Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CCIV. Pour l’Épiphanie. VI. La pierre angulaire

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CCIV. POUR L’ÉPIPHANIE. VI. LA PIERRE ANGULAIRE.

ANALYSE. – Déjà le jour même de Noël les Juifs s’étaient attachés au Sauveur ; c’est aujourd’hui le tour des Gentils, représentés par les Mages. Ainsi s’accomplit la prophétie qui montre Jésus-Christ comme la pierre angulaire où viennent s’unir les Juifs et les Gentils. S’il est dit que les Juifs ont rejeté cette pierre, c’est qu’il y avait au sein de ce peuple deux partis figurés par le patriarche Jacob, que l’Écriture nous représente comme étant à la fois boiteux et comblé des bénédictions divines.

1. Nous célébrions, il y a quelques jours, la naissance du Seigneur ; nous célébrons aujourd’hui son Epiphanie, expression d’étymologie grecque qui signifie manifestation, et qui rappelle ces mots de l’Apôtre : « Il est grand sans aucun doute le mystère de piété qui s’est manifesté dans la chair[1] ». Il y a donc deux jours où le Christ s’est manifesté. Dans l’un il a quitté, comme homme, le sein de sa Mère, lui qui est éternellement, comme Dieu, dans le sein de son Père. C’est à la chair qu’il s’est montré alors, puisque la chair ne pouvait le voir dans sa nature spirituelle. Au jour donc de sa naissance il a été contemplé par des bergers de la Judée ; et aujourd’hui, le jour de son Épiphanie ou de sa manifestation, il a été adoré par des Mages de la Gentilité. Aux uns il fut annoncé par des anges, aux autres par une étoile ; et comme les anges habitent le ciel et que les astres en sont l’ornement, on peut dire qu’aux bergers et aux Mages les cieux ont raconté la gloire de Dieu.

2. C’est que pour les uns et les autres venait d’apparaître la pierre angulaire, « afin de fonder sur elle, comme s’exprime l’Apôtre, les deux peuples dans l’unité de l’homme nouveau, d’établir la paix, de les changer tous deux en les réconciliant avec Dieu par le mérite de la croix, pour en former un seul corps ». Qu’est-ce en effet qu’un angle, sinon ce qui sert à lier deux murs qui viennent de directions différentes et qui se donnent là comme le baiser de paix ? La circoncision et l’incirconcision ; en d’autres termes, les Juifs et les Gentils étaient ennemis entre eux, à cause de la diversité, de l’opposition même qu’établissaient, d’une part le culte du seul vrai Dieu, et d’autre part le culte d’une multitude de faux dieux. Ainsi les uns étaient rapprochés, les autres éloignés de lui ; mais il a attiré à lui les uns comme les autres « en les réconciliant avec Dieu pour former un seul corps, détruisant en lui-même leurs inimitiés, comme ajoute immédiatement l’Apôtre. Il a aussi, en venant, annoncé la paix et à vous qui étiez éloignés, et à ceux qui étaient près de lui ; car c’est par lui que nous avons accès les uns et les autres auprès du Père dans un même Esprit[2] ». N’est-ce pas mettre en quelque sorte sous nos yeux ces deux murs qui partent de points opposés et ennemis ; puis cette pierre angulaire, Jésus Notre-Seigneur, auquel se rattachent les deux ennemis et en qui ils font la paix ? Je veux parler ici des Juifs et des Gentils qui ont cru en lui et à qui il semble qu’on ait dit : Et vous qui êtes près, et vous qui êtes loin, « approchez de lui, et soyez éclairés, et vous n’aurez point la face couverte de confusion[3] ». Il est écrit d’ailleurs : « Voici que je pose en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse ; et quiconque aura foi en elle ne sera point confondu[4] ». Les cœurs dociles et soumis sont venus des deux côtés, ils ont fait la paix et mis fin à leurs inimitiés ; les bergers et les Mages ont été comme les prémices de ce mouvement. C’est en eux que le bœuf a commencé à connaître son maître et l’âne l’étable de son Seigneur[5]. Celui de ces deux animaux qui a des cornes représente les Juifs, à cause des deux branches de la croix qu’ils ont préparée au Sauveur ; et celui qui a de longues oreilles rappelle les Gentils desquels une prophétie disait : « Le peuple que je ne connaissais point m’a obéi, il m’a prêté une oreille docile[6] ». Quant au Maître du bœuf et de l’âne, il était couché dans la crèche et semblait servir aux deux animaux une même nourriture. C’était donc la paix et pour ceux qui étaient loin et pour ceux qui étaient près. Aussi les bergers d’Israël, qui étaient tout près, se présentèrent au Christ le jour même de sa naissance, ils le virent et tressaillirent de bonheur ce jour-là. Plus éloignés, les Mages de la Gentilité n’arrivèrent à lui qu’aujourd’hui, plusieurs jours après sa naissance ; aujourd’hui seulement ils le virent et l’adorèrent. Ne devions-nous donc pas, nous qui sommes l’Église recrutée parmi les Gentils, célébrer solennellement ce jour où le Christ s’est manifesté aux prémices de la Gentilité, comme nous célébrons solennellement aussi cet autre jour où il est né parmi les Juifs, et consacrer par une double fête la mémoire de si imposants mystères ?

3. Quand on se rappelle ces deux murailles de la Judée et de la Gentilité qui viennent s’unir à la pierre angulaire pour y conserver l’unité d’esprit dans le lien de la paix[7], on ne doit pas s’étonner de voir le grand nombre des Juifs réprouvés. Parmi eux étaient des architectes, c’est-à-dire des hommes qui prétendaient être docteurs de la loi ; mais, comme s’exprime l’Apôtre, « ils ne comprenaient ni ce qu’ils disaient, ni ce qu’ils affirmaient[8] », Cet aveuglement d’esprit leur fit rejeter la pierre placée au sommet de l’angle[9] ; cette pierre, néanmoins, ne serait pas la pierre angulaire si par le ciment de la grâce elle n’unissait dans la paix les deux peuples d’abord opposés. Ne voyez donc point dans la muraille formée par Israël les persécuteurs et les assassins du Christ, ces hommes qui ont renversé la foi sous prétexte d’affermir la loi, qui ont rejeté la pierre angulaire et attiré la ruine de leur infortunée patrie. Ne pensez pas à ces Juifs répandus en si grand nombre dans tout pays pour rendre témoignage aux saints livres qu’ils portent partout sans les comprendre. Ils sont pour ainsi dire la jambe boiteuse de Jacob ; car ce patriarche eut la jambe blessée et comme paralysée[10], pour figurer d’avance la multitude de ses descendants qui s’écarteraient de ses voies. Voyez au contraire, dans la sainte muraille formée par leur nation pour s’unir à la pierre angulaire, ceux qui représentent la personne génie de Jacob ; car Jacob était à la fois boiteux et béni ; boiteux pour désigner les réprouvés, béni pour figurer les saints. Voyez donc dans cette sainte muraille la foule qui précédait et qui suivait l’âne monté par le Sauveur, en s’écriant : « Béni Celui qui vient au nom du Seigneur[11] ». Pensez aux disciples choisis parmi ce peuple et devenus les Apôtres. Pensez à Étienne, dont le nom grec signifie couronne et qui reçut le premier, après la Résurrection, la couronne du martyre. Pensez à tant de milliers d’hommes qui sortirent des rangs des persécuteurs, après la descente du Saint-Esprit, pour devenir des croyants. Pensez à ces églises dont l’Apôtre parle ainsi : « J’étais inconnu de visage aux églises de Judée attachées au Christ. Seulement elles avaient ouï dire : Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu’il s’efforçait alors de détruire ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet[12] ». Telle est l’idée qu’il faut se former de la muraille d’Israël pour la rapprocher de cette muraille de la Gentilité qui se voit partout ; on comprendra ainsi que ce n’est pas sans raison que les Prophètes ont représenté d’avance Notre-Seigneur comme la pierre angulaire de l’étable où elle fut posée d’abord, cette pierre s’est élevée jusqu’au haut des cieux.

  1. 1Ti. 3, 16.
  2. Eph. 11, 11-22
  3. Psa. 33, 6.
  4. 1Pi. 2, 6.
  5. Isa. 1, 3.
  6. Psa. 17, 45.
  7. Eph. 4, 3.
  8. 1Ti. 1, 7.
  9. Psa. 117, 22
  10. Gen. 32, 25
  11. Mat. 21, 9
  12. Gal. 1, 22-24.