Aurora Floyd/11
CHAPITRE XI
Au château d’Arques.
Après cette entrevue avec Floyd, Mellish se mit tout à fait à son aise dans la petite société de Leamington. Personne n’aurait pu être plus tendre, plus respectueux, plus infatigable, et plus dévoué pour le vieillard affligé. Il eût fallu qu’Archibald fût moins qu’humain pour ne pas répondre de quelque façon à ce dévouement. Aussi doit-on peu s’étonner qu’il s’attachât très-vivement à l’adorateur de sa fille. Si Mellish eût été le disciple le plus astucieux de Machiavel, au lieu d’être le plus franc et le plus candide des êtres, je ne pense pas qu’il eût pu adopter un plus sûr moyen de se créer des droits à la reconnaissance d’Aurora que l’affection qu’il témoignait à son père. Et cette affection était d’aussi bon aloi que toute autre chose émanant de cette nature ingénue. Comment pouvait-il faire autrement que d’aimer le père d’Aurora ? C’était son père. Il avait un titre souverain au dévouement de l’homme qui l’aimait, elle ; qui l’aimait, comme John, sans réserve, sans douter de rien, en véritable enfant ; de l’amour aveugle, confiant, que l’enfant ressent pour sa mère. Il peut exister des femmes meilleures que cette mère ; mais qui le fera croire à l’enfant ?
Mellish ne pouvait discuter en lui-même sa passion, ainsi que Bulstrode l’avait fait. Il ne pouvait se séparer de son amour, ni raisonner avec son extravagante folie. Comment pouvait-il se détacher de ce qui était lui-même, plus que lui-même, un autre lui-même plus divin ? Il ne faisait aucune question sur la vie passée de la femme qu’il aimait. Il ne cherchait jamais à connaître le secret du départ de Talbot de Felden. Il la voyait belle, séduisante, parfaite, et l’acceptait comme un fait considérable, prodigieux, comme la lune et les étoiles répandant leur lumière sur les parterres rustiques et les allées garnies d’espaliers, pendant les nuits embaumées du mois de juin.
Ainsi cette société tranquille coulait lentement et dans un calme monotone des jours paisibles. Aurora portait son fardeau en silence ; elle supportait sa peine avec le noble courage particulier aux riches organisations comme la sienne ; et personne ne savait si le serpent avait été arraché de son sein, ou s’était fait une demeure permanente dans son cœur. Les soins les plus diligents du banquier ne pouvaient approfondir ce mystère féminin, mais il y avait des moments où Floyd osait espérer que sa fille était en paix, et que Bulstrode était presque entièrement oublié. En tout cas, il était sage de se tenir loin de Felden : aussi Floyd proposa-t-il à sa fille et à Mme Powell un voyage en Normandie. Aurora y consentit, avec un tendre sourire et en serrant doucement la main de son père. Elle devina le motif du vieillard, et reconnut l’amour vigilant qui cherchait à l’éloigner du théâtre de son chagrin. Mellish, qui n’avait pas été invité à être de la partie, tomba dans un tel transport lorsqu’on lui en parla, qu’il aurait fallu avoir le cœur bien dur pour refuser son escorte. Il connaissait, disait-il, chaque coin de la Normandie, et il promettait d’être extrêmement utile à Floyd et à sa fille, ce qui semblait fort douteux, vu que c’était en assistant aux steeple-chases de Dieppe qu’il avait appris ce qu’il connaissait de la Normandie, et que sa science dans la langue française était fort limitée. Mais, malgré tout cela, il s’arrangea pour tenir sa parole. Il alla à Londres et engagea un courrier accompli, qui conduisit la petite société d’une ville dans un village, d’une église à des ruines, et qui pouvait toujours trouver des chevaux de relais normands pour les énormes voitures de voyage du banquier. Les voyageurs allèrent d’endroits en endroits jusqu’à ce que de légères teintes roses revinssent animer d’éclairs passagers les joues d’Aurora. Le chagrin est terriblement égoïste. Je crains que Mlle Floyd n’ait pris jamais en considération les ravages dont le noble et honnête cœur de Mellish pouvait être victime. J’ose affirmer que si elle avait jamais réfléchi à cela, elle aurait pensé qu’un habitant du comté d’York, aux larges épaules et ayant six pieds de haut, ne pouvait jamais souffrir sérieusement d’une passion comme l’amour. Elle s’accoutumait à sa société ; elle s’accoutumait à avoir son bras robuste tout prêt pour s’appuyer dessus quand elle était fatiguée ; elle s’accoutumait à lui faire porter son album, ses châles et son pliant ; elle s’accoutumait à se faire servir fidèlement à chaque occasion par lui, qui était aux petits soins pour elle toute la journée ; elle recevait ses hommages comme une chose toute naturelle ; mais en les acceptant tacitement, elle le rendait souverainement heureux, mais d’un bonheur dangereux.
On était à la moitié de septembre, lorsqu’ils pensèrent à s’en retourner en Angleterre ; ils s’arrêtèrent quelques jours à Dieppe, où il y avait de nombreux baigneurs, et où l’établissement des bains était tout brillant de lanternes de couleur et retentissait de concerts incessants.
Les premiers jours de l’automne resplendissaient de leur beauté embaumée. Une année s’était presque entièrement écoulée depuis que Bulstrode avait fait à Aurora cet adieu qui, dans un sens du moins, devait être éternel. Aurora et Talbot pouvaient, il est vrai, se rencontrer encore ; mais les deux fiancés, qui s’étaient séparés dans la petite chambre de Felden, ne pouvaient jamais être rien l’un pour l’autre. Entre eux il y avait la mort et la tombe.
Peut-être quelques pensées de ce genre avaient-elles place dans l’esprit d’Aurora, au moment où elle s’assit ayant Mellish à côté d’elle, et qu’elle jeta les yeux sur le paysage varié du haut de la colline sur laquelle les ruines du château d’Arques élèvent encore un fier souvenir d’un temps qui n’est plus. Je ne suppose pas que la fille du banquier s’inquiétât beaucoup de Henri IV ou de toute autre célébrité morte et trépassée qui ait laissé la trace de son nom sur ce sol. Elle savourait tranquillement la pureté parfaite et la douce mollesse de l’air, l’azur foncé du ciel sans nuage, et admirait les bois étendus, les plaines fertiles, les vergers dont les arbres étaient surchargés de fruits vermeils, les petits ruisseaux, les chaumières blanches, à l’apparence de villas, les jardins épars, dispersés sur le superbe panorama déployé à ses pieds. Arrachée à la douleur par l’extase sensuelle que nous puisons dans la nature, et découvrant pour la première fois en elle-même un vague sentiment de bonheur, elle commençait à s’étonner de survivre depuis tant de mois à son chagrin.
Pendant ces longs et fastidieux mois, elle n’avait jamais entendu parler de Bulstrode ; tout aurait pu lui survenir sans qu’elle l’eût su. Il aurait pu se marier ; il aurait pu choisir une fiancée plus fière et plus digne de lui pour partager son nom altier. Elle pourrait le rencontrer à son retour en Angleterre avec cette femme plus heureuse qu’elle appuyée sur son bras. Quelque bon ami dirait-il à la fiancée combien Talbot avait aimé et recherché la fille du banquier ? Aurora s’aperçut qu’elle avait pitié de cette femme plus heureuse qu’elle, qui, après tout, ne possèderait que le second amour de ce cœur orgueilleux, le pâle reflet d’un soleil qui s’était couché, la faible lueur d’un feu expirant après l’extinction de la grande flamme. On lui avait fait un lit avec des châles et des couvertures de voyage, étendus sur une chaise rustique, car elle était encore loin d’être forte, et elle était couchée à la brillante clarté du soleil de septembre, regardant le beau paysage, et écoutant le bourdonnement des scarabées et le cri des cigales sur le gazon uni.
Son père était allé à quelque distance avec Mme Powell, qui explorait toutes les crevasses et toutes les fentes des ruines avec la persévérance particulière aux gens habitués aux banalités ; mais le fidèle Mellish ne bougeait jamais d’à côté d’elle. Il observait son visage plongé dans la méditation, essayant d’en lire le secret, essayant de puiser un rayon d’espérance dans une expression qu’il pouvait y surprendre par hasard. Ni lui ni elle ne savaient depuis combien de temps il la contemplait ainsi, lorsque, se tournant pour lui parler du paysage qui se déroulait à ses pieds, elle le trouva à ses genoux, la suppliant d’avoir pitié de lui, de l’aimer, ou de le laisser l’aimer : ce qui était à près la même chose.
— Je ne m’attends pas à ce que vous m’aimiez, Aurora, dit-il d’un ton passionné ; — comment m’aimeriez-vous ? Qu’y a-t-il chez un gros garçon gauche comme moi pour mériter votre amour ? je ne demande pas cela. Je vous demande seulement de me laisser vous aimer, de me laisser vous adorer, comme les gens que vous voyez ici s’agenouiller dans les églises adorent leurs saints. Vous ne me repousserez pas, n’est-ce pas, Aurora, parce que je prétends oublier ce que vous m’avez dit en ce jour cruel à Brighton ? Vous n’auriez jamais souffert que je restasse si longtemps avec vous, et que je fusse si heureux, si vous aviez eu l’intention de me repousser à la fin ! Vous n’auriez jamais pu être si cruelle !
Mlle Floyd le regarda, et son visage trahit une terreur subite. Qu’était-ce ? Qu’avait-elle fait ? Encore du mal, encore un malheur ! Sa vie devait-elle être une suite perpétuelle de mauvaises actions ? Devait-elle donc toujours affliger de braves cœurs ? Ce Mellish devait-il être une nouvelle victime de sa folie ?
— Oh ! pardonnez-moi ! — s’écria-t-elle, — pardonnez-moi ! je n’ai jamais pensé…
— Vous n’avez jamais pensé que chaque jour passé à vos côtés doit rendre plus cruelle et plus poignante la douleur de se séparer de vous. Ô Aurora, les femmes devraient penser à ces choses ! Éloignez-moi de vous, et que deviendrais-je ?… un pauvre être, bon à rien de mieux qu’à s’occuper de courses et de paris ; un être désolé, indifférent à tout, prêt à malfaire à la première occasion qui m’y entraînera ; méprisable aux yeux d’autrui et à mes propres yeux. Vous devez avoir vu de ces hommes-là, Aurora, des hommes dont la jeunesse sans tâche promettait un âge mûr honorable, mais qui changent tout à coup et s’en vont à leur perte en quelques années de folle dissipation. Neuf fois sur dix une femme est la cause de ce changement subit. Je mets ma vie à vos pieds, Aurora ; je vous offre plus que mon cœur… je vous offre ma destinée. Disposez-en à votre gré.
Dans son agitation, il se leva et marcha à quelques pas d’elle. Les créneaux recouverts d’herbe fuyaient en pente à ses pieds ; un fossé extérieur et un fossé intérieur étaient béants au-dessous de lui, au fond d’un talus escarpé. Quel endroit convenable pour un suicide, si Aurora refusait d’avoir pitié de lui ! Le lecteur doit convenir qu’il avait usé de beaucoup d’artifice en adressant la parole à Mlle Floyd. Son appel avait pris la forme d’une accusation plutôt que d’une prière, et il avait fait exactement comprendre à cette pauvre fille la responsabilité qu’elle encourrait en le repoussant. Et cela, il faut l’avouer, est une bassesse dont les hommes se rendent souvent coupables dans leur conduite à l’égard des femmes.
Mlle Floyd leva les yeux sur son amant avec un sourire calme et presque triste.
— Asseyez-vous là, monsieur Mellish, — dit-elle, en lui indiquant un pliant à côté d’elle.
John prit le siège qu’on lui désignait, de l’air d’un prisonnier qui prend place au banc des accusés pour répondre à une accusation capitale.
— Vous dirai-je un secret ?… demanda Aurora, regardant avec compassion son visage pâle.
— Un secret ?…
— Oui, le secret de ma séparation d’avec M. Bulstrode. Ce n’est pas moi qui l’ai congédié de Felden ; c’est lui qui a refusé de remplir son engagement avec moi…
Elle parlait lentement, à voix basse, comme s’il lui était pénible de prononcer des paroles qui révélaient une si profonde humiliation.
— Il vous a refusée ! s’écria Mellish, se levant, rouge de fureur, comme s’il eût voulu courir chercher Bulstrode pour le châtier.
— Oui, John, et il avait le droit d’agir ainsi, — répondit Aurora gravement. — Vous auriez agi de même.
— Ô Aurora !… Aurora !…
— Vous agiriez de même. Vous êtes homme de bien comme lui, pourquoi auriez-vous un sentiment d’honneur moins prononcé que le sien ? Il s’est élevé entre M. Bulstrode et moi une barrière qui nous a séparés pour toujours. Cette barrière, c’est un secret.
Elle lui parla alors de l’année de sa jeunesse dont elle ne pouvait rendre compte, et comment Talbot avait insisté pour avoir une explication qu’elle avait refusé de lui donner.
John l’écouta d’un air pensif, qui se changea en un rayonnement, lorsqu’elle se tourna vers lui et lui dit :
— Comment auriez-vous agi en pareil cas, monsieur Mellish ?
— Comment j’aurais agi, Aurora ?… j’aurais eu confiance en vous. Mais je puis faire une meilleure réponse à votre question, Aurora. Je puis y répondre en vous réitérant la prière que je vous ai adressée il y a cinq minutes. Soyez ma femme.
— Malgré ce secret ?
— Malgré cent secrets ! Je ne pourrais vous aimer comme je le fais, Aurora, si je ne croyais pas que vous fussiez la meilleure et la plus pure des femmes. Je ne peux pas croire cela un instant, puis douter de vous l’instant d’après. Je remets ma vie et mon honneur en vos mains. Je ne les confierais pas à la femme que je pourrais insulter par un doute.
Pendant qu’il parlait, son beau visage saxon rayonnait d’amour et de franchise. Tout son dévouement patient, auquel elle avait été si longtemps sans faire attention ou qu’elle avait accepté comme une chose toute naturelle, revint à l’esprit d’Aurora. Ne méritait-il pas une récompense, une compensation en retour de tout cela ? Mais il y avait quelqu’un qui lui était plus proche et plus cher, plus cher que Bulstrode même ne l’avait jamais été, et cette personne, c’était le vieillard à cheveux blancs qui se promenait dans les ruines, de l’autre côté de la plate-forme.
— Mon père sait-il cela, monsieur Mellish ? — demanda-t-elle.
— Oui, Aurora. Il m’a promis de m’accepter pour fils ; et Dieu sait que j’essayerai de mériter ce nom. Ne me laissez pas vous affliger, Aurora. Je sais tout à présent. Vous, vous savez que je vous aime encore, que j’espère encore. Laissez le temps faire le reste.
Elle lui tendit les deux mains avec un sourire mêlé de larmes. Il prit ses deux petites mains dans les siennes qui étaient si larges, et se pencha pour les baiser respectueusement.
— Vous avez raison, — dit-elle ; — que le temps fasse le reste. Vous êtes digne de l’amour d’une femme meilleure que moi, John ; mais, avec l’aide de Dieu, je ne vous donnerai jamais sujet de regretter la confiance que vous avez en moi.