Auguste Cochin - Son action sociale et religieuse

Auguste Cochin - Son action sociale et religieuse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 274-310).
AUGUSTIN COCHIN

SON ACTION SOCIALE ET RELIGIEUSE

Est-ce le moment de parler d’un homme dont il semble que les événemens aient pris à tâche de confondre les efforts et de démentir les espérances ? Qui, plus qu’Augustin Cochin, a eu foi pendant le dernier siècle aux conquêtes de la liberté ? Qui a cru, plus que lui, à l’apaisement des luttes de classes par le progrès social et économique ; au triomphe définitif des idées de tolérance, de justice et de bonté ? Qui a travaillé avec plus d’ardeur à faire cesser les malentendus dont souffrent l’Eglise catholique et la société contemporaine, à réaliser entre elles une solide alliance dans le respect mutuel de leurs droits ? A quel point la déception est profonde, il serait vain de le démontrer, quand on constate que la notion même de la liberté se perd au milieu de nous, et qu’elle est remplacée par d’incessans appels à la force. L’antagonisme aigu, le réveil d’un fanatisme brutal, la haine croissante, la guerre religieuse rallumée, l’amour du bien-être et de la fortune substitué à tout idéal, voilà ce qu’est devenu le rêve d’autrefois.

Et cependant, loin qu’il y ait une sorte d’ironie à choisir le moment où tant de nobles causes semblent près de succomber pour parler d’un de ceux qui les ont défendues avec le plus de vaillance, nous croyons, au contraire, plus opportun que jamais de ramener l’attention publique vers les hommes de la trempe d’Augustin Cochin, et de faire entendre, en évoquant leur souvenir, des paroles d’espérance, l’affirmation d’une foi invincible dans la liberté. Cochin était de ceux dont l’exemple nous fait croire au bien, et, comme il Ta dit lui-même, « dès que l’on croit au bien, on en devient capable. »


I

Je n’entreprends pas ici une étude biographique : cette étude a été faite par un illustre écrivain[1]. Tout mon dessein est de faire connaître la vie de Cochin sous ses principaux aspects, dans les idées maîtresses qui la dirigèrent.

Il faut bien le constater : dans la génération nouvelle, beaucoup n’ont entendu d’Augustin Cochin que le nom ; et encore leur est-il connu surtout par les héritiers qui le portent si brillamment aujourd’hui. On sait trop peu de chose de ce qu’a été cet homme vraiment moderne, pénétré du sens exact de la démocratie, désireux de la servir, amoureux à la fois de l’Evangile et de la liberté, et demeuré en même temps, par sa croyance et sa vie, un catholique des premiers âges.

Sans doute, l’éclat extérieur a manqué à l’existence d’Augustin Cochin. Les dramatiques événemens de ce temps ne l’ont pas mis en lumière comme d’autres. Il n’a pas connu la popularité bruyante, l’orgueil des premiers rôles. Par une singulière fatalité, il semble que les grandes charges publiques se soient dérobées devant ce bon Français, si bien préparé à les remplir, et qui en était plus digne que tout autre ; ou bien, quand elles allaient le chercher, quand le pays réclamait ses services, il mourait à quarante-huit ans, ayant, longtemps avant sa mort, dit adieu à la gloire, — non au devoir, — et s’étant résigné volontiers « à faire du bien au lieu de faire de l’effet. » La carrière publique de Cochin tient en quelques lignes. Né en 1824, à Paris, il se fait inscrire, après de brillantes études, au barreau de la capitale sans exercer la profession d’avocat. Bientôt, il est maire du Xe arrondissement, membre de l’Institut, administrateur d’importantes sociétés industrielles, — des Compagnies du chemin de fer d’Orléans et des glaces de Saint-Gobain, notamment, — et il meurt en 1872, après avoir été appelé à administrer le département où siège l’Assemblée nationale.

Je ne sache pas qu’aucune vie offre un exemple plus frappant de ce que peut l’influence du milieu et des traditions, ni fasse ressortir d’une façon plus saisissante la réalité des phénomènes d’atavisme. Depuis l’ancêtre qui fut échevin de Paris sous saint Louis, et dont presque tous les descendans exercèrent des charges municipales, la vieille bourgeoisie parisienne revit tout entière en Cochin, cette bourgeoisie à laquelle il appartenait par le sang : religieuse, raisonneuse, laborieuse, indépendante, avec ses volontés fortes et persévérantes, son sens pratique et sa bonne humeur.

De son grand-oncle, l’avocat Cochin, celui que le barreau du XVIIe siècle avait surnommé le grand Cochin, il avait la souplesse, la largeur, la lucidité d’esprit, l’abondance de ressources ; il le rappelait par la flamme, par l’accent communicatif de son éloquence et jusque par le son flatteur de sa voix. D’autres aïeux, fondateurs d’écoles, d’asiles, d’hôpitaux, il tenait l’esprit de charité, de dévouement, de sacrifice, et cette douceur patiente qui est la plénitude de la force. Enfin, tous les traits caractéristiques de la physionomie morale de son père se retrouvaient en lui : l’amour désintéressé du travail et du progrès, une hardiesse réelle, quoique sans témérité dans les aspirations ; le goût des réformes, la confiance dans la liberté, l’esprit de modération et de tolérance.

Ceux qui l’ont connu ont pu constater à quel point il se révélait dans son extérieur, et combien se trahissaient vite ses qualités : la gravité et l’enjouement, la bonne grâce et la fermeté, la douceur et la décision, la distinction et la modestie. Sur son visage aux traits virils, au front puissant, encadré par une chevelure d’un blond clair, se lisait l’habitude de la réflexion ; ordinairement méditatif, il était prompt à s’animer ; le rayonnement de ses yeux bleus profonds et questionneurs avait une vivacité singulière ; il semblait toujours que ses lèvres fines, spirituelles, allaient se montrer railleuses : elles s’ouvraient pour un sourire dont l’exquise bonté complétait celle du regard. De toute sa personne se dégageait un charme irrésistible, je ne sais quoi de cordial et de captivant. L’effort personnel, l’éducation, la haute culture développèrent tous ces dons naturels. Cochin trouva dans la sollicitude du vénérable abbé Senac, aumônier de Rollin, et avant tout dans la direction éclairée de son père, à la fois un stimulant et l’appui le plus précieux. Avocat à la Cour de cassation, maire du XIIIe arrondissement, député de Paris, si absorbé que fût M. Cochin père par ses travaux multiples, par les initiatives fécondes qu’il sut prendre dans le domaine des institutions scolaires et charitables, il suivait attentivement les progrès de son fils, dont il était le confident et l’ami.

Préoccupation devenue trop rare, M. Cochin entendait que son fils se préparât, d’abord par une culture générale, ensuite par des études spéciales, par des voyages, par des observations recueillies à l’étranger, à remplir dignement les hautes fonctions de la vie publique. Il était de ceux qui pensent que, chez un grand peuple, et là particulièrement où prévalent des courans démocratiques et égalitaires, il doit se former librement une élite capable d’administrer le pays. Il pensait que les hommes d’Etat ne s’improvisent pas, et il comprenait la démocratie comme l’entendait, aux Etats-Unis, l’illustre Jefferson lorsqu’il montrait en elle le meilleur moyen de conduire au pouvoir les supériorités naturelles. Il ne vit malheureusement pas l’application de ce programme ; mais il en avait pénétré l’esprit de son fils. Augustin Cochin alliait à une éducation littéraire très complète la connaissance des sciences naturelles et physiques. Docteur en droit, il possédait à fond la législation et l’économie politique. L’usage familier des langues étrangères lui permettait de tirer profit de tous ses voyages, d’apprendre à connaître le monde et la politique de son temps, d’étudier et de comparer les conditions industrielles, les finances des diverses nations. Mais le problème qui l’intéressa de meilleure heure et le plus profondément fut celui de l’éducation. Il avait eu occasion de l’approfondir en prenant part à un concours institué par l’Académie des sciences morales et politiques sur les doctrines de Pestalozzi[2]. Peut-être dut-il à la fréquentation de ce philosophe une de ses idées maîtresses, la conviction que la solution de toutes les questions vitales dépend de l’éducation, et que celle-ci a pour point de départ, pour fondement essentiel, la famille, le foyer domestique.

Lui-même, toutefois, fut de bonne heure privé du moyen de formation qu’il appréciait le plus. Sa mère était morte lorsqu’il n’avait que trois ans, et il perdit son père en 1841, au moment où il se réjouissait de pouvoir le soulager dans ses travaux. Il restait, à vingt ans, abandonné à sa propre et unique responsabilité. Avec un sang-froid et une énergie extraordinaires, il sut organiser sa vie et, — chose rare dans un si jeune homme, — l’orienter d’une manière définitive. Une maturité précoce lui permettait de se gouverner lui-même et de tenir déjà ses yeux fixés sur le but auquel devaient tendre ses efforts.

Dans l’isolement où il se trouvait, son oncle, M. Benoist d’Azy, lui fut d’un grand secours. Mais sa consolation véritable, sa ressource suprême, ce fut l’action. Il a été par excellence l’homme d’action. Croyant, enthousiaste, confiant, épris de l’idéal le plus élevé, et, malgré ses tristesses prématurées, envisageant la vie dans ce qu’elle a de beau, dans les grandes choses qu’elle permet d’accomplir pour Dieu, pour son pays, pour ses semblables, ayant une haute idée du métier d’homme et, plus encore, du rôle du chrétien, il se lança dans l’action à corps perdu, justifiant dans toute sa conduite ce qu’il devait dire plus tard et qui caractérise si bien cet esprit ouvert, cette âme épanouie : « J’aime la vie, la gaîté, la science, la liberté. » Un champ indéfini s’ouvrait devant son ardente activité, car il était né avec deux passions au cœur : l’amour de l’homme qui travaille et l’amour de l’homme qui souffre.


II

La connaissance des problèmes qui se rattachent à la condition des ouvriers dans la société contemporaine a été le constant objet et comme le point central des études de Cochin. Il ne s’est pas borné à les approfondir dans des ouvrages spéciaux, dans les écrits de Le Play, notamment, dont il était le disciple ; mêlé de près à la direction de grandes industries, il a vécu au milieu des ouvriers, et, quand il lui est arrivé de parler d’eux, il l’a fait en homme du métier, avec l’expérience du professionnel. Cochin n’avait pas seulement l’amour, il avait le respect du travailleur. Il s’inclinait devant la noblesse du travail et s’étonnait que l’on ne considérât pas comme un devoir pressant de s’occuper de ceux qui, à peu d’exceptions près, constituent la grande famille humaine. Ne sortons-nous pas tous, en effet, de souches de travailleurs ? « Une loi mystérieuse ne conduit-elle et ne reconduit-elle pas au travail tous les hommes, après qu’ils ont traversé pendant quelques générations la richesse, comme une région fortunée vers laquelle ils aspirent tous et où ils se perdent ? » Quand ce n’est pas un soldat, c’est un laboureur, un artisan qui ont été les aïeux des plus illustres familles.

D’un autre côté, il ne pouvait sans s’émouvoir constater à quel point, depuis des siècles, sur le sol de notre patrie, le travailleur a été trompé par les vaines promesses des meneurs et des utopistes ; comment, après tant de révolutions censément faites pour lui et qui tournent toujours contre lui, il demeure en définitive, selon l’énergique expression populaire, un homme de peine. Mais était-ce une raison pour séparer sa condition de celle des autres classes sociales, comme si les gains et les pertes, les risques et les périls, les progrès et les défauts de tous les membres d’une nation ne se mêlaient pas, ne se correspondaient pas ? Rien ne semblait plus dangereux à Cochin que d’opposer sans cesse les intérêts et les droits des ouvriers à ceux des autres citoyens. Il y voyait autant de provocations à la division, à la haine, et une façon de refaire par en bas la classe des privilégiés. Ce n’était pas, bien entendu, qu’il se refusât à admettre l’existence de maux spéciaux, inhérens à l’organisation nouvelle de l’industrie dans la société contemporaine, tels que l’isolement moral de l’ouvrier, les agglomérations factices, loin de la saine vie des champs, la destruction du foyer, l’instabilité, le paupérisme ; mais il comprenait que, si ces maux particuliers appellent des remèdes particuliers, cependant il existe au-dessus de tout le reste une vie générale de la société, à laquelle tous ses membres participent, en sorte que les progrès de la condition ouvrière dépendent premièrement des progrès communs de la société prise dans son ensemble.

Décidé à se garder de la théorie pure, Cochin se mit de bonne heure en contact direct avec les ouvriers. D’une initiative hardie, il fonde pour eux, dès l’âge de dix-neuf ans, dans le faubourg Saint-Jacques, une société de secours mutuels dont il reste président jusqu’à sa mort. Sa porte leur est toujours ouverte ; il se fait leur conseiller ; il les aide à résoudre leurs difficultés et même à placer leurs économies. Mais il s’impose aussi le devoir d’étudier très méthodiquement tout ce qui se rattache à leur existence : salaire, habitation, nourriture, vêtement. Il ne faut pas oublier que ce fut lui qui, à l’Exposition de 1855, organisa sous le nom de galerie d’Economie domestique une section spéciale destinée aux objets à bon marché, utiles au bien-être physique et au développement intellectuel des classes laborieuses. Le fait était absolument nouveau. On vit pendant des mois cet esprit délicat et raffiné s’attacher à cette spécialité sans éclat, n’ayant pas de préoccupation plus vive que de mettre en lumière tout ce qui constitue l’humble vie de l’ouvrier. Il poursuit le même but aux Expositions de 1862 à Londres, de 1867 à Paris. Mais ces généreuses initiatives, il trouve moyen de les exercer sur un terrain bien autrement vaste et important, quand il est devenu maire d’un des arrondissemens de Paris et administrateur de grandes compagnies industrielles. L’énumération serait longue de tout ce qu’il a entrepris et réalisé d’utile de 1855 à 1867 pour améliorer les habitations ouvrières, pour propager les caisses d’épargne, la pratique des assurances, en un mot, tout ce qui peut permettre au travailleur d’accéder au capital et lui faciliter le libre exercice de ses facultés, de son énergie physique et morale. Pour le dire en passant, on lui doit certainement la création des caisses d’épargne postales. Mais c’est dans les mesures prises en faveur des ouvriers par les compagnies des chemins de fer d’Orléans et des glaces de Saint-Gobain que s’est manifestée surtout son intervention. On peut mesurer à quel point elle a été féconde, en constatant que les résultats qu’elle a obtenus non seulement subsistent encore, mais se sont fortifiés et généralisés. Son activité s’est étendue à toute une série de mesures ou de créations : logemens, restaurans, magasins de vêtemens, sociétés coopératives, écoles ménagères, écoles du soir, cercles, bibliothèques, chambres garnies pour les jeunes gens, voilà quelques-unes des créations, nouvelles en ce temps-là, qui excitaient la curiosité parisienne et attiraient, il m’en souvient, nombre de visiteurs.

Personne n’a, je le crois, plus attentivement médité que Cochin sur les solutions que comporte ce que l’on a appelé le problème ouvrier. Il n’estimait pas possible de le résoudre sans le concours simultané des quatre facteurs suivans : l’ouvrier, le patron, l’Etat, la religion.

C’est de l’effort individuel qu’avec raison il faisait avant tout dépendre l’amélioration du sort de l’ouvrier. Si, en effet, la destinée du travailleur est à la merci de bien des influences diverses, rien ne saurait le dispenser d’être laborieux et prévoyant. Le rôle de l’effort collectif, c’est-à-dire de l’association, est immense, sans doute, et nécessaire ; mais l’association elle-même repose sur l’effort particulier, elle ne vaut que par ceux qui la composent et la dirigent. Elle n’est qu’un instrument ; c’est toujours à l’individu qu’il appartient de s’en servir. Tout dépendra donc de la formation intellectuelle et morale de l’ouvrier, c’est-à-dire de la bonne organisation de la famille, de l’éducation. C’est à cette conclusion que Cochin est sans cesse ramené.

Il croyait à l’avenir de l’association libre, non obligatoire, et elle lui semblait, — à condition bien entendu, de ne pas devenir un instrument politique, un organe de combat, — destinée à transformer, en partie, le prolétariat, notamment en supprimant les intermédiaires, au moins dans les grandes villes. Mais il ne considérait pas le salariat lui-même comme un obstacle à l’ascension pacifique du prolétariat vers la propriété industrielle ou commerciale, et assez d’exemples lui donnaient raison : 80 pour 100 des patrons ont commencé par être ouvriers. Peut-être même Cochin se serait-il mis en garde contre certain engouement qui s’est emparé aujourd’hui des esprits, et qui fait que l’on attribue à la mutualité le secret de toutes les solutions, et comme une vertu magique, perdant trop facilement de vue que tout réside dans la valeur des sociétaires.

A l’époque où vivait Cochin, le mot de patronage ne sonnait pas aussi mal qu’aujourd’hui à l’oreille d’une démocratie ombrageuse. Des incitations de toutes sortes n’avaient pas encore amené l’ouvrier à prendre, dans certaines régions, le patron en méfiance ; mais on commençait déjà à dire que l’ouvrier, plus instruit, plus éclairé, ayant part à la souveraineté publique par le droit de vote, avait de moins en moins besoin de tutelle et que l’émancipation politique devait avoir pour corollaire l’émancipation économique. Dans l’opinion de Cochin, le rôle du patron n’avait, malgré tout, rien perdu de son utilité. Il estimait que, là où le patron est non pas hostile, mais seulement indifférent, l’amélioration sérieuse du sort des ouvriers est rendue très difficile ; que les lois qui leur sont le plus favorables peuvent être compromises dans l’application quotidienne ; que la contrainte est insuffisante ; que le bon vouloir est nécessaire. Et l’on ne devait pas oublier, selon lui, que, sur bien des points du pays, les patrons ont pris l’initiative de presque toutes les réformes qui constituent l’inventaire de l’économie sociale ; que tous les jours, au point de vue de l’installation matérielle, au point de vue de l’hygiène, leur sollicitude est précieuse ; qu’il n’est pas indifférent d’avoir ou de n’avoir pas des ateliers inondés d’air et de lumière, avec tout un ensemble de facilités, de conditions spéciales, qui sauvegardent mieux la vie de famille, rendent l’existence plus commode, plus saine, plus gaie. Il eût déploré de voir l’action du patron étouffée entre le syndicat et l’intervention de l’État, toujours persuadé que, dans l’intérêt de l’ouvrier, le but pratique à poursuivre est de combiner, par une alliance féconde, le principe de l’association avec le patronage librement offert et librement accepté. Avec tous les esprits sensés, Cochin admettait que l’État garde ici une mission à remplir ; que son intervention est légitime, nécessaire, quand il s’agit de préserver l’ouvrier des abus du régime industriel, de défendre sa santé, de protéger la faiblesse de la femme et de l’enfant contre la cupidité, contre l’inhumanité de certains patrons, oublieux de leurs devoirs. Tout n’est pas dit, évidemment, quand on a prêché à l’ouvrier la résignation, le courage pour supporter la misère et les inégalités sociales, ni quand on a fait appel à l’esprit de justice, à l’intelligence pratique des patrons. Il y a des mesures qui doivent être placées sous la sauvegarde des pouvoirs publics ; une législation protectrice à édicter, à maintenir, à compléter. Cochin accordait même, — c’est le duc de Broglie qui en a fait la remarque — « qu’en forçant les heureux de ce monde, ne fût-ce que par intérêt bien entendu, à songer un peu plus à ceux qui souffrent à côté d’eux, et un peu moins à leurs propres jouissances, la démocratie obtient parfois de leur égoïsme ce que l’Évangile réclame vainement de leur conscience. »

Mais, en dehors de sa mission de protection et d’encouragement, l’intervention de l’État rencontrait en lui un adversaire résolu. Il s’élevait avec force contre la tendance qui porte de plus en plus à faire appel à la contrainte sous toutes les formes, à changer toutes les obligations morales en obligations légales. Il s’élevait contre la proclamation de ces prétendus droits, comme il les appelait : droit au travail, à la pension de retraite, qui n’engendrent que des fainéans ; et il les envisageait comme devant, dans l’avenir, tuer l’initiative, détruire tous les ressorts qui font un pays riche et prospère et, partant, une classe ouvrière aisée. A la question des retraites ouvrières, en particulier, il ne voyait de solution que dans la liberté, dans le concours d’institutions volontaires et libres, comme celles dont la Belgique a donné l’exemple.

Quant au quatrième facteur appelé à résoudre le problème social, c’est-à-dire la religion, les faits à eux seuls et l’état d’esprit de la classe ouvrière suffisaient, d’après Cochin, pour en justifier la nécessité. Depuis cinquante ans, les ouvriers sont devenus plus libres, plus instruits, plus puissans ; ils ont bénéficié des découvertes, des progrès de la science, de plus de justice dans les lois, d’un mouvement généreux ; ils vivent dans une société fondée sur légalité et la liberté. Or, ils deviennent, à mesure que ces progrès s’accomplissent, plus aigris, plus mécontens, plus menaçans à l’égard des autres classes ; le fardeau, depuis qu’il est moins lourd, leur paraît plus pesant ; ils ne le supportent qu’avec colère. D’où viennent cette contradiction, ce trouble, cette absence de sécurité ? C’est qu’il y a dans le problème ouvrier, comme le disait avec tant de justesse Jules Simon, avant tout un mal moral, et que ce sont les âmes qu’il faut guérir. Or, il n’est qu’une seule puissance au monde qui possède le secret d’agir efficacement sur les âmes, de les pacifier, de refréner les appétits, de réveiller les consciences ; et cette puissance, elle vient des enseignemens de l’Evangile. Seul, le christianisme peut atténuer les conséquences d’un régime économique fondé sur le facile avancement des forts, et sur le mépris ou l’oubli indifférent des faibles, des petits, des vaincus de la vie. Je me souviens d’un fait qui m’a singulièrement frappé, à ce sujet, lors de l’Exposition universelle de 1867, à Paris. Appelé à l’honneur de diriger les enquêtes du jury spécial du nouvel ordre de récompenses, institué pour mettre en lumière les établissemens et les localités agricoles et industrielles, où règnent, au degré le plus éminent, le bien-être et l’harmonie sociale, j’ai eu entre les mains, examiné, annoté des milliers de dossiers venus de tous les points du monde. Or, je puis affirmer que je n’ai, à vrai dire, pas rencontré de milieux réunissant ces conditions là où le sentiment chrétien n’existait pas, et que j’en arrivais presque invariablement à cette conclusion, devenue banale tant elle a été souvent formulée, qu’un progrès de bien-être dépend d’un progrès moral, et qu’un progrès moral dépend d’un progrès religieux[3].

Le programme de Cochin, approprié à son époque, a-t-il perdu aujourd’hui son actualité ? Je ne le pense pas ; je crois, au contraire, que les généreux esprits dont le zèle s’inspire à la même source, et qui, sous le nom de démocrates-chrétiens, se dévouent à la classe ouvrière, n’ont pas eu beaucoup à innover. Cochin eût applaudi certainement à leur ardent désir de servir l’ouvrier, sous quelque nom que ce désir se produise ; il eût applaudi à leur courage, à leur activité. Mais peut-être, avec son esprit si juste, si avisé, leur eût-il signalé certains périls. De tout temps, l’on a risqué d’aigrir davantage l’ouvrier, en ne mettant en lumière que ses souffrances, les torts dont il a à se plaindre, les injustices sociales, de même que l’on s’expose à lui donner des illusions, à le conduire à de graves mécomptes, en allant trop loin dans la voie des promesses, en exagérant ce que peuvent l’Etat, la loi. Le danger ne serait pas moindre, dans un temps surtout où les idées jacobines ont repris faveur, de frayer la voie au socialisme révolutionnaire, de familiariser l’opinion avec son succès, de faire tomber les méfiances, les craintes dont il était à bon droit l’objet. Le nombre est de plus en plus grand aujourd’hui des esprits qui considèrent qu’aimer l’ouvrier, se rapprocher de lui, panser ses plaies, le défendre contre une exploitation cupide, travailler à obtenir une meilleure répartition des avantages sociaux, c’est le socialisme. À ce compte, tous les cœurs généreux lui appartiendraient. Mais Cochin voyait tout autre chose dans le socialisme : il y voyait avant tout la suppression de la propriété individuelle. Absolument chimériques dans leur application, les doctrines socialistes ne lui semblaient que trop définies et trop positives dans les haines qu’elles inspirent, et il estimait qu’avec le parti de la destruction violente, aucune transaction n’était possible, aucune coquetterie inoffensive. Au fond, comme il l’a écrit, l’homme et la société ne se nourrissent que de cinq ou six grosses vérités, que l’on peut appeler le pain, la chair et le vin des nations. Lorsque l’homme a dit : « Mon Dieu, ma femme, mes enfans, mes parens, ma maison, il a nommé les principaux biens dont il lui soit donné de jouir en cette vie. » Or, ce sont ces biens, la religion, la famille, la propriété que détruit le socialisme, et en retour desquels il ne promet que de fallacieuses compensations. Les démocrates-chrétiens ne peuvent avoir et n’ont rien de commun avec une école révolutionnaire et athée. Ils sont, au contraire, trop près de l’Evangile pour ne pas entrer dans la plupart des vues de Cochin, pour ne pas chercher, par des méthodes qui se rapprochent de la sienne, à améliorer le sort des travailleurs et à défendre efficacement leur cause.


III

Des deux passions qui s’étaient emparées du cœur de Cochin, je serais embarrassé pour dire quelle était la plus forte, ou son amour pour l’homme qui travaille, ou son amour pour l’homme qui souffre. Il apportait dans ses rapports avec les pauvres quelque chose d’autre que son respect pour l’ouvrier : un sentiment indéfinissable, composé à la fois de délicatesse, de pitié, de tendresse ; une crainte extrême d’humilier, de montrer un air protecteur. Consolateur incomparable, il savait entrer dans toutes les tristesses, écouter les plaintes avec une patience sans bornes, trouver le mot qui réconforte. La grande œuvre charitable d’Ozanam l’avait séduit dès ses jeunes années, A peine sorti du collège, il établit la conférence de Saint-Vincent-de-Paul du faubourg Saint-Jacques, et il en est élu président. A partir de ce moment, sa vie devient un véritable apostolat. Il appartient à tout ce qui souffre. Il choisit un jour de la semaine, le vendredi, pour recevoir les pauvres, et il demeure fidèle jusqu’à sa mort à cette coutume. « Dieu sait, a écrit son fils, Henry Cochin, à travers quelle foule de solliciteurs il lui fallait démêler une misère réelle et honnête ; il s’y trompait souvent, mais ne s’en repentait pas. Je revois encore l’antichambre remplie de ces visiteurs mystérieux dont mon père ne parlait jamais[4]. »

L’effort de sa charité prend toutes les formes. Il assure, en 1855, l’installation des Petites Sœurs des Pauvres et de leurs 180 vieillards dans la maison qu’elles occupent avenue de Breteuil ; il trouve des patronages ; il recueille les fonds nécessaires. En 1858, il facilite aux Frères de Saint-Jean-de-Dieu la création d’un établissement pour les petits incurables, rue Lecourbe, et comble ainsi une grave lacune en offrant un asile à des malheureux qui ne peuvent en trouver ni à l’école, ni à l’atelier, ni même à l’hôpital. Il s’occupe de la fondation d’une maison de convalescence pour les pauvres aux environs de Paris, d’un hôpital pour les enfans phtisiques dans le Midi ; il assure le bénéfice du séjour de Berck-sur-Mer aux enfans pauvres. Avec le vénérable M. Meignan, il établit pour la jeunesse ouvrière le cercle Montparnasse, qui a été le point de départ de toutes les créations de ce genre en France. Partout, en un mot, dès qu’il s’agit d’instituer une œuvre utile, on retrouve son ingénieuse et infatigable activité. Elle se déploie, en particulier, dans tout ce qui touche au bureau de bienfaisance du Xe arrondissement, qu’il présidait comme maire ; il sait recruter, multiplier les concours sans distinction d’opinions, susciter les dons, rechercher et adopter les meilleurs modes d’assistance, assurer la distribution intelligente des secours, dresser la statistique de la misère, veiller aux mesures d’hygiène et de salubrité. Aussi discret qu’infatigable, il ne donne son nom à aucune des œuvres qu’il fonde.

Mais, il faut le reconnaître, Cochin a eu la précieuse fortune d’être initié à la pratique de la charité par deux maîtres incomparables, M. de Melun et la sœur Rosalie ; « car, si la charité est bien plus qu’une science, si elle est une vertu, — comme il le dit très justement, — la manière d’exercer la charité est une science et touche à une infinité de questions qu’il n’est pas prudent d’ignorer. »

M, de Melun, dont le nom ne devrait être prononcé qu’avec un sentiment de respect et de reconnaissance, est un des hommes de ce temps auxquels les malheureux sont le plus redevables. C’est à son initiative, à son zèle persévérant, qu’il faut rapporter l’origine de la plupart des mesures législatives qui ont eu pour objet d’organiser l’assistance, de remédier à la misère, de même qu’il a participé, et le plus souvent d’une manière prépondérante, à presque toutes les grandes œuvres dont la charité privée a doté notre pays dans la seconde moitié du siècle dernier. Sa carrière parlementaire n’a pas été longue, et l’on est émerveillé de sa fécondité. Le nom de M. de Melun est resté attaché aux lois sur l’assistance votées en 1850 ; aux lois sur les logemens insalubres, sur les caisses de retraites, sur les sociétés de secours mutuels, sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, aussi bien qu’aux mesures projetées alors relativement aux hôpitaux, aux secours à domicile, au service médical dans les campagnes, à l’apprentissage, au travail des femmes et des enfans dans les manufactures.

Quant à la sœur Rosalie, cette humble fille de saint Vincent de Paul, qui a passé cinquante ans dans l’obscure maison dont elle était supérieure, rue de l’Epée-de-Bois, près de la rue Mouffetard, toute son ambition était de se montrer la servante de Jésus-Christ et des pauvres ; elle a été vraiment l’incarnation vivante de la charité dans Paris au XIXe siècle. Une sorte de célébrité l’a poursuivie malgré elle. Sa petite salle d’audience était assiégée à toute heure, non seulement par des misérables, mais par les heureux ou les soi-disant heureux du siècle. Quelques-uns, sans doute, y étaient amenés par la curiosité, et d’autres par le désir de rendre hommage à la sainteté du dévouement ; mais presque tous y venaient chercher un appui, un conseil, un réconfort. Remarquée et visitée par les souverains eux-mêmes, par les hommes les plus illustres de ce temps, elle était adorée de la multitude, au point qu’elle garda toute son autorité dans les heures les plus sanglantes de la Révolution de 1848, Dieu sait le nombre de pauvres qu’elle a vêtus, consolés, nourris ! Il les faut compter par milliers. Dieu sait que de courages elle a relevés, que de généreuses actions et de dons magnifiques elle a suscités ; que de blessures, si je l’ose dire, elle a fermées, en y apposant la douce main du Christ !

Ce sont ses leçons qui ont instruit Cochin. C’est d’elle qu’il a appris combien le secours matériel est insuffisant, corrompt même et dégrade, s’il est donné mal à propos ou séparé de l’action moralisante ; combien toute réforme de l’âme profite au corps ; combien l’extinction de la misère dépend de l’extinction du vice, « Enlevez à un homme un vice, disait-elle souvent, vous écartez de lui une cause de ruine ; à mesure que vous lui donnez une vertu, vous lui ôtez une chance de misère, » Elle lui enseigna encore dans quel large esprit la charité doit être pratiquée, sans demander aux institutions de bienfaisance leur extrait de baptême ; sans considérer la couleur du drapeau politique de leur fondateur ; sans hésiter jamais à s’associer, pour faire le bien, avec des hommes dont on reste séparé sur beaucoup de points, avec l’unique souci de faire sortir de chaque bonne volonté tout ce qui est en elle. Sœur Rosalie encore lui enseigna comment l’on parle aux malheureux le langage qu’ils ont besoin d’entendre et, par-dessus tout, combien est profitable. pour ne pas dire nécessaire, le contact direct avec les pauvres. Il a senti auprès d’elle toute l’étendue des devoirs qui incombent aux favorisés de la fortune, et à quel point sont coupables ou insensés ceux qui se dispensent de payer la rançon de leur condition privilégiée, ou qui s’imaginent pouvoir l’acquitter sans aucun effort personnel, sans s’imposer de sacrifice. C’est sans doute au retour d’un de ses entretiens avec elle, et encore tout enflammé en constatant dans le monde la folie des dépenses inutiles, l’oubli de la souffrance d’autrui, qu’il écrivait, comme pour soulager son indignation, les lignes suivantes, apostrophe sanglante jetée aux cœurs endurcis par la prospérité :

« Qu’est-ce qu’on donne en comparaison de ce qu’on garde, et quand donc la générosité va-t-elle jusqu’à se priver ? Quel abus de se faire remplacer et de ne pas voir le champ de bataille de la vie ! Qui donc visite les pauvres et entre un peu avant dans leur histoire ? Vous ne savez rien, si vous n’avez pas vu en tous lieux, à la ville, aux champs, l’escalier noir, la chambre sale, le petit carreau de papier, la paillasse infecte, le haillon sans nom, la poussière, la nudité. Et vous le voyez au jour, au soleil, la porte ouverte, quand l’homme est dehors et qu’un peu de feu cuit un peu de soupe. Mais la nuit, le soir, par la neige, la pluie, la lueur de la chandelle, quand les enfans tremblent et que le père se tait, sous le toit, sur la paille et sans lendemain ! Vous ne connaissez pas la voisine qui jure, le créancier qui menace, le boulanger qui refuse, la maladie qui entre et le sein tari.

« Connaissez-vous le vieux pauvre qui se refroidit peu à peu près de son tison, sous ses guenilles sans forme ? Connaissez-vous le brutal qui s’alourdit, et surtout la femme pauvre, tantôt un ange, tantôt une sauvage sans décence et sans bonté ? Et les étrangers emprisonnés par leur langage, fuyant la pitié et détestés ? Les connaissez-vous ? Et la plaie qui saigne et les cheveux malpropres ? Savez-vous que ces gens ne mangent jamais de viande, jamais ?

« Oh ! si je dis ces choses, c’est pour ajouter que nul sentiment humain ne peut donner le désir d’entrer là ni l’amour de ces êtres dégradés, et qu’on n’aime la face hideuse du pauvre que seulement quand on voit la face radieuse du Christ[5]. »

Les occasions n’ont pas manqué à Cochin de professer en public les principes et les conclusions de ses doctrines, en matière d’assistance. Il l’a fait notamment, avec beaucoup d’éclat, au Congrès de bienfaisance tenu à Londres, en 1862, sous la présidence du vénérable lord Shaftesbury. Son programme a été souvent formulé depuis : aider avant tous ceux qui s’aident ; s’attacher à distinguer les divers élémens dont se compose la foule des misérables, afin d’appliquer à chacun le remède qui convient ; se garder avec soin de tout ce qui pourrait encourager les familles à déserter les devoirs qui leur incombent, à se décharger sur l’Etat de leurs enfans, de leurs malades, de leurs vieillards ; distribuer les secours autant que possible dans la famille même, dont le lien ne se relâche que trop ; développer dans la plus large mesure possible l’emploi des moyens préventifs, la moralité, l’instruction, l’épargne, les assurances ; empêcher les familles de tomber dans la misère héréditaire. Il précisait avec beaucoup de netteté le rôle, la mission des deux assistances publique et privée, estimant que le rôle principal de la première est de parer aux défaillances de la seconde, mais que l’action vraiment efficace, féconde, reste l’apanage de celle-ci ; que l’assistance privée doit être secondée, stimulée, subventionnée par l’État ; que l’Etat cependant garde son droit de surveillance, et qu’il a pour mission directe de créer, d’entretenir certains établissemens ayant un caractère d’utilité générale, comme ceux qui sont, par exemple, destinés aux aliénés ou bien aux aveugles. On retrouve ici encore l’aversion de Cochin pour les monopoles, pour un monopole surtout capable de fermer toutes les issues par où la charité privée tenterait de se faire jour ; sa crainte des empiétemens de l’Etat, des confiscations, de la bureaucratie coûteuse et stérile, de la charité purement légale ; on y retrouve, disons-le, sa confiance dans la liberté et l’initiative privée.

Mais les misères dont le spectacle frappait ses yeux n’étaient pas les seules à l’émouvoir, à le porter vers l’action. Si lointaine qu’elle fût, la plainte de la souffrance humaine arrivait à son oreille ; il semblait qu’il fût toujours aux écoutes, prêt à vibrer au cri de toute créature opprimée. Ainsi, la plaie de l’esclavage faisait saigner son cœur. Il s’étonnait qu’elle pût subsister encore et s’indignait en particulier de rencontrer un tel fléau dans la grande République américaine, pour laquelle il s’était laissé aller à un enthousiasme qui passait un peu la mesure : « Qu’une nation illustre, chrétienne, généreuse, éclairée, qui possède des orateurs, des poètes, des historiens, contienne, tolère, justifie, autorise des hommes qui achètent des hommes, des pères qui vendent leurs enfans, des magistrats qui chassent aux esclaves, des femmes qui ne servent qu’à reproduire des enfans qui seront vendus ; des mœurs qu’aurait flétries, des lois qu’aurait réprouvées l’antiquité païenne, ah ! je ne crois pas qu’on rencontre dans l’histoire un démenti plus douloureux infligé à la sagesse humaine, et un mécompte plus dur imposé à de généreuses espérances. »

Sa campagne contre l’esclavage ressemble à une véritable croisade : il se multiplie, écrit, parle, remue la presse ; se met en rapport, au nom du comité anti-esclavagiste, dont il est le secrétaire, avec les abolitionnistes de tous les pays ; agit auprès des gouvernemens, et d’une façon particulièrement pressante auprès de l’empereur du Brésil. Ses deux volumes sur l’abolition de l’esclavage, composés à la suite d’une véritable enquête sur les colonies du monde entier, constituent une œuvre magistrale.

Il lui avait semblé qu’en présence d’un fléau comme l’esclavage la voix la plus humble devait faire entendre sa protestation. Il était, du reste, pénétré de la conviction que le bon droit l’emporte toujours à la longue, et que les campagnes entreprises contre l’injustice finissent nécessairement par triompher. Il avait pitié à la fois des opprimés et des oppresseurs, — oui, des oppresseurs, pour le mal qu’ils se font à eux-mêmes. Il ne croyait pas qu’on pût séparer l’idée du christianisme de celle d’une pareille croisade. « On n’a pas, disait-il, aboli l’esclavage avant lui ; on ne l’abolit pas en dehors de lui, on ne l’abolira pas sans lui. » L’intervention si persévérante de Cochin a certainement porté ses fruits, et on peut à juste titre lui attribuer une part importante dans l’abolition de l’esclavage au Brésil.

Au fond, dans toutes les luttes auxquelles il s’est associé, ou dont il a eu l’initiative, c’est toujours, on le voit, la liberté qui est en cause et qui fait l’objet de ses efforts. Nous le pourrions constater une fois de plus, si nous suivions la campagne qu’il mena avec ses amis pour renverser le monopole universitaire et conquérir la liberté de l’enseignement. Mais c’est la période la plus connue de sa vie. La part qu’il a prise à la préparation de la loi de 1850 a été rappelée bien des fois et, plus que jamais, en présence des événemens actuels. On sait que la merveilleuse activité qu’il avait déployée au service des travailleurs et des pauvres, il l’avait portée dans ces luttes mémorables. Aussi est-ce de son exemple que s’inspirent, en ce moment, tout ce qui reste à la liberté de défenseurs résolus. Il semble qu’il suffirait de lui trouver beaucoup d’imitateurs comme ceux qui portent aujourd’hui son nom, pour conduire à bien la campagne nouvelle qu’il faut, hélas ! recommencer, alors que l’on s’était accoutumé à considérer comme au-dessus de toute atteinte les résultats d’une victoire si laborieusement achetée, et qui consacrait un droit primordial.


IV

Pour servir les causes auxquelles il s’était dévoué, Cochin disposait de deux armes puissantes : la plume et la parole. On le doit compter parmi les bons écrivains de ce temps. Cependant, il n’a fait paraître qu’un seul grand ouvrage, ses deux volumes sur l’esclavage, qui lui ont ouvert les portes de l’Institut. Les Espérances chrétiennes sont restées inachevées. Son tort a été de ne prendre aucun souci de sa réputation littéraire. Il se fût amèrement reproché de négliger la moindre occasion d’être utile pour rendre plus parfait un écrit sorti de sa main et obéir à ce qu’il appelait un vain souci de gloriole littéraire. Il a, en prodigue, dépensé des trésors dans ses conférences, dans des articles de revues, de journaux. Quelques-unes de ces conférences et certaines études économiques et sociales ont été réunies ; elles forment deux volumes. On en ferait je ne sais combien, si on réunissait ses articles de la Revue des Deux Mondes, du Correspondant, du Français, des Annales de la Charité, sans parler de ses lettres, qui seront publiées, ni des notes ou fragmens encore inédits.

Dans les conférences de 1869, dont les plus remarquables sont des portraits d’Abraham Lincoln, d’Ulysse Grant, de Henry Longfellow, ou nous font connaître la Philosophie d’un grand seigneur écossais, la Vie de village en Angleterre, le Récit d’une sœur, il se rencontre des pages exquises de forme et à la fois d’une singulière richesse d’idées. Clair, abondant en images saisissantes, d’un tour original, ayant le secret de porter toujours en haut la pensée, Cochin excelle à s’emparer de l’attention des lecteurs, comme de celle des auditeurs, soit qu’il traite des poésies de Longfellow ou de la condition de l’ouvrier français, soit qu’il étudie les institutions de prévoyance, ou la réforme sociale, soit encore qu’il décrive les spectacles qui s’offraient à ses yeux, au cours de ses voyages.

Il possédait à un haut degré le sentiment de la nature. Sa correspondance abonde en descriptions, dont la couleur, le pittoresque, l’inattendu, sont d’un charme achevé. Quel tableau, par exemple, que celui qu’il trace, en traversant, en 1863, l’Italie centrale, de ces plages de Porto d’Anzio « où la nature, l’histoire, la vie présente s’unissent, à ses yeux, pour composer un spectacle unique : la nature fournissant les couleurs, l’azur du ciel, les rayons du soleil, l’aspect changeant de la mer, la sombre ceinture des falaises entremêlées de riantes villas ; l’histoire ressuscitant, les plus anciens souvenirs de la Rome païenne, les Volsques, Antium, Néron, sa naissance, les ruines de son palais avancé dans la mer, l’Apollon découvert dans ces ruines, le triomphe de l’Eglise sur l’Empire ; et, sur cette scène, décorée de tant de splendeurs naturelles, agrandie par tant de réminiscences historiques, au déclin du jour, des groupes animés, remuans, pleins de joie : ici, des enfans ; là, des pêcheurs avec leurs filets ; à l’horizon, les zouaves pontificaux faisant retentir les clairons, pendant que leur drapeau flotte sur les tentes de leur camp ; au centre enfin de tous les regards, le Pape, revêtu de sa soutane blanche avec son chapeau rouge à franges d’or, marchant gaiement au bord des flots, suivi et entouré de la foule, comme l’était autrefois son maître sur la rive lointaine des lacs de Judée ! »

Cochin avait un culte pour la poésie ; aussi lui arrivait-il de sentir et d’écrire en poète. On en peut juger en lisant ses pages sur Longfellow, ce poète tendre et viril, dont la sensibilité mêlée de force révèle une inspiration si chrétienne : « La poésie, écrivait-il[6], ne nous charme que parce qu’elle rend plus aimable ce qui peut être aimé, plus admirable ce qui doit être admiré, plus sensible ce qui doit être senti. C’est la prose vulgaire qui a tort. L’enthousiasme a raison : Dieu, amour, gaieté, courage, lutte, ardeur, larmes, fidélité, merveilles de l’âme, splendeurs de la nature, tous ces mots sont les mots vrais, les mots sacrés de la vie. Les effacer, c’est remplacer la réalité par un rêve, et la chimère est du côté de ceux qui nient. » Et, dans ces quelques lignes tirées des Espérances chrétiennes, quelle profondeur, quelle délicatesse et quelle poésie à la fois ! « En vain, la science et la force, unissant leurs mains, rayent le nom de Jésus-Christ dans les lois, l’effacent des livres, le grattent sur le front des monumens. Peine perdue ! Au coin des sentiers fleuris, au fond des mansardes, sur les tombes silencieuses, deux bâtons mis en croix parlent toujours de lui ! »

On a souvent comparé son éloquence à celle de Thiers. On rappelait « le Thiers catholique. » Il avait de lui la clarté, la belle ordonnance ; mais il possédait en plus l’élévation, l’originalité ; une voix, un geste qui, à eux seuls, commençaient de persuader. Par un rare privilège, son éloquence s’adaptait comme spontanément aux auditoires les plus variés : ouvriers, jeunes gens, lettrés, mondains ; et elle abordait avec le même bonheur les sujets les plus différens. Il s’en fallait pourtant qu’il ne fût qu’un artiste habile à prendre des rôles successifs. L’art, chez lui (si c’en est un), consistait « à donner de l’intérêt aux questions les plus arides, par la hauteur des principes auxquels il les rattachait et à faciliter l’accès des plus hautes par la grâce familière de l’expression. Sachant ainsi élever tour à tour et baisser sa pensée comme sa voix, sans en changer le ton, il comblait sans effort la distance qui sépare les ordres d’idées les plus différens. Puis, sous la diversité extérieure, on sentait persister le même fond, une conscience toujours inquiète de la vérité, un désir toujours ardent de tout bien faire[7]. » J’étais auprès de lui à l’Assemblée de Matines, en 1863, quand il prononça le grand discours où il s’attache à démontrer que « toutes les sciences prouvent Dieu, que tous les progrès servent Dieu. » J’ai pu suivre les mouvemens divers provoqués par sa parole chez les trois mille hommes qui l’écoutaient. J’ai pu constater à quel point il savait associer l’auditoire au travail de sa pensée, le remuer par la force communicative de sa conviction, le surprendre et le charmer par les horizons nouveaux qu’il ouvrait devant lui, par les saillies de son esprit ; j’ai senti cette foule s’échauffer de plus en plus pour éclater dans un indescriptible enthousiasme. Le plus souvent, il improvisait, possédant cette faculté si peu commune, non pas de réunir rapidement quelques lieux communs, des phrases banales et déclamatoires, mais de rencontrer soudainement et d’exprimer des idées, neuves, profondes, justes, dans un langage choisi, avec un à-propos surprenant, et en restant toujours maître de sa parole.

Il serait étrange qu’un homme doué à ce point n’ait pas eu l’intelligence des arts. Combien sont restés gravés dans ma mémoire certains entretiens sur les grandes œuvres des maîtres, que nous avions au sortir des concerts du Conservatoire à Paris, et que j’aurais voulu prolonger indéfiniment ! Les beautés de la peinture ne lui étaient pas davantage fermées. Dans le cours de ses voyages, en Italie surtout, il a étonné plus d’une fois ses compagnons par sa connaissance approfondie des diverses écoles, par la sûreté de ses jugemens sur la valeur comparative des maîtres, sur les influences qui modifièrent leur génie. Tel chef-d’œuvre de Raphaël, longuement contemplé au musée du Vatican, ou, à Florence, tel Primitif, lui ont inspiré des appréciations que n’eût pas désavouées le plus expérimenté et le plus délicat critique d’art.

Cependant, tous ces dons, mis au service des plus nobles causes, devaient être encore fortifiés et fécondés par les influences extraordinairement précieuses de son foyer et de ses amitiés. Je voudrais pouvoir raconter ici, — et ce serait le plus délicat, le plus attachant des poèmes, — ses fiançailles avec sa cousine Mlle Benoist d’Azy, la vie de famille au château d’Azy, cet intérieur si doux, si respecté, tout imprégné de foi. Depuis la mort de son père, son oncle M. Benoist d’Azy, qui fut vice-président de l’Assemblée nationale, avait été son conseil, son meilleur appui. Cochin avait trouvé à son foyer un peu de cette tendresse qui avait fait défaut au douloureux isolement de son enfance et de sa jeunesse : il n’avait pas connu sa mère, qui, jeune et belle, était morte en le sauvant d’une angine. L’amour était entré dans son cœur sans qu’il s’en doutât. Il avait cédé à l’attrait que lui inspirait une compagne digne de lui. Tous ceux qui ont eu l’honneur d’approcher Mme Cochin savent quels dons incomparables étaient réunis en elle, et comprendront que, dans son testament daté de 1870, Cochin ait pu dire « qu’elle avait mérité tous les jours, à toute heure, son ardente tendresse et son profond respect, et qu’il laissait, avec une absolue confiance, entre ses mains la tutelle de ses trois enfans, leur recommandant d’aimer, d’écouter, de respecter, toute leur vie, la sainte et intelligente mère qu’ils tenaient de la bonté de Dieu. »

On peut apprendre de Cochin comment se fonde un foyer chrétien, tout ce qui s’y rencontre de charme, de pureté, de paix ; comment des enfans se gouvernent par la confiance, par l’honneur, par le sentiment du devoir. Aucun intérieur n’était mieux ordonné que le sien. Levé de grand matin, nous dit son biographe, il appelait le premier tout le monde au travail ; il disait la prière en commun avec sa famille, entendait une lecture spirituelle habituellement empruntée à Bossuet, faisait souvent cette lecture lui-même et la commentait. Après les premiers instans donnés à Dieu et à sa famille, il n’appartenait plus qu’à ses fonctions et à ses devoirs. C’est le comte de Falloux, si au courant des moindres détails de cette existence, qui rapporte le fait. On sait la place que M. de Falloux a tenue dans la vie et les affections de Cochin, et combien lui et le comte de Melun contribuèrent à donner tout leur essor à ses merveilleuses facultés. Cochin méritait de telles amitiés, il méritait le privilège dont il a joui d’être étroitement lié, non seulement avec plusieurs des hommes les plus remarquables de son temps, mais avec quelques-unes des plus belles âmes qui aient jamais existé : Lacordaire, Ozanam, Montalembert, Dupanloup, Albert de Broglie, Gratry, Perreyve...

Ozanam était pour lui le type du chrétien du XIXe siècle, au premier rang des maîtres de la littérature nationale par ses écrits, au premier rang des bienfaiteurs de l’humanité par sa charité et par l’œuvre qu’il avait fondée. L’amitié de Montalembert avait éclairé sa route comme une gerbe lumineuse, et l’avait réchauffé pour tout le reste de sa vie ; c’était l’homme en qui les arts, le patriotisme, la puissance, l’amour, l’histoire lui étaient apparus marqués du sceau de la croix. Mgr Dupanloup représentait à ses yeux l’apôtre que le souci de la vérité et de la justice tient toujours en éveil, d’une ardeur que rien ne lasse pour conquérir les âmes et pour les défendre. Il admirait dans Albert de Broglie une hauteur, une puissance de pensée, une noblesse de caractère auxquelles s’alliaient une simplicité, une bonté trop peu connues. Comment n’eût-il pas été séduit par le P. Gratry, par ce cœur d’enfant, d’artiste et de prêtre, par ce grand semeur de désirs, d’idées, par ce missionnaire de la paix ? Comment ne se fût-il pas laissé emporter en haut par ses coups d’ailes, et rapprocher de la lumière de Dieu ? Et quelle tendresse dans son attachement pour l’abbé Perreyve dont Ozanam avait formé l’adolescence, et Lacordaire inspiré la jeunesse, pour ce prêtre jeune et imposant, attrayant et austère, virginal et viril, amoureux de tout ce qui était bon, saint, généreux !

Ah ! les grands croyans, si courageux, si délicats, si fiers et si humbles, si épris de liberté et d’honneur, inébranlables dans leur foi, et en même temps ouverts à tous les souffles de progrès, pitoyables à toutes les souffrances, adversaires de toutes les injustices, défenseurs intrépides des faibles ! A quelque parti, à quelque religion que l’on appartienne, il les faut saluer. Ce sont de telles âmes qui font l’air pur autour de nos demeures. Je m’estime heureux, pour ma part, d’en avoir approché, connu, aimé quelques-unes. Elles m’ont vraiment révélé ce qu’est sur terre la beauté morale, et elles ont donné une forme visible à l’idéal dont j’aurais voulu inspirer ma vie.


V

Le charme d’un commerce assidu avec des amitiés si rares, et, par-dessus tout, les joies de son foyer atténuèrent singulièrement et même eurent bien vite effacé l’amertume qu’avait pu laisser à Cochin, en 1869, l’échec d’une campagne électorale à laquelle le succès semblait promis. Ces joies du foyer étaient dans leur plein épanouissement. Cochin en jouissait et en faisait jouir ceux qui l’entouraient, quand vinrent le frapper, coup sur coup, la mort de Montalembert, — vide irréparable, — et, bien peu de temps après, les terribles événemens du mois de juillet 1870. Ce fut Léopold de Gaillard, alors directeur politique du Correspondant, qui lui porta à sa campagne, près de Corbeil, l’annonce de la défaite de Reichshoffen. « Je le vois encore, a écrit Léopold de Gaillard, essayant de lire tout haut la fatale dépêche et ne pouvant l’achever, tant son émotion était profonde. » Quelques jours après, son fils aîné, âgé de moins de dix-neuf ans, obtenait de ses parens l’autorisation de s’engager. Il fit cette rude campagne comme porte-fanion du général Bourbaki.

Cependant les désastres se succédaient, et la Révolution éclatait à l’intérieur, à la suite de l’invasion. Le 4 septembre, l’Empire cessait d’exister. On a peine à s’imaginer à quel point Cochin se multiplia pendant le siège de Paris. On le voit tour à tour faire son service actif comme garde national, avec son plus jeune fils, et se rendre aux remparts par 21 degrés de froid ; recueillir, comme ambulancier, les blessés sur le champ de bataille, sous le feu de l’ennemi ; s’occuper des pauvres, provoquer des libéralités en leur faveur, créer avec l’argent recueilli des fourneaux économiques, des réfectoires populaires, et, au milieu de tant de devoirs remplis, trouver encore le secret de réconforter le moral des assiégés, soit par la parole publique, soit par des articles de journaux. Il garde toute sa confiance, malgré les angoisses qu’il éprouvait comme père de famille, — car il était sans nouvelles de son fils, — et aussi malgré le déchirement que lui causait le bombardement de Paris. Cette œuvre de destruction, s’abattant sur une ville qu’il aimait comme une personne, lui causait une douleur inexprimable. Paris était pour lui, il l’a dit, une créature vivante, ayant un sens, une histoire ; il aimait les tours de Notre-Dame comme le paysan aime le clocher de son village. Lui-même s’étonnait « que l’on pût sentir au cœur quelque chose de semblable pour un amas de pierres. » Il avait applaudi à l’immense effort tenté pour prolonger la résistance, remplacer les armées prisonnières par des armées nouvelles, recruter des soldats de toutes parts et faire face à l’ennemi. Plus tard, il s’est demandé si l’audacieuse entreprise de Gambetta, qui a singulièrement contribué à sauver l’honneur du pays devant l’Europe, n’aurait pas pu, à défaut de la victoire devenue impossible, avoir pour objet de rendre moins dures les conditions de la paix. Elle permettait de traiter debout, quand Paris résistait au delà de toute prévision, quand les armées nouvelles se formaient, quand on pouvait encore faire du mal à l’ennemi. Bien des faits donnent à penser qu’il se présenta, dans le cours du mois de décembre, une heure où l’ennemi lui-même était las, où l’on aurait pu éviter de se rendre à merci et conclure peut-être une paix moins désastreuse.

Cochin, qui partagea toutes les illusions du peuple de Paris sur l’efficacité de sa résistance, fut atteint en plein cœur par la capitulation. La guerre civile, avec ses horreurs, vint bientôt mettre le comble à sa douleur. Malgré les menaces de la Commune, il s’obstinait à demeurer à Paris. « Cependant, a écrit M. Henry Cochin[8], dès le 19 mars, mon père fut secrètement averti, par un ouvrier, que son arrestation était résolue au Comité central. Après une grande hésitation, il se décida à partir. A onze heures, nous étions en route avec mon frère aîné, revenu l’avant-veille seulement de captivité. A midi, les fédérés arrivaient à la maison et la trouvaient vide. A la gare, un homme galonné fouilla nos valises, il mania le manuscrit des Espérances Chrétiennes et, n’y trouvant sans doute rien de suspect, nous laissa passer. A Vitry, nous attendîmes deux heures le visa des autorités allemandes sur nos feuilles de route ; un peu plus loin, on nous fit descendre de voiture, sans donner de raisons, et il nous fallut continuer la route dans le fourgon des bagages, assis sur des caisses. Enfin, nous arrivâmes à la nuit tombée dans notre maison dévastée, évacuée depuis peu de jours par les troupes allemandes. Là, que restait-il à mon père de tout le labeur de sa vie, de toutes ses confiances, de toutes ses illusions ? »

Qu’on se représente l’état d’esprit d’un homme passionné pour la grandeur de son pays, et qui le voit tout à coup envahi par l’étranger, réduit à la dernière extrémité par une lutte fratricide. Comment s’expliquer un écroulement si subit et si complet au lendemain de splendeurs sans pareilles ? Cochin demeurait étourdi, accablé par ce spectacle, se croyant le jouet d’un cauchemar affreux, et cherchant autour de lui une réponse à ses questions poignantes, un médecin qui lui dît si vraiment sa patrie n’allait pas mourir.

C’est alors que, dans sa maison désolée, au son du canon de Paris, sur sa table de travail à moitié brisée par les coups de crosse des fusils allemands, en même temps qu’il écrivait l’Introduction de son livre Les Espérances chrétiennes, il adressait à Le Play la lettre admirable que l’on connaît, et où sont consignées toutes ses angoisses patriotiques. Il se tourne vers l’homme dont Sainte-Beuve a dit qu’il avait étudié et comparé tous les peuples avec un diagnostic merveilleux, qu’il était muni de toutes les lumières de son temps. Il lui demande où en est la société française. Est-elle guérissable ? Est-elle fatalement vouée à la décadence ? L’appel fut entendu, et Le Play y attacha tant d’importance, que plusieurs publications spéciales qu’il fit alors, et qui obtinrent du retentissement, eurent pour but d’y répondre. Ces écrits ont mis en lumière la désorganisation qui s’est produite dans les rapports fondamentaux d’une société troublée par les luttes de la religion et de la politique. Ils ont indiqué la cause du mal et ses remèdes. Ils ont montré comment l’Allemagne abaissée, écrasée au début du siècle dernier, a pu se relever, grâce à l’énergique effort de quelques hommes supérieurs, grâce à la fidélité de tout un peuple aux lois éternelles du travail et du devoir. Ils ont montré le rôle qu’a joué, dans la reconstitution nationale, la préoccupation constante de mettre à profit le sentiment religieux et d’en favoriser le développement jusque dans la composition des chants patriotiques, des chants militaires. À ces considérations, Le Play donna plus tard un commentaire significatif en publiant la lettre que lui adressait, sur la même matière, un membre de la Chambre des communes, lord Robert Montagu. Elle ne sera pas, croyons-nous, sans intérêt pour le lecteur.

« Lorsque je vins à Paris, en décembre dernier (1872), quelqu’un me demanda si j’y étais venu pour assister à des fêtes ou aller au théâtre. Je répondis : « Je suis venu pour savoir si les Prussiens reviendront. » Alors mon interlocuteur me débita une longue tirade sur l’armement, les soldats, et la résolution de chaque Français « d’avoir une revanche. » Quand il s’arrêta enfin, je lui dis : « Je pense qu’il vous serait possible de l’avoir, cette revanche. — Comment donc ? — En devenant meilleurs chrétiens que vos vainqueurs. »

Cochin eut dès lors la vue claire de la grande bataille du lendemain ; il vit que le problème qui se posait pour notre pays, allait être le choix entre la bonne et la mauvaise démocratie. L’une, chrétienne et libérale, pouvait amener l’avènement de la justice et de la paix parmi les hommes ; l’autre, autoritaire et athée, conduisait au triomphe de la brutalité et des convoitises sauvages. Laquelle devait l’emporter ? C’était alors le secret de l’avenir. Cochin, toutefois, ne put jamais se résoudre à admettre l’abaissement définitif de son pays. De tout temps, il s’était élevé contre les appréciations pessimistes ; je l’ai entendu plus d’une fois protester contre certaines prophéties de Donoso Cortès, annonçant, au début de l’Empire, que la France reviendrait à la République, mais pour tomber au-dessous des Républiques Sud-américaines, et montrant d’avance la multitude appliquée à se servir, pour des destructions stupides, de l’arme redoutable que le suffrage universel aurait mise en ses mains. Un moment déconcertée, sa foi dans l’avenir du pays avait repris toute sa force. Il croyait les Français capables de revenir à la pacification sociale et à la prospérité, pourvu qu’ils voulussent bien se corriger du détestable préjugé qu’il n’y a de beau dans leur histoire que les révolutions qu’ils y ont faites ; pourvu qu’ils se souvinssent que, suivant une parole de J.-J. Weiss, « le drapeau de Jemmapes et de Marengo n’est pas d’une seule couleur, mais a gardé précieusement dans ses plis la couleur de Bouvines et de la Mansourah. » La part que les catholiques étaient appelés à prendre dans l’œuvre de la rénovation le préoccupait vivement : le concours du clergé pouvait être singulièrement efficace et précieux, s’il arrivait à convaincre la nation qu’il ne prétendait plus à rien qu’au droit commun, qu’il respectait le passé, mais ne voulait pas faire revivre les choses mortes, qu’il n’aspirait qu’à une chose : à l’entière liberté de sa parole, de ses mouvemens, de son enseignement, dans le respect sincère de la liberté d’autrui. C’était le programme de Lacordaire : ni oppresseurs, ni opprimés. C’est celui dont, en ce moment, les Evêques de France se réclament pour protester contre des mesures oppressives. Cochin s’était placé, dès le début de sa carrière, sur le terrain de la liberté générale, ne demandant pour l’Eglise ni privilèges, ni faveurs ; il s’y est maintenu avec une loyauté, un scrupule absolus, s’élevant en toute occasion, et dans l’intérêt de ses adversaires comme dans l’intérêt de ses amis, contre l’emploi de la contrainte dans le domaine de la conscience, montrant, avec les enseignemens de l’histoire, combien les expériences contraires ont été souvent désastreuses pour la vitalité chrétienne.


VI

Au milieu de tant de ruines, sous le coup de tant d’émotions et d’incertitudes douloureuses, la pensée de Cochin se tournait plus que jamais en haut. Peu à peu, reprenaient possession de lui les études qui l’avaient passionné jadis. Depuis plusieurs années, la composition d’un ouvrage apologétique le préoccupait. Déjà, en 1869, banni de la politique, il était retourné vers une œuvre plus sereine, et, comme écrit son fils, « vers la demeure qu’il s’était faite au-dessus de l’ingratitude des hommes, des folies de la foule et des déceptions de la vie. » Tout entier à ce travail, Cochin prit alors la résolution de renoncer définitivement à la vie publique.

Il n’avait, du reste, pas eu de peine à s’élever aux spéculations philosophiques. Au cours de sa vie si remplie et, à la fois, si morcelée, si dispersée en apparence, il avait toujours gardé le secret de la vie intérieure. J’ai eu occasion de constater plus d’une fois à quel point il avait pris l’habitude de vivre dans le monde invisible, dans ce monde qu’il a si bien décrit, où résident l’art, l’idéal, la poésie, la justice, la certitude, Dieu enfin, qui en est le centre et le pivot. Ceux qui le connaissent insuffisamment pourront être surpris de mon affirmation : elle est justifiée. Peu d’hommes parmi ses contemporains, même les plus religieux, ont possédé au même degré le don si rare de la réflexion, cette faculté maîtresse par où l’âme se retrempe en sa source, se recueille dans son fond.

Mais Cochin n’a laissé que des fragmens du grand ouvrage où il avait dessein d’exposer toute l’économie de la doctrine chrétienne, — fragmens écrits au jour le jour, sans apprêt et tout naturellement, quelques-uns d’une rédaction achevée, d’autres à l’état de simples notes. L’un de ses fils, M. Henry Cochin, a entrepris de les classer dans un ordre qui représentât les grandes divisions de l’ouvrage et formât un tout homogène. C’est ainsi que nous possédons le livre intitulé : Les Espérances chrétiennes. Si inachevée et incomplète qu’elle soit, l’œuvre est pleine de beautés, d’envolées, de démonstrations originales, saisissantes, faites pour émouvoir quiconque cherche de bonne foi la lumière.

Cochin s’y est complu, ne se plaignant pas d’avoir eu très jeune, avec les vérités éternelles, la rencontre qu’il faut accepter tôt ou tard. La plupart des hommes, disait-il, aiment à reculer cette entrevue jusqu’au moment de quitter le monde ou la vie ; ils reçoivent la religion comme on prend, le soir, un flambeau avant d’entrer dans les ténèbres. « Du moins-, ajoutait-il, mon premier acte de foi n’aura pas fait alliance avec mon dernier soupir. » Son livre était, à ses yeux, un nouvel essai de démonstration de la vérité par l’expérience de la vie. C’était, en effet, par cette expérience que s’était formée sa philosophie. « Je ne suis pas un docteur ni un prédicateur, disait-il. Je suis un homme du monde, emporté par le tourbillon des études, des affaires, de la presse, de la politique, mais rattaché par la loi aux croyances qui rendent l’âme forte et le devoir facile. Je viens raconter simplement comment, par la grâce de Dieu, la vérité chrétienne m’est apparue et pourquoi je l’aime. » Cochin n’était pas un rêveur, bien qu’il goûtât fort la poésie ; c’était un esprit scientifique, méthodique, très peu enclin à une vague métaphysique, mais avide, au contraire, de faits, de réalité. Il avait vécu dans l’action. Nul n’était d’humeur plus indépendante, ni de raison plus fière. Sa nature correspondait donc aux préoccupations de ce temps, accoutumé à tout rapporter à l’observation précise et au jugement libre.

Divisé en quatre parties, — Dieu, la Vie humaine, la Rédemption, le Temps présent, — ce livre n’aboutit à aucune conclusion qui n’ait pour point de départ des faits. S’il affirme Dieu, c’est parce que l’observation de la nature, du plus petit fait de la nature, présente, dans le moindre détail, des combinaisons et un dessein qui ne peuvent venir de la créature, et obligent à affirmer qu’il y a, au delà des sens, un esprit souverain ; c’est parce que, constatant qu’il y a une cause et que ce n’est pas lui, une perfection et que ce n’est pas lui, une vérité et que ce n’est pas lui, il constate en même temps que cette cause, cette perfection, cette vérité lui apparaissent en lui-même, dès qu’il réfléchit : au fond de son esprit, il sent la présence d’un esprit autre, et, s’il peut se défendre de cette vision, il ne peut s’en défaire.

Regarde-t-il du côté de la vie, du côté de la créature humaine, il observe que plus on avance dans la découverte des lois universelles, plus elles dénotent un ordre parfait et une souveraineté sans limites, tandis que, dès que l’on touche aux lois qui concernent les hommes et leurs relations avec la nature terrestre, on constate un ordre imparfait, une souveraineté bornée. De toutes parts s’élève vers un sauveur le cri de la nature meurtrie, le cri d’une volonté blessée. — Un être qui n’atteindrait pas sa fin, qu’un lourd et stupide destin écraserait, serait un non-sens. — La chute de notre race et l’infirmité de notre volonté mènent à l’effort de toute notre existence pour se relever, et à l’espoir d’une seconde existence. — L’homme est conduit dans la vie par quelqu’un de meilleur que l’homme, à quelque chose de meilleur que la vie.

Cochin résume sa foi chrétienne en la croyance à trois grands faits : la Création, la Rédemption, la Résurrection. Au-dessus de l’homme responsable et immortel, un créateur, un sauveur, un juge expliquant la naissance et la mort : autant d’affirmations qui sont des faits avant d’être des dogmes. Mais c’est la Rédemption qui fait le centre et qui illumine en quelque sorte toutes ses croyances. Il y rattache naturellement l’idée de l’épreuve et du rachat, et voit en elle les autres dogmes : la Rédemption, en effet, suppose l’Incarnation d’une personne divine ; elle implique le pardon et la grâce, et la grâce elle-même implique une forme sensible pour parvenir à l’homme, c’est-à-dire les sacremens, en même temps qu’une institution pour les dispenser et garder intacte la doctrine, c’est-à-dire l’Eglise. Le Dogme tient dans ce résumé, et Cochin s’étonnait que, présenté en ces termes, il parût si difficile à accepter à des esprits pleins d’admiration, d’ailleurs, pour l’influence morale du christianisme. Il ne s’expliquait pas ce christianisme sans dogmes, qu’il serait question d’instituer, et en dehors duquel, prétend-on, les meilleures volontés des penseurs du XXe siècle seraient condamnées à se heurter à des postulats théologiques, inconciliables avec l’esprit moderne.

Il y a dans le livre Les Espérances chrétiennes une réponse indirecte, sans doute, mais singulièrement forte et émouvante, à l’espèce de mise en demeure qu’adressent dans ce sens, au catholicisme, certains écrivains actuels. Je veux parler de cette école qui, tout en reconnaissant que le cadre de l’Eglise est admirable et fort, que le dessin du tableau tracé par la main de Jésus s’y retrouve encore, estime cependant que ce dessin est défiguré par des surcharges artificielles. Ce badigeonnage enlevé, c’est-à-dire les dogmes supprimés, il resterait, selon eux, un christianisme qui ne serait plus en contradiction avec la critique scientifique, le christianisme de la raison et de la bonté, où les vertus purement humaines prendraient je ne sais quels reflets du divin, nom nouveau donné à un Dieu moins exclusif que les dieux anciens. Toute l’argumentation de Cochin dans les Espérances chrétiennes tend, au contraire, à établir que ce n’est pas d’une doctrine transformée, remaniée, encore à formuler, qu’il peut être question, quand on proclame que la société contemporaine ne saurait se passer du christianisme, qu’elle tient de lui toute force morale, et que, sans lui, nous allons à la barbarie. Il s’agit de la doctrine chrétienne telle qu’elle existe, telle que nous la connaissons et la pratiquons, et qui n’est opposée ni à la raison, ni à la bonté. Est-il déraisonnable, en effet, que Dieu s’occupe de sa créature, qu’il remédie aux conséquences de l’abus de la liberté, qu’il aide l’homme à satisfaire à la justice ? Est-il déraisonnable qu’il ait voulu s’unir plus étroitement à la créature ? Dieu déjà est présent dans chaque âme, et sa lumière est le fond de la raison ; on ne s’explique pas comment, il est vrai ; mais s’explique-t-on la vie ? s’explique-t-on la mort ? Et les nie-t-on pour cela ? Est-il déraisonnable que Dieu assiste l’homme en renouvelant son union avec lui sous une forme sensible, plus mystérieuse encore, dans une union, en quelque sorte, organique et substantielle ? Est-il déraisonnable que le Christ ait voulu confier la dispensation de cette force nouvelle, la garde de sa parole à une institution permanente, créée par lui ? Or, voilà tout le christianisme.

Rien ne pouvait être plus vain au regard d’un esprit aussi pratique que celui de Cochin, que la prétention de retenir le christianisme, de le conserver vivant, de sauvegarder l’efficacité de son action, en faisant de son fondateur une sorte de fantôme impalpable et crépusculaire, trop parfait pour être homme, pas assez pour être Dieu ; en fait, dépourvu de toute réalité. Dans ce christianisme intérieur dont chacun serait le prêtre, il ne voyait que l’effort d’une imagination pieuse, d’une représentation fantaisiste, et qui ne répondrait qu’à un seul côté de la nature humaine, le côté sensible ; tandis que la religion véritable doit correspondre à l’homme tout entier : intelligence, volonté, sensibilité. Insuffisante même pour une élite, une telle doctrine ne pourrait être que sans action sur la multitude ; elle ne laisserait plus subsister de société religieuse. Et, enfin, qu’est-ce qui atteste la nécessité de ce christianisme nouveau et l’impuissance de l’ancienne doctrine ? Ce Christ, tel que nous le montre l’histoire, tel que l’ont connu et adoré tant de siècles, qu’est-ce qui nous prouve que l’humanité s’en détourne et que l’écho de sa voix aille s’affaiblissant ? Inspire-t-il moins d’amour ? inspire-t-il moins de haine ? Par la violence des assauts dont son enseignement reste l’objet, on peut juger si sa doctrine est une doctrine vieillie et prête à disparaître ; par les prodiges d’abnégation et de dévouement qu’elle ne cesse d’inspirer, on peut juger si, après deux mille ans, elle a rien perdu de sa puissance.

C’est ainsi que Cochin, au cours de ce livre, est ramené sans cesse vers le Christ, comme l’était Pascal. Comme Pascal, il voit le Christ annoncé par un peuple, espéré par tous, réalisant les prophéties juives, confirmant les théories grecques, répondant à un besoin de la vie, à un désir de l’âme, étant lui-même la vérité qu’il annonce, le mot de l’énigme, le Verbe, le mot devenu vivant : « Ne me parlez pas, dit-il, de séparer les préceptes et les exemples du Christ de sa Divinité. S’il n’est pas Dieu, ils sont déraisonnables. Dieu seul peut tout demander et tout obtenir… Et ne m’objectez pas que la philosophie est suffisante, que la morale est native. Quelle philosophie me porte à aimer l’âme de mon voisin, et quelle morale me porte à ne pas aimer sa femme ?… Vous ne pouvez comprendre, ô philosophes, combien nous aimons le Christ et ce qu’il est pour nous. Il est là, toujours là, devant nos yeux, en quelque sorte, la main sur notre épaule… Nous ne sommes jamais seuls ; il y a entre lui et nous une alliance que l’Écriture a raison de comparer au mariage. Il est pour l’âme un époux… Quand viennent les heures solitaires, les heures sombres, la visite de l’injustice, de l’ingratitude, de la maladie, du désenchantement, du long ennui, sans cause et sans trêve, il est là… Mais aussi, quand viennent les heures saintes, les heures de combat généreux, d’effort isolé contre tous, de lutte pour opérer le bien, réaliser le beau, les heures où, à un degré quelconque, l’on sacrifie ce qui est bas et agréable à ce qui est pénible et haut, il est là. »

Et, transporté sur ces sommets, tout disparaît aux yeux de Cochin, hormis le Christ :

« Passez, passez, visions charmantes des poètes, ombres adorées, divinités inspiratrices, muses des arts, démons familiers ; passez aussi, apparitions réelles, dames des chevaliers, amantes des poètes, charmeresses de la vie ; passez, passez vous-mêmes encore, saintes affections, femmes chéries, enfans aimés souvenirs d’une mère, trésors du cœur ! Ni poésie, ni passion, ni charme, n’égaleront jamais le réel, énergique et tendre amour que nous inspire certainement la personne de Jésus-Christ. J’en appelle à vous, mes frères protestans, aussi bien qu’aux croyans de mon Église. »

Comme ces accens trahissent l’âme de Cochin ! quelle tendresse et quelle éloquence ! Mais une foi si ardente ne se sépare pourtant point de l’observation, de l’expérience des faits. « Au moment, dira-t-il encore, à propos des sacremens, au moment où vous croirez sacrifier votre raison. Dieu viendra la délier et l’inonder de joie, de paix et de lumière. Comment vous en convaincre ? Chaque croyant est ici un témoin, un voyageur qui connaît la traversée. Qu’y a-t-il au delà de la mort et comment le savoir ? Nul n’en est revenu. Mais, au delà des sacremens, qu’y a-t-il ? La paix, la joie, la force, la lumière. On en est revenu et l’on peut l’affirmer. Il en est de ce voyage comme de la visite aux malheureux. Je puis vous affirmer que vous descendrez de la mansarde humble et rafraîchi avec l’âme chaude. Ici le témoignage est la seule preuve, mais souveraine. »

Tel est ce livre, dont le but est de prouver que la foi est belle, qu’elle est possible, qu’elle est certaine, et qui a pour ambition de la rendre accessible, de la propager. Il s’inspire, dans sa méthode, d’une sorte de positivisme chrétien. Cochin n’est pas de ceux qui séquestrent la foi, sous prétexte de la mieux préserver, qui sont pressés de condamner, d’exclure quiconque pense autrement qu’eux, qui mettent une sorte de complaisance à restreindre le nombre de leurs coreligionnaires ; il n’est pas de ceux, non plus, qui, pour faire accepter leurs croyances, en diminuent le caractère et la portée, et qui, volontiers, se prêteraient à des compromis. S’il n’hésite pas à aller au delà des frontières, à porter jusque dans les camps opposés la parole de paix, si, partout où il rencontre une parcelle de vérité, il s’applique à profiter de ce point de contact, s’il tend la main aux frères séparés, à tous ceux qui, cherchant la vérité d’un cœur sincère et avec le désir de la servir, font partie de l’âme de l’Eglise, si, en un mot, il met en pratique sa maxime : dilatamini, aucune considération au monde ne pourrait l’entraîner à une concession téméraire, faire dévier ses croyances religieuses, solides comme le roc, le séparer un instant des enseignemens et de l’autorité de l’Eglise catholique. Il représente plus particulièrement une des forces qui existent dans cette Eglise, comme dans toute association renfermant en elle-même les conditions de vitalité et de durée, la force qui porte en avant les hommes d’initiative, d’élan, préoccupés d’étendre l’action de la société dont ils sont membres, de lui faire réaliser d’incessans progrès, d’appeler à eux des adhésions nouvelles. Mais, à côté de cette force, il sait qu’il en existe une autre qui, s’appuyant sur l’expérience et la sagesse, est la gardienne fidèle du patrimoine commun, le conserve dans son intégrité, le met à l’abri des surprises et des aventures. Nul n’a mieux compris ni plus admiré que Cochin le grand rôle de la Papauté, chargée de pondérer ces deux forces, en dépit du violent et changeant effort des passions, tour à tour prête à intervenir contre les emportés et contre les attardés pour maintenir en tout la juste mesure. Il ne croyait pas abdiquer sa raison en s’inclinant devant une autorité que sa raison avait délibérément acceptée ; et les doctrines mêmes qu’il a professées dans son livre prouvent combien il reste de vraie liberté aux penseurs chrétiens.

Pour moi, en lisant les Espérances chrétiennes, je me suis dit plus d’une fois que mon chagrin serait profond de ne pas partager la foi de celui qui a écrit ces pages. Se peut-il rencontrer une force de démonstration plus décisive que celle qui sort de ce livre, résumé d’une vie consacrée tout entière à la pratique du bien ? Et si une âme si droite, si pure, si sincère, si lumineuse, n’a pas connu la vérité, quelles peuvent donc être les conditions qu’il faut réunir pour la découvrir ?


VII

Cochin s’était flatté vainement de quitter la vie politique et de se vouer désormais à sa grande étude d’apologie. Les instances de ses amis vinrent le chercher dans sa retraite. Ils lui représentèrent l’état du pays, le besoin qu’on avait de services tels que les siens ; à côté des plaies matérielles à panser, la grande œuvre de restauration morale, nationale, à accomplir. Pouvait-il rester indifférent, même en apparence, à tant de maux, à une semblable tâche, lui, si profondément patriote et chrétien ? Alors qu’un devoir pressant le conviait à l’action, allait-il s’enfermer dans les spéculations philosophiques, se murer dans sa tour d’ivoire ? Ne craignait-il pas d’y être bientôt poursuivi par le remords, et n’était-ce pas démentir toute une existence de dévouement ?

Ces efforts finirent par triompher, non seulement de goûts très décidés, mais encore de la sourde résistance qu’opposait une santé compromise. Déjà, en effet, malgré son énergie, on pouvait lire sur ses traits quelque altération, et dans ses regards une expression de tristesse ; mais c’étaient là des symptômes que l’on avait sujet d’attribuer aux épreuves de la guerre et du siège.

Cochin finit par se rendre. Qu’allait-on lui proposer ? On ne pouvait guère songer pour lui à un portefeuille : il n’était pas député. M. Thiers, alors chef du pouvoir exécutif, le connaissait et l’appréciait de longue date ; il savait qu’il pouvait compter sur son zèle éclairé et ardent ; il eut la pensée de l’appeler à un poste qui faisait contraste avec sa valeur et ses services, mais auquel les circonstances donnaient une importance exceptionnelle, je veux parler de la préfecture de Versailles, où siégeait l’Assemblée nationale, et qui était ainsi le centre du Gouvernement. C’était une sorte de poste diplomatique, dont le titulaire devait être capable de travailler à l’apaisement et à la concorde. La préfecture de Versailles fut acceptée. Plus d’un d’entre nous trouva, d’une part, que Cochin se diminuait et, d’autre part, que c’était une faute de ne pas tirer meilleur parti d’un homme aussi remarquablement doué, d’un orateur de premier ordre. Mais cette âme, si haute et si humble à la fois, était insensible à toute considération d’amour-propre, et mesurait l’importance des fonctions au bien immédiat qu’elles permettaient d’accomplir. Dans cette situation nouvelle, Cochin se dépensa sans mesure. On a dit alors de lui, et avec raison, qu’il était, hors de la Chambre, un des députés les plus remarquables, et, hors du pouvoir, un des ministres les plus compétens.

Les occupations multiples de sa charge ne l’empêchaient pas de suivre encore ses œuvres charitables et de se dévouer, avec une persévérance que rien ne lassait, à la grande cause de l’abolition de l’esclavage. Il la soutenait, la défendait la plume à la main, ou auprès des gouvernemens par ses démarches multiples. Il se surmenait ainsi, achevait d’user ses forces et hâtait les progrès du mal qui le minait. Ce mal le terrassa tout à coup avec une violence inouïe. Après quelques alternatives d’espoir et de découragement, il apparut clairement qu’on ne le pouvait plus conjurer. Cependant de longues souffrances précédèrent le dénouement fatal. Cochin demeura pendant vingt-neuf jours une partie du corps sans mouvement, ne remuant le bras libre que pour chasser de son front l’atroce douleur qui le torturait. Et cette douleur ne put lui arracher une plainte, un murmure.

La nouvelle d’un état si grave s’était bientôt répandue et donnait lieu à des manifestations bien rares de sympathie. Non seulement les amis accouraient, mais des pauvres, des ouvriers s’informaient, écrivaient, exprimaient leurs inquiétudes et leurs vœux. Les travailleurs, dont il s’était occupé avec tant d’amour, et qui, par milliers, devaient bientôt assister à ses funérailles, prouvaient qu’ils n’étaient pas ingrats. Je me souviens des témoignages d’intérêt, des préoccupations qui se manifestaient au sein même de l’Assemblée nationale. Le vénérable M. Benoist d’Azy, beau-père de Cochin, était chaque jour entouré, questionné sur les progrès du mal, sur les chances de succès des médecins. Il semblait qu’on eût conscience qu’un bon citoyen allait manquer au pays dans un moment où son concours eût été particulièrement précieux. Et, en effet, Cochin disparaissait alors que son intervention eût pu s’exercer de la manière la plus utile pour les intérêts publics. Il avait la confiance de M. Thiers, il était intimement lié avec les membres de la majorité de l’Assemblée, avec ses chefs, avec le duc de Broglie, notamment. Il était écouté. Nul n’aurait eu plus de chances d’empêcher la rupture entre les conservateurs et le chef du pouvoir exécutif, — rupture qui devint inévitable du jour où n’exista plus, entre les deux camps, aucun porte-parole, aucun messager de paix. Cette scission évitée, que de conséquences auraient pu s’ensuivre pour l’avenir du pays, pour l’orientation de sa politique intérieure !

Faut-il, au même degré, déplorer pour Cochin une mort prématurée ? Revenu à la santé, il aurait peut-être joué un grand rôle. Il y était, en tous cas, parfaitement préparé : aucune des qualités de l’homme d’Etat ne lui manquait ; son éloquence seule l’eût placé au premier rang. Mais, d’autre part, qui nous assure que Cochin eût connu de la politique autre chose que ses mécomptes, ses amertumes, ses trahisons ; qu’il n’eût pas été promptement la victime des factions, perdu par ses qualités mêmes, taxé de faiblesse pour sa modération, réduit à l’impuissance et à l’isolement par son impartialité, méconnu dans ses meilleurs actes, calomnié dans toute sa conduite ? Qui sait si ceux-là mêmes, qu’il eût voulu défendre, n’auraient pas rendu ses efforts stériles ?... Et qui oserait dire qu’il ne serait pas sorti de ces luttes diminué, abattu, écœuré ? La seule chose dont on ne puisse douter, c’est que, dans n’importe quelle situation, il eût fait son devoir jusqu’au bout. Mais, sans nous arrêter vainement à des hypothèses, félicitons-nous d’avoir devant les yeux, pour nous élever, nous consoler, nous fortifier, le spectacle réel de cette admirable vie, toute de charité, et si une, si harmonieuse, qu’elle fait songer à ces êtres privilégiés dont l’antiquité pensait qu’ils avaient une lyre dans le cœur, et dans l’esprit une musique qu’exécutaient leurs actions.

À l’heure où succombait Cochin, les destinées de la France demeuraient indécises, et son regard défaillant entrevoyait sans doute bien des épreuves encore. Mais il avait conscience que les causes auxquelles il s’était dévoué ne pouvaient pas périr, qu’elles n’avaient pas à s’inquiéter des outrages de l’homme, assurées qu’elles étaient d’être vengées par le temps. Aucun peuple, répétait-il souvent, n’a jamais pu vivre sans religion ni sans liberté : cela suffit à l’avenir. Accoutumé à voir en tout l’action providentielle, il demeurait plein de confiance, soit qu’il pensât à son pays, soit qu’il se préoccupât des siens. Jusqu’à son dernier soupir, il appartint « au parti de l’espérance, » et telle fut la sérénité de sa mort, qu’elle donne raison à la pensée de Lacordaire, voyant dans notre dernière heure la plus belle de la vie. C’est là, en effet, que se retrouvent toutes les vertus qu’on a pratiquées, toute la force et la paix dont on a fait provision, tous les souvenirs, toutes les images chéries, et cette belle perspective de Dieu, devant laquelle s’évanouissent les choses terrestres.

Cochin s’éteignit le 15 mars 1873. Il mourait avec la certitude de n’avoir travaillé qu’au triomphe de la vérité et au rapprochement des esprits, de n’avoir réellement ambitionné qu’un seul titre, celui, qu’il reçut souvent, de bienfaiteur des pauvres. Quand il sentit que ses instans étaient comptés, il fit approcher ses enfans et ses serviteurs, et il leur dit : « Venez me voir dans la paix du Seigneur. » Et, comme on lui objectait que tout espoir n’était pas perdu, qu’il ne devait pas devancer l’arrêt de la Providence, mais s’associer à ceux qui demandaient pour lui la vie : « Ah ! répondit-il, enfermant dans ces suprêmes paroles le testament de son âme, je ne désire vivre que pour servir Dieu, et mourir que pour le rencontrer ! »


LEON LEFEBURE.

  1. Augustin Cochin, par le comte de Failoux, de l’Académie française. Librairie Didier, 1875.
  2. Son mémoire fut couronné par l’Académie.
  3. Dans une conférence faite à la mairie du VIIIe arrondissement de Paris, en 1868. sous la présidence d’Augustin Cochin, j’ai exposé les résultats de cette enquête sous ce titre : De la condition de l’ouvrier dans la société contemporaine.
  4. Henry Cochin, Préface des Espérances chrétiennes.
  5. Notes inédites.
  6. Conférences et Lectures, 1817. Librairie Perrin.
  7. Duc de Broglie, Préface aux Études économiques et sociales d’Augustin Cochin, 1880. Librairie Perrin.
  8. Préface des Espérances chrétiennes.