Auguste Comte (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 534-559).
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AUGUSTE COMTE

II.[1]
SA MORALE ET SA RELIGION

Le but c’est de constituer une morale, ou, plus généralement, une science de l’homme, qui n’ait pas besoin de métaphysique. Car remarquez qu’il y a entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature comme un grand trou, un hiatus énorme, par-dessus lequel il faut faire un saut, ce qui est étrange, la nature n’en faisant pas, la nature présentant partout une remarquable continuité. Les sciences de la nature, quelque mêlées qu’elles aient été d’élémens métaphysiques, en sont assez facilement nettoyables. Les idées métaphysiques qui y ont été introduites ne sont guère que choses verbales, manières de dire, espèces d’allégories que l’on peut assez aisément dissiper, comme fantômes. Mais dans les sciences de l’homme la métaphysique règne en maîtresse et la théologie y a son dernier refuge. Ici ce n’est pas la guerre à des mots dangereux qu’il faut faire ; mais à des idées profondément enracinées. Abandonner toutes les sciences naturelles à la philosophie positive, réserver les sciences de l’homme à une philosophie métaphysico-théologique paraît être la tendance générale de l’homme moderne et même de l’homme en général, cette sorte de distribution apparaissant déjà dans ce que nous connaissons de la philosophie antique. L’homme, — qui a toujours dit : Le monde et moi, comme s’il ne faisait pas partie du monde, — croit en effet très facilement, obstinément aussi, peut-être pour jamais, que l’univers a sa loi et lui la sienne. Quand il en arrive à ce point, qui est un progrès, de ne plus organiser le monde à son image, comme nous voyions qu’il le faisait tout à l’heure, il accorde à l’univers de n’être pas sur le modèle de l’homme ; mais il ne consent pas que l’homme soit sur le modèle de l’univers, et il s’attribue des conditions de vie, et des lois de vie toutes différentes de celles du monde. Par exemple il dira que le monde est soumis à des lois fatales et que l’homme est libre ; que le monde n’offre pas trace de moralité et que l’homme est un animal moral ; que le monde ne pense pas et que l’homme pense ; que le monde n’offre pas trace de sentimens désintéressés et que l’homme est capable d’aimer pour le seul plaisir d’aimer, etc. Ainsi se forme cette manière d’abîme entre l’homme et la nature et d’abîme entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme qui doit être une illusion, qui n’a rien de rationnel, qui doit autant scandaliser notre raison qu’il séduit notre amour-propre. Car, que seul dans l’immense univers, un atome imperceptible ait sa loi à lui, qui non seulement soit différente des lois universelles, mais leur soit contraire ; qu’il y ait une exception radicale aux lois invariables de l’univers immense et que cette exception énorme ne s’applique qu’à un seul être tout petit et infime ; qu’il y ait deux lois de l’univers, radicalement différentes, l’une pour l’univers, l’autre pour un ciron ; on conviendra que c’est bien étrange et n’entre pas dans les manières ordinaires de raisonner et de juger du vraisemblable.

Cet abîme, évidemment fictif, il s’agit de le combler ; cet homme il s’agit de le faire rentrer dans le monde dont il se croit séparé : entre les lois de l’univers et la loi de l’homme il s’agit de renouer la chaîne ; entre les sciences de la nature et la science de l’homme il s’agit de jeter le pont.

Ce n’est pas aussi difficile qu’on le croit. Il suffit de reconnaître que l’homme se distingue de la nature par certaines supériorités, et de montrer ensuite que ces qualités supérieures ne sont pourtant que les développemens de choses qui sont déjà dans la nature, et que par conséquent il appartient bien aux lois universelles, mais seulement aux lois universelles arrivées chez lui à une plus grande complexité, à une plus grande délicatesse. De cette manière, entre l’homme et l’univers, la distinction subsistera, la contrariété cessera. L’homme sera un animal supérieur, comme l’animal est un végétal supérieur ; il ne sera pas je ne sais quel monstre intellectuel et moral dans l’ample sein de la nature.

Examinons en effet. Ce qui le distingue du reste du monde, c’est qu’il pense, c’est qu’il est sociable, c’est qu’il est moral. Tout cela se trouve à un degré inférieur, avec une moindre délicatesse, mais tout cela se trouve dans la nature. L’animal pense et raisonne ; l’animal est sociable, et il y a des sociétés animales parfaitement organisées ; enfin l’homme est un animal moral… ici nous voici arrivés à la vraie différence entre l’homme et la nature. — Il est très vrai que la nature ne donne à l’homme aucune leçon de moralité. Cependant, si nous écartons la morale qui a un caractère mystique, nous nous apercevrons que la morale humaine peut toute se ramener à l’instinct social, lequel est dans la nature. — Décomposons la morale humaine : Devoirs envers soi-même ne sont qu’égoïsme bien entendu : rien n’est plus naturel. Devoirs envers les autres, altruisme, ne sont que l’instinct social très développé. L’altruisme, c’est l’égoïsme de l’espèce dans une espèce très intelligente. Il n’a rien de métaphysique. Il est ceci : l’homme veut vivre ; il le veut comme personne, et il le veut comme espèce ; et à mesure qu’il comprend mieux qu’il ne vit que socialement, que dans et par l’espèce, il le veut plus énergiquement comme espèce que comme personne. Tous les sentimens donc qui « nous distinguent des animaux, » d’abord ne nous en distinguent pas, si ce n’est d’une différence de degré, et ensuite se ramènent à l’instinct social qui est une chose parfaitement physiologique. La morale est physiologique parce que la morale n’est que la socialité.

Il y en a bien une autre et même quelques autres, que la subtilité des hommes a inventées ; mais examinez-les bien : vous verrez qu’elles sont immorales. Elles sont immorales parce qu’elles sont individuelles. Le stoïcien, contempteur de l’humanité fait le bien par orgueil, et l’orgueil est un sentiment sécessioniste, un sentiment anti-social. Le chrétien, d’abord, en principe, a une morale semblable à la nôtre : « Aimez le prochain comme vous-même. » Et ceci, nous l’acceptons pleinement. Mais, en sa dégradation, cette morale devient immorale. Elle promet des récompenses ; elle est un appel à l’égoïsme, à l’esprit de lucre. Et comment s’est-elle déclassée ainsi ? En devenant de morale sociale morale individuelle, en délaissant le « aimez-vous les uns les autres » pour le « faites votre salut ». Revenons donc à la morale entendue comme simple développement de l’instinct social, tout entière comprise en lui, constituée par lui, progressant avec lui, et s’égarant à en sortir.

Et du même coup voilà le pont jeté enfin entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme ; l’homme n’a pas une loi propre distincte de celle du monde, surtout contraire à celle du monde ; il n’est pas séparé de l’univers, il n’y est pas un monstre ; il en est le prolongement naturel ; les racines de son être moral comme de son être physique plongent dans la nature ; il n’est pas une « chimère », comme disait Pascal, il n’est pas un être métaphysique : il est un être naturel. Le grand effort pour établir des lois les plus générales de la nature aux lois les plus particulières de l’homme une chaîne continue, des sciences les plus générales de la nature aux sciences les plus complexes de l’animal compliqué une série sans interruption, est arrivé à une solution raisonnable.

Nous n’en avons pas fini pourtant avec l’homme ; nous avons laissé de côté son caractère le plus distinctif. Ce n’est pas qu’il soit sensible, qu’il soit pensant, qu’il soit volontaire, qu’il soit moral, qu’il soit sociable qui distingue le plus l’homme au milieu de ses frères inférieurs, qui sont les êtres, et de ses ancêtres, qui sont les choses ; — ce qui l’en distingue le plus, c’est qu’il est changeant. Les animaux le sont aussi, ne l’oublions pas ; mais ils le sont peu. Ils sont susceptibles d’éducation, d’éducation par l’homme et d’éducation par les choses ; ils n’agissent pas toujours exactement comme leurs ancêtres ont agi. Et, qu’ils y soient contraints par l’homme, ou qu’ils y soient forcés par quelque changement de leurs entours, par quelque nouvel obstacle qu’ils rencontrent, ils se modifient. Mais, d’une part, ces modifications ne vont pas très loin ; et d’autre part ils ont une tendance très marquée à oublier ce qu’ils ont appris, à revenir à leur état traditionnel, à redevenir ce qu’ils ont été. Ils sont modifiables plutôt que changeans, ils sont modifiables d’une façon passive ; ils sont modifiés, ils ne se modifient pas. Ils subissent les changemens que la nature ou l’homme leur impose ; mais, la nature ne changeant guère, ils participent de son immutabilité, et l’homme n’ayant que sur un petit nombre d’entre eux une action éducative, en leur ensemble ils ne changent point. — L’homme au contraire est changeant par nature ; il est modifiable spontanément ; et il se modifie sans cesse. C’est pour cela qu’il a une histoire. Et ceci est une nouvelle science de l’homme à laquelle nous n’avions pas voulu prendre garde jusqu’ici. Nous avions considéré l’homme jusqu’ici abstraction faite de son instabilité, nous avions fait la science de la statique sociale. Il nous reste à faire la science de la force qui le pousse à changer. Il nous reste à étudier la dynamique sociale.

La dynamique sociale c’est une tendance constante, sous les fluctuations superficielles, à s’éloigner de plus en plus de l’animalité, de l’état d’enfance, de l’individualisme, qui sont trois choses analogues. En remontant l’histoire nous nous avisons que l’homme a été un simple animal, à très peu près, pour commencer. L’humanité a été longtemps impulsive. Elle obéissait à des besoins et à des passions sur lesquelles la réflexion n’avait pas agi. Et de même qu’il était impulsif en ses commencemens, l’homme voyait le monde comme un peuple d’êtres impulsifs. Il attribuait aux choses qui lui étaient favorables ou nuisibles des sentimens, des âmes très capricieuses, qu’il fallait encourager dans leurs bonnes dispositions ou détourner des mauvaises par de bonnes paroles. Etant animal lui-même, il voyait le monde comme un peuple d’animaux.

Plus tard il est devenu enfant, état intermédiaire entre l’animalité et l’humanité. Impulsif encore, mais déjà raisonneur, il a appris à coordonner ses idées. Le spectacle des choses, régulières, tranquilles, méthodiques, a pu n’être pas pour peu dans ce changement. Et tout de même que tout à l’heure, l’homme en cette seconde période, a vu l’univers comme il se voyait lui-même. Il y a vu un peuple d’êtres encore passionnés, mais déjà raisonnables. Les Dieux d’alors ne sont plus des animaux, des Ames obscures et bizarres, très inquiétantes ; ce sont des rois, loin encore d’être bons, mais sensés et réfléchis, aimant mieux, tout compte fait, le bien que le mal, et à qui, en somme, les priant et les servant bien, on peut se fier. L’humanité, et avec elle ses Dieux, qui sont ses œuvres et ses images, ont passé de l’animalité à l’état d’enfance.

Puis l’homme est devenu homme. Il est devenu un être chez qui l’intelligence l’emporte sur les passions. Cet homme a vu le monde d’une façon très différente encore de celle dont les hommes précédens l’avaient vu. Capable d’une très grande généralisation, il l’a vu dans son unité et son éternité. Il s’est dit qu’il était un, pensée réalisée d’un seul esprit, et éternel, pensée réalisée d’un esprit qui ne meurt pas. Idées vraiment nouvelles ! car les anciens n’étaient pas sûrs que le monde eût été créé par un seul Dieu, et en tous cas le voyaient administré par plusieurs ; et ils se figuraient volontiers des Dieux successifs, ceux-ci détrônant ceux-là et devant un jour être détrônés à leur tour. Le monothéiste est un être qui a le soupçon de l’unité du monde. C’est lui qui a découvert l’univers, et qui le premier le comprend. — Pourquoi ? Parce que lui-même est un homme tout nouveau. Il est capable d’une réflexion qui dépasse la longueur d’une vie humaine et de plusieurs vies humaines. L’histoire, déjà suffisamment longue, lui a appris que les choses physiques se sont comportées de la même manière depuis bien des siècles, qu’il y a là un dessein suivi depuis des milliers d’années avec une invariable constance. Il suffit d’une généralisation assez naturelle pour passer de cette constatation à l’idée de l’unité et de l’éternité du monde.

Voilà un homme tout nouveau, avons-nous dit. Sans doute. Cependant, qu’il ne croie pas être infiniment différent de ses ancêtres. Il croit à un Dieu un ; mais ce Dieu, universel pour sa raison, est pour son cœur aussi particulier et aussi local qu’un Pénate ou un Fétiche. Il le prie pour lui, il l’invoque pour lui, il lui demande des grâces particulières, il lui promet quelque chose, discute avec lui, ruse avec lui, a pour lui le genre de culte qu’a le sauvage pour sa poupée protectrice. Qu’est-ce à dire ? Que cet homme, moins impulsif que ses plus anciens aïeux, moins enfant que ses grands-pères, est encore un égoïste. Il vit en lui et pour lui, non dans l’espèce et pour l’espèce ; il n’a qu’accidentellement l’instinct humanitaire à l’état de passion, de sentiment profond. À ce titre, il est encore un animal ou un enfant. En un mot il est encore individualiste ; tant que l’individualisme ne sera pas aboli, l’évolution humaine ne sera que commencée. Tant que l’individualisme ne sera pas aboli, l’humanité ne sera pas suffisamment détachée de l’animalité. La morale est en formation ; elle ne sera achevée que quand l’instinct social pour commencer, l’instinct humanitaire ensuite, auront complètement remplacé l’individualisme.

Et voilà la morale telle que la conçoit Auguste Comte. Elle est toute naturelle, puisqu’elle n’est que le développement de l’instinct le plus ancien, évidemment, et le plus profond de l’homme, l’instinct social ; elle est régulière en son développement puisqu’elle suit le progrès naturel de l’humanité, puisqu’elle suit les effets progressifs de la dynamique sociale, puisqu’il n’y a qu’à la prendre là où elle est arrivée et à la pousser plus loin dans le même sens ; elle ne demande rien ni à la métaphysique, ni à la théologie, ni aux merveilles de l’abstraction, ni aux miracles de la révélation. Elle se fonde simplement en bonne physiologie, en bonne biologie et en bonne histoire. Elle prend l’homme où il en est.

On pouvait craindre que cette philosophie positive, ne voulant pas voir d’abîme entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme, ne pût jamais fonder une morale, n’y ayant aucune morale dans les sciences naturelles, ni aucune moralité dans la nature. Mais il lui a suffi de prendre l’homme vraiment tel qu’il est, c’est-à-dire comme animal social et en même temps comme animal intelligent, capable de progrès, pour le montrer comme capable de transformer progressivement l’instinct social en une morale aussi complète, et aussi élevée et pure qu’on peut la souhaiter.

Oui, l’homme n’a que des lois physiques, et primitivement il est un animal comme un autre ; mais une de ces lois consiste à développer tellement le plus profond de ses instincts primitifs qu’il s’écarte presque indéfiniment de ses conditions premières d’existence ; et il est de sa nature de se séparer de plus en plus de la nature jusqu’à subordonner en lui l’animalité à l’esprit. La morale complète, ou la socialité achevée, car ces mots sont exactement synonymes, sera le triomphe de la nature sur elle-même dans le mieux doué de ses enfans. — Pourquoi non ? L’homme, nous l’avons montré, voit toujours la nature comme il se voit lui-même. Le philosophe positiviste voit la nature remportant son dernier triomphe à se vaincre elle-même, comme l’homme n’est jamais plus grand que quand il triomphe de lui.


II

C’est cette morale qu’il faut achever ; c’est cette socialité qu’il faut amener à sa perfection. Pourquoi cela est-il nécessaire ? Comment pourra-t-on y arriver ?

Cela est nécessaire parce qu’au XIXe siècle nous semblons bien être à un de ces momens de l’histoire où l’humanité recule, à un de ces momens du progrès où il y a régression, ce qui est une des lois du progrès. La morale décline et la socialité diminue, ce qui est, comme on sait, la même chose. Morale publique, morale domestique fléchissent sous nos yeux, ensemble. L’anarchie intellectuelle est la préface et elle est un agent de l’anarchie morale. Régression redoutable, qui peut être considérée comme durant depuis trois siècles, depuis le déclin du catholicisme, depuis le commencement de la période métaphysique !

Cette période a trois phases : le protestantisme, le philosophisme, l’esprit révolutionnaire qui règne encore. Avant le protestantisme le christianisme régnait sous la forme du catholicisme. Il avait inventé la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Rien de plus juste et rien de plus salutaire. Rien de plus juste ; car les hommes ne sont jamais bien gouvernés dans leurs intérêts matériels par les savans et jamais bien dans leur être moral par les gens pratiques. Il faut donc deux gouvernemens. Songez à ce qu’eût été le moyen âge sans le clergé ? Il eût été un retour à la barbarie primitive. Au lieu de cela, les hommes de pensée, trouvant des cadres préparés où ils se plaçaient d’eux-mêmes, constituaient une aristocratie intellectuelle, ouverte, solidement liée et non héréditaire, c’est-à-dire la plus parfaite que le monde ait vue, laissant à l’aristocratie temporelle l’office pour lequel elle est faite. Le moyen âge a été l’époque où le monde a été le mieux organisé.

Ce qui eût été à souhaiter c’est que le catholicisme eût été évolutif, qu’il eût pu « s’incorporer intimement le mouvement intellectuel ». Il pouvait le faire. Une religion n’étant jamais condamnée à mort que quand l’humanité trouve un principe moral plus élevé que celui que cette religion a trouvé elle-même, le christianisme ne pouvait jamais être condamné. Il pouvait donc accepter tout ce que l’humanité lui apportait de science nouvelle, et rester toujours en tête de l’humanité en marche. Mais il a eu le tort de se rattacher à la tradition littérale. Penchant funeste, parce qu’il contraignait le catholicisme à l’immobilité. Il le forçait à tenir la science biblique comme vérité éternelle. Il le forçait à se mettre en travers de tout le mouvement de la pensée moderne. Il a été « dépassé ». Ce fut une « décadence mentale ». L’autorité, même morale, du catholicisme, en a été diminuée. La science détourna progressivement l’humanité du catholicisme. C’est ce qui eut lieu dès le XVe siècle.

A partir de ce moment, trois assauts contre l’ancien pouvoir spirituel : le mouvement protestant, le mouvement philosophique le mouvement révolutionnaire. Le protestantisme, après avoir été plus réactionnaire que le catholicisme lui-même, s’avisa d’opposer à l’immobilité catholique l’idée du libre examen. Quand ils eurent trouvé cela, les proies tans avaient cause gagnée, — et aussi perdue. Ils avaient trouvé l’arrêt de mort de leurs adversaires et aussi le leur. Celui de leurs adversaires : car en face d’une religion enchaînée par elle-même et engagée dans son passé comme un terme dans sa gaine, ils dressaient une religion libre, progressive, capable de tout ce que la libre recherche scientifique lui apporterait. Le leur : car, n’y ayant pas de limite au libre examen, ils créaient une religion illimitée, donc indéfinie, donc indéfinissable, qui ne saurait pas, le jour où le libre examen lui apporterait l’athéisme, si l’athéisme fait partie d’elle-même ou non ; une religion qui ne saurait pas où elle s’arrête et jusqu’où elle va ; une religion destinée à s’évanouir dans le cercle indéfini du philosophisme qu’elle a ouvert. Toute la libre pensée étant impliquée dans le libre examen, toute la libre pensée, tout le philosophisme, toute l’anarchie intellectuelle étaient contenus dans le protestantisme dès qu’il cessait d’être un catholicisme radical.

Ajoutez à cela que, comme entrée de jeu, il supprimait la grande invention chrétienne, la distinction du temporel et du spirituel. Pour lutter contre le catholicisme, il faisait rentrer, sous le pouvoir temporel, d’abord le pouvoir spirituel protestant, ensuite le pouvoir spirituel catholique. Il mettait dans chaque nation protestante l’autorité spirituelle suprême aux mains du souverain civil. Il forçait, dans chaque nation catholique, le clergé catholique à se serrer autour du souverain civil ; et « c’est seulement à cette époque de décadence que commence essentiellement, entre l’influence catholique et le pouvoir royal, cette intime coalition spontanée d’intérêts sociaux… » A partir de ce moment il est presque vrai de dire que, comme il y a des protestantismes, il y a aussi des catholicismes, un par peuple, chose absolument contraire au principe, à l’esprit, et à la salutaire influence du catholicisme, et destructrice de sa constitution, de son organisation et de sa vertu. L’esprit catholique vit encore, ici, là et plus loin ; mais le monde catholique n’existe plus.

C’est alors que, du sein du protestantisme émancipé et hasardeux, d’une part, du sein de l’antiquité renaissante d’autre part, le philosophisme s’élance, se dégage, se développe et se répand. Il est la pensée humaine libre, indisciplinée, sans autorité spirituelle qui la guide, l’éclairé ni la contienne. Il est la pensée individuelle, sans aucun besoin de lien, de communauté, de communion avec d’autres pensées. Il va, sans plan arrêté, ce qui serait contraire à son humeur propre, mais il va cependant du protestantisme orthodoxe au protestantisme libre, du protestantisme libre au déisme, du déisme au naturalisme et du naturalisme à l’athéisme. — Pourquoi cette progression au lieu d’une pure et simple anarchie, et d’un pur et simple chaos, ce qui semblerait naturel, la pensée étant toute libre et tout individuelle ? D’abord à cause d’une progression dans l’audace qui est habituelle à l’esprit de l’enfant, je veux dire à l’esprit humain, quand il s’affranchit après une longue discipline. Ensuite à cause du mouvement scientifique rapide, précipité et mal compris. La science exclut la métaphysique, elle s’en passe et doit s’en passer. Ce n’est pas à dire qu’elle la nie ; elle se refuse seulement le droit d’y entrer. Mais les esprits enivrés de certitude scientifique, de ce que la science ne prouvait pas Dieu, conclurent qu’elle prouvait qu’il n’existait pas. Il serait aussi ridicule à la science de prétendre prouver la non-existence de Dieu que son existence, puisque dans les deux cas ce serait s’occuper de surnaturel, ce qui par définition la dépasse ; mais de l’abstention de la science à cet égard les esprits légers ont conclu à la négation ; et l’athéisme, ou la tendance à l’athéisme, a été le dernier terme du philosophisme pseudo-scientifique.

A un point de vue plus général encore, l’esprit du philosophisme a été essentiellement négateur et négatif. Né d’une « protestation » contre l’ancienne organisation spirituelle, ce qu’il a poursuivi comme instinctivement c’est toute organisation spirituelle, et même sociale, l’organisation sociale étant un effort organisateur de l’esprit, et même morale, la réglementation morale étant le plus grand effort organisateur de l’esprit humain. « L’homme artificiel » de Diderot créé par la civilisation pour remplacer l’homme naturel, et qu’il faut détruire tout entier, c’est la vue la plus nette à la fois et la plus générale, le terme extrême, logique et fatal de tout le mouvement philosophique des trois siècles. « Depuis le simple luthéranisme primitif jusqu’au déisme, sans en excepter ce qu’on nomme l’athéisme systématique qui en constitue la phase extrême, cette philosophie n’a jamais pu être historiquement qu’une protestation croissante et de plus en plus méthodique contre les bases intellectuelles de l’ancien ordre social, ultérieurement étendue, par une suite nécessaire de sa nature absolue, à toute véritable organisation quelconque. » Au fond le mouvement des esprits depuis le XVIe siècle jusqu’à 1789 est une révolte ayant l’individualisme comme tendance, le nihilisme pour terme.

L’esprit révolutionnaire est venu ensuite, qui, lui, est un essai d’organisation. Il a essayé d’organiser quelque chose avec les principes uniquement désorganisateurs que, comme héritier de l’esprit philosophique, il avait entre les mains. De la libre pensée individuelle il a fait le dogme de la liberté, de l’esprit anti-hiérarchique il a fait le dogme de l’égalité, de l’esprit anti-autoritaire il a fait le dogme du suffrage universel.

Tous ces principes sont autant dénégations auxquelles on donne des noms positifs. Rien d’excellent comme la liberté de penser, de chercher, d’écrire, de parler, mais, évidemment, à la condition qu’elle aboutisse, et par conséquent qu’elle cesse. Quand vous vous donnez à vous-même, personnellement, la liberté de chercher ce que vous avez à faire, c’est probablement, non pas pour le chercher toujours, mais pour le trouver ; et, quand vous l’aurez trouvé, pour vous y tenir et vous y lier ; et, donc, pour sortir de l’état de liberté où vous étiez provisoirement mis. La liberté n’est donc qu’un état négatif, nécessaire quelquefois, pour arriver à un état positif où elle cesse et doit cesser. Elle est essentiellement un expédient provisoire. La proclamer comme principe permanent est un non-sens. C’est déclarer qu’on a pour maison l’intention de chercher librement les moyens d’en bâtir une. La liberté est principe de destruction ou principe de recherche ; en faire un principe de constitution répugne dans les termes, ne peut pas même être dit dans une langue bien faite.

Il en est tout de même de l’égalité. L’idée d’égalité comme principe destructeur d’une hiérarchie mauvaise est excellente. C’est un sophisme salutaire, comme il y en a dans les temps de lutte. Comme principe organisateur elle ne signifie rien, parce qu’elle est l’expression de quelque chose qui n’existe pas, qui n’existe jamais. C’est précisément une des grandes différences entre l’homme et les animaux. Entre les animaux d’une même espèce, il n’existe que des inégalités physiques assez faibles du reste, et quasi aucune inégalité intellectuelle. Il n’y a pas d’animaux de génie, il n’y a pas d’animaux idiots. Ils ont une intelligence commune à l’espèce tout entière. Voilà pourquoi ils peuvent former des républiques égalitaires. Chez l’homme les différences physiques existent, et, incomparablement plus grandes, les différences intellectuelles. On peut même dire que l’espèce humaine est organisée aristocratiquement par la nature même. Elle est pourvue d’intelligence en quelques-uns de ses individus, très rares, et pourvue de l’instinct d’imitation en son ensemble. De cette façon quelques-uns inventent, les autres acceptent l’invention, et la civilisation se fait et se maintient. Cela a été remarqué très bien par Buffon. Le caractère même de l’espèce humaine est donc l’extrême inégalité. L’égalité n’existe pas. Si on la proclame et si on essaye de l’établir, que fait-on ? Rien, ou une autre inégalité. On ne peut pas établir l’égalité ; car on ne fait rien contre la physiologie et on ne décrète pas l’abolition de l’histoire naturelle ; mais on peut renverser l’inégalité, faire dominer ceux qui dominaient hier par ceux qui étaient dominés. Cela n’est pas très heureux ; mais c’est possible ; et en proclamant l’égalité c’est ce qu’on a fait. On a dit : « Personne n’aura plus de pouvoir qu’un autre. » Immédiatement quelqu’un a eu plus de pouvoir qu’un autre, mais ce n’a pas été le même ; ç’a été l’être collectif composé des plus nombreux. La foule a pris immédiatement le pouvoir qu’autrefois tenait l’élite, une élite peut-être mal choisie, mal sélectée, mais enfin une élite.

Et remarquez qu’ici il ne s’agit pas du pouvoir gouvernemental ; il en sera question plus loin ; mais d’une sorte de pouvoir spirituel. La foule a été investie du droit d’avoir seule raison. Il existe des parias dans l’organisation moderne, ce sont ceux qui pensent par eux-mêmes ; ils sont mal vus d’une foule qui pense collectivement, par préjugés, par passions générales, par vagues intuitions communes. Ils sont suspects comme originaux, comme ne pensant pas ce que tout le monde pense, comme n’acceptant pas les banalités intellectuelles. Ils ne sont ni suivis, ni étudiés au moins, ni guettés avec attention, parce que, par suite du dogme nouveau, le respect s’est écarté d’eux, même au sens étymologique, très humble, du mot.

L’imitation persiste, certes : elle est physiologique, elle est éternelle ; seulement elle a changé d’objet ; la foule s’imite elle-même ; elle écarte l’esprit original, l’inventeur, comme objet d’imitation. Or l’imitation de l’individu inventeur par la foule imitatrice étant la condition même de la civilisation, il y a risque pour celle-ci ; ou au moins elle va prendre une tournure très nouvelle, imprévue, et dont on ne peut rien prévoir. « Le progrès continu de la civilisation, loin de nous rapprocher d’une égalité chimérique, tend, au contraire, par sa nature, à développer extrêmement les différences intellectuelles entre les hommes… Ce dogme absolu de l’égalité prend donc un caractère essentiellement anarchique et s’élève directement contre l’esprit de son institution primitive, aussitôt que, cessant d’y voir un simple dissolvant transitoire de l’ancien système politique, on le conçoit comme indéfiniment applicable au système nouveau. »

Enfin le suffrage universel est l’expédient d’une société désorganisée et le signe qu’elle l’est. A peu près dans le même temps que Comte écrivait la Philosophie positive, Girardin disait : « Le suffrage universel, c’est : « Il faut se compter ou se battre. Il est plus court de se compter. On se bat dans la barbarie. Dans la civilisation on se compte. » Rien de plus juste, rien de plus lumineux, et rien qui montre mieux que le suffrage universel est la barbarie raisonnée, la barbarie exacte, la barbarie mathématique, la barbarie rationnelle, mais la barbarie. En barbarie qui doit commander ? Les plus forts. Qui sont les plus forts ? Les plus nombreux. Ne nous battons pas, comptons-nous ; c’est-à-dire voyons, sans nous battre, qui sont les plus forts. Une société qui a proclamé la liberté et l’égalité, qui a supprimé la hiérarchie ne peut plus connaître qu’une loi, celle de la force, si tant est qu’elle veuille qu’encore pourtant on reste en société. C’est à cette loi qu’elle a recours en donnant l’empire au nombre.

— Au moins ce n’est pas l’anarchie ! — Non, puisque c’est l’expédient pour y échapper ; mais c’est quelque chose qui est tout près de l’être ; parce que ce système, comme tout à l’heure l’égalité, donne un office spécial à quelqu’un qui n’est pas fait naturellement pour le remplir. Il donne la décision au nombre. La foule est très bien faite pour contrôler, pour juger les œuvres faites et les hommes après qu’ils ont agi ; pour décider, non ; comme tout à l’heure elle était reconnue bien faite pour imiter avec intelligence les inventions faites, non pour inventer. Or prendre une décision, c’est inventer, c’est avoir une idée, c’est avoir une initiative. La foule n’est point faite pour cela. Vous lui donnez un office qui n’est pas dans sa vocation. Qu’arrivera-t-il ? C’est qu’elle ne l’exercera pas ! — Eh bien ! tant mieux. C’est ce que vous voulez. — Non pas ! De par sa nature elle ne l’exercera pas, et de par le droit que vous lui donnez, et dont elle sera fière, elle ne voudra pas que d’autres l’exercent. Elle ne sera pas une supériorité et sera jalouse des supériorités. Elle ne gouvernera pas ; est-ce qu’elle le peut ? et elle ne choisira jamais ceux qui sont faits pour gouverner. Elle « condamnera éternellement tous les supérieurs à une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché aux rois. » Ce système a plongé la foule dans une espèce d’étourdissement : « Quels doivent être les profonds ravages de cette maladie sociale en un temps où tous les individus, quelle que puisse être leur intelligence et malgré l’absence totale de préparation convenable, sont indistinctement provoqués par les plus énergiques sollicitations à trancher journellement les questions politiques les plus fondamentales ? »

Cet étourdissement aboutit dans la pratique à cette manière d’apathie jalousé qui fait que la foule ne gouverne pas, qu’elle n’aime pas qu’on gouverne, et qu’en définitive il n’y a pas de gouvernement. C’est une sorte d’anarchie, indolente, — d’anarchie indolente, très proche du reste de l’anarchie aiguë ; car la foule ne gouvernant pas, ceux qui sont aptes à gouverner ne gouvernant pas non plus, il est très facile à une minorité, et à une minorité qui n’a pour elle ni la force du nombre ni celle des lumières, de mettre en échec cette société invertébrée et amorphe ; et par suite, dans cet état plus que dans un autre, il est besoin, périodiquement, d’un gouvernement fort qui rétablisse l’ordre. Ce gouvernement la foule, dans le besoin, le prend un peu au hasard, selon les circonstances ; et en définitive une anarchie indolente, réveillée de temps en temps par des anarchies aiguës, que réprime une crise de despotisme, c’est l’histoire normale des démocraties. — De toutes ces anarchies tant intellectuelles et morales que sociales, il faudrait enfin sortir.

III

On n’en sortira que par l’organisation d’un nouveau pouvoir spirituel. C’est le catholicisme qui avait raison. Il n’était pas la vérité comme conception générale du monde ; il l’était comme conception du gouvernement des hommes. Il a inventé le seul moyen de sauver la liberté sans glisser vers l’anarchie. La séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel c’est le fondement même de la liberté vraie, et l’antidote de l’esprit anarchique en même temps. Les libéraux veulent que tout ce qui est intellectuel dans l’homme, pensée, doctrine, croyance, théorie, religion, conscience, soit soustrait à l’État, et c’est, pour eux, la liberté. Ils ont raison de soustraire à l’État toute cette partie intellectuelle de l’homme ; et c’est précisément ce que fait la séparation du spirituel et du temporel. Mais ils ajoutent : «… soustrait à l’État, et tenu pour propriété sacrée de l’individu. » C’est ici qu’ils tendent à un individualisme stérile qui a pour terme l’anarchie ; et c’est ici que nous intervenons pour dire : « Organisons, au contraire, en un pouvoir constitué, tout cet élément intellectuel de l’humanité pour le soustraire à l’État, et pour en faire quelque chose de constitué, de solide et de fécond. »

Au fond, le pouvoir spirituel c’est un état, lui aussi. L’état civil c’est ce que les citoyens mettent en commun de forces matérielles pour faire de la nation un corps organisé ; le pouvoir spirituel c’est ce que les intelligences mettent en commun de forces intellectuelles pour en faire un organisme durable, fécond et progressif ; c’est un état spirituel. Il a existé, il a sauvé le patrimoine intellectuel de l’humanité ; il a empêché l’humanité de retourner à la bestialité pure ; il a sauvé la liberté intellectuelle ; il faut le restaurer. Il faut reprendre l’œuvre du catholicisme, en abandonnant ses théories ; il faut ressaisir son esprit de gouvernement pour organiser un pouvoir spirituel semblable au sien ; il faut concentrer l’effort scientifique de l’humanité moderne, comme il concentrait l’effort théologique, métaphysique, moral, littéraire et déjà scientifique de l’humanité ancienne.

Remarquez que ce pouvoir spirituel séparé du pouvoir civil a été un progrès sur l’antiquité ; donc il ne peut pas disparaître ; aucun progrès ne disparaît ; tout progrès est acquis et subsiste ; il se transforme, mais il ne tombe pas. — Remarquez de plus que ce progrès n’a pas fourni son évolution naturelle. Le catholicisme a eu dix siècles de formation, deux siècles de prépondérance, de Grégoire VII à Boniface VIII, cinq siècles de décomposition et d’ « agonie chronique ». C’est un signe que « ce qui devait périr ainsi dans le catholicisme, c’était la doctrine, et non l’organisation, qui n’a été passagèrement ruinée que par suite de son adhérence à la philosophie théologique… » — C’est cette organisation qu’il faut rétablir.

Remarquez enfin que ce pouvoir spirituel ne périt jamais ; seulement il y a des époques anarchiques où il est exercé par n’importe qui. Il l’est de nos jours par des littérateurs, des romanciers, des avocats, des journalistes. Il devrait l’être par des gens sachant quelque chose. Organisons le pouvoir spirituel de la science. Il y a une « papauté de l’avenir ». Ce sera une papauté scientifique.

Cette idée n’est pas au terme des méditations d’Auguste Comte ; elle est au commencement, au milieu et à la fin. Elle est en 1825 dans les articles du Producteur sur « l’organisation du pouvoir spirituel » ; elle est l’objet où tend le Cours de philosophie positive tout entier. Le réaliser est ce qu’essaye la Politique positive. Il n’y a aucune contradiction ni même aucun changement véritable dans la pensée de Comte de 1820 à 1857. On a, depuis longtemps, abandonné l’idée d’opposer la Politique positive à la Philosophie positive. Celle-là est le développement naturel de celle-ci. Dans la Politique positive l’organisation du pouvoir spirituel se transforme simplement en une religion. Mais quelle religion ? Religion non théologique, religion non métaphysique. Comte avait posé en principe que la morale consistait à s’écarter progressivement de l’animalité, de l’état d’enfance, de l’individualisme. Il en vient naturellement à une morale sociale qui considère l’individu comme, en vérité, n’existant pas, et l’espèce comme existant seule. Confondre ses intérêts avec ceux de l’espèce, vivre en elle et en elle seule, ne considérer que son progrès, se considérer comme une cellule seulement de ce grand corps, voilà la morale. Mais l’espèce ne doit pas être considérée seulement au temps où nous sommes ; mais dans son ensemble depuis qu’elle existe ; c’est donc à l’humanité tout entière, depuis son commencement jusqu’à son avenir le plus éloigné, que nous nous donnons corps et âme. De là le « culte de l’humanité ». L’humanité est le dieu que nous devons adorer. A elle toutes nos pensées et en considération d’elle tous nos actes.

Voilà la religion de Comte dégagée de l’appareil liturgique dont son imagination s’est plu à la surcharger assez ridiculement. Car Comte est un curieux exemple à l’appui de sa théorie sur la survivance des anciens états à travers les nouveaux : il a l’esprit scientifique ; de la période métaphysique il garde le goût des abstractions et des subtilités ; et de la période théologique il garde l’esprit sacerdotal. Mais, dépouillée de certaines rêveries et surtout de certains arrangemens ecclésiastiques, sa nouvelle religion se réduit à ceci : adorer l’humanité. Elle est une simple extension de sa morale. L’anti-anarchisme devait aller tout naturellement jusqu’à l’anti-individualisme, et l’anti-individualisme jusqu’à faire toute une morale de l’absorption de l’individu dans la communauté, et cette morale jusqu’à devenir une religion de la grande communauté humaine, un culte extatique de l’humanité.

C’est là que Comte s’est arrêté comme au terme naturel, très facile à prévoir, très attendu, ou qui devait l’être, de son évolution intellectuelle. Cette religion c’est au pouvoir spirituel de l’avenir, à la « papauté future » qu’elle devait être confiée. Elle devait embrasser, comme toutes les religions passées, la doctrine religieuse elle-même, la morale, la sociologie qui se confond désormais avec la morale puisque la morale se confond avec elle, la science, et la propagation de la science, c’est-à-dire l’éducation.

Comment ce pouvoir spirituel se fondera-t-il ? Comme tous les pouvoirs spirituels se sont fondés, sans aucune participation de l’État civil, en dehors de lui, et sans la moindre hostilité contre lui ; cependant, il faut s’y attendre, contre son gré. L’État, depuis l’antiquité, a toujours une tendance, très naturelle, et même honorable, quoique illégitime, à absorber le pouvoir spirituel s’il existe, à se transformer en un pouvoir spirituel, s’il n’en existe pas. C’est donc à l’initiative individuelle qu’il faut s’adresser pour constituer le pouvoir spirituel nouveau. C’est précisément l’individualisme qu’il faut solliciter à mettre son énergie à se détruire, en lui persuadant que ce qu’il a de meilleur en lui revivra plus fort dans la collectivité où il saura s’absorber, et que des forces individualistes le nouveau pouvoir spirituel sera à la fois l’épuration et l’exaltation, n’utilisant pas celles qui sont factices ou éphémères et les laissant périr, renforçant, multipliant, éternisant celles qui sont destinées à durer.

Une grande association, internationale, comme le fut le catholicisme, acceptant les principes de la religion positive et s’engageant à les propager, trouvant plus tard son organisation et le détail de son administration, réunissant tous les hommes qui auront renoncé à tout esprit métaphysique et théologique, et propageant la science et la philosophie scientifique, voilà les bases du pouvoir spirituel de l’avenir. La civilisation est attachée à ce qu’il naisse et se développe. Il ne se peut pas, du reste, qu’il ne naisse point. S’il en était ainsi il y aurait une rupture entre le présent et le passé, ce qui ne s’est jamais vu, ce qui est contraire aux lois naturelles, qui sont celles de l’humanité comme de la nature entière. Alors l’état anarchique sera conjuré. « Tant que les intelligences individuelles n’auront pas adhéré par un sentiment unanime à un certain nombre d’idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l’état des nations restera essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés et ne comportera que des institutions provisoires. Il est également certain que si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut être une fois obtenue, les institutions convenables en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. »


IV

Tel est ce grand système, un des mieux liés, un des plus forts, et aussi un des mieux appuyés sur des observations justes, que non seulement les temps modernes, mais l’humanité entière ait vus naître. La grande observation qui en fait la base consiste à avoir bien vu ce penchant vraiment nouveau et en même temps persistant de l’esprit humain à attacher à la science la foi qu’il attachait autrefois au mystère. C’est un « proverbe des gens d’esprit » que de dire : « L’homme ne croit qu’à ce qu’il ne comprend pas. » Il reste juste ; mais il est moins juste qu’autrefois. Se rendra bien compte de ce changement et en chercher toutes les causes et en prévoir tous les résultats, c’est ce qu’a voulu Auguste Comte. Il en a tiré sa loi des « trois états », c’est-à-dire toute une philosophie de l’histoire. Cette philosophie de l’histoire est merveilleuse d’ordonnance, de netteté, de vraisemblance même, et toute pleine d’idées de détail qui sont des fêtes pour l’esprit. Elle reste contestable en son ensemble. D’abord elle encourt le reproche adressé à un des maîtres de Comte, c’est-à-dire à Bossuet. Elle laisse de côté la moitié ou les deux tiers du monde. Comte ne s’occupe ni des Indiens, ni des Chinois, ni des Mahométans, il ne s’occupe, de son aveu même, que « de la majeure partie de la race blanche, en se bornant même, pour plus de précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l’Europe occidentale. » Pourquoi ? Je crains que l’explication ne soit amusante. Parce que « nous ne devons comprendre, parmi les matériaux historiques de cette première coordination philosophique du passé humain que des phénomènes sociaux ayant évidemment exercé une influence réelle sur l’enchaînement graduel des phases successives qui ont effectivement amené l’état présent des nations les plus avancées. » En d’autres termes, Comte ne tient compte pour établir sa loi historique que de ce qui ne la contrarie pas. Il l’avoue avec la naïveté assez ordinaire aux grands génies : « Ce puéril et inopportun étalage d’une érudition stérile et mal digérée qui tend aujourd’hui à entraver l’étude de notre évolution sociale par le vicieux mélange de l’histoire des populations qui, telles que celles de l’Inde, de la Chine, etc., n’ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine, dont la marche fondamentale et toutes les modifications diverses devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon gré, rendrait le problème essentiellement insoluble. » Ainsi le problème est insoluble si l’on en prend toutes les données ; mais nous n’allons en prendre que les données favorables à la solution que nous en voulons, et vous verrez comme il se résoudra bien. On pourrait fermer un ouvrage dont la partie essentielle débute par ce postulatum.

J’irai plus loin. Eût-il tenu compte de tout ce que nous savons de l’histoire de l’humanité, c’est évidemment si peu de chose, et ce que nous en ignorons dépasse d’une façon si formidable ce que nous en savons, qu’il n’aurait pas été admis, en bonne méthode scientifique, à on tirer une loi générale. L’humanité a été fétichiste, polythéiste, monothéiste, elle est encore fétichiste, polythéiste et monothéiste selon les endroits ; voilà tout ce que nous en savons. L’ordre et la succession de ces états d’esprit nous est parfaitement inconnu. Nous tirons de l’existence de ces états d’esprit cette conclusion que l’homme est un animal mystique jusqu’à nouvel ordre ; voilà tout ce que nous pouvons en déduire. N’allons pas plus loin, et si cela ne nous donne pas une loi de l’évolution humaine, tant pis pour nous. Il est essentiel de savoir se résigner.

Une partie de son système historique, qui marque bien ce crue tout son système a d’hypothétique et de factice, c’est ce qui concerne le prétendu état métaphysique. Il a besoin comme transition entre l’état théologique et l’état scientifique d’un état métaphysique où l’humanité a vécu d’abstractions. Cet état il le fait de très courte durée. Je ne vois pas qu’il aille à plus de trois siècles, du XVIe au XIXe. Voilà un des trois grands états de l’humanité, un état qui dure trois cents ans ; le premier ayant duré vingt mille ans, et le troisième devant durer toujours ! L’histoire naturelle humaine est bien différente de l’histoire naturelle proprement dite ! Et notez que durant cet état, l’état théologique durait encore, ce que reconnaît Comte, mais de plus avait encore pour lui les dix-neuf vingtièmes et très probablement les neuf cents quatre-vingt-dix-neuf millièmes de l’humanité. N’en faudrait-il pas conclure qu’il y a eu des métaphysiciens dans tous les temps ; et qu’il n’y a pas eu de période métaphysique ? Et voilà tout le système qui s’écroule.

En réalité il ne tient aucunement, il n’est qu’une hypothèse brillante, assez inutile, du reste, et dont Comte pouvait très bien se passer. Il pouvait envisager l’humanité, d’ensemble, comme partagée, très inégalement, entre l’esprit théologique, l’esprit métaphysique et l’esprit scientifique, et s’efforcer de prouver qu’il y en avait deux de trop.

Quant à cette élimination même de l’esprit théologique et de l’esprit métaphysique, Comte la fait avec sûreté, avec suite et avec une vigueur de dialectique très remarquable. Il faut cependant faire une distinction. Comte est sensiblement exempt d’esprit théologique, et j’ai fait remarquer que quand il a transformé sa morale en une religion, même de cette religion toute idée vraiment théologique est absente ; mais il n’est pas exempt, pas du tout, d’esprit métaphysique. Il reproche aux métaphysiciens leurs entités ; il a les siennes. Dans les mêmes pages où il raille les politiques encore imbus d’esprit métaphysique d’expliquer les phénomènes sociaux par « la grande entité générale de la nature », il énonce sa prétention de les expliquer par « les lois naturelles » de la sociologie, il montre ces « lois naturelles » agissant sur les hommes et les pliant à leur empire et les faisant passer d’un « état » à un autre ; et vraiment il me semble bien voir là des abstractions personnifiées, nouvelles divinités qui gouvernent le monde et qui sont écloses du cerveau de notre penseur. En effet Comte n’a jamais démontré pourquoi les hommes ont passé d’un état à un autre état, par quelles modifications propres, intimes, intrinsèques, de leur être, et il semble, dès lors, que ces lois de leur évolution s’imposent à eux du dehors, les poussent et les forcent d’en haut, et nous voilà en pleine conception métaphysique ; il semble que l’homme ait passé par ces phases successives pour satisfaire le dessein de je ne sais quelle providence. Très souvent le cours de philosophie positive fait l’effet d’un Discours sur l’histoire universelle sans Dieu ; l’on y voit les hommes menés, et menés avec une suite et une rigueur inflexibles, sans qu’on sache par qui ; mais ils le sont, ils rentrent dans un dessein qu’ils n’ont pas conçu, qu’ils n’ont aucune raison de suivre et qu’ils suivent. Il y a là une sorte de fatalité des lois de l’évolution. Cette fatalité est bien une entité métaphysique. On peut l’écrire avec une majuscule.

De même il reproche aux métaphysiciens leurs finalités, et il a la sienne : c’est le progrès. Il croit que les lois de l’évolution ont un but, et ce but il le connaît : c’est le progrès, non pas indéfini, il n’y croit pas, mais le progrès se prolongeant d’une façon qui le fait paraître à nos yeux comme devant être indéfini. Voilà la grande cause finale de la nature, et Comte raisonne sans cesse en en tenant compte, quoiqu’il ait dit qu’il ne faut jamais raisonner par cause finale ; et non seulement il en tient compte, mais c’est le fond même de tous ses raisonnemens. Le progrès devait exister et c’est pour cela que l’homme a passé par le fétichisme, le polythéisme, etc. ; il doit continuer, et c’est pour cela que la séparation du temporel et du spirituel ayant été une fois trouvée ne peut pas se perdre, etc. Nous raisonnons ici par cause finale autant qu’il est possible de raisonner par cause finale.

Je sais bien que Comte est penseur trop pénétrant pour être dupe du mot progrès à la façon des auteurs de manuels pour instruction civique. Il sait que l’idée de progrès est extrêmement récente ; qu’elle date du XVIIIe siècle, ou tout au plus de la « querelle des anciens et des modernes » ; que l’antiquité ne l’a jamais eue, et a eu plutôt l’idée contraire ; d’autre part, il ne croit pas du tout au progrès indéfini ; il a même une page très spirituelle sur cette chimère de l’indéfini appliqué aux choses humaines : il est constant que l’homme civilisé mange moins que le barbare, et de moins en moins ; il est peu vraisemblable pourtant qu’il arrive à ne pas manger du tout ; ainsi du reste. Il écarte même quelquefois les mois de progrès et de perfectionnement comme n’étant pas scientifiques, et les remplace par le mot développement ; mais encore le mot développement comporte une certaine idée, sinon d’accroissement, du moins d’extension régulière, de déploiement normal et heureux d’une force jusque-là enveloppée et comprimée, qui est bien analogue à ce qu’on entend généralement par progrès. — Or cela même n’est pas scientifique. Tout ce que nous savons en contemplant l’humanité dans sa carrière, c’est qu’elle change, c’est que les choses ne sont pas toujours la même chose. Nous ne savons exactement rien de plus. La loi de l’humanité c’est le changement : voilà une loi qu’on peut accepter ; changement pour le mieux, nous n’en savons rien, pour le plus compliqué même, ou pour le plus simple, nous n’en savons rien. Eloignement de l’animalité ; il est probable ; mais éloignement progressif et sans retour possible, nous n’en savons rien. Que l’homme ait été un animal et ait su s’arracher à l’animalité, il est vraisemblable ; qu’il continue et soit destiné à continuer à s’en éloigner de plus en plus, nous n’en savons rien ; car le progrès n’étant pas indéfini, comme Comte le reconnaît, il est possible que ce que l’homme peut en réalité, soit atteint ; et depuis longtemps ; et qu’à partir du moment où l’homme s’est séparé nettement de l’animalité il n’ait fait que tourner dans un cercle ou osciller comme un pendule, changeant toujours, c’est sa loi, mais sans avancer. Or c’est bien sur l’idée qu’il avance et continuera longtemps, sinon indéfiniment, d’avancer, que Comte fonde tout son système. Il repose sur une hypothèse, et sur une hypothèse, non pas plus hypothétique que celle du progrès indéfini, mais plus fragile encore : il repose sur cette hypothèse que l’homme, ayant progressé au commencement, doit progresser jusqu’à une certaine date, et que cette date n’est pas atteinte. Oh ! qu’en savez-vous ? Qui vous a mis dans le secret de cette chronologie ?

Mais le grand point, le nœud du système, c’est le pont jeté entre les sciences naturelles et les sciences morales. Ici l’instinct de la vraie question est merveilleux, l’effort admirable, et les intentions excellentes. La vraie question de l’humanité est bien là en effet. Quelle est la loi de nos actions et où devons-nous la prendre ? En nous ? Hors de nous ? En nous elle est indistincte, quoi qu’on en ait dit. La conscience est vacillante et obscure. Notre âme est trop complexe pour que nous distinguions très facilement quelle est celle de ses mille voix que nous devons écouter. Il y faut toute une science, très difficile. Les hommes ont toujours désiré trouver hors d’eux la loi d’eux-mêmes. Ils l’ont demandée au monde. Le monde leur a très bien répondu. Gouverné par des dieux ou un Dieu assez justes, assez bons et assez charitables, il leur a répondu qu’il fallait être bons et justes, et une morale théologique plus ou moins élevée a été fondée. Mais ce monde, qui répondait ainsi, était très probablement un monde factice. C’était un monde que l’homme avait imaginé sur le modèle de lui-même ; qu’il avait créé, à qui il avait donné pour âmes ou pour âme, des êtres ou un être semblables à lui, un peu meilleurs que lui. Ce que l’homme écoutait donc c’était lui-même projeté par lui-même au bout du monde, et des extrémités de l’univers c’était la voix de lui-même, un peu meilleur, qui lui revenait. Si aucun divorce n’existait entre l’homme et la nature, c’est que l’homme voyait la nature comme gouvernée par un être qui n’était qu’un homme perfectionné. Au fond, c’était à lui-même qu’il obéissait, mais à lui agrandi, épuré et cru autre, ce qui était nécessaire pour qu’il obéît. Mais quand les hommes, — à quelque époque du reste que, plus ou moins nombreux, ils s’en soient avisés, — ont vu, ou cru voir, que le monde était immoral, qu’il n’avait aucun sentiment de justice ou de bonté, qu’ils étaient les seuls êtres moraux de l’univers, ils ont été épouvantés. Ils se sont vus seuls, et ils se sont vus mystérieux. Ils se sont écriés : « Quelles chimères sommes-nous ? Quels monstres ? Quels êtres incompréhensibles ? » Et alors le trouble a été très grand dans l’humanité. Les uns ont osé dire : « Eh bien ! soyons comme le reste de la nature. C’est elle qui doit avoir raison. Soyons naturels. Détruisons en nous l’être artificiel que quelques trompeurs sans doute ont fabriqué. Ne prétendons pas valoir mieux que le reste de l’univers. » D’autres ont dit : « Eh bien ! soit ! La nature entière a sa loi qui est méprisable, et nous avons la nôtre. Pourquoi non ? Suivons la nôtre avec d’autant plus d’énergie que le monde semble nous railler de la suivre ; nous nous montrerons supérieurs à lui, et voilà tout. » Et la rupture entre les lois naturelles et les lois de l’homme a été consommée.

Enfin vient le positiviste qui dit : « Ce n’est pourtant pas possible. Il ne peut y avoir de contrariété si absolue entre une bestiole et tout l’univers. Il doit y avoir un moyen de rattacher la loi de l’homme aux lois générales. » Et il tente sa conciliation et sa réconciliation de la morale avec la physiologie.

S’il y réussissait, l’accord ancien, l’harmonie du monde aux yeux de l’homme serait rétablie. L’homme n’apercevait pas de rupture entre lui et le monde parce qu’il voyait le monde semblable à lui ; de nouveau il n’en apercevrait pas, parce qu’il se verrait semblable au monde. Comte a très bien dit qu’il y avait synthèse des sciences morales et des sciences naturelles dans l’esprit théologique, séparation des unes d’avec les autres dans l’esprit métaphysique, synthèse nouvelle des unes et des autres dans l’esprit positiviste. Mais le positiviste réussit peu dans cette conciliation, et il y réussira peut-être de moins en moins. Plus les sciences morales et les sciences naturelles seront poussées avant, plus sans doute leur divorce s’accusera. Ce n’est point des différences qu’elles aperçoivent entre elles, c’est une contrariété. Plus la nature est connue, plus elle fait horreur à l’homme ; plus il la connaît, plus il est indigné de cette chose éternelle et énorme qui n’a pas de but, qui n’a pas de moralité, qui même est cruelle, sorte de monstre aveugle et féroce, en tout cas, être, si c’est un être, aussi contraire que possible à tout ce que l’homme sent de bon en lui. Ce n’est pas à elle qu’il peut se résigner à demander des leçons de morale. Il lui ressemble trop peu pour n’avoir pas peur de lui ressembler. Il ne peut pas y avoir de morale naturelle, parce que la nature est immorale.

— Mais il peut y avoir une morale sociale, et fondée uniquement sur la socialité. — Nous voilà au point précis, en effet. Mais remarquez d’abord que vous abandonnez déjà votre ferme connexion entre les sciences naturelles et les sciences de l’homme. La morale science sociale, c’est la morale science humaine. Si c’est dans l’instinct social de l’humanité que je dois puiser la loi de mes actes, ce n’est plus dans la nature que je la puise. Ce n’est pas dans le moi, sans doute, mais c’est dans l’homme. Une morale sociale consiste à se représenter les hommes au milieu de la nature comme ayant leur loi à eux qu’ils n’empruntent qu’à eux : le divorce entre l’homme et la nature n’est plus supprimé, il est rétabli. Votre adversaire a cause gagnée.

De plus, la morale fondée sur l’instinct social est bonne, sans doute, parce que la morale dès qu’elle redevient humaine redevient bonne, mais combien incomplète ! La socialité est meilleure maîtresse de moralité que le naturalisme, mais non pas excellente ; la société est moins immorale que la nature, mais elle n’est pas d’une moralité très haute. Ce n’est pas à considérer les hommes, à les étudier, qu’on apprend à être d’une très pure vertu. N’a-t-on pas remarqué que la vie de société affine l’esprit et corrompt le cœur ? Sans aller jusqu’aux paradoxes de Rousseau, dont, quoique solitaire et cénobite vous-même, vous êtes l’antipode exact, n’est-il pas vrai que les hommes sont faits pour vivre en société à condition de n’y pas trop vivre ? La socialité inspire des sentimens fort moraux à la condition presque de s’y soustraire. Est dévoué à la société celui qui a l’instinct social très prononcé et qui ne se mêle pas à la société, qui la sert de loin, l’aimant moins elle-même que l’idée abstraite qu’il s’en fait, et qu’il n’en garde qu’à la condition de la fréquenter peu. Cela ne laisse pas d’être significatif.

Généralisons. Considérons l’humanité en tout son ensemble, dans le présent et le passé. L’histoire est immorale, moins immorale que la nature, mais immorale. Moins que la nature, mais assez net encore, elle montre le triomphe de la force, de la ruse, de la violence, etc. Comme la fréquentation de la société, la contemplation de l’humanité est peu édifiante. Ici encore on est dévoué à l’humanité à la condition de la connaître d’une façon un peu idéale et philosophique, comme vous, par exemple, la connaissez. Encore une fois on peut trouver là une morale, mais il faut y mettre je ne sais quelle bonne volonté. Il semble que l’homme qui ne serait pas doué d’un instinct moral par lui-même, qui n’aurait que l’instinct social, et qui fréquenterait les hommes et qui lirait l’histoire, serait un bon citoyen, soumis aux lois, non révolutionnaire, ce qui pour vous est la moitié de la vertu, bref un fort honnête homme ; mais dévoué aux hommes, charitable, généreux, capable de sacrifice, non ; ou l’on ne voit pas trop pourquoi il le serait. Dieu permette que tous les hommes arrivent seulement au niveau moral que la morale de Comte établit ! mais encore ce n’est pas un niveau bien élevé.

On le voit bien quand Auguste Comte transforme la morale en religion. Cette religion de l’humanité est un retour inconscient à l’esprit théologique, ou, comme dit Comte, à l’état théologique. Elle ne contient pas un mot de théologie, sans doute, je l’ai dit ; mais elle procède comme l’homme procède en « état théologique », en procédant moins bien. Il faut adorer l’humanité. Cela veut dire que le plus grand danger pour chaque homme étant de s’adorer soi-même, il faut qu’il adore un grand être permanent, éternel, producteur de moralité, semblable à chaque homme, mais meilleur que lui, et qui peut être pour chaque homme un bon modèle. Un être permanent, éternel, producteur de moralité, semblable à l’homme et meilleur que lui, et modèle à imiter pour l’homme, c’est précisément ce que l’homme adore dans l’état théologique. Comme c’est lui qui fait son Dieu, et comme il le fait à son image, c’est l’humanité divinisée qu’il adore ; c’est l’humanité épurée, subtilisée, purgée de tout ce qu’elle a de mauvais, centuplée en tout ce qu’elle a de bon ; mais ce n’est pas autre chose que l’humanité. — Seulement c’est l’humanité adorée indirectement ; et voilà la supériorité de la religion théologique sur la religion humanitaire. C’est l’humanité adorée sans que l’on croie que ce soit elle qu’on adore. De tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité on a fait un être extérieur à elle, détaché d’elle, bien autrement imposant, bien autrement séduisant aussi, auquel on s’attache de cœur, d’âme, avec passion, toutes choses que l’on ne fait pas si facilement à l’égard de l’humanité directement considérée, en songeant à la masse d’élémens parfaitement indignes d’adoration qu’elle a contenus. — Et ce Dieu nous commande d’aimer les hommes ; et nous les aimons à cause de lui, nous les aimons en lui, ce qui est plus facile que de les aimer directement. — L’homme dans l’état théologique fait donc exactement coque fait Comte ; mais il le fait d’une manière plus complète, plus puissante, avec une force d’abstraction plus grande, et de façon à ce que cela serve à quelque chose. D’instinct ou d’adresse, pour aimer l’humanité, il l’a transformée en un être adorable qui n’est pas l’humanité et qui lui commande d’aimer l’humanité. Avec ce détour on ne l’aime déjà pas assez ; sans ce détour il n’est pas probable qu’on l’aime guère. La religion de Comte n’aura jamais-beaucoup de dévots.

Quant au pouvoir spirituel destiné à propager cette religion et cette morale, Comte savait trop bien et a trop bien montré combien est fort l’individualisme moderne pour avoir grande confiance dans l’établissement d’une pareille force spirituelle collective. Est-il même à désirer qu’elle s’établisse, nous l’examinerons une autre fois ; mais ce qu’aujourd’hui nous ferons remarquer c’est que la philosophie positive, particulièrement, n’était pas apte à la fonder. Ce qui a toujours groupé les hommes, c’est leurs passions, bonnes ou mauvaises. La philosophie positive, froide comme la science, peut éclairer les hommes, les instruire et même les améliorer ; elle ne les groupera guère. Elle n’inspire pas l’exaltation, l’enthousiasme, qui fondent les églises. On m’objectera le stoïcisme, et c’est précisément au stoïcisme que je songe pour m’appuyer. Le stoïcisme a fait office de religion pendant quelque temps. Mais s’il a été si vite et si complètement, soit balayé, soit absorbé par le christianisme, c’est qu’il n’avait pas ces vertus excitantes dont je parlais ; et s’il n’a jamais été qu’une religion aristocratique, tandis que le christianisme a été si vite une religion populaire, c’est pour les mêmes causes.

Ce n’est pas à dire que l’influence de Comte n’ait pas été très grande. Elle a été immense. Adopté presque entièrement par Stuart Mill ; s’imposant, quoi qu’il en ait dit, à Spencer, ou, comme il arrive, coïncidant avec lui et s’engrenant à lui d’une manière singulièrement précise ; dominant d’une façon presque tyrannique la pensée de Renan en ses premières démarches, comme on le voit par l’Avenir de la science ; inspirant jusque dans ses détails l’enquête philosophique, historique et littéraire de Taine ; se combinant avec l’évolutionnisme, qui peut être considéré comme n’en étant qu’une transformation, — son système a rempli toute la seconde moitié du XIXe siècle, et on l’y rencontre ou tout pur, ou à peine agrandi, ou légèrement redressé, ou un peu altéré, à chaque pas que l’on fait dans le domaine de la pensée moderne. Il a rendu d’éclatans services à l’esprit humain. Personne n’a mieux tracé les limites respectives de la science, de la philosophie, de la religion et marqué le point où l’une doit s’arrêter, où l’autre commence, le point aussi où l’une, sans s’en douter, prend l’esprit et la méthode de l’autre, avec péril de tout brouiller et de tout confondre. Ces délimitations sont nécessaires et tout le monde y gagne ou doit savoir y gagner. Personne n’a mieux défini les trois tendances essentielles de l’esprit humain, qu’il prend, sans doute à tort, pour des époques, mais qui, sans doute éternelles, doivent être exactement définies pour que l’esprit voie clair en lui-même. Sa pénétration, son intelligence, à force de tout comprendre, l’a conduit à tout aimer, sauf ce qui est décidément trop étroit, trop négatif, trop exclusivement polémique, et un esprit de haute impartialité règne dans toute son œuvre. Il a eu dans l’avenir de la science, dans sa prépondérance finale, dans son aptitude à suffire à l’esprit humain et à gouverner exclusivement l’humanité une confiance peut-être trop grande, et le positivisme n’a pas paru capable de tout ce qu’il mettait en lui, ni de satisfaire complètement l’esprit humain. Il répondrait que c’est affaire de temps et que les résidus théologiques et métaphysiques, pour n’être pas encore brûlés, ne sont pas moins destinés à l’être un jour. Sans en être aussi sûr que lui, on peut répondre que c’est beaucoup d’avoir, d’un des élémens essentiels de notre connaissance, donné une définition précise et une description systématique admirablement claire, logique et ordonnée, d’en avoir tracé et subdivisé le domaine et fermement marqué les limites. C’est quelque chose surtout que de faire penser, et Auguste Comte est merveilleux pour cela : c’est le semeur d’idées et l’excitateur intellectuel le plus puissant qui ait été en notre siècle, le plus grand penseur, à mon avis, que la France ait eu depuis Descartes. Comme ayant cru que l’intelligence, et l’intelligence seule, doit être reine du monde, et comme ayant lui-même été une intelligence souveraine, il ne peut, il ne doit avoir décidément contre lui que les anti-intellectualistes. Il l’a prévu ; il n’en serait pas mécontent ; et ce n’est pas un mauvais signe.


EMILE FAGUET.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.