Auguste Barbier, sa vie, son temps, ses oeuvres

Auguste Barbier, sa vie, son temps, ses oeuvres
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 721-757).
AUGUSTE BARBIER

SA VIE, SON TEMPS, SES ŒUVRES


I.

Au nombre des plus grands succès du siècle qui s’achève il en est trois dont le retentissement aura dépassé tout : en 1819, le Naufrage de la Méduse ; en 1820, les Méditations, en 1830, les Iambes, ou, pour parler plus exactement, la Curée. Réussir ainsi d’un premier coup et par explosion, danger terrible! Il y a cependant manière de s’en tirer, soit comme Géricault, en mourant jeune, soit comme l’auteur des Harmonies et de Jocelyn, en prenant pour devise : Excelsior. Barbier ne fit ni l’un ni l’autre, et c’est pourquoi, vue à distance des événemens, sa destinée de poète a presque l’air aujourd’hui d’une ironie : « Vous ici, monsieur? disait brutalement, au retour de la campagne de Russie, Napoléon apercevant dans la foule de ses courtisans un général disgracié; vous ici, monsieur ! je vous croyais mort. » Les générations pensaient de même à l’égard du poète de 1830, avec cette différence que, cette fois, l’étonnement n’avait rien que de très sympathique. Le public, sans l’avoir oublié, le tenait pour absent de ce monde; les vers continuaient à vivre; quant à l’homme, il était bien mort, sinon décédé. Sainte-Beuve eût vécu cent ans que sa littérature eût toujours gardé le haut du pavé; humeur chagrine ou défaillance. Barbier se laissa distancer; il était, comme on dit, resté en gare et ne rejoignit plus jamais le train. C’est donc comme un ancien qu’il faut le lire, car à vouloir l’examiner comme un moderne, nous risquerions d’éprouver maint désappointement. Que de choses conquises pendant ces trente dernières années, que de raretés, de découvertes dans la technique du vers et qui ne sont point dans ces ïambes forgés à tour de bras sur l’enclume de Vulcain, mais que nul fin ciseau d’artiste n’a dégagés de leurs bavures ! Une langue vigoureuse, puissante et fière, mais fouettée, surmenée, trop haut montée à l’effet pour s’y établir à demeure et s’affaissant par momens, se dégonflant comme un ballon qui crève, un style fourmillant de répétitions, d’inversions, de mauvaises rimes, une monotonie accablante dans l’expression, les mêmes images, les mêmes tours imperturbablement reproduits :


C’est que la liberté n’est pas une comtesse...
La popularité, c’est la grande impudique...
Le peuple de Paris, c’est le pâle voyou...
Passez ! le peuple c’est la fille de taverne...
C’est la mer, c’est la mer aux premiers feux du jour.


Des tendances de l’heure présente et de ses ressources, des curiosités de la muse nouvelle et de ses trouvailles, aucune trace, rien de ces frissonnemens d’aurore, de ces pollens sonores et scintillans dont l’atmosphère poétique était alors si universellement saturée. Aurions-nous affaire à un classique? Oui et non : la poétique de Barbier est d’un romantique, mais sa poésie est d’un classique. Voltaire a dit : « Notre langue est une gueuse fière, il faut lui faire l’aumône malgré elle. » Barbier abuse du précepte, sa prodigalité dans ce genre, ne connaît pas de bornes; de là ces trivialités voulues, ces mots cyniques semés de parti-pris dans un discours d’ailleurs plein de sagesse et de bon sens bourgeois, et qui souvent font tache au lieu de s’y mêler et de le teindre de leur pourpre fangeuse. C’est que, probablement aussi, les Marseillaises ne s’exécutent pas simplement avec de l’art. L’auteur de la Curée n’est ni un classique, ni un romantique ; c’est l’homme d’un premier mouvement, d’un seul peut-être, mais sublime ; là sera sa force et son néant, car cet homme, hier ignoré encore de tous et que demain tous oublieront, aura, pendant une heure prédestinée, senti battre dans sa poitrine le cœur d’un peuple, et le cri de ce moment d’insolation vivra, lui survivra dans toutes les mémoires, même les plus étrangères et les plus réfractaires aux choses de littérature et d’art. Auguste Barbier nous explique Rouget de l’Isle, et tous les deux nous font comprendre les grands anonymes des chansons de gestes.

La désillusion qui déjà gagnait tous les cœurs avait trouvé son interprète, le succès fut immédiat, énorme, une traînée de poudre. Cette pièce de vers n’eut pas seulement la vogue, elle eut l’honneur. Delacroix la mit en peinture, et la Liberté sur les barricades de Juillet, qui parut au salon de 1831, consacra son apothéose. La Popularité, l’Idole, suivirent de près la Curée. Je range à part ces trois poèmes, dont l’esprit et la forme se ressemblent d’ailleurs singulièrement. Placez-vous devant le triptyque, vous avez en substance tout Barbier.

L’Idole, pour l’audace et la nouveauté du point de vue, mérite que l’on s’y arrête : s’attaquer à la légende napoléonienne en dépit de la note dominante, songez donc un peu quel scandale ! Mais Barbier, avec son tempérament de patriote, n’était pas homme à s’effrayer du paradoxe, et ni les chansons de Béranger, ni les Messéniennes de Casimir Delavigne, ni les jeunes odes de Victor Hugo écrites sur le vieux poncif ne prévalurent. Le Corse à cheveux plats reçut à son tour la volée de bois vert, et le public trouva la sentence bien appliquée. Barbier n’était pourtant pas le premier en date ; avant lui, deux génies de nature fort diverse, Paul-Louis Courier d’abord, puis Lamartine, avaient entrepris l’exécution.


Et toujours en passant la vague vengeresse
Lui jetait le nom de Condé,


avait dit le chantre des Méditations succédant au vigneron tourangeau, de qui la prose rude et solide, avoisinant le vers de Barbier, pourrait bien avoir donné la réplique à l’Idole : « Cette nation est lâche ; ce ne sont plus des Français, la terreur de l’Europe, l’admiration du monde ; ils furent grands, fiers, généreux, mais domptés aujourd’hui, abattus, mutilés, bistournés par Napoléon, ils se laissent ferrer et monter à tout venant. » Paul-Louis Courier, Lamartine, est-ce le seul hasard qui rapproche ces noms sous ma plume, et Barbier ne procéderait-il pas à la fois des deux ? Considérez ce talent qui, d’un côté, par son âpre loyauté, son grand bon sens, sa rectitude et son ferme propos, touche à la prose, et de l’autre, tend au lyrisme ; fondez ses qualités et ses aspirations dans une atmosphère où gronde encore la canonnade de juillet, où l’océan de Géricault mêle ses tempêtes aux rugissemens des fauves de Barye, et dites si de cet amalgame de réalisme et d’idéalisme, de républicanisme et de christianisme, ne sortira pas quelque chose de pareil à cette couronne royale émergeant de la chaudière des sorcières de Macbeth, quelque chose d’horrible dans le beau, de beau dans l’horrible, qui vous fera penser à la Curée, à la Popularité, à l’Idole ?

On sait comment, grâce à l’entremise amicale d’Alphonse Royer, la publication de la Curée échut à la Revue de Paris. Véron, alors directeur, hésitait, et ce fut Henri de Latouche qui le décida « Hâtez-vous d’imprimer cela, c’est un chef-d’œuvre, » répondit-il sitôt après avoir lu. Le chef-d’œuvre parut, mais avec une note de la rédaction dégageant sa responsabilité et s’excusant d’avance des fautes de l’auteur. On était en plein romantisme et les vieux préjugés régnaient encore ; le Journal des Débats louait Lebrun d’avoir, dans sa Marie Stuart, « séparé assez habilement l’or pur du plomb vil, » d’avoir « su éviter les fautes nombreuses qui déshonorent l’œuvre de Schiller. » Les prosélytes eux-mêmes avaient des scrupules; on n’osait oser. Ménageons Boileau! que dira Baour? le terrible Baour-Lormian, alors partout sur la brèche et jetant aux quatre vents de l’esprit cette lamentation inoubliable :


Avec impunité les Hugo font des vers!


Quoi qu’il en soit, l’extrême audace de la forme entra pour beaucoup dans le succès, car il faut bien pourtant admettre que la crise politique ne demandait pas ce dithyrambe à la Juvénal et que la flagellation n’est point en proportion des circonstances. Ces quémandeurs de sous-préfecturés et de distinctions plus ou moins puériles ne méritaient guère sans doute un pareil châtiment, mais c’était la première fois que l’ïambe d’André Chénier, frappant l’air de ses résonances, s’adaptait aux questions du jour; négligeons le détail et disons que le sens moral de la foule était du moins d’accord avec le poète. Remarquons aussi, pendant que nous y sommes, le rôle qu’en cette histoire des préliminaires de la Curée joue Henri de Latouche, rôle tout bienveillant et fait pour vous surprendre chez cette nature problématique ayant des goûts malsains d’intrigue, et, comme Beyle, aimant à nuire sans but personnel.

Auguste Barbier était la précision en personne ; fils d’avoué, il tenait registre des moindres actes et ponctuait méthodiquement sa vie. Je retrouve dans une de ses lettres un paragraphe propre à nous renseigner sur la suite de ces débuts. Buloz fondait alors la Revue. Il avait son idée : créer une sorte d’exposition permanente de littérature, maintenir les traditions, élever les niveaux, centraliser et fomenter, être en nos temps de dispersion un foyer de culture entre la production et la consommation intellectuelles, grouper les vétérans, supprimer pour les jeunes les épreuves de l’apprentissage et procurer du soir au lendemain cent mille lecteurs au talent qui cherche sa voie. Barbier fut un des plus zélés collaborateurs de la première heure ; il donna d’abord l’Idole et divers ïambes, puis ses poèmes, le Pianto, Lazare, puis une nouvelle : Béatrice, et jusqu’à des travaux de critique, toute sa lyre et tout son portefeuille. A partir de cette date s’établirent les meilleurs rapports ; même quand il n’écrivit plus, il se considéra toujours comme de la maison. Naguère encore, quelques semaines avant de s’en aller mourir à Nice, il quittait le chapitre de ses souffrances pour nous parler de ses travaux. Avec quelle courageuse obstination il luttait contre une difficulté d’être qui, chaque jour, se faisait sentir davantage ! « Croiriez-vous, mon cher, me disait-il, que je rime encore? Il faudra que nous revoyions cela ensemble. Peut-être tout n’est-il point à mettre au cabinet ; mais en voudra-t-on à la Revue'? J’y dois être terriblement oublié depuis la mort de ce pauvre Buloz, que j’ai toujours beaucoup aimé, vous le savez. » Là-dessus, il se leva en tâtonnant et je m’aperçus qu’il n’y voyait presque plus à son empressement à saisir mon bras. Je le conduisis ainsi jusqu’à la grille de mon jardin, où sa voiture l’attendait; lui, brisé par l’âge, moi, de quinze ans plus jeune et le soutenant, quoique remis à peine de mon accident. mélancolie des choses humaines!


Quis custodiet ipsos
Custodes ?


Assez ruminé d’idées sombres ; essayons plutôt de remonter aux jours heureux des premières rencontres.


II.

Un neveu des Bertin, riche et dilettante, homme d’esprit et de fashion, était, à cette époque, très répandu parmi les romantiques; il avait, comme les fermiers-généraux d’autrefois, maison de ville et de campagne, adorait les vers et la musique et se plaisait aux belles discussions. C’est chez lui que je connus Barbier, à ses dîners du jeudi où se donnaient aussi rendez-vous Eugène Delacroix, Berlioz, Vigny, Musset, Brizeux, les deux Deschamps et Léon de Wailly. Ce dernier, dont le nom n’a pourtant pas survécu, s’imposait à tout notre groupe par le calme et le judicieux du raisonnement. Qualité fort rare en cette époque de lyrisme à outrance, il savait ramener les choses à leurs proportions, et quand il se croyait sur la piste d’une vérité, les fusées que vous tiriez ne le détournaient pas de son chemin. Avec cela, une de ces éruditions toute en profondeur, comme l’eau des sources, et qu’il vous faut provoquer de la sonde sous peine de n’en point jouir. Je ris lorsque je vois aujourd’hui tant de médiocrités se faire de Shakspeare un escabeau pour se hisser aux distinctions et que je songe à l’ingrat oubli qui recouvre cette mémoire. Barbier du moins en conserva le culte jusqu’à la fin. Dans les longues heures que nous revivions ensemble à causer du passé, il y revenait toujours, s’informait de ce que pouvait être devenue une traduction d’Hamlet dont il me recitait des scènes entières, m’invitant à suivre sur le texte anglais pour mieux apprécier l’exactitude. Le souvenir de cet ami l’occupait sans cesse. Après en avoir discouru avec vous la veille, il vous en écrivait le lendemain : « Vous devriez bien remettre en lumière, dans la Revue, la figure et le talent de Léon de Wailly ; nous parlions hier de sa traduction d’Hamlet, de celle des poésies de Burns; il y aurait également beaucoup à dire de ses livres si remarquables d’analyse et d’observation. Relisez donc Angelica Kauffmann, peinture achevée de la société en Angleterre au dernier siècle, Stella et Vanessa. vrai type du roman biographique, et les Deux Filles de M. Dubreuil, admirable satire de l’éducation féminine de nos jours sous une forme dramatique et peut-être même trop poussée au noir. Toutes ces productions élevées, réfléchies, hors ligne ; quel spirituel et charmant volume on pourrait tirer aussi de cette série d’articles qu’il publiait chaque semaine dans l’Athénêum ou dans l’Illustration! Si j’avais quelques années de moins, je le ferais et j’aimerais vous voir rompre une lance en faveur de ce cher camarade que vous avez connu. »

L’Italie était la terre promise des poètes de cette génération, l’Espagne ne figurait qu’au second rang : on la mettait en musique, en peinture, en rimes plus ou moins extravagantes, mais généralement on s’abstenait d’y aller voir. L’Italie avait cet avantage d’offrir aux pèlerins de l’idéal un sol édenique plus rapproché de nous et des noms d’une résonance incomparable; Raphaël, Michel-Ange, Dante Alighieri, des noms à placer dans un sonnet comme un lumignon dans une lanterne. Scribe lui-même cédait à l’influence et rapportait de Naples la Muette et Fra Diavolo à son collaborateur Auber, qui, sans avoir bougé de son fauteuil, profita l’on sait comment de cette excursion esthétique, et Casimir Delavigne écrivait des dithyrambes que Musset apprenait par cœur et récitait d’enthousiasme pour ennuyer Victor Hugo :


Non, tu ne connais pas encor
Ce sentiment d’ivresse et de mélancolie
Qu’inspire d’un beau jour la splendeur affaiblie,
Toi qui n’as pas vu. les flots d’or
Où nage à son couchant un soleil d’Italie!


Barbier comme les autres projetait cette escapade; Lamartine et Stendhal dans le présent, Goethe dans le passé, nous montraient l’exemple : sans l’Italie rien de complet; qui n’a point aimé ne sait rien de l’amour, qui n’a point vécu à Rome et lié commerce avec Sienne et Florence n’en saurait avoir une idée. Là-dessus, ni la parole, ni la gravure, ni la photographie ne vous renseignent; quand vous y êtes, vous découvrez que c’est absolument la même chose que ce que vous vous attendiez à voir, excepté que c’est tout différent : souvent plus grandiose, quelquefois moindre, comme il nous arrive pour une femme que nous avons admirée dans ses portraits et dont la présence nous déconcerte par tout un imprévu de beautés et d’imperfections. Le voyage de Barbier en Italie ne devait amener d’ailleurs aucune modification de son talent ; il s’agissait bien plutôt d’une promenade au pays de l’art que d’une crise de transformation : c’est tout simplement le virtuose qui se déplace et s’en va poursuivre son concerto sous d’autres cieux ; l’évolution et le perpétuel devenir n’ont ici que faire. Nulle perturbation dans l’organisme. Le voilà tout de suite acclimaté, et de bourgeois de Paris qu’il était la veille, devenant, du soir au lendemain, bourgeois de Rome, de Florence, de Venise ou de Vise ad libitum. Tant de siècles dont il foule sous ses pieds les ruines, au lieu de provoquer chez lui une de ces commotions sacrées qui vous renversent sur le moment et ne sortissent leurs pleins avantages que plus tard, tant de grandeurs et de vicissitudes, tant de races et tant de cultes le laissent calme, et toutes ces merveilles enfouies dans l’humus historique ou se dressant là devant lui dans l’atmosphère ensoleillée, il les contemplerait dans un musée à l’état d’objets d’art que ce serait absolument la même ritournelle. Des vers pour des vers, de la satire pour de la satire. D’autres se contentent de vivre et d’emmagasiner des impressions dont la semence fructifiera plus ou moins selon la circonstance : Barbier prétend que la récolte soit immédiate. Une statue, un tableau, tout lui sert de prétexte, ce qui le fait ressembler à Delille (au Delille des Catacombes), dont son vers a parfois les décevantes qualités de nombre et de sonorisme; le pire est que ces tableaux, ces fresques, ces statues ne sont jamais que des sujets que le poète se borne à décrire sans que sa propre inspiration, après les avoir frappés du pied, rebondisse vers les étoiles. L’effort synthétique n’aboutit pas. Vous le croyez parti pour les hauts sommets où planent les idées générales, et c’est contre des lieux-communs qu’il se heurte à mi-chemin. Ainsi, dans il Pianto, la pièce capitale du volume, le grand poème intitulé le Campo-Santo, ne sera que la paraphrase des fameuses peintures d’Orcagna. Quant au style, rien de changé, cela va sans dire, puisqu’il débarque à peine du vetturino : toujours le procédé des Iambes, une forme classique avec des paquets de couleur, une lubricité d’expression, un cynisme


Où l’on voit qu’un monsieur fort sage
S’est appliqué.

Il décrit à perte d’haleine ; vous croiriez lire un feuilleton d’art comme on les rédige à présent, du Gautier, moins le pittoresque et l’originalité du point de vue, car Gautier, comme Henri Heine, a ses velléités philosophiques et tient compte de tout. Supposons que l’un ou l’autre se trouve en présence de l’œuvre d’Orcagna, il nous la racontera certainement, mais en ayant soin de se placer dans le milieu social où vécut l’artiste et de mêler au prestige de sa description l’intérêt du fait historique. Tout le monde a lu dans Boccace le récit de la peste de Florence, en 1348. On sait que le Décaméron tira son origine de la circonstance : « La mort noire, la grande mort, dépeuplait la cité et s’étendait de l’un à l’autre comme une flamme s’attaquant à des corps secs ou imbibés d’huile. » Mourir pour mourir, autant valait prendre gaîment la chose et sauter le pas en belle et spirituelle compagnie, au cliquetis des verres, au doux gazouillement de la cascade, sous les arbres frais et la tête pleine de chansons et de galantes anecdotes. Reste à se demander ce qu’il y avait de sincère au fond de ces bravades. M’est avis, au contraire, que ces beaux messieurs et ces belles dames, en narguant la mort, se mouraient de peur et Messer Boccaccio tout le premier, qui bientôt se tourna du côté de la science, commenta Dante, et, retiré à Castaldo, y fit dans le recueillement et la solitude une longue cure de pénitence rendue indispensable par l’intempérance de ses Nouvelles. N’en déplaise aux diversions badines, l’impression du moment fut terrible et le titre de cette tragédie se lit en caractères formidables sur les murs du Campo-Santo de Pise.

Elle s’appelle le Triomphe de la Mort. Une partie de la fresque d’Orcagna, — celle de droite, — semble inspirée par le livre de Boccace : vous diriez une illustration. Une compagnie de gens du monde se prélasse à l’ombre des orangers; de riches tapisj onchent le sol; une chanteuse, un joueur de viole, d’élégans seigneurs, le faucon au poing, de nobles dames avec de jolis petits chiens dans leur giron, ils écoutent la musique en devisant et se disent au XIVe siècle ce que les bergers et les bergères de Watteau se disaient au XVIIIe. Nous savons l’air et la chanson, et pas n’était besoin de faire planer là ces deux amours secouant leurs torches ; mais déjà le spectre d’épouvante se manifeste : la Mort en vieille femme, aux ailes de chauve-souris, cuirassée d’une cotte de mailles impénétrable et ses longs cheveux gris flottans, livide, horrible, impassible, sans haine et sans colère, fauchant partout, âpre au métier, indifférente! Ces damoiseaux et leurs princesses du joli bois des orangers, sa prochaine rafle sera pour eux. En attendant, des piles de cadavres nous racontent ses récens exploits, — tous revêtus encore des costumes qu’ils portèrent pendant la vie, leurs faces blêmes empreintes des suprêmes stigmates : anxieuse rigidité, calme ineffable, mélancolie, frénésie, douleur atroce, — lassitude. La Mort dicte le thème et l’artiste s’ingénie en variations plus effroyables les unes que les autres, sombres détails où l’ironie se mêle. La faux, si prompte à coucher bas les hauts épis, épargne les infimes, de la moisson seront exclus les misérables. désespoir! le tranchant les a dédaignés. Aussi comme ils tendent leurs mains vers le fantôme qui les oublie, tous ces pauvres diables d’aveugles, de besaciers, de béquillards et de paralytiques! Comme ils l’assourdissent de leurs regrets, et de leurs appels, comme ils l’importunent de leurs naïves et touchantes supplications ! Les corps sont à peine abattus que les âmes s’en échappent sous forme d’enfans nouveau-nés, et que les anges et les démons s’empressent pour les recevoir. Une religieuse que Satan capture trahit son étonnement; la pauvrette évidemment s’attendait à meilleur accueil. Les anges s’envolent vers l’azur céleste emportant les âmes des bienheureux, tandis que les diables à figures de lions, de boucs et de sauterelles fantastiques précipitent les damnés dans un gouffre. Ici nous retrouvons le symbolisme dantesque aidant à la peinture des péchés capitaux. Un gros moine, dont la dépouille gît parmi les cadavres, s’est dédoublé et son âme flotte dans l’air également pansue, repue et même tonsurée, un Gorenflot sans pesanteur, un ressuscité en baudruche, et dire qu’un ange et qu’un démon se disputent cette conquête! L’un a saisi la tête, l’autre se cramponne aux pieds, l’infortuné moine tourne vers l’ange des regards pleins d’angoisse : faisons des vœux pour que l’ange ait le dessus. Disputes et protestations humoristiques qui vous rappellent maints épisodes grotesques de la Divine Comédie : tantôt un ange remontant à vide, et, du bout de son bâton en croix fouaillant un démon qui s’en retourne également bredouille, tantôt un démon, qui, plus heureux, s’enfuit, une belle femme dans ses griffes, et lance un regard de haine triomphante sur l’ange auquel il vient de la ravir. — Cependant, de l’autre côté de la montagne de feu, se déroule à votre gauche le second acte, et le vieil Orcagna vous montre à sa manière comment trois grands rois qui s’en allaient joyeusement par la vie rencontrèrent sur leur chemin trois grands monarques trépassés, dont l’aspect leur inspira de bien formidables réflexions sur le néant de la puissance et de la gloire humaines. En quoi le maître a fait œuvre de génie, c’est dans sa mise en scène de l’idée. Les trois rois sont en chasse avec leur cour : dames, seigneurs, pages, varlets, faucons et meute, une splendide et tapageuse cavalcade; mais ne leur envions point leur journée, car les voilà qui buttent au creux d’un vallon contre trois cercueils béants et se heurtent nez à nez avec trois cadavres en divers états de décomposition et dont l’un est déjà squelette; quant aux deux autres, l’œil s’en détourne plus encore par dégoût que par épouvante : on n’a jamais poussé plus loin le rendu dans l’horrible. Zurbaran lui-même n’atteint pas à ces excès de vilenie; il est sinistre et lugubre, mais sans puanteur, et, du moins, sa prédication n’a rien d’infect. Les trois rois, spectateurs vivans de ces immondices, représentent dans la pensée d’Orcagna les trois types de tyrans qui pesaient alors sur l’Italie: le premier figure le sanguinaire Ezzelino ; pâle et suant la peur, il n’en fait pas moins bonne contenance et se penche en avant, ayant soin de se boucher le nez, tandis que son cheval, qu’une pareille répulsion travaille, dresse le col, s’inquiète et, l’œil farouche, hennit à l’horreur qu’il renifle. Le deuxième des potentats est un simple débauché : gros, gras, il écarquille ses yeux d’étonnement et semble dire comme ce héros de Corneille : «Je demeure stupide. » Le troisième est le glorieux, rassuré d’avance, affermi par l’idée du monument qui perpétuera sa mémoire. Pour les jeunes gens qui chevauchent en compagnie des princes, peu d’émotion se laisse lire sur leurs traits : une dame de la cour d’Ezzelino contemple avec douleur ce spectacle ; une autre, la main sur son cœur, semble à ce moment faire un vœu :


Mais tandis que la fièvre et la crainte féconde
Assiègent, les côtés des puissans de ce monde,
Que l’éternel regret des douceurs d’ici-bas
Leur tire des soupirs à chacun de leurs pas...
…….
Tandis que sur leurs fronts comme sur leurs visages,
Habitent les brouillards et les sombres nuages,
Le ciel au-dessus d’eux, éblouissant d’azur,
Épand sur la montagne un rayon toujours pur.
Là, dans les genêts verts et sur l’aride pierre,
Les hommes du Seigneur vivent dans la prière;
Là, toujours prosternés dans leurs élans pieux,
Ils ne voient point blanchir les fils de leurs cheveux!.
Leur vie est innocente et sans inquiétude,
L’inaltérable paix dort en leur solitude:,
Et, sans peur pour leurs jours, en tout lieu menaces,
Les pauvres animaux, par les hommes chassés,
Mettant le nez dehors et, quittant leurs retraites,
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes;
La biche à leur côté saute et se fait du lait.
Et le lapin joyeux broute son serpolet.


Barbier qui, tout le temps, a suivi pas à pas Orcagna, ne pouvait manquer d’emprunter à la fresque du Campo-Santo son ermite et son ermitage. Qui ne se souvient de ce vieillard archicentenaire en costume de moine, debout près de la fosse aux pourritures et comme placé là pour documenter la sinistre fantasmagorie? Il enseigne et médite: Et nunc erudimini ! Regardez du côté de la montagne, vous saurez d’où il vient. Là-haut, en effet, au sein d’une atmosphère de pureté où la pestilence n’atteint pas, des religieux vivent en communauté dans la paix du ciel et la contemplation de la nature. Familièrement les bêtes du bon Dieu, gazelles, écureuils et lapins, les environnent : un d’eux trait une biche; un autre, que son grand âge a rendu presque aveugle, lit dans un livre de cantiques; un plus jeune se faisant de la main un garde-vue, observe la vallée où le train de la chasse attire son attention : ingénieux détail qui relie avec une simplicité charmante la partie haute de la composition à la partie basse. Sous les arbres s’élève la chapelle, refuge des saints vieillards ; eux aussi sont des mendians, mais volontaires, et méprisant les jouissances décevantes de ce monde; eux aussi, la Mort les oublie, mais ils ne la harcèlent point; calmes et recueillis, ils attendent que Dieu les rappelle et leur envoie un de ces beaux anges pour les prendre. C’est ainsi que dans un accord parfait, Orcagna résout sa dissonance, et qu’après nous avoir terrifiés jusqu’aux moelles, il nous console et nous dirige vers les régions éternelles que la mort n’emplit pas de ses triomphes... Le poème de Barbier n’a rien de cette conception harmonique. Il ignore les modulations, pousse en avant à travers des flots d’hémistiches, nage en pleine eau de descriptions, et quand il s’agit de conclure, une invocation au vieux maître pisan lui sert de Claudite rivos.


Dors, oh ! dors, Orcagna, dans ta couche de pierre,
Et ne rouvre jamais ta pesante paupière;
Reste les bras croisés dans ton linceul étroit,
Car si des flancs obscurs de ton sépulcre froid,
Comme un vieux prisonnier, il te prenait envie
De contempler encor ce qu’on fait dans la vie,
Si tu levais ton marbre et contemplais de près,
Ta douleur serait grande et les sombres regrets
Reviendraient habiter sur ta face amaigrie.
Tu verrais, Orcagna, ta Pise tant chérie[1],
Comme une veuve assise aux rives de l’Arno…
…………
Tu verrais que la Mort, dans les lieux où nous sommes,
N’a pas plus respecté les choses que les hommes,
Et reposant tes bras sous ton cintre étouffé,
Tu dirais plein d’horreur : la Mort a triomphé.


L’invocation était, nous l’avons dit, le grand cheval de bataille des poètes de cette époque. Barbier en abuse à cœur-joie : toujours l’histoire de la poutre et du brin de paille ! Lui qui s’amusait tant à les compter chez le voisin et voulait en avoir découvert dans Rolla jusqu’à trente-neuf, se portait, de ce côté. Dieu seul sait à quels excès! Les divers sonnets qui semblent avoir pour objet de relier entre elles les grandes pièces du volume sur l’Italie, ne sont tous faits que d’invocations ; c’est l’invocation perpétuelle :


O nourrice de l’art, ô mère de l’étude,
Tu reçus dans tes bras le grand Dominiquin!


Ailleurs :


Salut, grand Florentin adoré du Lombard,
Au front majestueux, à la barbe luisante !
Devant toi je m’incline, ô noble Léonard,
Plus que devant un prince à l’armure éclatante...


Et ainsi de suite pour les uns et les autres, sans que le poète ait l’air de s’apercevoir de ce que sa ritournelle a de comique :


O Masaccio, c’est toi, jeune homme aux blonds cheveux,
De la bonne Florence enfant cher et sublime...
……….
O bon Cimarosa, nul poète immortel...
……….
Sublime Michel-Ange, ô vieux tailleur de pierre.
……….
Et ce fut là ton sort, bienheureux Raphaël, etc.


Inutile d’insister sur la monotonie résultant de cette éternelle répétition de la même formule, et puisque nous touchons à la critique des détails, soyons sans pitié pour ces négligences de facture décidément inadmissibles qui ne passent chez Musset que parce qu’elles sont voulues et même très souvent proposées comme effets, mais qui, chez Barbier, ne font que trahir l’artiste incorrect, empêtré dans sa besogne comme le corbeau dans la toison de la brebis : Saint qui rime avec main, jointes avec étreintes, passer avec désert :


Le champ de poésie est un vaste désert
Où l’on voit à grand’ peine un noble oiseau passer.


Détestons également ces alexandrins composés et chevillés de deux substantifs pourvus chacun de son adjectif, où le soleil


de ses rayons cuisans
Brûle le front doré des superbes Pisans,

où parlant de Venise, on vous dira que la mer :


Ne la respecte plus et chaque jour dérobe
Un des pans dégradés de sa superbe robe.


Il faut reconnaître néanmoins que cette invocation dantesque a par momens de fiers coups d’aile. Parcourez le Campo Vaccino, qui dans l’architecture du volume forme pendant au Campo Santo, dont quelques sonnets le séparent, et les occasions d’admirer ne vous manqueront pas. Comme composition, tous ces poèmes se ressemblent, ou, pour mieux dire, il n’y a point de composition. Ce sont des cadres où les visions du poète se déroulent et qu’il anime et peuple au hasard de sa pensée sur l’accident du jour et de la veille. Ainsi, par exemple, la nouvelle se répand que Goethe vient de mourir et là, brusquement, tout de suite, par la seule puissance de l’invocation, vous voyez surgir dans la perspective la grande figure du Jupiter de Weimar :


O Goethe, ô grand vieillard, prince de Germanie,
Penché sur Rome antique et son mâle génie,
Je ne puis m’empêcher, dans mon chant éploré,
À ce grand nom croulé d’unir ton nom sacré,
Tant ils ont tous les deux haut sonné dans l’espace.
Tant ils ont au soleil tous deux tenu de place.
Et dans les cœurs amis de la forme et des dieux,
Imprimé pour toujours un sillon glorieux !


Puis, l’essor se continuant, une nouvelle invocation l’aide à rentrer dans son sujet, et c’est alors de Léopold Robert et de son tableau des Moissonneurs, — le grand succès de l’heure présente, — qu’il s’inspire en des vers dont la magnificence vous force à vous écrier avec Horace : Ut pictura poesis !


O vieille Rome, ô Goethe, ô puissances du monde!
Ainsi donc votre empire a passé comme l’onde.
Comme un sable léger qui coule dans les doigts,
Comme un souffle dans l’air, comme un écho des bois!
Adieu, vastes débris ! dans votre belle tombe
Dormez, dormez en paix, voici le jour qui tombe.
Au faîte des toits plats, an front des chapiteaux,
L’ombre pend à longs plis comme de noirs manteaux.
Le sol devient plus rouge et les arbres plus sombres,
Derrière les grands arcs, à travers les décombres,
Le long des chemins creux mes regards entraînés.
Suivent des buffles noirs deux à deux enchaînés ;
Les superbes troupeaux à la gorge pendante.
Reviennent à pas lents de la campagne ardente.
Et les pâtres velus, bruns, et la lance au poing,
Ramènent à cheval des chariots de foin.


Le poème de Lazare nous raconte les misères de la vie de travail en Angleterre, mais sans aucune vérité d’impressionnisme. Et comment observerait-il, quand il ne s’en donne même pas le temps ! Déjà sur le paquebot, les vers débordent ; tout ce qu’il rencontre, aperçoit, tâte ou renifle, il le met en rimes à l’instant avec cette fougue hâtive du Parisien farci d’idées préconçues et déballant sur l’heure toute sorte de préjugés qui font partie de son bagage comme ses chemises et ses chaussettes. D’autres voyageront pour leur agrément ou leur instruction, il semblerait que Barbier ne voyage que pour placer ses colères, dût-il même y avoir quelque ridicule dans ce personnage de Jérémie cosmopolite. Il est possible que, soixante-dix ans plutôt, — de 1808 à 1812, — au moment où le travail humain commençait à céder la place au travail des machines, quelques-unes de ces haines décidément trop vigoureuses eussent trouvé leur raison d’être ; mais alors que Barbier proférait ses anathèmes, un quart de siècle s’était écoulé et une nouvelle génération s’était levée, la grande génération du reform-bill, qu’il passe sous silence pour ne s’occuper que de cette population misérable qui grouille nuit et jour dans certains quartiers de Londres, comme si par ces côtés de la prostitution et de l’ivrognerie toutes les capitales ne se ressemblaient pas. Il faisait aussi la part trop belle à la réplique. Car on pouvait lui répondre que sur ce point-là Paris et Londres étaient à deux de jeu. Les Anglais ont le gin, nous avons l’absinthe ; pour la pitié des choses humaines notre Charenton vaut leur Bedlam, et quant à la prostitution errante sur les bords de la Tamise, il ne convient pas aux nymphes de la Seine de jeter les hauts cris à son sujet. Ces hétaïres ivrognesses représenteraient, à l’en croire, la majeure partie de la population ; on dirait qu’il voit en elles le type national, oubliant ou négligeant de gaîté de cœur Clarisse Harlowe et Kitty Bell. Cette rage de tout invectiver à rebours éclate à chaque vers et souvent même en très beaux vers dans la Lyre d’airain, les Mineurs, les Belles Collines d’Irlande; mais où pareil excès ne se comprend plus, c’est lorsque Barbier maudit l’Angleterre pour ce qu’il appelle ses profanations et ses sacrilèges envers la nature. Que l’on reproche à l’Angleterre son mépris de la vie humaine, passe encore, mais accuser de tels méfaits la terre du pittoresque et du sport, méconnaître à ce point sa religion des bois, de la montagne et de la lande qu’elle tient des Germains de Tacite ses ancêtres, il faut en vérité n’avoir jamais ni visité ses parcs ni parcouru ses grands lacs, ni s’être rendu le moindre compte de ses goûts aristocratiques. Même torrent déclamatoire dans la pièce intitulée : Westminster, mêmes apostrophes imméritées. Il cherche Byron sous les voûtes de la nécropole, et ne l’y trouvant pas, brandit ses étrivières :

Byron, tu n’as pas craint, jeune dieu sans cuirasse,
D’attaquer corps à corps les défauts de ta race...


Un touriste ordinaire s’informerait des motifs réels de cette absence : Barbier part de là pour se monter la tête; il opte ab irato pour l’exclusion, thème plus commode aux belles tirades, et dédaigne toute cette fameuse procédure si longtemps débattue au parlement et dans le Times. Si Byron est absent de Westminster, la faute en revient à sa propre famille et nullement à son pays. Un vote des deux chambres, poursuivi d’abord par lord Brougham et finalement obtenu par Disraeli, disposait qu’un monument serait élevé à lord Byron dans l’illustre abbaye, lorsqu’au moment de la translation des restes du grand poète, les derniers survivans de sa famille firent mine de s’abstenir et qu’une polémique s’établit dans les journaux, nombre de lettres déclarant de tous côtés que Byron avait trop profondément haï l’Angleterre pour ne pas renier d’avance toute espèce d’honneurs décernés par elle. Cela se passait en 1875, et je me souviens d’un très beau discours que Disraeli prononça dans un banquet à cette occasion. Il y soutenait cette thèse que, dans tout l’œuvre de Byron ne se trouvait aucune preuve de cette prétendue haine, bien qu’à vrai dire, ajoutait-il, on n’y trouvât aucune preuve du contraire. J’assistais à cette séance, et rentré chez moi j’écrivis à l’homme d’état en lui rappelant ces vers du IVe chant de Childe Harold: «Non, quand pour me choisir au loin un autre asile, je t’ai laissée, ô terre de sagesse et de liberté, tu ne m’en étais pas moins chère ; et s’il arrive qu’un jour mes restes reposent en un sol qui n’est pas le mien, mon âme, en tant qu’il nous soit permis d’élire notre sanctuaire immatériel, mon âme assurément te reviendra. » Cette apostrophe où Byron semble avoir prévu le cas et s’en expliquer, était-elle donc sortie de toutes les mémoires, que Disraëli lui-même n’y avait pas songé? Sa réponse fut, comme toujours, empressée et courtoise : « Vous avez raison, disait-il, j’avais oublié; et malgré mon culte pour Byron, vous êtes meilleur byronien que moi. Hélas! la politique m’a trop absorbé; j’ai trop pensé aux élections et trop peu à Childe Harold. Merci de m’y avoir rappelé! »


III.

Un volume qui certainement répond à son titre est celui des Études dramatiques. Il s’ouvre par la traduction du Jules César de Shakspeare, une Étude au vrai sens du mot. Ce que l’auteur a voulu faire, il nous le dit lui-même dans l’avant-propos : « La tragédie de Shakspeare est écrite en vers blancs mêlés de prose; j’ai rendu le vers par le vers, la prose par la prose. Le vers à enjambement et césure mobile, tel que la nouvelle école poétique l’emploie, est celui qui m’a semblé exprimer le mieux la liberté du vers anglais, tantôt rimé, tantôt sans rime et non terminé. »

Vers cette époque de 1847 où Barbier entreprit sa traduction, le mouvement romantique commençait à se ralentir. On avait moins de fougue et plus de sagesse ; l’Othello d’Alfred de Vigny, le Roméo et Juliette et le Macbeth d’Emile Deschamps sont des traductions de combat; le Jules César est l’œuvre d’un esprit en train de se rasseoir, besogne estimable de lettré, où le ton familier du dialogue tourne trop souvent au prudhommesque ;


Brutus, depuis un temps, je pense fort à vous,
J’observe vos façons et trouve avec tristesse
Que vos regards n’ont plus ces éclairs de tendresse
Qui sur moi rayonnaient habituellement.


Autre part, il emprunte à la langue de Corneille des tournures qu’il a l’air de croire « plus énergiques et plus pittoresques » et qui ne sont au demeurant que des chevilles :


Si vous m’aimez vraiment, ah ! serais-je à vos pieds,
Brutus? Lorsque l’amour eut nos deux cœurs liés,
Mit on dans le contrat que jamais votre femme
Ne participerait aux secrets de votre âme?


Et plus loin César, emperruqué du même archaïsme, s’écriera :


Ai-je donc tant de terres conquises
Pour n’oser parler vrai devant ces barbes grises?


Des grands poètes de notre temps. Barbier fut peut-être le moins artiste : artiste, expliquons-nous, en tant qu’initié au secret de l’art des vers. Il n’avait rien de ce talent qui rend l’homme impeccable et fait qu’un André Chénier vous intéresse même pendant les silences de l’imagination : amica silentia, dirait-on volontiers, car ils vous occupent encore par le charme et la curiosité du détail. Chez l’auteur des Iambes aucune compensation de ce genre; dès qu’un certain magnum spirare cesse de le soutenir, il tombe au-dessous du médiocre. Ainsi de ce Jules César, où se rencontrent parmi des platitudes innombrables des vers d’une belle venue tels que ceux-ci:

Quand fut-il jamais dit, même en parlant de Rome,
Que ses immenses murs ne renfermaient qu’un homme ?
Ah! César a tant fait qu’on le dit aujourd’hui,
Puisqu’il n’est, dans ces murs, de place que pour lui.
Et pourtant, tous les deux nous tenons de nos pères
Que dans ces lieux jadis un homme aux yeux sévères,
Un Brutus exista, lequel eût aimé mieux
Voir dans Rome trôner l’enfer victorieux
Que d’y souffrir un roi.


Quoi qu’il en soit d’un pareil amalgame de bon, de médiocre et de mauvais, je recommande aux shakspeariens l’étude de Barbier; ils y trouveront matière à comparaison avec ce qui se fait aujourd’hui et probablement c’est encore la traduction de 1846 qui, malgré ses défaillances, l’emportera. Il y a bien des lacunes, j’en conviens, mais sous ce style monotone et lourd vous sentez vivre l’âme de Shakspeare. Le drame est suivi pas à pas, les caractères se laissent mesurer dans leur grandeur, jusqu’aux scènes accessoires, aux personnages secondaires qui vous étonnent par une puissance de relief que le vernissage des habiles ouvriers contemporains ne manquerait pas de leur ôter. Voyez les figures épisodiques, le devin Artémidore, Lucius le jeune esclave endormi dont le sommeil tranquille sert de repoussoir à la fiévreuse agitation de Brutus, le conjuré Ligarius, ce fanatique égrotant, que la seule perspective d’immoler César rend valide : comme tout ce monde de second plan vit à l’aise et, la couleur en moins, forme tableau! Comme, en définitive, cette honnête copie, peinte à la colle, réussit à vous mettre devant les yeux l’original bien autrement que ne le font les prétentieuses enluminures des impressionnistes de l’heure actuelle ! Je citerais au besoin tel passage où le vers terre à terre, ce vers bonhomme, suffit à la situation : l’arrivée de César et de toute sa compagnie au moment de la course des Lupercales et ce colloque si bourgeoisement familier entre le dictateur et sa femme :

CÉSAR.

Calphurnia, venez.

CALPHURNIE.

Me voici, cher époux.

CÉSAR.

Antoine !

ANTOINE.
Monseigneur ?
CESAR.

Voici Calphurnia. Souvenez-vous bien d’elle en courant, touchez-la ; Car nos pères l’ont dit : Toute femme stérile Qu’à la main, en ce jour, frappe un coureur agile, Voit le charme fatal fuir son flanc désolé.

ANTOINE.

César est obéi quand César a parlé. Je ne manquerai pas de toucher Calphurnie.

CÉSAR.

Allez, n’omettez rien de la cérémonie.

UN DEVIN, dans la foule.

César !

CÉSAR.

Qui m’a nommé?

LE DEVIN.

Crains les ides de mars, César!


C’est une grande question dans notre littérature dramatique et qui de jour en jour va son chemin que celle de traduire Shakspeare au théâtre. Comment s’y prendre et nous y prendre pour l’y amener? car il y viendra quoi qu’on dise et malgré la résistance des administrateurs; ainsi le veut cette loi du progrès qui, de 1717 à 1882, s’impose à nous. Les imitations de Shakspeare que l’on croyait avoir retrouvées en plein XVIIe siècle dans l’Agrippine de Cyrano de Bergerac, sont en réalité des imitations de Sénèque. C’est Voltaire qui, le premier, engagea la querelle timidement et sans le comprendre de front. Vient alors Ducis, qui fait applaudir Hamlet par « les petits marquis et les grands flandrins de vicomtes. » En 1776, la traduction de Letourneur paraît sous les auspices du roi de France et de la cour et comme un hommage international au génie. Voltaire s’effraie de ce mouvement qu’il a créé et qui le déborde. Il craint pour Corneille, pour Racine, et surtout pour lui-même, car il comptait bien être seul à exploiter sa découverte, et du moment que le public s’en mêle, Shakspeare n’est plus qu’un sauvage et qu’un saltimbanque « qui a des saillies heureuses. « Il le dénonce à l’Académie française (25 août 1776), et l’Académie, à sa mort, lui donne Ducis pour successeur (4 mars 1779). « Mais le Shakspeare qu’on applaudit est encore plus loin du vrai que celui de Davenant et de Dryden ; c’est un Shakspeare qui a fréquenté les salons, qui a lu l’Encyclopédie, nourri de Rousseau, élégant, comme il faut et sensible ! La révolution survient; le drame shakspearien court les rues et l’Europe, et quand la littérature renaît, il se trouve que la terreur, Marengo et Waterloo ont mieux plaidé la cause de Shakspeare que vingt professeurs d’esthétique. C’est autour de son nom que se livre la grande bataille entre classiques et romantiques ; à présent, il a contre lui Hoffmann, le librettiste de Feydeau, et Geoffroy, le feuilletoniste des Débats, et pour lui, au lieu de Letourneur et de Ducis, Hugo, Vigny et tous les rédacteurs du Globe. » J’extrais ces lignes d’un petit livre scolaire qui, sous une forme discrète et concentrée, contient sur le sujet un trésor d’érudition[2]. Barbier, jaloux de reproduire le plus possible l’effet du texte et s’efforçant de rendre le vers par le vers, la prose par la prose, est déjà plus près de la vérité, mais il ne la possède pas tout entière. Un pareil travail exigeait des facultés de linguistique dont aucun des traducteurs de Shakspeare ne semble jusqu’alors s’être préoccupé; il faudrait s’être longtemps d’avance renseigné sur la forme du poète, forme essentiellement progressive et qui varie d’une pièce à l’autre. Qui ne connaîtrait point la date des œuvres de Victor Hugo, il lui suffirait d’un coup d’œil pour se convaincre à la seule structure du vers que les Odes et Ballades et la Légende des siècles n’appartiennent pas à la même période, et que la Légende est de beaucoup postérieure aux Ballades. Le vers de Shakspeare offre un critérium du même ordre. Le rythme de la tragédie était primitivement le couplet rimé (deux vers de dix syllabes rimant ensemble comme nos alexandrins). Le progrès de la langue poétique dans Shakspeare consiste à transformer le vers qui est encore le vers musical en un vers absolument dramatique ; il y arrive en fondant les vers par l’enjambement, en les prolongeant par une syllabe non accentuée : double innovation qui donne à sa langue poétique toute la variété de la parole vivante. De la symétrie artificielle de l’ancien rythme il ne reste qu’une habitude d’harmonie qui n’a plus de sacrifice à imposer à la vérité et à la nature. Dans les premières pièces de Shakspeare, le rythme dominant et presque exclusif est celui du versa pause finale; le nombre des vers qui enjambent est infiniment restreint. Cette proportion va sans cesse en diminuant au profit de l’enjambement. Dans les premières pièces, il n’y a qu’un enjambement pour dix vers réguliers ; dans les dernières, il y en a en moyenne un sur trois. Changement analogue dans la structure du vers isolé : le vers rythmé se compose régulièrement de dix syllabes en cinq ïambes, le vers s’arrêtant régulièrement à l’accent final ; mais le vers gagnera en liberté et en variété par l’addition d’une syllabe atone qui ne change pas sa structure, puisque le nombre des accens reste le même, mais en modifie l’harmonie et le rythme. Les premières pièces de Shakspeare n’offrent presque pas d’exemple de ces terminaisons doubles ; elles deviennent plus fréquentes à mesure qu’on avance, et dans les dernières pièces sont à profusion. Ces découvertes de la critique moderne devaient naturellement enlever beaucoup de leur intérêt aux essais du passé. Les tentatives du romantisme ne répondent sans doute plus à l’esprit de notre temps ; mais ce qui nous semble bien autrement vieilli et démodé que les traductions des Alfred de Vigny, des Emile Deschamps, des Dumas père, des Léon de Wailly et des Auguste Barbier, c’est ce genre de fantaisies au clair de lune que l’on s’amuse à nous donner aujourd’hui sous couleur de pénétrations. Passe encore pour l’impressionnisme quand il s’agit de reproduire un paysage ; mais pénétration, que signifie ce mot, s’il ne veut dire que l’on est entré à fond dans le texte du maître, qu’on l’a étudié, creusé, fouillé, en un mot, qu’on l’a pénétré comme a fait M. James Darmesteter, ce jeune shakspearien de l’avenir, et vous nous laissez entendre, vous, que vous ne savez pas même l’anglais, comme si c’était un avantage à réclamer si bruyamment dans une œuvre de pénétration, — puisque pénétration il y a, — que d’ignorer jusqu’à la langue du poète ! L’honnête Barbier avait ses périphrases, mais si modestes, si humbles, tandis que les vôtres, panache en tête, plus fières que Bragance,


Drapent leur gueuserie avec leur arrogance,


et, quant au sens, il compulsait toutes les traductions connues, interrogeait « les personnes compétentes ; » puis, lorsqu’il se croyait armé de toutes pièces pour la lutte, il adressait à son lecteur des excuses presque touchantes : « Il en est d’un auteur qu’on traduit comme de la vertu, on peut toujours s’en approcher de plus en plus sans jamais parvenir à l’embrasser entièrement ; heureux celui qui dans ses efforts ne reste pas trop loin ! Si, lorsqu’on s’occupe d’un poète, la prose rend mieux la lettre de son œuvre, le vers peut-être en donne mieux l’esprit ; chacun, au reste, agit avec son instrument. Il est bien difficile à qui fait des vers de traduire un poète autrement qu’en vers. » Le savant éditeur du texte classique de Macbeth, M. Darmesteter, se prononce contre les traductions en vers ; il admettrait toutefois un mode particulier d’interprétation poétique : « Quelques vers bien venus qui, çà et là, rendent le vers de Shakspeare tout entier ne suffisent point à effacer l’impression de souffrance que produit le spectacle de la pensée du maître tour à tour délayée et décolorée ou étranglée et mutilée dans les hémistiches d’une versification facile et traînante, ou obscure et pénible. » Notre alexandrin usuel mis à l’écart comme atteint et convaincu d’impuissance, il faudrait essayer d’un rythme nouveau, celui-là même que Shakspeare emploie : une langue cadencée et sans rimes, audacieuse et correcte, claire et précipitée, la ligne commençant une idée et en achevant une autre, un style dégagé de préoccupations métriques et pourtant capable de servir de cadre aux idées, aux images. Shakspeare, à mesure qu’il avance, change son mode d’expression ; la rime qui, dans ses premières pièces, est encore un procédé normal de métrique, dans les dernières, n’est plus qu’un procédé exceptionnel commandé par des circonstances exceptionnelles et destiné à produire des effets voulus ; il faudrait, en cela, pouvoir l’imiter, le suivre, et de la pensée et de la forme, en ses chronologiques métamorphoses ; il y a aussi loin du style de Roméo ou de Richard III à celui de Cymbeline ou de Macbeth que des vers ou des caractères des uns aux vers ou aux caractères des autres.

L’histoire du génie dramatique de Shakspeare formerait elle-même un drame en trois actes avec prologue. De 1588 à 1593, Shakspeare débute et s’essaie ; il fait son apprentissage d’abord comme adaptateur, puis comme auteur. Il retouche les pièces anciennes, toutes de meurtre et de sang, toutes pleines de l’horreur du drame préshakspearien, il jette dans des comédies de haute fantaisie et d’aimable invraisemblance des flots de verve juvénile, d’esprit raffiné de concetti italiens ; il prélude à la peinture de la passion dans les Deux Gentilshommes de Vérone, s’amuse au royaume des fées dans le Rêve d’une nuit d’été, il prend enfin conscience de lui-même dans Richard III, fin du prologue. — Avec Roméo et Juliette (1593-1601) commence le premier acte. C’est dans cette période que Shakspeare fonde sa réputation et sa fortune. Il fait vibrer les deux sentimens généreux et les plus puissans à ébranler les masses : l’amour et le patriotisme. Jeunesse, entrain, fougue printanière, qui ne se retrouveront plus dans le reste de sa carrière. La verve et la gaîté débordent, la comédie pénètre sans cesse la tragédie, et la farce pénètre la comédie, il est en plein dans le courant de la vie, il croit en elle et la croit bonne. Si la réflexion se fait jour par instans, c’est la réflexion morale, non la réflexion philosophique, il ne s’est pas détaché de la scène et fait corps avec ses personnages. Il est optimiste, il sait sans doute que le mal existe et il le peint, mais sous une seule forme, le mal historique, les crimes de l’ambition. Dans les œuvres non historiques et où se reflète plus librement sa pensée personnelle, le mal ne paraît pas ou paraît peu, rien dans la catastrophe de Roméo qui accuse le fond de la nature humaine. Dans le Marchand de Venise, où la tradition dramatique lui fournit un type sinistre, Barabbas, il le transforme si complètement que la sympathie du lecteur moderne hésite entre Shylock et sa victime ; il a plongé au fond de ce paria méprisé de tous, en guerre avec tous, et il y a trouvé un cœur de père, un cœur d’homme, more sinned against than sinning. Il y a quelque chose de faux dans le monde, quelque chose de trouble dans l’ordre des choses. As you like it ouvre, avec un sourire mêlé de larmes, la période sombre de Shakspeare, l’ère d’angoisse. — De 1601 à 1608 se joue le second acte. Le monde n’a pas tenu ses promesses, un voile sombre plane désormais sur les créations du poète : Jules César, Hamlet, Othello, le roi Lear, Antoine, Coriolan, Timon. Le bien existe, mais c’est le mal qui triomphe. Trois ivrognes maîtres du monde et Brutus mourant désespéré ; les Desdemona périssant victimes des Iago et les Cordelia des Goneril, des vertus vides et incertaines qui croulent au premier choc de la passion, le patriotisme s’évaporant à la première piqûre de la vanité, l’amour trompeur, comme le reste, et devenant une école de mépris. — « Fragilité, ton nom est femme ! » Dans les cinq ou six années de cette période, Shakspeare lâche sur la scène une ménagerie de bêtes fauves ou de monstres splendides tels que nulle imagination humaine n’en avait entrevu avant lui : Iago, Macbeth, Cressida, Cléopâtre. Un souffle de folie court à travers toutes ces visions, folie furieuse ou folie voilée, celle du roi Lear, de Macbeth, de lady Macbeth, de Hamlet, d’Othello, de Timon, d’Antoine ; le clown des pièces de jeunesse, le bouffon amusant et grotesque cède la place au fou amer et douloureux qui, dans le Roi Lear, reste le seul et suprême représentant de la raison humaine naufragée. Ce que le crime ou la folie n’a pas saisi tombe sous un vent glacial d’ironie ; ce que la gaminerie moderne a fait de l’épopée d’Ilion, Shakspeare l’a fait il y a trois siècles avec une profondeur d’ironie et de désenchantement qui ne laisse plus rien à ruiner. Çà et là, une figure idéale, Ophélie, Desdemona, Cordelia, qui passe et meurt. Tous les héros ont à lutter contre une force trop haute pour eux, partout les accès et les prostrations d’une volonté infirme, trop faible contre le monde, contre le malheur, contre la tentation, contre le mal qui vient des hommes, qui vient des choses ou qu’elle crée elle-même : le découragement d’Hamlet, la rage de Timon, jetant au front de la société son cri de désespoir et de malédiction : tout est oblique, rien de droit dans nos natures maudites, rien que scélératesse franche !

L’acte trois (1608-1613) va nous montrer l’apaisement. Déjà, dans Antoine et Cléopâtre, on entrevoit je ne sais quels signes précurseurs d’une période moins tourmentée. Des passions violentes et point de haine : les deux héros sont tellement livrés à l’inconscient, si bien en proie, sans défense, à tous les troubles du hasard moral, que l’irresponsabilité du destin les protège et un vague sentiment de pitié s’éveille et les enveloppe. Le poète, pour la première fois, se dégage de ses créations et domine du dehors ce monde qu’il met au monde. Cymbeline et le Conte d’hiver, c’est encore le sujet d’Othello, mais Desdemona triomphe. Dans la Tempête, c’est As you like it qui revient, mais combien changé ! Quelle distance entre le bon duc de la forêt des Ardennes, qui oublie les injustices du monde à la chasse et dans les chansons, et le duc de l’île enchantée, le grand magicien détrôné, se consolant par la science qui lui donnera l’empire de la nature et l’empire des âmes ! La fantaisie revient dorer le crépuscule du poète comme elle a doré son aurore, mais ce n’est plus la fantaisie du jeune homme qui s’amuse des tours d’Oberon et de l’attelage minuscule de la reine Mab, c’est la fantaisie d’une imagination qui a donné asile sous ses ailes « à toutes les fatigues de la pensée » et qui ne se repose dans son ciel idéal qu’après avoir fait le tour du monde et de la conscience. Ce n’est plus le rêve d’une nuit d’été, c’est le rêve des temps et de l’humanité. A l’angoisse de la destinée humaine, qui hante Hamlet et par la voix de Macbeth éclate en cris d’horreur, a succédé une sérénité mélancolique, une certitude résignée et tranquille, d’où s’épanchent sur le monde et l’homme des flots d’indulgence et de pitié : « Nous sommes de la matière dont on fait les rêves et nos petites vies sont les îles du sommeil :


We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded wiih a sleep…


Telle fut, dans ses traits généraux, la marche du génie de Shakspeare : de la fougue à l’angoisse, à l’apaisement ; d’abord la terre, puis l’enfer, puis un coin du ciel, un grand et dernier coup d’aile in excelsis. Et maintenant, comment traduire un tel poète, sinon après être allé jusques au fond de sa pensée et de son style, qui varie autant que sa pensée : non-seulement dans son moule extérieur et sensible, la coupe du vers, mais dans son intime essence, dans le mouvement où il pousse la pensée ?

Quand Barbier traduisait Jules César, quand il parcourait les carrefours de Londres en vue de son poème de Lazare, le culte de Shakspeare n’existait pas de l’autre côté du détroit, et c’est avec raison que l’auteur des Iambes se plaint de l’abandon où l’Angleterre laisse son poète national :


Les vers du fier Breton ne trouvent plus d’oreilles,
Ses temples sont deserti et vides de clameurs.


Cela se pouvait dire, en effet, aux environs de 1830, alors que régnaient encore les traditions des Stuarts continuées sous la reine Anne, traditions françaises et classiques en vertu disquettes on mutilait Shakspeare dans son pays presque autant que chez nous. Garrick jouait un Shakspeare amendé, corrigé, ad usum Delphini, et ce sont les arrangemens de Gibber qui, pour la plupart, ont valu leur gloire théâtrale aux Kemble, à Mrs Siddons. Kean lui-même, le génie primesautier par excellence, s’en référait à la leçon du Prompter’s Book. Seulement avec Macready commencera le mouvement auquel nous assistons depuis vingt ans et qui, grâce aux efforts redoublés de M. Irving, semble aujourd’hui battre son plein. L’idée de joindre au respect du texte littéraire la fidélité archéologique dans la mise en scène vint de Charles Kean, le fils du grand Edmund. Nous avons vu représenter ainsi un Macbeth absolument préhistorique et dépassant même cette vérité relative qu’on admire à Vienne dans l’interprétation de la tragédie des Nibelungen. Quant à la reconstitution des drames-chroniques, on n’imagine rien de plus complet ; c’était le vivant spectacle de l’histoire. Depuis, le mouvement n’a fait que croître ; tout le monde s’y est mis, les princes et les princesses de la famille royale, les artistes, les critiques et les hommes d’état, M. Gladstone en tête. Quiconque aimerait à se rendre compte de cette popularité dont aujourd’hui Shakspeare jouit en Angleterre n’aurait qu’à suivre au Lyceum les représentations d’Irving. De celui-là, par exemple, on peut affirmer qu’il traduit Shakspeare sans le trahir ; on discutera sa conception de tel ou tel rôle, sa manière de dire certains passages, mais ce qu’il faut reconnaître, c’est la sincérité, la profondeur de ses recherches, son ardent vouloir de tout pénétrer. Je l’ai vu plusieurs fois dans Hamlet et mon impression en demeure ineffaçable, non que je sois bien d’accord avec lui sur le type, son personnage n’est peut-être pas celui que je me figure, mais il est d’ensemble et ne se dément plus. Irving joue vrai, même quand il se trompe, en quoi il me rappelle beaucoup notre Frédérick-Lemaître.


IV.

Le volume dont cette vigoureuse étude d’après le Jules César compose plus de la moitié, renferme aussi un libretto d’opéra, singulier contraste ; les poètes sont ainsi faits que tout leur semble précieux de ce qu’ils écrivent ; Victor Hugo n’a-t-il pas recueilli dans son théâtre le scénario d’Esméralda ? Barbier imitait cet exemple en nous donnant son Benvenuto Cellini rimé jadis pour Berlioz. Tout cela ne valait certes point la peine d’être conservé et ne s’excuse que par l’anecdote. Berlioz, à force de démarches et grâce à l’influence du Journal des Débats, venait d’obtenir promesse du directeur de l’Opéra. On discutait la question du poème et l’impétueux musicien proposait de prendre pour sujet la vie du sculpteur florentin dont sa vie à lui paraissait déjà devoir reproduire l’agitation. Il avait même commencé à se tailler dans les Mémoires une vaste composition en quatre actes et sur mesure où figuraient les luttes de l’artiste avec ses rivaux, le siège de Rome et la mort du connétable de Bourbon. Le drame ainsi conçu prêtait aux développemens, au spectacle, et ce fut là son côté critique aux yeux de l’administration qui, — faut-il le dire ? — n’avait pas confiance. On admit donc en principe le sujet, mais réduit à deux actes et sous condition qu’il serait remanié. Alfred de Vigny, ne pouvant alors ou ne voulant se charger de la besogne, désigna Léon de Wailly, qui vint à son tour trouver Barbier et lui demander sa collaboration ; du premier drame il ne resta qu’un épisode : la fonte de la statue de Persée et les obstacles matériels et moraux que l’artiste eut à vaincre pour l’amener à bien. L’histoire de Benvenuto n’était pas, je le répète, un événement pris au hasard, le personnage et ses actes avaient plus d’un rapport avec le caractère et la situation du musicien contemporain. Ce drame était en quelque sorte l’image de sa vie de labeur et de combat ; ajoutons, hélas ! qu’il ne fut pas celle de son triomphe. Berlioz, quoique jeune encore, avait déjà trouvé moyen de lasser la patience du public. De nos jours, les incartades de ce genre ne scandalisent plus personne ; il nous paraît tout naturel qu’on soit en même temps partitionnaire et feuilletoniste, et, dans la médiocrité relative de la période actuelle, nombre d’excès passent inaperçus qui, dans la pleine lumière du siècle, exaspéraient la conscience des honnêtes gens. Représentez-vous ces incessans défis portés à toutes les admirations consacrées, cette guerre de sagittaire Turlupin contre les renommées les plus françaises. Il est vrai que, depuis, nous en avons vu bien d’autres ; mais ceux-là même qui par la suite ont eu maille à partir avec l’orageux iconoclaste, ne se doutent pas de ce qu’était le Berlioz de cette période préwagnérienne. Il mécontentait, agaçait tout le monde, et ses meilleurs amis lui en voulaient de ses gamineries, qui ne servaient qu’à donner la réplique aux antagonistes du romantisme.

Aussi l’accueil fut-il des plus ingrats lorsqu’il voulut à son tour aborder la scène. Un public hostile et goguenard l’attendait au défilé et l’auteur dramatique allait avoir cette fois à payer rudement pour les sottises du théoricien. Somme toute, ce Benvenuto Cellini fut un désastre. Dès la troisième soirée, Duprez abandonnait son rôle, et la pièce, au bout de huit représentations, quittait l’affiche. « Il y a quatorze ans que j’ai été traîné sur la claie à l’Opéra, je viens de relire, avec le plus grand soin et la plus froide impartialité, ma pauvre partition, et je ne puis m’empêcher d’y rencontrer une variété d’idées, une verve impétueuse et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort. » Ainsi s’exprime Berlioz dans ses Mémoires écrits en 1850. Et j’ai moi-même constaté la vérité de son jugement chaque fois qu’il m’a été donné d’entendre exécuter sa partition en Allemagne. Mais si la musique de Benvenuto Cellini vaut mieux, en effet, et beaucoup mieux que sa réputation, s’il y eut dans la chute de cet opéra un peu de ces combinaisons atmosphériques qui, vers la même époque, amenèrent la catastrophe du Roi s’amuse, il faut reconnaître que la circonstance ne doit pas s’étendre jusqu’au poème tombé également sous les sifflets et celui-là sans chance de se relever.

Une autre étude dramatique, insérée au volume des Satires et Chants, son César Borgia, nous montre à quel point Barbier se préoccupait de cette importation au théâtre d’une langue ayant pour objet de remplacer l’alexandrin. Voltaire, et Musset après, lui s’étaient servis du vers croisé, Barbier emploie le vers sans rime :


Vous êtes de ce temps le premier capitaine,
Mais ils ont devers eux ce que vous n’avez pas,
Des soldats, des écus, et si chétif, si mince
Qu’un talent soit, s’il a de nombreux bataillons,
On voit que Dieu souvent de son côté se range.


L’effet d’abord est assez bizarre, puis on s’y accoutume, et alors vous n’avez plus à redouter ni les périphrases ni les chevilles. Ce vers dragage d’impédimens s’avance libre, aisé, soutenu par le seul nerf du nombre et de la mesure. Évidemment, si Shakspeare, Goethe et Schiller doivent être jamais introduits sur notre scène d’une façon définitive, ce sera par ce style ou quelque chose d’approchant. Je m’étonne que personne encore n’ait relevé chez Barbier cet esprit de réforme, c’était un chercheur ; s’il manquait d’habileté dans l’exécution, il avait de tous les côtés des tendances d’artiste. On lit, on relit les Iambes, sans le moindre égard pour ses autres volumes de vers. Sait-on seulement qu’ils existent ? et pourtant, dans ce fumier d’Ennius, que de perles ! Son poème d’Érostrate, par exemple, conception superbe où les détails charmans abondent : de l’André Chénier avec une teinture du second Faust.

L’exposition nous offre tout de suite un bas-relief antique : la scène du satyre et de la nymphe. Nous sommes à Lemnos; Érostrate, en proie à ses rêves malsains d’immortalité, est couché près d’une source; arrive une jeune fille portant son amphore, et la vue de ce jeune corps plein de beauté éveille aux sens du maudit un désir de brutale convoitise où vient se mêler son effroyable sophisme :


Immortalité sainte, ô mon noble délire !
But suprême où mon âme incessamment aspire,
Ah! la gloire n’est pas le seul vaste chemin
Qui nous mène à jouir de tes splendeurs sans fin.
L’amour, l’amour aussi prolonge sur la terre
Des fragiles humains l’existence éphémère,
Et grâce au feu toujours ardent de son flambeau,
La brute même échappe aux horreurs du tombeau ;
Tous les actes d’amour épars dans la nature
Sont les rébellions de chaque créature
Contre l’affreux néant ! L’hymne de volupté,
N’est qu’un large soupir vers l’immortalité.
………….
O toi qui viens puiser dans ce vallon désert
Quelques gouttes d’eau fraîche au ruisseau qui s’y perd.
Ah ! puisses-tu calmer la soif qui me dévore !


LA JEUNE FILLE.

J’ai peur et je m’en vais sans remplir mon amphore.

ÉROSTRATE.

O superbe naïade, arrête, ne fuis pas. (Il s’élance vers elle.)


Aux cris de la jeune fille les bergers accourent, menaçant le ravisseur de leurs bâtons et de leurs molosses, quand apparaît le vieillard homérique si bien accueilli partout dans les idylles d’André Chénier. On le consulte, on s’en remet à sa justice, et lui, calme et vénérable, après avoir de sa bouche d’or longtemps disserté sur la sagesse et la chasteté, conclut en ces termes au nom de Minerve :


La pudeur et la paix veulent que de ces lieux
Tu partes à l’instant, ô jeune audacieux,
Et la première voile abordée à la plage
T’emportera soudain sur quelque autre rivage.

La barque nage en pleine mer, un alcyon fuyant prédit la tempête, elle éclate, la foudre tombe, attirée par les blasphèmes d’Érostrate, et l’équipage échoue sur la côte d’Ionie :


En vain, l’énorme bras de Neptune vainqueur,
Comme un dauphin béant, m’a roulé sur la plage,
En vain, les immortels m’ont sauvé du naufrage,
Mon sang toujours bouillonne et s’élève contre eux ;
Ils ne m’ont accordé la jeunesse et la vie
Que pour mieux étouffer mon éternelle envie
D’égaler ici bas leurs destins glorieux.


Cependant les Telchines souterrains ont entendu sa plainte et du sein de la profondeur lui conseillent de brûler le temple d’Éphèse. Il s’éloigne d’abord sous l’épouvante d’un pareil crime, mais l’obsession est plus forte que sa volonté, et nous le retrouvons bientôt devant le temple, une torche à la main ; la Piété se dresse en suppliante, la Beauté demande grâce pour un de ses plus merveilleux enfans : peines perdues ! Le scélérat marche à son œuvre, donnant l’exemple aux pétroleurs des siècles futurs, et lorsque Mnémosyne le menace de l’exécration du genre humain : « Eh bien ! soit, » lui répond le révolté :


O flamme, élargis-toi, monte au fronton doré
Et là sculpte à grands traits mon nom sombre et sacré.


Toute la mise en scène de ce morceau final est d’un mouvement splendide : chœur des esprits du feu, chœur des vents :


Dragons, esprits du feu, déroulez vos spirales,
Nous venons à votre aide avec nos sifflemens.
Voici le temple ouvert à vos enlacemens,
Ouvrez vos gueules infernales.


Branle-bas souterrain des Telchines, hurlemens du peuple, gémissemens des femmes, anathèmes des prêtres, cris des guerriers, vous pensez à quelque symphonie grandiose avec récits et voix dans la nuée :


O mon nom, lève-toi, monte au plus haut des airs
Et remplis à jamais de ton bruit l’univers.
Et toi, peuple stupide, ô peuple lamentable,
Hâte-toi de saisir le fortuné coupable;
Il s’appelle Érostrate, il a vaincu la mort;
Le crime est immortel...

UNE VOIX CÉLESTE.

Ainsi que le remord !

V.

La plupart des poètes de notre temps sont aussi des prosateurs et parfois très grands, comme Lamartine. Si Barbier fait une exception, cette exception-là prouve la règle en ce sens qu’elle classe son homme au second rang. Il se peut qu’appliqué à une autre époque, ce que j’avance fût un paradoxe, mais plus je vois mon temps et plus je reste convaincu que c’est aujourd’hui le prosateur qui juge le poète. A lire les vers de Barbier, même ses plus beaux, on pressent à quel degré de platitude tombera ce style quand il n’aura plus la cadence et la rime pour se soutenir. Je recommande aux curieux le recueil de souvenirs intitulé : Mes Voyages. Ce sont toute sorte d’historiettes cousues à la file : légendes, contes moraux, récits de table d’hôte. Tant de naïf vous épouvante; vous rêvez, non plus de Juvénal ou d’André Chénier, mais de Berquin, de Bouilly, de Joseph Prudhomme. « Nous nous logeâmes dans une maison de la grande rue le plus commodément possible; nous n’y prîmes que le coucher; quant aux repas, nous allions les chercher à une table située près de l’établissement des bains., » C’est à cette table d’une locanda quelconque des Eaux-Bonnes que l’auteur des Iambes rencontre M. Beugnot, qui lui raconte l’entrée à Paris du comte d’Artois, en 1814, ainsi que les origines d’un mot dont vous n’avez sans doute jamais eu connaissance : « Il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un Français de plus. » Barbier, attentivement, prête l’oreille à cette révélation et, rentré chez lui, l’enregistre afin qu’on n’en ignore. Une autre fois, de passage au Mont-Dore et gravissant le pic du Sancy, il assistera au lever du soleil et s’écriera : « C’est toujours un spectacle magnifique que la réapparition de ce globe de feu qui nous donne la lumière et la vie! etc. » Mais, en même temps, voyez le triomphe de la vocation : qu’un vent de poésie souffle au hasard; qu’une réplique lui soit transmise, et, soudain, au milieu de cette littérature d’almanach, voici votre intérêt qui se réveille. On fera bien de lire à ce propos quelques pages ayant pour titre : la Chasse aux chansons. Venu à Plombières pendant la saison des eaux et grand promeneur de sa nature, le poète imagine, par manière de passe-temps, d’organiser une battue à la recherche des vieilles ballades et complaintes du pays des Vosges. « Si tous les amis des lettres avaient cette pensée dans leurs momens de loisir et de voyage à travers la France, on sauverait de l’oubli bien des chefs-d’œuvre de sentiment. » Ce qu’il y a de certain, c’est que la chasse ne fut pas improductive. Presque toutes les pièces ainsi ramassées ont un accent de vérité. Rien qui ressemble à ces élégies lamartiniennes qu’on nous donne sous costume d’ouvrier, beaucoup de franchise et d’honnêteté, mais aussi de la violence, quelque chose comme un écho du romantisme du moyen âge qui se répercute dans ces lieux voisins de l’Alsace et de l’Allemagne, jadis couverts de monastères et partout encore semés de croix. Tantôt c’est la complainte d’une pauvre enfant morte avant le temps et qui laconiquement dialogue avec sa mère de dessous la pierre du tombeau, tantôt c’est le récit non moins lugubre d’un infanticide commis par une malheureuse fille de la campagne. Le catholicisme, avec ses données populaires, reparaît dans ce dernier petit drame : invention terrible et presque sublime. L’enfant, à peine au monde, se met à parler miraculeusement pour sauver sa mère. La mère doute de sa parole et l’enfant la certifie au nom de Jésus, de Marie et des saints anges, parrains et marraines des nouveau-nés qui n’ont pas reçu le baptême. La femme, sans tenir compte des avertissemens, noie le petit être, et l’enfant, avant de s’engloutir, prédit la damnation de sa mère. Le refrain, qui semble étranger à la ballade, y tient par le fond et l’encadre même avec un art très connu des rimeurs du vieux temps : « Trois garçons s’en vont moissonner, trois filles aussi pour javeler, » et que Victor Hugo a maintes fois reproduit dans ses ballades :


Enfans, voici les bœufs qui passent,
Cachez vos rouges tabliers, etc.


Arrivé à ce chapitre de la prose, j’ai pris plaisir à tout examiner, même l’inédit. Barbier écrivait constamment; il fut jusqu’à la fin l’homme du nulla dics sine linea. Rédigeant, compulsant et verbalisant, il prenait minutieusement note et notice de ce qui se rapportait à sa personne et de ce qui regardait ses amis. Dans les nombreux papiers qu’il a laissés figure, sous le titre de Varia, un recueil de curiosités de toute sorte : pensées sur les lettres et le monde, idées de compositions, souvenirs de voyages, où je retrouve comme en des Mémoires l’honnête bourgeois de Paris que nous avons connu. Singulière prédestination des noms ! On songe involontairement au journal de l’autre Barbier, celui du XVIIIe siècle. Un fragment sur les journées de juillet semble à mes yeux le meilleur spécimen qui se puisse donner de cette manière -’instruire et de documenter un procès historique. « Au moment que la révolution de juillet éclata, je n’étais pas à Paris ; je me trouvais depuis un mois dans ma propriété, située à douze lieues de la capitale, dans le département de Seine-et-Marne. Aussitôt que la nouvelle de l’insurrection me parvint et lorsqu’il y eut possibilité de se rendre à Paris, — car tous les services de voiture avaient été interrompus, — je quittai mes hôtes en la compagnie du général Jouarez. Quand nous arrivâmes, la lutte avait cessé depuis quatre jours, mais Paris était encore dans le chaos de la guerre civile. Nous ne pûmes point passer par la barrière de Charenton; il nous fallut aller rejoindre le faubourg Saint-Antoine, dont la voie était plus large et plus dégagée. Nous vîmes des monceaux de pavés qui avaient servi à la formation des barricades, et plusieurs fois, sur notre chemin, nous rencontrâmes des troupes d’hommes mal vêtus et armés de toutes les manières. » Et dire que de ce vulgaire procès-verbal devait sortir la Curée! N’importe, comme simple inventaire des lieux et nonobstant son style d’huissier priseur, la relation a son intérêt ; poursuivons-la : « Une de ces troupes était commandée par un individu en chemise et bras nus qui, d’une main, tenait un sabre et, de l’autre, un quartier de viande toute saignante. Ce singulier commandant arracha quelques paroles d’indignation à mon compagnon de voyage, qui, en sa qualité d’ancien officier de l’empire, n’était pas partisan des insurrections. Arrivés à la place Baudoyer, un jeune homme en moustaches et en habit bourgeois s’élance au cou du général et s’écrie en le serrant dans ses bras : « Ah! mon général, que je suis content de vous revoir! — Et moi aussi, mon ami, ajouta mon compagnon, surtout après un pareil événement! — Ah! mon général, nous avons fait de bien belles choses! — Comment! de belles choses ! Vous vous êtes fait battre par la canaille! — Mon général! mon général ! le peuple a été sublime. » Et, en disant cela, le jeune homme avait un air d’enthousiasme qui m’impressionna vivement. C’était un jeune officier qui avait servi quelque temps d’aide de camp au général Jouarez. Je pris congé de ces deux messieurs et je les laissai seul à seul s’expliquer sur les événemens. Je descendis jusqu’au commencement de la rue Saint-Antoine et j’arrivai par l’arcade Saint-Jean à la place de l’Hôtel-de-Ville. Tous les murs de la façade étaient criblés de coups de feu ; des canons dont le bronze luisait au soleil s’allongeaient au bas du perron, gardés par une foule d’hommes en blouse et armés de sabres, de fusils et de pistolets. Aux fenêtres flottaient des drapeaux tricolores. Les maisons qui faisaient face à l’Hôtel se trouvaient aussi entamées par les balles. Bon nombre de pavés non encore replacés s’élevaient au débouché des rues. Puis une quantité de gens entraient dans l’Hôtel et en sortaient comme des abeilles d’une ruche en rumeur. Cette vue du lieu où le combat avait été des plus acharnés et qui en portait les glorieux stigmates me fit penser à l’exclamation du jeune officier. Je restai quelque temps à contempler ce tableau si beau et si nouveau pour moi; puis je repris ma route le long des quais. Quelques jours plus tard, lorsque l’assaut scandaleux des places m’inspira la Curée, toutes ces images guerrières étaient dans ma tête comme si j’avais assisté à la bataille. L’ancien aide-de-camp du général Jouarez, que je n’ai jamais revu et dont j’ignore le nom, a été le premier moteur de mon enthousiasme, et il ne se doute guère, s’il vit encore, de ce que je lui suis redevable dans la composition de cette pièce, qui a commencé à me faire connaître. Ses paroles, du reste, furent confirmées par tout ce que j’entendis à propos des événemens. Pas un journal qui ne vantât l’héroïsme du peuple et qui ne rapportât à son initiative spontanée et courageuse la gloire des trois journées. Le Constitutionnel du 30 juillet disait: « Quand de toutes parts on demandait des chefs, le peuple, qui a tout fait, il faut le proclamer hautement, se battait sur tous les points. » Quel mauvais français! et que tout cela est vu, jugé bourgeoisement. La citation du Constitutionnel venant à la fin complète le morceau. On avait jadis une expression pour ce genre de style; on disait : « C’est écrit à la papa. » Chez Barbier, ce style est à l’état de nature; il prend au sérieux le Constitutionnel, et le plus honnêtement du monde, il s’en inspire, ce qui fait que sa pièce, en donnant tout au peuple, est un contre-sens. Non, la « sainte canaille » ne fut point seule cette fois à « se ruer à l’immortalité; » elle eut des chefs, et très brillans, pour la conduire aux barricades, des chefs sortis de cette jeunesse dorée sur laquelle il daube à bras raccourcis et qui se battit fièrement ce jour-là, quoi qu’il en glose. Fuir le danger, s’y dérober, « trembler pour sa peau » n’était point dans les mœurs de cette époque toute d’élan, de fougue et d’exaltation. Accusez-la de turbulence et d’intempérance, mais nous venir parler de couardise, c’est méconnaître absolument le caractère particulier de cette société, qui fut comme une dernière lueur du XVIIIe siècle, comme un été de la Saint-Martin de notre ancienne société française, — élégante, brave, entraînée, jeune surtout et se passionnant pour les idées, jeune à tous les âges, tandis que maintenant on est vieux.

Barbier a le coup d’aile, mais par intervalles; il monte et ne plane pas. Sa muse, après l’avoir ravi jusqu’aux astres, le laisse retomber en platitude. Alors l’atavisme reprend ses droits, le fils de l’avoué retourne à l’étude paternelle et les grosses de littérature naissent sous sa main. Non que tout soit mauvais dans cet ordre de productions; le fatras des Reliquiœ contient même des choses à ne point rejeter; nommément, une vie d’Auguste Brizeux, dont peut-être nos lecteurs nous sauront gré de leur offrir l’étrenne. C’est écrit d’un trait, et dans la rareté des documens sur le sujet, nous n’hésitons pas à donner celui-ci comme une page intéressante à joindre à ces mémoires de la période que nous étudions :

« Je m’honorerai toujours d’avoir eu pour camarade et ami cet excellent poète en la compagnie duquel se sont écoulées mes meilleures années, celles de ma verve poétique et de ma jeunesse.

« C’est dans l’atelier du peintre Ziégler, en 1828, que je fis sa connaissance, et depuis ce jour jusqu’à sa mort, arrivée en 1863, il n’y a pas eu ombre de désaffection entre nous. Brizeux, né à Lorient en 1803, était d’origine irlandaise ; ses aïeux vinrent s’établir en Bretagne à la suite de Jacques II et changèrent leur nom de Morgan en celui de Brizeux, qui veut dire Breton ; avec sa taille élancée, son teint frais et ses cheveux blonds, il avait l’air d’un jeune Anglais. Il fit ses premières études dans le voisinage de Quimper, chez le curé d’Azenas. C’est là qu’il connut la jeune enfant qu’il immortalisa sous le nom de Marie. Elle s’appelait Marianne Pelann (Marie Fleur de blé mûr) ; rien n’était plus charmant que ces deux enfans, toujours ensemble, courant dans les bois et allant à l’école. Marie, devenue grande, épousa un jeune fermier du canton, et Brizeux, ses études terminées au collège d’Arras, vint à Paris faire son droit. Il travailla quelque temps chez un avoué, et c’est dans un bureau de chicane que la muse, sous forme des souvenirs du pays, vint le trouver. Il fréquentait de temps à autre des ateliers de peintres, ceux des Johannot et des Devéria principalement, il se lia aussi avec quelques littérateurs, MM. Rolle et Busoni ; c’est en compagnie de ce dernier qu’il écrivit pour le Théâtre-Français un à-propos en vers : la Fête de Racine, et une espèce de roman en deux volumes intitulé : Mémoires de Mlle de La Vallière ; malgré les distractions de la grande ville et au milieu de ses travaux et de ses études, le pays apparaissait toujours à ses yeux, et, la jeune Bretonne s’identifiant en lui avec l’amour du pays, il produisait les ravissantes idylles qui ont composé le livre de Marie. Ce volume parut sans nom d’auteur et avec le titre de roman. L’auteur, plus tard, en dévoilant sa paternité, l’appela poème. La première dénomination était peut-être la plus vraie, car ce petit livre était un roman de cœur qui, bien que raconté en vers, n’en avait pas moins pour fondement des sentimens très réels. L’ouvrage eut un grand succès et révéla à la France un nouveau poète, un Théocrite vrai et sans convention. En 1830, Brizeux, libéral et de l’école du Globe, prit le fusil ; en 1831, sa grand’mère lui ayant fait un cadeau d’argent, il partit pour l’Italie. Je l’y accompagnai ; nous y demeurâmes huit à dix mois. Brizeux, revenu avant moi en France, se livra tout entier à la littérature, il fit des articles de critique dans plusieurs journaux et revues : le Mercure de France, la Revue des Deux Mondes et les Débats. M. Ampère lui offrit alors, pour un hiver, la place de professeur à l’Athénée de Marseille. Il accepta cette situation et fit avec succès un cours de poésie contemporaine. J’ai lu quelques morceaux écrits de ce cours; ils étaient d’une grande élévation et d’une grande nouveauté de vues ; il y avait surtout un chapitre très remarquable sur l’épopée moderne. De Marseille, le poète retourna une seconde fois en Italie. Il se confina à Pise auprès de quelques amis et là travailla à son grand poème géorgique : les Bretons. Quand il revint à Paris, il obtint, je crois, sous le ministère Villemain et grâce aux bons offices de MM. Alfred de Vigny et Dittmer, une pension de 2,00 francs[3]. Il publia son nouvel ouvrage qui le classa définitivement parmi les meilleurs poètes contemporains. Après ce grand effort récompensé par une couronne académique, il fit un troisième voyage en Italie. Il se trouva à Rome au moment de la révolution de 1848; il présenta un exemplaire de son poème au pape et reçut sa bénédiction, puis, le mouvement révolutionnaire augmentant, il passa à Naples et revint en France vers 1850, rapportant une charmante idylle en pendant à son poème de Marie, Primel et Rosa. »

Ici nous ouvrons une parenthèse. Barbier, le plus correct et le plus solide des hommes en fait de relations, n’admit jamais que l’on s’attaquât à ses amis, et Sainte-Beuve s’étant permis de fort maltraiter l’églogue en question, l’auteur des Iambes sent tout à coup sa bile s’échauffer, le coq se redresse sur ses ergots et lance au critique son défi : « Ce nouvel ouvrage, très fin de sentiment et de style et d’une grâce parfaite, valut à Brizeux des critiques injustes et du plus mauvais goût de la part de M. Sainte-Beuve. Ce critique n’avait-il pas osé dire que les titres de chapitre de cette jolie idylle étaient plus longs que l’ouvrage! D’où venait ce changement d’opinion? car M. Sainte-Beuve avait fait six fois l’éloge du poème de Marie. Ce changement venait de ce que Brizeux, en publiant les Bretons et en entrant franchement dans sa nationalité, s’était éloigné de l’idée que M. Sainte-Beuve avait conçue de sa personne et de son talent. Il prétendait que M. Brizeux était sorti des Consolations et qu’il voulait renier son origine. Sa Marie n’était « qu’une petite fille en l’air qui n’avait été qu’un prétexte à ses langueurs d’étudiant, très épris d’ailleurs de Paris, de ses plaisirs et de son mouvement artistique et littéraire. » C’était là un point de vue absolument faux. Brizeux ne fut jamais un Joseph Delorme. Son sentiment et ses regrets du pays étaient vrais, et quant au style, il n’avait aucun rapport avec la manière de M. Sainte-Beuve. La Fontaine, Racine, André Chénier, voilà les véritables ancêtres de Brizeux et les poètes qu’il relisait sans cesse ; il a donné seulement à leur idiome si naturel une saveur plus agreste. Quel que soit le jugement que l’avenir puisse porter sur l’œuvre de ce barde éminent, écrivant en français des idylles bretonnes, il n’en restera pas moins, à mon sens, le premier de nos poètes bucoliques : la figure de Marie, cette Laure mystique des pays de l’Ouest, est une trouvaille du plus rare bonheur et ce sera certainement son plus beau titre de gloire. Elle est, avec la Mireille de Mistral, le type le plus charmant de l’amour chaste et pur dans un cœur de vierge à peine adolescent. C’est une nouvelle sœur de Virginie, mais plus contenue et plus délicate et elle a le mérite d’incarner en elle tous les sentimens naïfs et chrétiens d’une vieille et antique nationalité qui s’efface devant le dragon rouge, comme disait le poète de la civilisation moderne. M. Brizeux se présenta une fois aux suffrages de l’Académie française, et il n’eut pas l’heur de les obtenir. Des dires méchans et calomnieux lui barrèrent les portes de ce cénacle. «Nous avons bien assez de M. de Musset, » tel fut le mot prononcé à cette occasion : la vérité est que la noble pauvreté du poète fut le véritable motif de ce mauvais vouloir. »

Barbier conçut de cette affaire une rancune soi-disant inextinguible contre l’Académie. Blessé personnellement de l’affront infligé à son ami, sa mauvaise humeur ne se contenait pas. Il en voulait à Brizeux de s’être présenté : « Que diable allait-il faire dans cette galère? » se moquait d’Alfred de Vigny, donnait raison à Béranger. Bref, il était alors de nous tous le plus résolument intransigeant. Mais, hélas! souvent l’homme varie et comme prêche la chanson, il ne faut jamais dire à la fontaine de l’Institut : « Je ne boirai pas de ton eau ! » Barbier plus tard se ravisa; il est vrai qu’on vint le chercher, car on avait besoin de lui pour empêcher Gautier de passer. Il se laissa faire, et ce n’est certainement pas ce qu’il a fait de mieux : la mercuriale offensante de M. de Sacy le lui prouva de reste. Triste séance que celle où tout un nouveau public qui ne le connaissait que par les Iambes vit apparaître ce petit vieillard cassé, penaud, étroit de forme, maigre de corps, courbé et vacillant d’attitude! Barbier avait une de ces figures qu’on ne regarde pas avant de savoir qu’elles ont un nom, et la mine, ce jour-là, faillit au nom. L’homme n’est vraiment de son temps que dans la jeunesse; plus tard viennent les intérêts, les ambitions et les démentis qu’il s’inflige à lui-même. Je n’ai point à m’expliquer ici sur l’Académie; je trouve, en somme, très naturel qu’on en soit et très naturel aussi qu’on n’en soit pas; ce que j’en dis ne se rapporte qu’à mes relations avec Barbier. Dans le groupe dont j’ai parlé régnait un absolu détachement; nous vivions sous la pure et sainte invocation de l’art, pleins de foi, de prosélytisme, mais sans fracas, ni clameurs vaines : chacun de nous à sa pensée, à ses études, et ne nous retrouvant que pour en discourir librement. On conçoit qu’avec un pareil programme les distinctions académiques et les emplois bien rétribués sous n’importe quel régime devaient compter pour peu de chose ; le sentiment de notre dignité, que nous placions très haut, nous prémunissait d’avance contre certaines démarches médiocrement en harmonie avec les mœurs d’une société démocratique comme la nôtre, où le public a seul mandat de prononcer, de classer et de qualifier. Retournons à ma citation : «En 1851, Brizeux fut attaqué d’une maladie de poitrine, il languit encore quelques années et alla s’éteindre à Montpellier. C’était dans toute l’étendue du mot une exquise nature de poète, unie à l’âme d’un véritable philosophe chrétien. » Quant au christianisme de Brizeux, on en pourrait parler avec moins de complaisance. Sans être aucunement un hérétique, le chantre de Marie et des Bretons partageait là-dessus les idées de sa génération ; il croyait au Dieu de Lamartine et de Beethoven, d’Eugène Delacroix et de George Sand, allait à confesse chez Cousin et communiait avec Jouffroy.

Tout autre était Barbier, catholique fervent et convaincu. C’est naturellement dans sa prose qu’il nous faudra rechercher la trace de ce sentiment religieux; le vers avec son éclat et ses résonances est toujours, en pareil cas, un témoin peu sincère. Tel qui, pour chanter se monte la tête, vous livrera mieux l’état vrai de son âme en devisant pédestrement ; à ce compte, une simple lecture des poèmes de Barbier risquerait de ne pas nous apprendre grand’chose sur son état moral, et ceux qui ne l’ont point connu ne sauront ce qu’était l’homme et ce qu’il valait qu’en s’adressant à ses livres de prose. Dure nécessité; mais, je le répète, on ne connaîtra qu’à ce prix les scrupules orthodoxes de Barbier. Les Iambes sont un cri sublime et inconscient. D’aucuns ont prétendu que la Curée se retrouve tout entière dans un article de M. Saint-Marc Girardin, publié quelques jours auparavant par les Débats. Pure illusion! ces choses là sont dans l’air, il s’agit simplement d’être le passant qui les formule. Vous vous appelez Rouget de l’Isle et vous composez la Marseillaise, vous avez nom Barbier et vous écrivez la Curée. Vous ou un autre, peu importe ; cela est parce que cela devait être. La plupart du temps, ces gens-là ne se doutent pas eux-mêmes de ce qu’ils font, leur mérite est celui du paratonnerre. Ils attirent, condensent en eux l’électricité ambiante et pour un instant la gouvernent. Cet instant suffit à leur gloire. Poètes et musiciens de hasard, ils ne dépasseront jamais leur coup d’essai et de ce qu’ils s’efforceront de produire ensuite dans leur libre conscience d’artistes, rien ne comptera. Je me trompe, leurs vertus compteront à défaut des belles œuvres, les bonnes parleront pour eux. On reproche à Barbier sa longévité laborieusement stérile. On lui en veut presque de n’être pas mort après la Curée, après l’Idole, et l’imagination éprouve une certaine déconvenue à voir le brillant poète des journées de juillet continuer à trottiner avec des lunettes et son parapluie sur le théâtre de la vie, ni plus ni moins que tel petit vieux du répertoire de Bouffé. Comme s’il dépendait de chacun de nous de composer sa destinée à souhait pour le meilleur effet du paysage ! « Les gens de génie, écrivait Diderot, ne sont bons qu’à une chose, passé cela, rien! » À cette chose dont parle l’auteur du Neveu de Rameau, Barbier fut bon et même excellent pendant une heure de sa vie, et « passé cela, » si le poète eut le tort peut-être de ne point abdiquer, l’homme au moins vécut sans reproche, et c’est bien de celui-là qu’on peut dire que rien d’humain ne lui fut étranger. Sa sympathie n’excluait personne que les faiseurs de conquêtes et s’adressait plutôt aux masses qu’aux individus. Citoyen éprouvé, noble cœur, esprit libéral, clairvoyant, ayant ses doutes que l’âme voulait ignorer et qui vous répondait parlant du mystère de la transsubstantiation : « J’y crois comme une bonne femme ! » Les hommes de cette probité, — tranchons le mot, de cette vertu, — sont rares de tout temps à ce point que, même en laissant à part l’éclair fugitif du génie, il faudrait encore tâcher de leur ressembler et désirer que la graine en soit commune.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Se rappeler, dans la Divine Comédie, la fameuse apostrophe :
    Ahi, Pisa, vituperio delle Conti, etc.
    et n’oublier jamais que le poète de la Curée et du Pianto vécut et chanta sous une triple obsession : Dante, Béranger, Paul-Louis Courier.
  2. Shakespeare: Macbeth, édition classique par James Darmesteter, docteur ès-lettres, directeur-adjoint à l’école des Hautes-Etudes ; Paris, 1881. De ce petit livre, il faudrait tout citer, car tout y est excellent et frappé de la double empreinte du savoir et de l’enthousiasme. L’auteur, du reste, écrit indifféremment les deux langues, ce qui vous explique cette connaissance approfondie d’un style poétique très spécial dont sa main d’artiste et d’érudit démonte et remonte à volonté le mécanisme.
  3. Lamartine, qu’à cette époque on retrouve partout où il y avait à faire une bonne action, fut cause que cette pension s’accrut bientôt de quinze cents francs. Le poète de Jocelyn goûtait infiniment Marie. « Vous connaissez M. Brizeux, nous dit-il un jour, quel homme est-ce? il doit avoir de la fortune; les vers ne sont jamais un gagne-pain. — De la fortune! pauvre Brizeux, il a pour vivre une pension de deux mille quatre cents francs qu’il touche, je crois, moitié sur les fonds de l’instruction publique et moitié sur la caisse de l’intérieur. » À cette révélation inouïe, Lamartine eut un sursaut. Je le vois encore se levant de son fauteuil et arpentant la chambre en s’écriant les bras en l’air : Deux mille quatre cents francs! un pareil poète! Il réfléchit un moment, puis reprit: « Pensez-vous qu’il me soit permis d’intervenir pour améliorer cette situation? » J’allai en causer avec Barbier et trois jours après nous vînmes ensemble, mais le cher grand homme n’avait pas attendu si longtemps, et lorsque Barbier lui tendit la main en le remerciant de sa bonne volonté : « J’ai vu les ministres, nous dit-il de sa belle voix résonnante et de son bon sourire. Il est convenu qu’à dater du mois prochain, la pension de M. Brizeux sera augmentée de quinze cents francs. »