Auguste Comte et l’Ecole polytechnique

Auguste Comte et l’Ecole polytechnique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 528-548).
SOUVENIRS ACADÉMIQUES

AUGUSTE COMTE
ET L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Michelet, qui, par goût, par habileté littéraire peut-être, inclinait vers l’exagération, a écrit : « Si l’on veut ignorer solidement et à fond Richelieu, il faut lire ses mémoires. » On pourrait dire, en s’éloignant un peu moins de la vérité : « Si l’on veut ignorer le caractère d’Auguste Comte et les détails de sa vie, il faut lire le livre composé par le plus considérable de ses disciples, Littré, qui pense de Comte beaucoup de mal et ne veut pas le dire ; consulter ensuite le docteur Robinet, dont l’admiration est aveugle et sans mesure ; étudier enfin, ce que je n’ai pas fait, les innombrables articles publiés par la Revue occidentale pour la glorification d’une mémoire vénérée. » Ces efforts successifs, que je crois très sincères, le nombre des éditions de deux ouvrages assez mal composés, démontrent suffisamment la curiosité excitée par l’étrange personnage qu’ils élèvent si haut ; et que le nombre de ses admirateurs, plus encore que le bruit qu’ils s’efforcent de faire, préservera de l’oubli dans l’histoire de l’esprit humain.

Renan, dédaigneusement indulgent à son ordinaire, a dit de lui : « Je suis arrivé à croire que M. Comte sera une étiquette dans l’avenir, et qu’il occupera une place importante dans les futures histoires de la philosophie. Ce sera une erreur, j’en conviens, mais l’avenir commettra tant d’autres erreurs ! »

Je ne veux ni juger cette philosophie ni prédire les illusions de nos descendans ; je me borne à désirer, et à espérer, que, sur ce point comme sur tant d’autres, Renan se soit trompé ; mais j’ai connu Auguste Comte ; tout en me tenant loin de lui, je me suis trouvé bien placé pour connaître dans les plus minutieux détails quelques-unes des affaires qui ont troublé sa vie. Je dirai tout ce que je sais, sans consulter, — j’en préviens le lecteur, — aucun document officiel, en négligeant même les plus faciles à se procurer. Il se pourra que quelques détails soient contredits par des pièces authentiques ; que, par exemple, je rapporte au 7 Moïse 62 une conversation, une décision ou une lettre du 9 Aristote 63 ; quelquefois, peut-être, j’affirmerai avec confiance ce que j’ai vu et entendu, sans ignorer qu’on peut démontrer le contraire. Dans un grand nombre de cas, les preuves ne prouvent rien.

Auguste Comte, à toutes les époques de sa vie, a excité l’admiration. Au lycée de Montpellier, où il entra comme interne à l’âge de neuf ans, on le disait merveilleusement doué. Les études littéraires, très restreintes dans l’Université impériale, étaient terminées pour lui à l’âge de 12 ans. Dans ses classes de sciences, réduites alors à l’enseignement des mathématiques, ses succès furent rapides et brillans. A l’âge de 15 ans, il aurait pu entrer à l’Ecole polytechnique. En attendant dans les murs du lycée l’âge réglementaire de 16 ans, il était pour ses camarades un maître bien plus qu’un rival. Lorsque le professeur Encontre, savant homme, dit-on, était malade ou forcé de s’absenter, il confiait à Comte la suppléance, et personne ne s’en plaignait. Comte fut admis à la fin de l’année par l’examinateur Francœur qui lui accorda le premier rang entre les candidats de sa tournée.

Littré, à cette occasion, commet une légère erreur. « Dans ce temps-là, dit-il, il n’y avait pas, parmi les élèves admis à l’Ecole polytechnique, un unique premier, mais quatre premiers. L’admission appartenait à quatre examinateurs, dont chacun établissait sa liste propre. »

Il est bien vrai que quatre examinateurs différens examinaient chacun le quart des candidats, et recevaient chacun le même nombre d’élèves ; mais la liste générale était arrêtée par un jury. Les premiers des quatre listes étaient soigneusement comparés. Pour choisir entre eux le chef de la promotion, on consultait les procès-verbaux d’examen et les compositions écrites. En 1814, le premier candidat admis se nommait Guichard, le second était Duhamel et le troisième Lamé : la lettre d’admission de Comte, signée par le général Dejean, lui annonça qu’il était classé sous le numéro 4.

Si je rectifie une erreur aussi insignifiante, c’est que j’y vois un trait de caractère. L’esprit critique d’Auguste Comte n’a pas manqué d’apercevoir l’injustice radicale d’une décision qui classait des concurrens sans qu’ils eussent subi les mêmes épreuves. Le rang officiel étant sans valeur, il n’a conservé dans sa mémoire que le premier rang, judicieusement accordé par Francœur.

Auguste Comte était regardé à l’Ecole polytechnique comme la plus forte tête de la promotion. Il était spirituel, pince-sans-rire, m’a dit un de ses anciens, capable d’une éloquence satirique et bouffonne, et à l’occasion même, d’une émotion communicative. On organisa, pendant sa seconde année d’études, une distribution de prix décernés par les anciens aux conscrits les plus sages et les plus vertueux. Comte présida la cérémonie, et, du commencement à la fin, — dix témoins me l’ont affirmé, — on y a ri de bon cœur.

Boute-en-train dans les jours de fête, Comte, dont le sobriquet était Sganarelle, exerçait dans les occasions sérieuses une influence quelquefois regrettable ; respectueux pour ses maîtres, il détestait ses chefs ; il fut l’occasion volontaire du licenciement de 1816. Littré n’a pas été bien informé de l’importance du rôle qu’il y a joué. Un de ses camarades m’en a fait le récit. L’impolitesse d’un répétiteur envers les élèves fut la cause de la crise. Ce répétiteur se nommait Lefebvre ; son nom, plus tard, est devenu Lefebvre, auquel il a ajouté de Fourcy. Lefebvre, excellent homme au fond et excellent professeur, ne voyait dans les élèves de l’Ecole polytechnique que des collégiens dont on avait changé le costume. Pendant ses interrogations, étalé dans un fauteuil très bas, il trouvait commode de placer ses pieds sur la table, presque à la hauteur de sa tête. Comte fut chargé, peut-être se chargea-t-il lui-même, de donner une leçon à ce maître irrespectueux ; il s’appliqua pendant l’interrogation, tout en répondant avec sa supériorité habituelle, à prendre une attitude moins commode peut-être, mais aussi moins convenable que la sienne. « Mon enfant, lui dit Lefebvre, vous vous tenez bien mal ! » Comte avait préparé sa réponse : « Monsieur, répondit-il, j’ai cru bien faire en suivant votre exemple. » Lefebvre le mit à la porte, en demandant pour lui une consigne. Tel fut le début de la crise.

Les élèves congédiés furent admis à concourir pour entrer dans les services publics. Guichard devint ingénieur des ponts et chaussées ; Lamé, ingénieur des mines ; Comte ne concourut pas. On a raconté que, par une rigueur exceptionnelle, et comme pour préluder aux injustices qui ont troublé sa vie, on lui avait refusé le bénéfice de la mesure prise en faveur de tous les autres : cela n’est pas exact ; il a écrit, il est vrai, à son ami Valat, qu’il avait la certitude de ne pas être admis à concourir ; à son père, qu’il faisait d’activés démarches pour faire lever l’interdiction qui brisait sa carrière ; mais, un an après, il écrivait à Valat :

« Bien que je fusse très mal noté, je pense qu’on ne m’aurait pas refusé une lettre d’examen ; je n’ai fait absolument aucune démarche, et c’est ce que je te prie de tenir très secret, car papa croit que je me suis épuisé en sollicitations. »

Comte n’était pas véridique, et il serait imprudent, dans les grandes comme dans les petites choses, de regarder ce qu’il affirme comme absolument certain.

Auguste Comte trouvait dans l’enseignement des mathématiques, au prix de trois francs l’heure, un peu moins quand on marchandait, le moyen, comme il l’a dit plus tard, de satisfaire ses goûts principaux. Son enseignement, très élémentaire, n’exigeait aucune préparation, il conservait du temps et de la liberté pour des études, pour des méditations, surtout, sur la philosophie et l’économie sociale. Le métier de maître au cachet, sans lui paraître insupportable, ne pouvait lui convenir longtemps ; il fit plusieurs tentatives pour en sortir ; l’une d’elles, racontée par Littré, sans aucun doute d’après le récit de Comte, nous montrera de nouveau ce que valent les assertions de sa correspondance.

« Rien, dit Littré, ne pouvait être plus éloigné du caractère d’Auguste Comte que la position de secrétaire de quelque personnage. Il se décida cependant à entrer en cette qualité auprès de Casimir Perier. Les idées de Casimir Perier et d’Auguste Comte ne concordèrent pas. Quelques observations qu’il fut appelé à faire comme secrétaire sur les travaux de l’homme politique ne furent pas goûtées ; la rupture s’ensuivit au bout de trois semaines, et le futur ministre et le futur philosophe se séparèrent assez peu contens l’un de l’autre. »

Comparons ce récit avec les confidences de Comte à Valat. « Ah ! j’oubliais une chose ; en te parlant du passé, j’ai négligé de faire mention d’une carrière dans laquelle on voulait me faire entrer et que j’ai dédaignée bien vite après y avoir jeté un coup d’œil. C’était une charge de précepteur dans une grande maison, c’est-à-dire de premier esclave de monsieur, de madame et de leur progéniture. Le bon général Campredon avait combiné cela, et fort heureusement que les personnes ont changé d’avis, car j’aurais été obligé d’accepter pour ne pas faire de peine au général, sauf à donner ma démission au bout d’un mois. Le papa était député, et, à la charge de précepteur, j’aurais joint l’entreprise des discours prononcés à la tribune nationale par M. Casimir Perier et par quelques-uns de ses parens. Il y avait, je crois, outre l’assurance d’une rente viagère après l’éducation terminée, pour le présent, cent louis, la table et le logement à gagner, mais il y avait la liberté à perdre ; n’était-ce pas un jeu de dupe ou de brute ? »

Auguste Comte a-t-il été pendant trois semaines le précepteur du fils de Casimir Perier ? Les mots que j’ai soulignés semblent le démontrer ; mais Valat, confiant dans son ami, avait le droit d’affirmer le contraire. Comte ne veut ni mentir, ni se taire, ni dire la vérité.

Saint-Simon fut admiré par Auguste Comte, et, pendant sept années, de 1818 à 1825, exerça sur lui une influence considérable. Comte lui proposa sa collaboration dans une lettre anonyme qui se terminait ainsi : « J’aurai l’honneur de vous envoyer prochainement un article sur l’économie politique. Heureux si mes forces et ma position me permettaient de me livrer à des recherches aussi attrayantes et de suivre dans toute son étendue le travail dont je vous ai tracé l’aperçu. Je me ferai connaître en vous adressant l’article. »

L’article fut agréé. Comte se fit connaître ; il plut à Saint-Simon, qui se l’attacha en qualité d’élève ? de secrétaire ? de collaborateur ? Le titre ne fut pas discuté, mais il serait ridicule de supposer, comme on l’a affirmé, que ce fût en qualité de maître… Comte recevait trois cents francs par mois, payés tous les dix jours ; il se trouvait très riche. Il y avait pris goût. Malheureusement, cela ne dura pas. « Le père Simon, écrit-il à Valat, malgré sa bonne volonté, et malgré qu’il fût très content de moi, a éprouvé des revers tels que le pot-au-feu en a diablement souffert ; j’ai conservé avec cet excellent homme des relations d’amitié et même de travail, et quoique ce soit gratuitement, je suis bien sûr que, s’il parvient à se tirer un peu de la crise pécuniaire terrible où il se trouve, je n’aurai rien perdu pour attendre. »

Comte prévoyait juste. Saint-Simon vivait de quêtes, et partageait avec son jeune ami, qui se trouva ainsi, au début comme à la fin de sa carrière, entretenu et nourri par des dons gratuits. Dans une lettre écrite à Valat, Comte dit à son ami : « Tu désires que je te fasse connaître M. Saint-Simon, très volontiers. C’est le plus excellent homme que je connaisse ; il est chéri de tous ceux qui le connaissent particulièrement… c’est l’homme le plus estimable et le plus aimable que j’aie connu de ma vie… Je lui ai voué une amitié éternelle, en revanche, il m’aime comme si j’étais son fils. »

Cette amitié éternelle dura trois ans. Sans se séparer aussi promptement, on se querella, on se plaignit mutuellement, et on conserva l’un de l’autre un mauvais souvenir.

On a reproché à Saint-Simon de s’être approprié les idées d’Auguste Comte. Il est vrai qu’il signait les articles écrits par son jeune ami ; mais Comte a répondu lui-même en écrivant à Valat : « Grâce à la précaution que j’ai prise de ne jamais signer mes articles, la responsabilité ne porte point sur moi ; c’est une chose convenue avec M. de Saint-Simon, auquel, comme tu le penses, cette convention ne fait aucun tort, puisqu’il est évident qu’être pendu avec lui ne le toucherait guère. »

Auguste Comte, en 1824, publia le premier livre auquel il ait mis son nom, sous ce titre : Système de politique positive, par Auguste Comte, ancien élève de l’Ecole polytechnique, élève de Saint-Simon. Ce fut, disent ses disciples, disait-il lui-même, la cause et l’occasion de sa rupture avec le maître qu’il devait renier. Il écrivait trente ans plus tard : « Séduit par Saint-Simon vers la fin de ma vingtième année, mon enthousiasme, jusqu’alors appliqué aux morts, me disposa bientôt à lui rapporter toutes les conceptions qui surgissaient en moi pendant la durée de nos relations. Quand cette illusion fut assez dissipée, je reconnus qu’une telle fiction n’avait comporté d’autre résultat que d’entraver mes méditations. » Quelle est la vérité ? C’est un problème que nul ne résoudra.

Auguste Comte fut la cause occasionnelle de la tentative de suicide de Saint-Simon. Ses biographes paraissent l’avoir ignoré. Saint-Simon, de plus en plus obéré, et devenu importun à ses bailleurs de fonds, avait obtenu de Ternaux un subside considérable, à la condition expresse qu’il fondât une revue mensuelle dont on escomptait l’influence. Saint-Simon avait formellement promis le premier numéro pour une date convenue ; l’article à sensation devait être écrit par Auguste Comte. Les annonces étaient répandues à profusion, lorsque Comte fit savoir qu’il n’était pas prêt. Saint-Simon alla le voir, lui représenta ses cruels embarras, la perte de son crédit, le tort fait à sa considération par le manque à une parole solennellement donnée ; il obtint la promesse que, pour le mois prochain, l’article serait prêt. Comte manqua de parole. Saint-Simon alla lui rappeler sa promesse ; il n’avait pas écrit une ligne. Sans lui faire un reproche, Saint-Simon rentra chez lui, dans un hôtel garni de chétive apparence, s’assit sur une fenêtre qui donnait sur une cour très étroite, dans laquelle il tomba après s’être tiré une balle dans la tête. Il survécut contre toute vraisemblance.

J’ai entendu cette triste histoire racontée par Pierre Leroux, avec l’émotion d’un ami et la précision d’un témoin. C’est vers les fonctions de professeur de mathématiques que se tournaient désormais les ambitions et les espérances de Comte. Il écrivait à Valat, ayant alors 20 ans :

« Je te dirai que j’ambitionne d’être le plus tôt possible membre de l’Institut, parce qu’alors je serai à peu près sûr de me faire une existence commode et lucrative. »

L’Académie des sciences proposa un prix pour le meilleur ouvrage sur les mathématiques. Pendant que son maître Saint-Simon condamnait un tel sujet comme une abdication, Comte, qui n’acceptait aucune direction, trouvait le programme excellent. Modestement, il n’osait pas compter sur le succès, mais la faiblesse des concurrens possibles lui donnait bon espoir, et ses concurrens possibles alors étaient Poncelet, Chasles, Lamé, Duhamel, Savary, Clapeyron, peut-être Charles Dupin et Fresnel, qui, n’appartenant pas encore à l’Institut, avaient droit de concourir. Comte les connaissait, et quelle que fût sa modestie, il comptait sur sa force plus que sur leur faiblesse. La lutte était possible alors ; mais les concurrens s’exerçaient et renouvelaient leurs armes : Auguste Comte, pendant toute sa vie, conserva, avec le style d'un écolier, le savoir scientifique d’un bon élève.

La vie du créateur de la morale positive n’était aucunement édifiante. Il racontait à Valat ses amours, un peu embellies, il serait aisé de le démontrer, avec une femme mariée dont il évalue l’âge à 25 ans, quoique, dans son testament, où il parle de tout, il déclare que, par son âge, elle aurait pu être sa mère. On peut, à la rigueur, expliquer cette contradiction : Comte était myope ; tant qu’il fut amoureux, sa Pauline pour lui avait 25 ans ; deux ans après, quand il continuait ses relations par délicatesse, il avait aperçu ses rides et deviné ses 40 ans. Robinet et Littré passent sous silence les relations de Comte avec Pauline ; ils ont raison peut-être, mais ils parlent beaucoup de Caroline Massin, l’indigne épouse de Comte, et Littré a le tort de tromper le lecteur sur la vérité qu’il connaît, et que Comte, par écrit, lui a racontée. Comte, dit-il, se maria le 12 février 1825 ; il épousa Mlle Caroline Massin, libraire, qu’il avait connue par M. Cerclet, qui fut un des témoins du mariage.

Littré ne pouvait ignorer comment et où Comte vit pour la première fois Caroline Massin. Le 14 septembre 1819, il écrivait à Valat, parlant de Pauline qui, croyait-il, l’avait rendu père : « Pour mon amour, tu sais qu’après deux ans d’existence, il doit être bien caduc. Je me crois, par conscience, par probité et par délicatesse, obligé de continuer, même depuis qu’elle ne m’est plus aussi agréable. » Il ne continua pas longtemps, et retourna, visiter les « dégoûtantes beautés » des galeries de bois du Palais-Royal. C’est là qu’il rencontra la fille Massin, inscrite sur les registres de la police. Comte la suivit chez elle, et la visita pendant plusieurs mois. Par un funeste hasard, il la retrouva dirigeant un cabinet de lecture, que son protecteur Cerclet lui avait acheté ; elle pria Comte de lui donner des leçons de tenue de livres et pour mieux les prendre, pour les payer peut-être, elle alla demeurer chez lui. Après un an de vie en commun, et la connaissant bien, Comte se décida à l’épouser. Il en instruit Valat en ces termes : « Je te dirai en gros que je suis sur le point de me marier avec une jeune personne très spirituelle dont les capitaux sont exactement équivalens aux miens. » S’il ne ment pas cette fois, sa confidence intime ressemble peu à la vérité. Le mariage se fit malgré la famille de Comte, dont les préjugés s’y opposaient. Mme Comte continua sa vie licencieuse, à peine interrompue par son mariage. Pour qui connaissait son « éducation exceptionnelle », il était aisé de le prévoir ; il le serait moins d’expliquer la conduite de Comte. Ses camarades de l’Ecole polytechnique, sans être prophètes, l’avaient surnommé Sganarelle. Les griefs n’avaient rien d’imaginaire. Mme Comte disparaissait sans le moindre prétexte, pour s’installer pendant quelques semaines dans un hôtel garni. Telles étaient « ses escapades secondaires ». Comte était assez bon, c’est ainsi qu’il se juge, pour solliciter un retour dédaigneusement octroyé. Malgré les apparences, cette fausse positiviste manquait d’altruisme ; c’est le grave reproche que son époux lui adresse. « Jamais, dans ses écarts de conduite, elle n’a éprouvé d’affection sincère : elle a beaucoup d’esprit, ajoute Comte, mais elle s’en sert pour justifier ses inclinations vicieuses et s’insurger contre toute morale. Sa nature est révolutionnaire. »

Littré, qui a su tout cela, et plus encore, n’a jamais retiré à Mme Comte sa protection et ses sympathies ; il s’est brouillé pour elle avec celui qu’il nommait son maître ; il faut croire qu’elle avait beaucoup d’esprit. Les lettres de Comte à sa femme pendant ses tournées d’examinateur, de 1837 à 1845, sont inexplicables. L’une des escapades principales de Mme Comte est de 1838. Comte, en lui écrivant, se montre affectueux, confiant dans ses conseils, impatient de la revoir : s’il résiste à la tentation d’allonger sa route pour passer un jour avec elle à Paris, c’est par économie seulement. Littré, en publiant toutes ces lettres, a omis le récit qui les rend si étranges ; il laisse supposer que, lors de la séparation définitive, tous les torts étaient du côté du mari.

Comte, proposé par Navier, fut nommé, en 1832, répétiteur d’analyse et de mécanique à l’École polytechnique. Après la mort de Navier, en 1836, les lenteurs apportées au choix du successeur donnèrent à Comte l’occasion de monter comme suppléant dans la chaire à laquelle il se croyait tous les droits. Le succès fut éclatant. Les élèves ne comprenaient pas qu’on voulût leur donner un autre maître. Le directeur des études, le physicien Dulong, jugeant surtout la forme des leçons, les déclarait admirables. Comte n’admettait pas qu’après une telle épreuve on pût lui préférer un concurrent. On lui en préféra deux : Duhamel et Liouville se partagèrent les suffrages. Duhamel fut nommé. Comte avait obtenu deux voix ; il aurait trouvé tout naturel, qu’instruit de son succès, le nouveau professeur différât son entrée en fonctions, au moins jusqu’à l’année suivante. Duhamel commença le lendemain de sa nomination. Très supérieur à Comte comme géomètre, il croyait l’être plus encore comme professeur. Dès sa première leçon, il fut conduit à contredire un des principes enseignés par Comte, qui acceptait les séries divergentes. C’était une hérésie ; il faut, pour s’y tromper, ne pas avoir étudié la question. Comte, qui, depuis sa sortie de l’école, avait enseigné les mathématiques sans les étudier de nouveau, remplaçait la discussion des questions difficiles par des méditations vagues et des considérations générales. Duhamel affirmait et démontrait. Les élèves se divisèrent. On était pour ou contre les divergentes. Les bons élèves comprenaient Duhamel ; la majorité tenait pour Comte. Le souvenir de ce petit scandale n’a pas été sans influence sur l’accueil fait plus tard aux candidatures dans lesquelles Comte alléguait le souvenir des mémorables leçons de 1836.

Auguste Comte, en 1837, fut nommé exaininateur d’admission. Cette fois encore, et dès le premier jour, il obtint la confiance et excita l’admiration. Les examens de 1837 sont restés légendaires ; on les citait comme un modèle de sagacité et de finesse. Comte apportait une série de questions bien choisies, recueillies pendant vingt années d’enseignement, assez simples pour que tout élève bien instruit pût improviser une solution, assez complexes pour que les meilleurs trouvassent l’occasion de montrer leur supériorité, assez ingénieusement semées de pièges pour que les plus habiles atteignissent seuls le but, sans avoir trébuché sur la route. La salle d’examen était, dès le matin, remplie d’auditeurs ; plus d’un maître y venait pour s’instruire ; plus d’un curieux désintéressé prenait plaisir aux drames ingénieux que Comte faisait naître. On avait rencontré l’examinateur sans défaut. Les candidats de quatrième année, laborieusement préparés aux questions routinières et banales, voyaient disparaître leurs plus belles chances, et s’en attristaient sans oser se plaindre. Comment, six ans plus tard, le conseil de l’école, usant d’un droit nouveau qu’il possédait depuis seulement la nomination de Comte, fut-il conduit à écarter cet examinateur modèle, en proposant pour le remplacer un jeune savant de grand mérite, dont les débuts, dix ans avant, n’avaient pas été moins brillans que ceux de Comte, et que dans son indignation il nommait cependant « un gamin sans expérience et sans valeur » ? Wantzel n’avait nullement songé à entrer en lutte avec son ancien maître, moins encore à briguer une place qui n’était pas vacante.

On a parlé, avec indignation, des haines, des injustices et des persécutions odieuses qui, dans sa « carrière polytechnique », ont contrecarré Auguste Comte, inspirées par les professeurs peu soucieux d’affronter une telle concurrence. Ceux qui parlent ainsi ont ignoré les détails de cette triste histoire, ou n’ont pas voulu les dire. Il faut les raconter avant de les juger.

Quatre fois, les conseils de l’école ont été accusés d’injustice. La chaire de professeur d’analyse et de mécanique étant devenue vacante en 1840, par suite de la nomination de Duhamel aux fonctions d’examinateur de sortie, Auguste Comte la réclama comme une récompense due à ses services, et au souvenir des leçons de 1836. La sympathie des élèves lui était acquise. Par une démarche sans précédent, qui jamais ne s’est renouvelée, ils envoyèrent deux délégués chez chacun des membres du conseil, solliciter en faveur de Comte. Sturm, présenté par le conseil de l’école et par l’Académie des sciences, méritait son double succès. Celui que Comte nommait son triste concurrent, son indigne rival, son étrange compétiteur, lui était très supérieur comme géomètre. Comme professeur, on alléguait en sa faveur la solidité de son enseignement au collège Rollin, les succès de quelques-uns de ses élèves, de Puiseux par exemple, qui, déjà presque célèbre, attribuait à ses excellentes leçons son goût précoce pour la science.

J’étais alors élève de première année. Les égards croissans témoignés aux élèves n’allaient pas jusqu’à les instruire des discussions engagées dans les conseils. En relisant cependant le premier volume du Cours de philosophie positive, allégué comme titre scientifique capital d’Auguste Comte, je puis deviner ce que ses adversaires ont dit, ou pu dire. Le seul mémoire de mécanique céleste présenté par lui à l’Académie des sciences, et que, prudemment il n’a pas publié, reposait sur un paralogisme. Les leçons de philosophie positive prouvent que Comte, quand il a écrit ce volume, ignorait les principes et l’histoire de la science qu’il prétendait enseigner. Il faut entrer au détail et s’adresser aux lecteurs compétens ; il suffira qu’ils connaissent le langage de la science du mouvement.

En énonçant à la page 606 le principe fondamental des vitesses virtuelles, Comte établit l’équation qui en résulte et qui doit avoir lieu « distinctement, par rapport à tous les mouvemens élémentaires que le système pourrait prendre, en vertu des forces dont il est animé. »

Les mots soulignés sont de trop. Lorsqu’il était répétiteur, si un élève, après avoir correctement énoncé le théorème, les avait ajoutés à la fin, Comte aurait dû le noter comme ayant mal compris. Acceptons ces huit mots pour une inadvertance. Nous en trouvons, quelques lignes plus loin, une autre développée avec précision. Voulant indiquer comment on déduira du principe les équations d’équilibre d’un corps solide, Comte écrit : « Si le solide, au lieu d’être complètement libre, doit être plus ou moins gêné, il suffit d’introduire, au nombre des forces du système, les résistances qui en sont le résultat, après les avoir convenablement définies. »

Celui qui s’y prendrait comme Comte conseille de le faire, sans avoir comme lui une réputation acquise de grand savoir, serait accusé par tous ceux qui connaissent la question, d’avoir mal compris le principe, dont le principal avantage est, précisément, de rendre inutile le calcul par lequel Comte veut commencer. Comte commet une faute de même nature, lorsque, parlant du mouvement d’un point matériel sur une courbe connue, il explique le moyen de chercher l’action de la courbe. Si l’on voulait, comme il le prescrit, faire usage de cette force, on compliquerait un problème facile, par la solution accessoire d’un autre problème, beaucoup plus difficile, et qui, une fois résolu, ne servirait à rien. Il n’est pas vrai, comme l’affirme Comte à la page 677, « que la quantité de mouvement d’un corps détermine la percussion proprement dite, ainsi que la pression qu’il peut exercer contre un obstacle opposé à son mouvement. » Deux corps dont la quantité de mouvement est la même auront, en général, des forces vives différentes et n’exerceront sur un même obstacle ni la même percussion ni la même pression. L’assertion étant fausse, il est inutile d’examiner si, comme Comte accuse quelques géomètres de l’avoir pensé, elle peut ou ne peut pas être logiquement déduite des notions qui la précèdent.

Comte, pourrait-on affirmer, en continuant l’examen de la même partie du livre, ignore le célèbre principe de d’Alembert, sur lequel repose la solution de tous les problèmes de dynamique. Je copie textuellement, à la page 681 : « En considérant le principe de d’Alembert sous le point de vue le plus philosophique, on peut, ce me semble, en reconnaître le véritable germe dans la seconde loi fondamentale du mouvement établie par Newton sous le nom d’égalité de la réaction à l’action.

« Le principe de d’Alembert, en effet, coïncide exactement avec cette loi de Newton quand on envisage seulement un système de deux corps agissant l’un sur l’autre suivant la ligne qui les joint. Ce principe peut donc être envisagé comme la plus grande généralisation possible de la loi de la réaction égale à l’action ; et cette nouvelle manière de le concevoir me paraît propre à faire ressortir sa véritable nature en lui donnant un caractère physique, au lieu du caractère purement logique qui lui avait été imprimé par d’Alembert. »

Comte croit cette remarque assez importante pour y revenir trois fois. Il l’a énoncée déjà à la page 564, et y est revenu à la page 603.

Ce qu’il affirme avec tant d’insistance n’est pas exact. Une telle accusation, je ne l’ignore pas, est sans vraisemblance aucune. A qui fera-t-on croire que Comte puisse ignorer le principe de d’Alembert, et se tromper avec insistance sur une application des plus simples ?

Vraisemblable ou non, l’erreur est répétée trois fois dans un livre imprimé sur le manuscrit autographe d’Auguste Comte.

Répéterons-nous la phrase célèbre de Bossuet : « Il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier ; mais, au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement, comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue. » Elle est trop solennelle pour la circonstance. On ne peut pas proposer d’attacher solidement, aux deux extrémités d’une chaîne infinie, le savoir et l’ignorance d’Auguste Comte, démontrés tous deux. J’ai cherché et trouvé une explication.

Comte, en étudiant la Mécanique analytique de Lagrange, s’est habitué à considérer les liaisons dans un système matériel, comme remplacées par des équations abstraites entre les coordonnées des différens points. Il a cherché l’équation de liaison pour laquelle, le système se réduisant à deux points, les forces qui résultent de cette liaison sont dirigées suivant la droite qui joint les deux points ; il a résolu ce problème, et trouvé que l’équation doit exprimer que la distance des deux points est constante. Le principe de d’Alembert montre alors que les deux forces sont égales et de sens contraire. Croyant la découverte intéressante au point de vue philosophique, il a écrit :

« Le principe de d’Alembert coïncide exactement avec la loi de Newton quand on envisage seulement un système de deux corps agissant l’un sur l’autre suivant la droite qui les joint. »

Le système de deux corps agissant l’un sur l’autre suivant la droite qui les joint est substitué au système, beaucoup moins général, de deux corps dont la liaison est telle que la force qu’elle fait naître agit suivant la droite qui les joint.

La différence est grande entre l’énoncé que Comte a, sans doute, démontré, et celui qu’il propose. La terre et la lune, par exemple, agissent l’une sur l’autre suivant la droite qui les joint. D’après le principe de Newton, l’action de la terre est égale à la réaction de la lune ; le principe de d’Alembert n’apprend rien sur ces deux forces.

Si les deux points matériels sont unis par un fil sans masse et élastique, le principe de Newton démontre que le fil, qu’il s’allonge ou se raccourcisse, exerce sur les deux points des forces égales et contraires qui, s’il n’est pas tendu, se réduiront à zéro. Le principe de d’Alembert n’apprend rien.

On a pu reprocher à Comte d’ignorer l’histoire de la science.

On lit (page 705) : « Le second principe général de la dynamique consiste dans le célèbre théorème des aires, dont la première idée est due à Kepler, qui découvrit et démontra très simplement cette propriété dans le cas du mouvement d’une molécule unique. Kepler a établi par les considérations les plus élémentaires que, si la force accélératrice tend vers un point fixe, le rayon vecteur du mobile décrit autour de ce point des aires égales en temps égaux. »

Après avoir attribué à Newton, qui n’y a jamais pensé, la première idée du principe de d’Alembert, il attribue à Kepler, sans aucune raison, une découverte de Newton, en commettant, de plus, un choquant anachronisme quand il parle de forces accélératrices à l’occasion des lois de Kepler.

J’en ai trop dit déjà. Cependant, puisque j’ai accepté le rôle d’avocat du diable, je ne puis omettre une erreur plus étrange encore. A la page 718, Comte écrit : « Le théorème général (celui de la conservation des forces vives) consiste en ce que, quelques altérations qui puissent survenir dans le mouvement de chacun des corps d’un système quelconque en vertu de leurs actions réciproques, la somme des forces vives reste constamment la même dans un temps donné. »

Ce théorème est faux. L’ensemble du soleil, des planètes et de leurs satellites forme assurément un système, dont les diverses parties ont des mouvemens altérés par leurs actions réciproques et uniquement par elles. Personne n’ignore que la somme des forces vives ne reste pas constante, même dans un temps donné.

Dans un système quelconque, la force vive est un des deux termes de la somme qui reste constante. Ni dans le passage cité, ni dans aucun autre, Comte ne fait mention du second terme, que nous nommons aujourd’hui énergie potentielle, mais qui, sous un autre nom, était parfaitement connu, et depuis longtemps, quand il a écrit son livre.

Il ne faut pas s’étonner si d’un principe faux on déduit des applications erronées. On lit à la page 722 : « Ce théorème présente directement la considération dynamique d’une machine quelconque, sous son véritable aspect, en montrant que, dans toute transmission et modification de mouvement effectuée par une machine, il y a simplement échange de force vive entre la masse du moteur et celle du corps à mouvoir. »

Quelque complaisance qu’on veuille y mettre, il semble impossible de nier que l’auteur des lignes précédentes ignore la théorie des machines.

Si, pour le justifier, on veut admettre qu’en parlant d’une machine quelconque il exclut, sans le dire, les machines mues par une chute d’eau, la transmission de la force par l’eau comprimée, les machines à vapeur, celles qui sont mises en mouvement par un cheval, et beaucoup d’autres encore, il resterait à dire quelles sont celles dont il a voulu parler ; je ne le devine pas.

L’étude de quelques-unes des leçons d’Auguste Comte m’a remis en mémoire un mot d’Arago, dont l’exagération, lorsque je l’ai entendu, m’avait choqué. Arago peut-être venait de lire les mêmes leçons, et sa sévérité est excusable. Comte l’avait attaqué violemment, en le mettant personnellement en cause dans une affaire à laquelle il n’était pas mêlé. Arago n’appartenait pas au conseil de l’École polytechnique, où Comte l’accusait d’exercer « sa déplorable influence ». Arago n’était pas endurant ; il s’écria : « Puisqu’il veut la guerre, il l’aura. J’examinerai ses titres scientifiques, comme j’ai examiné ceux de Pontécoulant, et il ne pourra plus être question de le nommer professeur. »

Qu’il soit fait avec passion et sur un ton de mordante ironie, comme Arago le projetait, ou avec indifférence, et dans le seul intérêt de la vérité, comme je viens de le tenter trop rapidement, l’examen des écrits de Comte sur la mécanique justifie ceux qui lui ont préféré Sturm. Comte, si on l’eût nommé, aurait appris la mécanique, dont il n’avait jusque-là étudié que la philosophie ; de chaleureux applaudissemens auraient salué le début et la fin de chacune de ses leçons ; on baillait à celles de Sturm, et cependant il vaut mieux, pour l’honneur de l’école et le maintien de ses traditions, qu’elle ait inscrit son illustre nom sur la liste des maîtres, à la suite de celui d’Ampère, qui n’était pas non plus un brillant professeur. Comte a donné la mesure de son esprit critique en écrivant après la nomination de son concurrent : « Il paraît que, de mémoire d’homme, il n’y a pas eu à l’Ecole polytechnique un aussi mauvais enseignement mathématique, même au temps de Cauchy. » D’excellens juges, de plus en plus nombreux, regardent Cauchy comme le plus grand géomètre du siècle, comme Ampère en est le plus grand physicien.

Comte, en effleurant toutes les sciences, avait médité sur leur philosophie ; il aurait pu, en s’y préparant, se charger, sans faiblesse apparente, de professer en chimie. Qui aurait osé cependant le préférer à Gay-Lussac ou même à Frémy ? C’est un cas extrême, mais la préférence accordée pour la chaire de mathématiques, lorsque le concurrent s’appelait Sturm, eût été un premier pas dans la même voie.

En approuvant aujourd’hui, comme conforme à la justice et à l’intérêt de l’école, l’élection de 1840, j’ai changé d’avis, je dois l’avouer. J’étais un des deux élèves délégués par leurs camarades pour solliciter en faveur de Comte le suffrage de Poinsot, l’autre était Ossian Bonnet. Poinsot nous fit un charmant accueil, et vota pour Sturm. Comte, qui toujours s’était incliné devant son talent, l’en punit en déclarant, dans la préface de son sixième volume, son caractère inférieur à son esprit.

La privation des fonctions d’examinateur d’admission et de celles de répétiteur est une question plus grave. Je blâmais alors, et je n’oserais pas louer aujourd’hui, cette mesure rigoureuse. Ceux qui cependant la réduisent à un acte de vengeance et de haine altèrent sciemment la vérité.

Si l’un des examinateurs actuels, prenant Comte pour modèle, accusait, dans un écrit signé de lui, les membres du conseil d’instruction de manque de conscience et d’incapacité, dénonçait comme absurde une organisation dans laquelle un homme de sa valeur se trouve placé dans la dépendance d’une assemblée où l’on voit mêlés aux professeurs de sciences les maîtres de français et de dessin, alors qu’on exclut, il ne sait pourquoi, ceux de danse et d’escrime ; s’il refusait d’accepter la formalité humiliante d’une réélection annuelle, enjoignant aux indignes sultans de sa destinée d’avoir à prendre un parti immédiat, leur déclarant qu’il faut en finir, et que s’il est réélu cette année, il se considérera désormais comme inamovible ; quelle que fût l’illustration et la bonne renommée du signataire, s’il n’était pas immédiatement révoqué par le ministre de la guerre, on ne manquerait pas, faisant droit à sa demande, d’examiner ses titres scientifiques, ses droits acquis et son état mental. Telle était la situation provoquée et voulue par Comte au début de la crise. Personne ne songeait à discuter sa position, on tolérait ses imperfections, et l’on fermait les yeux sur les griefs, comme on avait si longtemps souffert les torts autrement graves et l’incapacité notoire de Reynaud.

On pourrait voir, dans cette manière de poser la question, la confirmation de l’accusation que je n’accepte pas.

Si Comte n’avait pas publié la préface du sixième volume de son Cours de philosophie positive dans laquelle il insulte le conseil d’instruction, sa situation n’aurait pas été menacée.

On peut donc dire qu’à cause de cette attaque il a été destitué. Sa destitution est donc une vengeance ! Ce serait très mal raisonner. Le conseil devant lequel il a succombé était composé d’une vingtaine de membres. Quatre ou cinq, tout au plus, sans avouer un désir de vengeance, alléguaient l’inconvenance des attaques et l’impossibilité de les tolérer. « Il nous brave et nous jette le gant, s’écriait le professeur de littérature qu’il avait appelé maître de français, nous devons le relever ! » Je ne saurais, à cinquante ans de distance, dire quels étaient les autres ; le plus ardent était Liouville. La majorité du conseil adressait d’autres objections. Le général commandant l’école reprochait à Comte de commettre dans le classement des candidats de flagrantes et scandaleuses erreurs. Des plaintes lui étaient adressées de toutes les parties de la France.

Un tel reproche, après les succès unanimes de 1837, doit sembler étrange. Comte avait donc changé sa manière d’examiner ? Tout au contraire. On lui reprochait de reproduire les questions ingénieuses, qui, imprévues naguère, s’adressaient aujourd’hui à des élèves exercés à jouer à leur occasion une comédie dont il était dupe. Dans les écoles préparatoires et dans les lycées, on enseignait non seulement les colles de Comte, mais la manière d’y répondre. Il n’était pas rare d’entendre dire à un maître : « Cet élève n’est pas fort, mais il sait très bien ses colles de Comte, son succès ne m’étonnerait pas. » Ces propos le faisaient sourire. Croyait-on que, dans une lutte de finesse, il pût avoir le dessous ? On s’en disait certain. On citait les élèves intelligens et spirituels, mais peu instruits, qui, connaissant bien les pièges tendus sur leur route, feignaient d’y tomber, pour se relever avec grâce sur une indication du maître, et mériter à la fin de l’examen ces paroles réservées aux futurs sergens : « C’est très bien, monsieur ! »

Il avait été décidé, après la destitution de Reynaud, sans qu’on en fît, malheureusement, un article du règlement, qu’il serait interdit aux examinateurs de publier des ouvrages élémentaires pouvant servir à préparer aux examens. Comte ne l’ignorait pas, mais, n’ayant rien promis, se croyait libre. Incapable de spéculer sur sa position, et de vouloir, comme autrefois Reynaud, de triste mémoire, s’imposer aux élèves et aux maîtres par un désir de lucre, il voulait, par un livre conçu dans un esprit philosophique, relever un enseignement dont il déplorait la faiblesse. Dix ans avant, déjà, il avait écrit : « Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n’ait pas institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale conçu d’une manière distincte et complète. » Il ajoutait : « La profonde médiocrité qu’on observe généralement à cet égard, surtout dans l’enseignement de la partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles se soient écoulés déjà depuis la publication de la Géométrie de Descartes, montre combien notre éducation mathématique ordinaire est encore loin de répondre au véritable état de la science. »

Comte publia un Traité de géométrie analytique, se refusant à croire que le conseil d’instruction de l’école poussât l’infatuation et l’esprit de prépotence jusqu’à user du droit de réélection annuelle pour étouffer un chef-d’œuvre.

Le chef-d’œuvre rencontra peu d’admirateurs. Chasles et Lamé, juges très bienveillans, d’accord en cela avec Sturm et Liouville, qui l’étaient moins, signalaient dans son livre d’indiscutables erreurs. Elles y sont encore. Plusieurs membres du conseil alléguaient enfin que Comte, atteint d’aliénation mentale en 1828, avait été enfermé pendant plusieurs mois dans une maison de santé. Etait-il prudent de lui confier plus longtemps les fonctions d’examinateur, lorsque l’exaltation dans laquelle on le voyait aurait pu donner des craintes sur l’équilibre d’un esprit plus solide ?

J’ai entendu traiter de déloyale et odieuse l’évocation d’un tel souvenir. Le conseil avait le droit de le connaître, et il semble qu’il a satisfait à toutes les convenances en décidant qu’on ne l’inscrirait pas au procès-verbal.

Après en avoir été écarté pendant quatre ans, Comte eut en 1848 l’espoir d’être rappelé aux fonctions d’examinateur. L’opinion lui était favorable ; et si une seule place eût été vacante, aucun concurrent ne la lui aurait disputée. Mais il se trouva trois élections à faire, on les fit le même jour et c’est pour cela qu’il échoua. Le paradoxe est facile à expliquer. Trois jeunes candidats, depuis peu d’années sortis de l’école, pouvaient prétendre à ces hautes fonctions. Chacun d’eux se serait effacé devant son ancien examinateur ; mais cette déférence ne l’empochait pas de désirer l’une des deux autres places, et les habitudes de l’école, en cela très raisonnables, ne permettaient pas de désigner, comme on fait à l’Académie française, celle à laquelle il prétendait. Comte eut donc trois concurrens ; tous les trois l’emportèrent sur lui. En présentant deux candidats pour chacune des places, le conseil, pour la première, présenta Auguste Comte en seconde ligne, et celui à qui il fit l’honneur, très peu désiré, de le placer avant lui, encourut tout particulièrement sa mauvaise humeur. Comte, dans une lettre rendue publique, parla du jeune candidat qu’il connaissait bien, ou pour mieux dire qu’il connaissait mal, et de son égoïsme précoce. C’était moi-même ; pourquoi le cacherais-je ? S’il avait su les démarches que j’ai faites près de mes amis du conseil et les témoignages apportés en faveur de sa candidature, il n’y aurait vu qu’une hypocrite comédie.

Une dernière disgrâce attrista les dernières années de Comte. Après lui avoir enlevé pour toujours les fonctions d’examinateur, dont les appointemens le faisaient vivre, on cessa, sans que rien l’y eût préparé, affirmait-il, de lui cou lier les fonctions de répétiteur, soumises, comme celles d’examinateur, à une réélection annuelle. Derniers efforts, disait-il, d’une haine qu’on croyait assouvie.

Cette fois encore, l’accusation est injuste. On aurait pu, et peut-être dû, le considérer comme un malade, et fermer les yeux sur les torts qu’il semblait accumuler à plaisir ; mais pour prendre le parti qu’on a pris, aucune malveillance n’était nécessaire.

Les fonctions de répétiteur imposent à celui qui les accepte trois séances de deux heures par semaine. Comte réduisait les siennes à une heure et demie. Amicalement averti par le directeur des études, il ne changea rien à ses habitudes ; et sur un nouvel avertissement, répondit verbalement ou par écrit, je l’ignore, que si ses jeunes collègues avaient besoin de deux heures pour interroger huit élèves, la rapide intuition des choses de l’esprit lui permettait de gagner cinq minutes sur chaque examen. « Ma note, ajoutait-il, vaut mieux que les leurs. » On n’obtint aucune concession.

Le professeur d’analyse faisait alors sept ou huit leçons sur le calcul des probabilités. Comte réprouvait cette branche de la science ; il n’en fait pas mention dans son Cours de philosophie positive. Ne pouvant interroger sur des propositions sophistiques et sans valeur, il se dispensait de venir, et s’accordait chaque année, sans prévenir les chefs de l’école, plusieurs semaines de congé.

De tels griefs sont bien misérables, j’en conviens ; mais existe-t-il, dans tout l’Occident et même en Orient, une école militaire où on pût les tolérer ?

Cependant, par crainte d’une apparence de persécution, le directeur des études, ancien camarade de Comte, fermait les yeux. Le général ne voulait rien savoir, et le pouvait, aucun rapport ne lui étant adressé ; lorsque Comte, dans je ne sais quelle occasion, il s’agissait, je crois, d’obtenir, comme fonctionnaire du ministère de la guerre, le droit de voyager sur un chemin de fer en payant quart de place, data sa lettre du 13 Aristote 63, le général, qui n’avait jamais entendu parler du calendrier positiviste, demanda l’explication, et raconta autour de lui que le répétiteur d’analyse avait un fort coup de marteau. Lorsque la réélection annuelle des répétiteurs fut soumise au conseil, c’est sans étonnement et sans regret qu’il mit aux voix la proposition de lui donner un successeur.

Auguste Comte, en 1845, rencontra Mme Clotilde Devaux qui, mariée comme lui, se trouvait affranchie comme lui de tout devoir conjugal. Clotilde était âgée de 30 ans. Comte, se croyant très supérieur à Dante, lui fit l’honneur de la choisir pour sa Béatrice et l’invita, par amour de l’humanité, à devenir l’inspiratrice et le foyer de son génie. Chaque jour, il lui écrivait, et dans des lettres dont quelques-unes avaient vingt pages, il lui enseignait l’importance fondamentale du mariage et la nécessité d’en corriger les inconvéniens accessoires et exceptionnels.

La passion de Comte pour son amie, et son désespoir quand il eut la douleur de la perdre, rappellent l’émotion de d’Alembert après la mort de Mlle de Lespinasse. Une différence est à noter. D’Alembert ne s’adresse pas au public, c’est pour lui-même, et en secret, qu’il exprimait ses cruels chagrins. Comte s’adresse à l’Occident. « Fatigué de son immense course objective, son esprit ne suffisait pas pour régénérer subjectivement la force systématique dont la principale destination était devenue plus sociale qu’intellectuelle. Cette indispensable renaissance, qui devait émaner du cœur, lui fut procurée par l’ange incomparable que l’ensemble des destinées humaines chargea de lui transmettre dignement le résultat général du perfectionnement graduel de notre nature morale. »

Comte dans son testament, nomme Clotilde Devaux « sa véritable épouse, sa sainte compagne, la mère de sa seconde vie, la vierge positiviste, sa patronne, la céleste Clotilde, son ange, la prêtresse de l’humanité, la médiatrice entre le grand être et le grand prêtre. » Un tribunal a décidé juridiquement que l’auteur de ces litanies n’était pas fou. Inclinons-nous devant la chose jugée. Il n’était qu’affolé. J’ai connu le frère de Clotilde, il était géomètre et doué de l’esprit, je n’ose pas dire, du génie d’invention. Par une singularité dont je ne veux rien conclure, sa vie a ressemblé d’une manière très singulière à celle d’Auguste Comte.

Maximilien Marie était, comme Comte, élève de l’Ecole polytechnique. Comme lui, il renonça aux carrières publiques et assura comme lui son existence matérielle en donnant des leçons de mathématiques. Sans s’occuper beaucoup à les préparer, il écrivait, comme Comte, des articles de philosophie sociale, d’économie politique et de politique très libérale. Il entreprit, comme lui, de diriger un journal, et quelques numéros de la France libre épuisèrent ses économies. Marie devint répétiteur à l’Ecole polytechnique, sur la présentation de Poncelet, comme Comte l’avait été sur celle de Navier. Comme Comte, il brigua, sans les obtenir, les fonctions de professeur, et, comme lui, devint examinateur d’admission. Il comptait, comme Comte, autrefois, des camarades d’école dans les conseils ; il les accusait, comme faisait Comte pour les siens, de malveillance et d’envie, et les maltraitait dans des pamphlets qu’on disait spirituels et que je n’ai pas le droit de juger. Lorsqu’il atteignit l’âge de soixante-dix ans, l’application des décisions relatives à la retraite parut douteuse pour lui, à cause précisément de la réélection annuelle ; le cas fut soumis au conseil de l’école, et comme pour Comte autrefois, on discuta très vivement sur l’opportunité de la réélection. Par un dernier trait de ressemblance, il admira Comte, comme Comte avait admiré Saint-Simon, et, comme lui, renia son maître, en regrettant de l’avoir connu.

On me permettra de rappeler un souvenir. Maximilien Marie vint un jour m’apporter un livre de lui, en me priant de le lire. J’acceptai le livre, mais notre ancienne camaraderie m’autorisa à lui déclarer, sur un ton moitié sérieux moitié plaisant, que je m’abstiendrais de lui dire mon avis sur des matières qu’il croyait connaître beaucoup mieux que moi.

— Comment ! s’écria-t-il en éclatant de rire, sur une théorie dont je m’occupe depuis dix ans, tu n’admets pas que j’en sais plus que toi ? — J’admets au moins, que tu en es certain, lui répondis-je, mais sur ce point, comme sur le mérite de ton livre je ne te donnerai pas mon avis. — Marie, très mécontent, me força au moins à discuter ses principes. J’osais les contester ; il appelait cela ne pas les comprendre. Dans l’ardeur de la conversation, il oublia l’heure, et pour continuer la discussion consentit à partager très amicalement mon dîner.

Marie était estimé et aimé. Au temps de sa grande admiration pour Auguste Comte, fier de se voir l’ami d’un si grand homme, il l’invita à honorer de sa présence la modeste maison où il vivait avec sa mère et sa sœur. Comte y revint souvent, ne cachant pas sa grande sympathie pour Clotilde, à laquelle il écrivait des billets mystiques, que Tartufe, me disait son frère, aurait pu adresser à Elmire.

La mère de Marie pria Comte de ne plus revenir. Clotilde, quittant alors sa famille, alla embellir de sa présence un petit logement très pauvrement meublé, où elle put recevoir les visites de son ami. Comte lui avait offert une hospitalité qu’elle refusa.

Maximilien Marie, dans un mémoire inédit, a raconté l’histoire des relations de Comte avec sa sœur. Cet amour, soumis à la grande loi découverte en 1822, a-t-il passé par les trois états inévitables dans toute évolution humaine ? Il est parvenu, pour Comte, à l’état positif. Clotilde l’a-t-elle suivi jusque-là ? Comte l’y a invitée, et de telle manière que Marie, confident, sans doute, de sa sœur indignée, le compare dans son mémoire à un satyre. Clotilde lui a accordé et offert depuis, chez elle et chez lui, d’innombrables occasions de demander un pardon qu’il a obtenu. L’un des deux a cédé. Lequel ? La vierge positiviste était très douce et Comte était tenace ! On ne peut rien affirmer.

Je m’arrête sans rien dire de la Politique positive, regardée par Comte et par ses disciples comme son ouvrage capital. Il m’a été physiquement impossible de surmonter la fatigue et l’ennui de sa lecture. Je dirais aux admirateurs de Comte, s’ils étaient désireux de connaître mon opinion, ce que j’ai dit autrefois à son beau-frère malgré lui, Maximilien Marie : Vous vous croyez plus compétent que moi, pourquoi demander mon avis ?


J. BERTRAND.