra plus loin que les Brunswickois, malgré ces perspectives séduisantes, n’étaient pas disposés à aller aussi vite en besogne, et que M. de Bismarck restait encore très éloigné de la solution qu’il laissait les journaux à ses gages lui recommander comme la plus logique et la plus conforme aux intérêts de la monarchie prussienne. Ce qu’il voulait, c’était, d’une part, nous l’avons dit, donner une leçon au Danemark, et, d’autre part, laisser une porte ouverte au duc de Cumberland, pour le cas où ce prince, se montrant accessible au repentir, entrerait dans la voie qui devait le conduire à une réconciliation avec les Hohenzollern.

Cette politique du prince de Bismarck, inspirée par le désir d’avoir raison, sans recourir à la violence, de toutes les difficultés que le particularisme des Etats allemands devenus terres d’Empire pouvait susciter à l’encontre de l’hégémonie prussienne, et de dissiper les rancunes des annexés, cette politique a été pendant de longues années celle des successeurs du chancelier. Elle est déjà visible en 1881, comme nous le montrerons, alors qu’il était encore tout-puissant, dans le mariage du prince Guillaume, le futur Guillaume II, avec la princesse de Schleswig- Holstein-Augustenbourg ; elle fut définitivement consacrée par le succès, en 1913, lorsque le duc de Brunswick actuel, fils du duc et de la duchesse de Cumberland, épousa la fille du Kaiser.

A l’époque où notre récit a conduit le lecteur, il semble bien que Bismarck considérait qu’en ce qui touchait le Danemark, le but qu’il poursuivait était atteint et la leçon infligée au roi Christian suffisante. On n’en peut guère douter lorsqu’on le voit, le 25 janvier, un mois après le mariage danois qui avait déchaîné tant de colères, remettre tout à coup les relations diplomatiques avec le Cabinet de Copenhague sur le même pied que par le passé, en ordonnant à von Heydebrand d’aller présenter ses lettres de rappel, et à son successeur, le baron de Magnus, d’aller prendre possession de son poste.

A la fin de janvier, les explications échangées entre les diplomates à Berlin et à Copenhague, ayant remis les choses au point, le gouvernement danois était en droit de considérer comme dissipés les malentendus antérieurs, et la crise comme terminée. Mais elle allait se rouvrir de la manière la plus imprévue et susciter en Danemark des alarmes bien autrement vives que celles dont il venait d’être délivré.

Lors des négociations qui avaient eu lieu à Prague au mois d’août 1866, en vue de la conclusion de la paix entre l’Autriche et la Prusse, il avait été stipulé que l’empereur François-Joseph transférait au roi Guillaume tous les droits que la paix de Vienne du 30 octobre 1864 lui avait reconnus sur les duchés de Schleswig et de Holstein, « avec cette réserve que les populations des districts du Nord du Schleswig seraient de nouveau réunies au Danemark, si elles en exprimaient le désir, par un vote librement émis. » L’introduction de cette clause dans le traité définitif, où elle forme l’article 5, avait été proposée, ou pour mieux dire imposée aux contractans lors des pourparlers préliminaires de Nikolsbourg par le médiateur d’alors, l’empereur Napoléon III. C’était une lueur d’espoir laissée au vaincu, une fiche de consolation propre à alléger quelque peu pour lui les amertumes de la défaite. Mais, durant les douze années écoulées depuis le traité de Prague, cette disposition était restée à l’état platonique, en dépit des tentatives du gouvernement danois pour provoquer dans le Nord du Schleswig le vote « librement émis, » par lequel il avait chance de recouvrer une petite partie de ses provinces perdues. Néanmoins, si fragiles que fussent à cet égard ses espérances, il n’y avait pas renoncé. Or, le 4 février, alors qu’il commençait à peine à se remettre de ses émotions et se flattait de voir ses rapports avec l’Allemagne redevenir rapidement tels qu’ils étaient avant le mariage de la princesse Thyra, le représentant de l’Autriche à Copenhague se présentait chez le ministre des Affaires étrangères et lui annonçait officiellement que le Cabinet de Vienne s’était mis d’accord avec celui de Berlin pour annuler cet article 5. Un traité avait été conclu entre eux à cet effet, à la date du 11 octobre. En même temps que le gouvernement autrichien le notifiait au gouvernement danois, il en publiait le texte dans son Journal officiel. Le gouvernement allemand le publiait aussi, mais il ne daigna pas en faire l’objet d’une communication au Cabinet de Copenhague. « C’était bien assez, semblait-il dire, que le Cabinet de Vienne s’en fût chargé. » Ce manquement aux usages aggravait pour le Danemark le dommage que lui causait la décision du 11 octobre.

Le premier mouvement du roi Christian et de ses ministres fut un mouvement d’indignation et de colère. ils songèrent d’abord à protester à Berlin et à Vienne, à envoyer la protestation aux grandes Puissances, en sollicitant leur intervention ; puis ils se ravisèrent, sous l’influence des appréhensions qu’éveillait en eux leur ignorance des mobiles auxquels avaient obéi l’Allemagne et l’Autriche. Que signifiait ce coup de théâtre ? Était-il le prologue de quelque invasion nouvelle, ou n’était-ce qu’une manifestation plus accusée du ressentiment du prince de Bismarck ? En tout cas, eût-il été prudent de l’irriter en se répandant en récriminations et en plaintes, en essayant d’ameuter contre lui l’opinion publique européenne ? La prudence et la peur l’emportèrent ; on se contenta d’avertir officieusement les Puissances. Comme il fallait s’y attendre, aucune d’elles ne proposa d’intervenir. La Russie traita d’ « odieux escamotage » l’annulation de l’article 5, mais conseilla au Cabinet danois « de n’y attacher aucune importance. » Nonobstant ce conseil, et bien que l’Allemagne n’eût pas fait à Copenhague une communication analogue à celle de l’Autriche, le gouvernement royal chargea son représentant à Berlin de demander au comte de Bülow les explications que l’Autriche n’avait pas cru utile de donner.

Après avoir eu le plus grand mal à obtenir une audience, M. de Quaade fut enfin admis à formuler les questions de son gouvernement, mais, dès les premiers mots, Bülow l’arrêta : « Dans les vues de la chancellerie impériale, lui dit-il, le traité du 11 octobre, annulant l’article 5 de celui de Prague, a eu pour objet de fermer la question de rétrocession d’une partie du Schleswig, et non de la rouvrir sous une autre forme, comme semble le croire le Cabinet danois. En conséquence, nous devons le prier de ne pas insister sur sa communication et de cesser toute ouverture à ce sujet. »

Ce langage, dépourvu de bienveillance et presque dédaigneux, n’était pas fait pour dissiper les appréhensions du gouvernement royal. Il avait attribué déjà au Cabinet de Berlin des arrière-pensées annexionnistes. Maintenant, il le soupçonnait de préparer quelque mauvais coup, pour hâter l’exécution de ses desseins. L’attitude de Bülow autorisait les suppositions les plus alarmantes. En cette occurrence, on ne pouvait attendre un secours efficace que de la reine Victoria. De nouveau on recourut à elle, ainsi qu’à la princesse Alexandra. Il est dit dans un rapport diplomatique qu’arrivèrent alors à Windsor des lettres éplorées, à la suite desquelles les destinataires firent appel pour la seconde fois aux bons offices de lord Odo Russell. Il reçut de sa souveraine et du prince de Galles la mission particulière de chercher à savoir ce que la cour de Copenhague pouvait avoir à redouter, et de s’efforcer de calmer les ressentimens du Cabinet de Berlin.

Le brillant représentant de la puissante reine britannique était assuré de plus d’égards et de franchise que le modeste et timide diplomate danois. Il interrogea au nom de sa souveraine et on lui répondit par des explications rassurantes dont la sincérité ne lui parut pas douteuse et ne l’était pas. Bülow affirma que le traité du 11 octobre « était sans corrélation aucune avec le fait du mécontentement causé à la chancellerie impériale par la conduite du gouvernement danois. » La date même de sa conclusion en était la preuve. Pendant le Congrès de Berlin, l’Autriche avait voulu témoigner de ses sentimens amicaux pour l’Allemagne, en effaçant du traité de Prague une clause qu’elle n’avait pas demandée, dont elle n’avait jamais réclamé l’exécution et qui, par son caractère de revendication posthume, pouvait, à un moment donné, créer des embarras aux deux Empires. En la supprimant, ils avaient fait disparaître une menace inutile et dangereuse. Quant à la publication survenue au moment où l’Allemagne avait des griefs particuliers contre le Danemark, il n’y fallait voir qu’une coïncidence fortuite. Le Cabinet austro-hongrois avait désiré cette publication pour attester aux yeux de ses deux parlemens que jamais ses rapports avec l’Empire allemand n’avaient été plus confians ni plus cordiaux.

« Nous nous sommes simplement prêtés à ce désir, ajouta Bülow en finissant, nous avons laissé toute l’initiative à l’Autriche qui seule a notifié officiellement le nouveau traité à la Cour de Copenhague. »

Satisfait par les explications, lord Odo Russell tenait à savoir si le Cabinet de Berlin était ou non animé d’intentions malveillantes contre le Danemark.

« Nous n’en avons aucune, lui fut-il répondu, et nous l’avons prouvé en remettant au point les relations diplomatiques. »

Mais après cette déclaration, le secrétaire d’Etat laissa entendre qu’il se pourrait que les rapports entre les deux gouvernemens restassent encore un peu tendus, l’Allemagne ne pouvant oublier si vite l’injure qui lui avait été faite ; c’était au Danemark à en effacer le souvenir. On lui signifiait ainsi que ce qu’on attendait de lui, c’était une soumission définitive, une résignation complète aux spoliations de 1864.


III

Entre temps, le Landlag brunswickois tranquillisé par l’Allemagne, quant à l’éventualité qu’il avait redoutée de l’annexion du duché à la Prusse, et assuré de conserver, au moins provisoirement, son autonomie avec un souverain particulier, avait exclu le duc de Cumberland de la succession du prince régnant. Il avait ensuite invité le gouvernement ducal à lui présenter un projet de loi « réglant l’ordre provisoire de la Régence en cas de vacance du trône. » Les ministres s’étaient empressés de déférer à ce désir. Le projet présenté par eux avait été voté, et la question pendante réglée comme suit : en cas d’absence ou d’empêchement du successeur légal, un conseil de régence serait institué ; si la succession n’était pas réglée dans l’espace d’un an, un régent, choisi parmi les princes non régnans des maisons souveraines d’Allemagne serait placé par le Landtag à la tête du gouvernement « jusqu’à l’accession d’un héritier au trône ; » en attendant, l’empereur Guillaume serait prié d’exercer la souveraineté militaire.

Ces dispositions garantissaient au Cabinet de Berlin une entière maîtrise sur le duché, mais elles réservaient les droits d’un héritier éventuel et conjuraient une incorporation immédiate. Ainsi, par la volonté du gouvernement ducal, « la porte restait ouverte » au duc de Cumberland. C’était aussi par la volonté de l’empereur Guillaume. Il s’était décidé à user de patience et de longanimité envers le prince rebelle et à lui laisser un délai pour accepter, au prix d’une renonciation définitive à ses prétentions sur le Hanovre, les fonds confisqués au moment de l’annexion et la succession de Brunswick. En agissant ainsi, il donnait satisfaction au désir maintes fois exprimé par la reine d’Angleterre et, du même coup, l’avenir du duché n’étant fixé qu’à titre provisoire, le champ restait libre pour toutes les éventualités. Ce sera pendant plus de trente ans la politique de la maison de Hohenzollern envers les héritiers de la maison de Hanovre. Lorsque, au mois d’octobre 1884, après la mort du duc régnant de Brunswick, la couronne restant sans titulaire, le duc de Cumberland proclamera et revendiquera ses droits, le Cabinet de Berlin lui répondra en faisant voter une fois de plus son exclusion par le conseil fédéral de l’Empire ; mais on ne donnera pas de successeur au défunt : un régent sera désigné pour exercer le pouvoir. Décision analogue le 25 février 1907, de telle sorte que si l’héritier légitime, durant cette longue période, est empêché de régner, on aura cependant évité de lui fermer la porte et on ne lui laisse pas ignorer à quelles conditions elle s’ouvrira toute grande pour le laisser entrer. On raisonne et on agit comme si l’on était certain qu’il se lassera de protester et que son intransigeance faiblira tôt ou tard. On estime que ce plan de conduite est plus habile que celui dont quelques hommes violens et inconsidérés se font les avocats.

Il semble établi qu’au moment où il a été adopté, c’est-à-dire en 1879, l’impératrice Augusta et sa bru la princesse impériale ont largement contribué à son adoption. La vieille souveraine n’avait pas toujours eu à se louer de son mari dont, en d’autres temps, les fantaisies galantes s’étaient donné carrière. Mais l’âge venu pour l’un et pour l’autre, elle affectait d’avoir perdu le souvenir de ce passé déjà lointain. Elle restait passionnément dévouée à son compagnon, et c’est en lui déconseillant autant qu’elle le pouvait les mesures extrêmes, qu’elle exerçait son dévouement, allant jusqu’à conspirer dans ce dessein avec la princesse impériale, surtout lorsqu’il s’agissait d’entraver en certains cas, l’action gouvernementale de Bismarck que les deux femmes et le kronprinz Frédéric, fils de l’une et mari de l’autre, considéraient comme contraire aux intérêts de l’Empire.

A une date relativement récente, j’ai rappelé ici ces intrigues de palais et je n’y reviens que pour en retenir qu’elles ont suggéré au chancelier dans ses confidences à Moritz Busch des paroles singulièrement acrimonieuses contre l’Impératrice et contre « l’Anglaise. » Mais il est également vrai qu’aussi bien pendant la crise germano-danoise qu’au cours des protestations du duc de Brunswick, il a évité de se découvrir. C’est à peine s’il se laisse voir, et il est difficile encore aujourd’hui de préciser s’il a donné son approbation à la politique de l’Empereur où s’il l’a refusée. Au surplus, quelle qu’ait été son attitude, elle n’a pas empêché les événemens de suivre la voie que Guillaume Ier souhaitait leur voir prendre. En ce qui touche le Danemark, ils l’ont prise si rapidement qu’à l’automne de 1879, moins d’un an après le mariage de la princesse Thyra, le roi Christian, cédant aux conseils du baron de Magnus, ministre d’Allemagne à Copenhague, s’engageait à se rendre à Berlin avec la Reine pour présenter ses hommages à l’Empereur.

Il était alors en Europe le seul souverain qui ne se fût pas prêté à cette démarche, et cette attitude d’un vaincu condamné par sa faiblesse à renoncer à toute pensée de revanche n’était pas sans dignité, ni sans inspirer le respect. Mais ce n’était plus assez de s’être gardé de tout abaissement comme de toute bravade, l’heure était venue où l’intérêt du royaume commandait un changement de système, non seulement l’intérêt du royaume, mais encore celui de la famille royale, surtout après la crise de l’année précédente. Il était nécessaire que le gouvernement danois ne fût plus exposé aux périls qu’il avait alors courus, et cela ne se pouvait qu’en prouvant à l’Empereur que le roi Christian avait abdiqué tout ressentiment et s’était résigné sans arrière-pensée, et en toute sincérité.

D’autre part, l’assistance de l’Allemagne lui était devenue nécessaire, non peut-être pour lui, mais pour son fils Georges, roi de Grèce, en proie alors aux difficultés les plus graves par suite du mauvais vouloir que mettait la Turquie à exécuter les décisions du Congrès de Berlin, touchant les nouvelles frontières du royaume hellénique. Ces difficultés, c’est la France qui devait ultérieurement aider à leur solution avec le plus d’efficacité, en prenant l’initiative de démarches péremptoires auprès du gouvernement ottoman et en y associant les grandes Puissances. Mais cette intervention libératrice, que le successeur du roi Georges a bien oubliée, s’annonçait à peine et Christian IX comprenait la nécessité d’intéresser l’Empereur à la cause de son fils, dont la position serait compromise si la Grèce ne recevait pas en Thessalie et en Epire les satisfactions qu’on lui avait fait espérer.

Enfin une autre raison explique la détermination du souverain danois ; il ne se flattait pas d’obtenir de son gendre une soumission à la Prusse que peut-être lui-même n’eût pas approuvée, mais il savait que la cour d’Angleterre s’efforçait d’obtenir qu’au moins une partie du fonds guelfe fût restituée à la veuve du roi de Hanovre. Peut-être, en allant à Berlin, faciliterait-il la réussite de ce projet.

Dans la famille impériale, l’annonce de sa visite fut accueillie avec un contentement qu’on ne dissimula pas. En apprenant que les souverains danois s’arrêteraient dans la capitale à leur retour de Vienne où ils étaient allés voir leur fille, l’impératrice Augusta, qui se trouvait à Coblentz, regagna Berlin pour les recevoir, et le prince impérial, qui villégiaturait en Italie, accourut afin de donner par sa présence à cette visite souhaitée depuis longtemps le caractère d’un événement destiné à sceller la réconciliation définitive. A la fin de novembre, les souverains danois arrivaient à Potsdam et y étaient l’objet d’une réception cordiale. On s’attendait à les entendre plaider la cause de leur gendre et solliciter pour sa mère et pour lui la restitution de leur fortune séquestrée. Si telle avait été leur intention, ils s’étaient ravisés, et le nom du duc de Brunswick ne fut pas prononcé. En revanche, le Roi entretint le secrétaire d’Etat Bülow et le comte de Radowitz, ministre d’Allemagne à Athènes, venu en congé à Berlin, des intérêts de son fils et de la Grèce. Il rapportait de Vienne des promesses satisfaisantes du Cabinet austro-hongrois qui s’était engagé à agir à Constantinople pour vaincre le mauvais vouloir du gouvernement ottoman et il espérait obtenir de même l’appui de l’Allemagne. A cet égard, le prince de Bismarck pouvait seul décider, mais il n’avait pas jugé utile de se déranger pour la visite princière et était resté à Varzin. On lui fit part télégraphiquement de la requête du Roi et il répondit qu’il s’associerait volontiers à toute démarche des Puissances, tendant à agir en Turquie pour que leurs intentions ne fussent pas plus longtemps méconnues.

II ne semble pas que la politique ait tenu une plus grande place dans les entretiens de Christian IX avec Guillaume Ier, ni qu’il y ait été fait allusion à la crise antérieure. Ils ne souhaitaient ni l’un ni l’autre revenir sur des sujets irritans. Cependant, rentré à Copenhague, le Roi racontait qu’il avait trouvé l’Empereur et la famille impériale encore sous l’impression des récens attentats de Hœdel et de Nobiling, très inquiets des progrès que le socialisme faisait en Allemagne et du rapide développement des passions anarchiques. Au total, ils s’étaient séparés enchantés l’un de l’autre, le prince danois ne redoutant plus un retour offensif de l’Allemagne et le prince germanique satisfait d’avoir désarmé le petit voisin dont le ressentiment, bien qu’il n’eût rien à en craindre, avait laissé jusque là planer un nuage sur leurs relations et parfois peut-être éveillé dans sa conscience un remords tardif.

« Un mécontent de moins, » pouvait-il dire en se frottant les mains et en se réjouissant du succès de son. système, succès encourageant, et qui ne pouvait que l’inciter à persévérer dans cette voie.

La guerre de 1864 et l’annexion des duchés de l’Elbe à la Prusse lui avaient laissé un autre ennemi, impuissant à nuire celui-là, mais ennemi tout de même ou tout au moins mécontent et boudeur. C’était le prince Christian d’Augustenbourg qui, reniant le renoncement de son père à la couronne de Danemark, consenti par celui-ci en 1852, s’était, en 1863, déclaré candidat à la succession du Schleswig-Holstein, bien qu’elle ne fût pas vacante. En Allemagne, l’opinion, déjà très excitée contre le Danemark, s’était montrée favorable à cette prétention et peut-être eût-elle été suivie d’effet sans l’intervention de Bismarck. Prévoyant que les duchés seraient détachés tôt ou tard des Etats danois, il pensait que c’était là pour la Prusse une occasion inespérée de se les annexer. Il opérerait d’abord de concert avec l’Autriche en lui offrant part à deux, puis au besoin contre l’Autriche, si elle ne renonçait pas à sa part du gain réalisé en commun. La campagne de 1864 et celle de 1866 ont été le résultat de cette conception que le roi de Prusse traita d’abord de pure folie, mais qu’il adopta lorsque Bismarck lui eut démontré qu’elle était réalisable, et signifié « que si Sa Majesté ne l’adoptait pas, il donnerait sa démission. »

il fallait d’abord entraver et paralyser les efforts et les intrigues auxquelles se livrait le prince d’Augustenbourg pour faire aboutir sa candidature. L’invasion du Schleswig par l’armée prussienne lui porta un coup dont elle ne se releva plus. Le candidat, durement évincé, dut renoncer à voir se réaliser ses espérances. De cette déconvenue, il avait gardé le plus amer souvenir. Il était mort en 1869 sans s’être reconcilié avec la Prusse. Son fils, le duc Frédéric, héritier de son ressentiment, avait continué à bouder la cour de Potsdam. Vivant tantôt dans ses domaines, tantôt en Angleterre où l’appelait souvent l’amitié de la reine Victoria à laquelle il était apparenté par sa femme née princesse de Hohenlohe-Langebourg, il ne venait jamais à Berlin. Il avait cinq enfans, dont quatre filles. L’aînée allait atteindre sa vingt-deuxième année sans avoir été demandée en mariage, ce qui pouvait aisément s’expliquer, car elle ne rachetait pas par la beauté la médiocrité de sa fortune. Ceux qui la connaissaient disaient d’elle : » Elle n’est pas jolie, mais elle est charmante, » ce qui eût été vrai, si le charme de la femme résidait uniquement dans la possession des vertus bourgeoises qui peuvent s’exercer au foyer domestique, sans cependant l’embellir ni lui donner d’éclat. Elle avait donc vécu jusque là assez ignorée, lorsque, au commencement de 1880, on annonça son prochain mariage avec le prince Guillaume, petit-fils de l’Empereur, destiné à succéder à son père le kronprinz Frédéric.

Ce jeune homme avait un an de moins que la princesse qu’on lui destinait. Il ne s’était distingué jusque là que par des escapades d’adolescent, des travers de caractère et des actes d’indiscipline filiale qui provoquaient parfois entre ses parens et lui des scènes regrettables ; mais rien n’annonçait dans sa conduite ce qu’il serait plus tard. On le considérait comme un grand enfant, comme un garçon insignifiant séparé de la couronne pour longtemps encore. Son grand-père ne paraissait pas prêt à quitter la vie ; la maladie dont devait mourir son père ne s’était pas déclarée, et Bismarck n’avait pas encore mis la main sur lui.

Le mariage qui allait lui créer de nouveaux devoirs avait été préparé de longue main par la princesse impériale à l’instigation de sa mère, la reine Victoria. On racontait qu’elle l’avait imposé à son mari dont elle s’était servie, ainsi que de l’impératrice Augusta, pour vaincre la résistance de l’Empereur. Le chancelier n’y avait fait aucune objection. Il lui suffisait que l’Allemagne destinée déjà à avoir un jour pour impératrice une Anglaise, ne fût pas exposée à subir deux fois de suite « le même danger. » Quant au prince d’Augustenbourg, la perspective de l’avenir magnifique et inespéré qui s’offrait à sa fille aînée avait eu raison de ses vieux ressentimens. Sa rancune se dissipait, on le revit à Berlin, transformé, reconcilié, et ce fut là sans doute le motif qui détermina l’Empereur à consentir à une union bien au-dessous de celles auxquelles pouvait prétendre la famille impériale. Du reste, la reine Victoria avait appelé à Windsor son petit-fils, et les initiés racontaient qu’après avoir passé quinze jours chez sa grand’mère auprès de la jeune fille qu’on lui destinait, le prince Guillaume était rentré à Berlin « très amoureux. »

La princesse ne tarda pas à y venir avec sa famille et, le 2 février 1880, les fiançailles étaient célébrées à Potsdam, au château de Babelsberg, dans l’intimité, et annoncées aussitôt officiellement par le ministre de la maison aux convives du grand diner donné par l’Empereur pour fêter cet événement.

« Un instant après, raconte Hohenlohe dans ses Mémoires, les souverains paraissaient. L’Empereur conduisait la fiancée fraîche et gracieuse et lui fit faire le tour des dignitaires. La fiancée fit la meilleure impression. Le Kronprinz se plaignit à moi du peu de faveur que ces fiançailles avaient rencontrée auprès des autres princes et princesses de Prusse. »

Ce n’est pas seulement par eux qu’elles étaient accueillies et commentées sans bienveillance. Les journaux objectaient aigrement que cette alliance ne faisait pas honneur à la Prusse. La famille de la fiancée était obscure, sans illustration d’aucune sorte ; elle avait même des parens très modestes, et notamment un médecin de Kiel. C’était une dynastie déchue, oubliée, n’avant jamais manifesté qu’antipathie à l’Empire. Ces critiques eurent d’abord pour effet de rendre le mariage impopulaire, mais bientôt, on les oubliait. Lorsque le 27 février 1881, les jeunes époux firent leur entrée dans Berlin, ils furent acclamés, (lisent les comptes rendus de la solennité, par les cent mille spectateurs qui s’étaient portés sur leur passage. Une fois de plus, Guillaume Ier avait lieu de se féliciter, puisque le mariage de son petit-fils lui ramenait satisfait et même comblé un mécontent de la veille. Maintenant, parmi les princes de l’empire, plus ou moins victimes des événemens de 1850, il n’en restait qu’un, le duc de Cumberland, qui parût résolu à ne pas se réconcilier.

On sait qu’il a persévéré dans cette attitude jusqu’en 1913. Durant cette longue période, il a vécu tantôt en Angleterre, tantôt en Autriche, dans une intimité familiale où l’affection de sa femme payée de retour et l’influence qu’elle exerçait sur lui, auraient suffi à le dédommager des malheurs de sa maison, si la mort de son fils aîné, ne les avait aggravés, en vouant le père, et la mère surtout à une douleur inconsolable. A l’improviste, éclatait en Europe la nouvelle que leur second fils, devenu duc de Brunswick par le trépas de l’aîné, allait épouser la princesse Victoria-Louise de Prusse, fille unique de Guillaume II, empereur d’Allemagne.

Nous ne savons rien des négociations qui avaient précédé cet événement, si ce n’est qu’il était dû à l’initiative du grand-duc de Bade et que ce prince y avait pris la part la plus active. Jusqu’à ce jour, à Vienne, le duc de Cumberland s’était montré fort empressé auprès des représentans de l’Entente. Il les recevait, allait les voir, paraissait attacher du prix à ces relations.

« Il est sans prestige, écrit alors un voyageur qui passait quelques semaines en Autriche, mais bien intentionné, d’une simplicité d’allures qui impose la sympathie. Sa femme, la princesse Thyra, atteste plus que lui qu’elle est de race royale. Grâce à la vive passion qu’elle lui a inspirée et que l’âge n’a pas refroidie, elle l’a toujours dominé. Déprimée maintenant par son deuil de mère, elle fait effort pour reparaître dans les salons et, par affabilité, surmonter sa tristesse. Belle silhouette de reine sans couronne, vieillie prématurément par le chagrin. Je n’ai recueilli de sa bouche aucune parole qui mérite d’être retenue. »

Le mariage du jeune duc de Brunswick une fois résolu, les visites du père dans le monde diplomatique semblaient dictées par un besoin d’expliquer sa renonciation à son attitude de protestation et presque de s’en excuser. D’une manière générale, on trouvait naturel que les brillantes perspectives ouvertes à son fils et le souci de son bonheur à venir eussent eu raison d’une rancune plus que trentenaire, condamnée fatalement, par la complète prussification du Hanovre, à rester platonique et sans profit pour les héritiers de Georges V. Rappelons, d’ailleurs, que si le jeune duc de Brunswick s’alliait à la famille impériale, c’est que sa mère y avait consenti.

Le mariage eut lieu à Berlin le 23 février 1913, avec une pompe inaccoutumée dont la présence de l’empereur de Russie, du roi et de la reine d’Angleterre, et de tous les souverains allemands, relevait l’éclat. Pendant quatre jours que durèrent les fêtes, les rues de la capitale furent remplies d’une foule curieuse de voir passer les princes et qui, contrairement à ses habitudes, saluait de ses acclamations la famille impériale. Le discours que prononça Guillaume II au diner qui suivit le mariage et que les journaux ont alors publié, trahit la vivacité du sentiment que le père éprouvait en se séparant de sa fille. Elle était son enfant gâtée. Seule, elle avait la liberté que n’eût osé prendre sa mère d’entrer dans le cabinet de l’Empereur lorsqu’il délibérait avec ses ministres. Pendant la cérémonie du mariage, son émotion parut aux spectateurs encore plus marquée que celle de l’Impératrice ; elle ne fut égalée que par celle du duc de Cumberland. Les deux princes n’étaient pas seulement touchés dans leurs sentimens de famille ; c’était aussi l’oubli jeté sur les événemens de 1866, la réconciliation de la maison des Guelfes avec la maison des Hohenzollern, l’acceptation de la spoliation dont la première avait été la victime quarante-sept ans plus tôt et l’assentiment donné par elle à l’annexion du Hanovre à la Prusse. Au surplus, ne semblait-il pas que tous les anciens adversaires se fussent donné rendez-vous à Berlin ! Les souverains danois, descendans de Christian IX, avaient tenu à honneur de participer à la joie de la famille impériale : ils s’étaient fait représenter par le fils du prince Waldemar. Ne nous étonnons donc pas que Guillaume II ait alors considéré ce mariage comme l’acte le plus politique de son règne. A la soirée de gala qui, au cours des fêtes, eut lieu à l’Opéra, on le vit prendre la main d’une vieille amie de sa famille qui le félicitait et on l’entendit lui dire : « C’est un grand fait historique. »

On avait remarqué la présence du duc de Mecklenbourg, régent du duché, parmi les invités, présence qui eût été incorrecte si sa régence n’eût pas été au moment de prendre fin. A cet égard, les décisions étaient arrêtées déjà et, quelques semaines plus tard, le gendre de l’Empereur, en faveur duquel le duc de Cumberland avait abdiqué, était proclamé duc régnant de Brunswick, et sa femme prenait rang parmi les souveraines des Etats confédérés.

Quand on rapproche l’événement que Guillaume II appelait un « grand fait historique » d’autres événemens qui devaient se produire à dix-huit mois de là et déchaîner par tout l’univers les calamités les plus tragiques, on est conduit à se demander s’il ne les prévoyait pas et si, sous les émotions du père de famille dont, chez tout autre que chez ce grand comédien, l’éloquence de la parole et le tremblement de la voix eussent attesté la sincérité, si sous ces dehors pacifiques ne couvaient pas déjà les desseins criminels que la postérité lui reprochera. Assurément, il attachait un grand prix à écarter de lui tous les soupçons. La Gazette de l’Allemagne du Nord, obéissant aux inspirations de la Wilhelmstrasse et prenant acte de la présence du roi d’Angleterre et de l’empereur de Russie aux fêtes du mariage, écrivait : « Elle est provoquée par un événement de caractère familial ; mais elle n’en est pas moins la preuve que l’Europe peut y trouver l’espoir que l’horizon politique s’éclaircit. » Était-ce là autre chose qu’un mot et suffit-il pour nous empêcher de croire que l’Empereur songeait à la guerre ? On était en février et le 4 novembre suivant, il déclarait au roi des Belges qu’elle ne pouvait plus être évitée.

On peut alléguer que huit mois sont plus que suffisans pour modifier une conviction et que l’opinion exprimée en novembre ne prouve rien contre la sincérité de celle de février. Mais le 1er janvier précédent, à la réception du corps diplomatique, modifiant vis-à-vis de M. Jules Cambon son attitude bienveillante et allègre du 1er janvier 11112, témoignage éclatant de sa satisfaction d’avoir vu se régler pacifiquement l’affaire d’Agadir, il lui avait dit d’un ton sévère : « Monsieur l’ambassadeur, voilà vingt ans que je tends la main à la France et qu’elle me la refuse. »

Ne semble-t-il pas que ce langage fût gros de menaces et sentît la poudre ? Est-il illogique de l’interpréter comme la preuve que la guerre hantait déjà cette tête tour à tour impulsive, calculatrice et ténébreuse ? Si telle est la vérité, n’a-t-on pas le droit d’en conclure que le « grand fait historique » le réjouissait parce qu’il faisait disparaître de l’Allemagne le dernier champion du particularisme, et qu’il pouvait désormais se jeter dans la guerre avec la certitude de n’avoir plus d’ennemi parmi les princes de l’Empire ? Ce n’est là qu’une hypothèse. Mais avec un dissimulateur tel que lui, toutes les hypothèses sont permises.

Quant au duc de Cumberland, sa soumission à l’Allemagne, son renoncement à ses droits sur le Hanovre et la restitution du duché de Brunswick à son fils ont dramatisé sa destinée en le séparant de sa famille anglaise et en lui fermant la Grande-Bretagne, en des conditions particulièrement cruelles. Le Cabinet Asquith avait préparé un projet de loi qui lui retirait, en même temps qu’au duc d’Albany, le siège qu’il occupait à la Chambre des Pairs en qualité de membre de la maison royale d’Angleterre. Jusqu’à ce jour, il n’y a pas été donné suite, mais les deux princes ont été rayés de la liste des chevaliers de la Jarretière, et leurs bannières ont cessé de flotter dans la chapelle Saint-George, à Windsor, où se tiennent les chapitres de l’ordre.

Le mari de la princesse Thyra a fixé en Autriche leur résidence définitive. Ils y vivent en famille dans un palais voisin de Schœnbrunn, avec un minimum de protocole, parmi les restes somptueux du trésor des Guelfes, abondante vaisselle d’or, meubles énormes en argent massif, vitrines surchargées d’objets d’art d’un prix inestimable. Mais il est vraisemblable que ces richesses ne les consolent pas de n’être plus que des exilés et d’être devenus, dans la personne de leur fils, les complices des forfaits de Guillaume II et de François-Joseph.


ERNEST DAUDET.

  1. Parmi ceux qui cédèrent à ces offres figure le comte de Munster qui fut ensuite ambassadeur d’Allemagne, d’abord à Londres, puis à Paris où il résida en cette qualité de 1886 à 1901. Tombé en disgrâce, il fut rappelé à l’improviste. Un de ses amis s’étant étonné que l’Empereur eût oublia ses services, le comte de Munster répondit : « Oui, l’Empereur les a oubliés ; mais Dieu n’a pas oublié le renégat. »