Lachenal & Ritter (p. 7-11).


PRÉFACE DE L’ÉDITEUR


Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, n’a pas trente-trois ans lorsqu’il connaît, le 23 février 1841, une première crise de folie. Le 9 novembre, il écrit à Mme Alexandre Dumas :


« Il [Dumas] vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même et je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier. L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens, dont je n’ai jamais manqué. Au fond, j’ai fait un rêve très amusant, et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui. Mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m’a laissé sortir et vaguer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre et même à ma véracité. Avoue ! avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs et appelée indifféremment théomanie ou démonomanie dans le Dictionnaire médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’Apocalypse, dont je me flattais d’être l’un ! Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit divin. »


En 1852, Gérard de Nerval se plaint de douleurs à la tête. Au printemps de 1853, il est soigné dans la clinique du docteur Dubois pour cyclothymie ; il en sort pour reprendre ses promenades à travers Paris et le Valois. Le 15 août, Sylvie paraît dans la Revue des Deux Mondes et, le 27, Nerval est interné dans la maison de santé du docteur Blanche à Passy. Les crises de délire violent succèdent aux moments de répit. Dans sa chambre, qui donne sur le jardin, au milieu des objets et meubles personnels dont il a pu s’entourer, il commence à écrire Aurélia. En décembre, le sonnet El Desdichado paraît dans Le Mousquetaire :

Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

En janvier 1854 paraissent Les Filles du Feu. Le 27 mai, Gérard de Nerval quitte la maison du docteur Blanche pour un dernier voyage en Allemagne ; il réintègre « sa chambre » au début du mois d’août et termine Aurélia, dont la première partie paraît le 1er janvier 1855 dans la Revue de Paris (il en a corrigé les épreuves). Le 26 janvier à l’aube, on trouve Nerval pendu dans un recoin de la rue de la Vieille-Lanterne. Quelques jours plus tard, le 15 février, paraît la seconde partie d’Aurélia, avec des « lacunes qu’il avait l’habitude de faire disparaître sur les épreuves », précise la revue. C’est ce texte de la Revue de Paris que nous publions ici, sans les retouches et ajouts de l’édition posthume de Gautier et Houssaye. Signalons que Les Manuscrits d’Aurélia ont été publiés en fac-similé par Jean Richer, Les Belles-Lettres, en 1972. « Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître les secrets. » Le récit, magnifique, est précis, limpide et parfaitement organisé. L’écriture frappe par sa sobre beauté, son élégance, sa netteté. Dans Aurélia, Nerval tourne le dos aux procédés du romantisme, et c’est à la source du rêve et de sa déraison qu’il puise les éléments de la création poétique. Démarche moderne, qui conduisit André Breton et Philippe Soupault à envisager de nommer leur mouvement surnaturalisme. Œuvre exceptionnelle sur tous les plans, troublante histoire d’une folie lucide, quête spirituelle de l’esprit divin, perdu et retrouvé, et quête de la femme aimée dans une descente aux enfers, Aurélia est tout cela, qui enthousiasma les surréalistes. C’est la proclamation du Voyant qui, avant Rimbaud, découvre, explore et libère l’inconnu, l’Autre, les autres Je car Je est triple, pour tenter de les rejoindre et dépasser ainsi son destin.

« …Je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper. […] Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. […] Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leur appartient, et c’est là que nous devons nous retrouver ! »

À la suite d’Aurélia, le lecteur trouvera Un Roman à Faire, texte publié dans la revue La Sylphide le 24 décembre 1842, sans nom d’auteur. Les six lettres d’amour qu’il présente sont proches des « lettres à Aurélia » publiées par Gautier et Houssaye dans l’édition posthume, sous le titre Le Rêve et la Vie. L’une d’elles avait d’ailleurs été utilisée par Nerval dans l’Octavie des Filles du Feu. On peut en conclure raisonnablement que ce Roman à Faire est bien l’œuvre de Nerval. Nous reproduisons aussi, en fin de l’ouvrage, la version Sardou des Lettres à Aurélia, publiée en octobre 1902 dans La Nouvelle Revue. Elle se compose de dix-huit lettres de Gérard de Nerval adressées (?) à l’actrice Jenny Colon, dont il s’était épris en 1835, qui se maria trois ans plus tard et mourut en 1842. Cette version, la plus complète, présente quelques répétitions et des variantes par rapport à la version Gautier et Houssaye et aux lettres manuscrites de l’ancienne collection Lovenjoul.