Auguste Angellier, professeur

Auguste Angellier, professeur
Revue pédagogique, second semestre 191159 (p. 501-512).

Auguste Angellier professeur.


Depuis qu’il s’en est allé, ma pensée se retourne obstinément vers ces jours où, débutant encore jeune, — c’était en 1881, il avait donc trente-deux ans — il nous donna ses premières leçons à la Faculté des lettres de Douai. Je le revois faisant son cours en chaire, tandis que, ayant déserté pour ce jour-là les incommodes banquettes qui meublent l’assez grande salle, nous sommes assis, sur cinq ou six chaises, autour d’une petite table, dans un coin, près de lui, en une sorte d’intimité pour nous toute nouvelle.

Dans une première leçon, il esquissa les grands traits de la littérature anglaise, qu’il vanta surtout pour son extraordinaire richesse en poésie. Une autre fois il se fit le rapide historien de la formation composite de la langue anglaise, qui lui a donné son incomparable opulence, l’abondante synonymie qui offre des jeux de vocables adaptés à tous les tons. Ce furent là des sortes de leçons d’ouverture. Je retrouve ensuite des traces de lecons sur l’histoire du presbytérianisme, sur les romanciers Dickens[1], Thackeray, G. Eliot, sur la vie d’Edgar Poë. Un jour, il essaie de pénétrer le mystère du caractère d’Hamlet. Un autre jour, besogne plus aisée, il nous analyse la thèse de Léon Bouchez sur Cowper[2] ou celle de Beljame sur le public et les hommes de lettres en Angleterre au xviiie siècle.

C’est le privilège de l’âge d’avoir connu Angellier conférencier. Peu de personnes se le rappellent dans ce rôle. Déjà, en 1855, j’avais entendu à Boulogne sa conférence sur la Chanson de Roland. Je crois bien qu’il ne laissait rien à l’improvisation, qu’il lisait. Il était peut-être un peu monotone, mais si sympathique !

Angellier professant ex cathedra, c’est Angellier débutant. Plus jamais je ne le revis ainsi, mais bien dans l’attitude où nous le montra dès lors même la deuxième heure du cours. Debout auprès de nous, s’acharnant avec nous après un texte, ou critiquant nos travaux, voilà l’Angellier définitif. Tous l’ont connu ainsi.

Ce nous était une vie universitaire toute nouvelle en ces temps lointains. Aux autres cours nous demeurions passifs ; on nous maintenait dans une région distante du maître. Pour la première fois nous nous trouvions rapprochés de lui, nous goûtions la flatteuse illusion de collaborer à une besogne commune. Là-bas, nous étions un peu ces petites cruches du roman de Dickens, qu’on emplissait de faits ; ici, nous étions des personnalités pensantes, dont l’opinion était consultée, discutée et tantôt admise par le maître, tantôt abandonnée par nous-mêmes.

Autre nouveauté. Si le maître n’était pas ponctuel à arriver au cours, il l’était moins encore à le quitter. La notion du temps n’avait pu trouver place dans ce cerveau si rempli. On finissait quand on pouvait. Il arriva maintes fois que, la séance levée, la conférence continua dans la rue, où les paisibles Douaisiens, dans les commencements, durent plus d’une fois se retourner avec une curiosité mêlée de quelque inquiétude sur ce groupe de jeunes gens, facilement reconnaissables pour des étudiants, race malfaisante, mené par un personnage au teint basané, aux traits exotiques, à l’allure nonchalante, et que son costume — feutre mou cabossé, col de chemise rabattu largement ouvert, lavallière bleue à pois blancs nouée négligemment et flottant à la brise, veston bleu marine à col chevalière — dénonçait pour une sorte d’artiste, d’irrégulier, et dont les yeux quand il parlait, luisaient d’une ferveur peut-être révolutionnaire. L’attrait de ses propos nous mena plus d’un jeudi jusqu’à son assez lointain quartier. Heureux lorsqu’on pouvait pousser jusqu’en son original logis ! Ceux à qui il avait conféré la distinction de les y admettre prenaient des airs entendus pour faire allusion au trapèze, qui, dans la chambre à coucher vue par la porte ouverte, tenait la place du ciel de lit. On était d’autant plus fier de cette familiarité que le maître, on le savait, était un solitaire, une sorte de reclus. Il ne fréquentait pas le mess de ses collègues garçons, mais prenait des mets ultra-simples chez quelque bonne femme de sa rue.

Ah ! il savait se faire aimer ! Ou plutôt il n’y avait là de sa part aucune science et c’était son charme naturel qui opérait. Un bon regard, que, fût-il sévère ou rieur, on soutenait sans la moindre gêne, quoiqu’il vous sondât jusqu’au tréfonds, et qu’on recherchait comme une caresse ; une voix d’un beau timbre profond dont on sentait qu’il ne jouait pas, qu’il retenait plutôt timidement, qui sonnait juste dans le grave et dans le gai, qu’il faisait bon entendre ; une bonne humeur jaillissant visiblement d’un cœur bon et aimant à être aimé, que relevait une pointe d’originalité, consciente, certes, mais naturelle, bonne humeur contenue, nullement étalée, où perçait une gravité virile. C’était là toute sa magie.

Ce débutant avait trouvé d’emblée sa méthode pédagogique. Ou bien un maître a conçu un idéal qu’il s’efforce d’imposer à ses disciples, s’attachant à les modeler à son image, sans souci de leur personnalité propre ; ou bien même, enseignant une pure science, il l’expose sans une pensée pour son auditoire ; ou bien il accouche les esprits, il se plaît à voir s’ouvrir de libres intelligences, qu’il stimule, qu’il contient, qu’il guide dans le sens de leurs aptitudes révélées. Cette dernière méthode fut celle d’Angellier.

Il pensait que seul l’effort compte. Là où il n’y a pas d’effort, selon lui, il ne saurait y avoir de profit. Et, avec l’effort, ce qu’il prisait le plus, c’est la probité. Nul étalage de maîtrise, nulle feinte de se jouer de la difficulté, mais une conduite tout opposée. « Oui, il y a là une difficulté. Où est-elle précisément ? à quoi tient-elle ? Cherchons. » Et élèves et maître de s’atteler ensemble à la peine. Le voyage, pour arriver au but, pouvait être long. Nulle hâte. Le plus souvent sans doute il avait atteint le terme avant nous, mais il était assez avisé pour nous offrir l’occasion de le devancer. Et quand nul n’arrivait, ni le maître lui-même, eh bien, le maître simplement, sincèrement, avouait son impuissance. Jamais on ne le vit user du moindre prestige pour masquer sa défaite.

Il exigeait de nous la même franchise. Voulait-il convaincre, il ne fallait pas qu’on lui cédât par lassitude, pour avoir la paix, ou par déférence. Il supportait qu’on différât d’avis avec lui, quand la conviction ne survenait pas. Il n’y avait d’ailleurs guère moyen de le tromper. Il lisait dans les yeux, il percevait le ton faux de la voix.

Dans ce commerce familier si franc, il arrivait à connaître admirablement son monde.

Et c’était un excellent connaisseur d’hommes. Qu’il ne se soit jamais trompé dans ses jugements, il serait téméraire de le prétendre. Le jugement le plus pénétrant peut, à l’occasion, se laisser fausser par quelque antipathie irraisonnée, dirai-je physiologique ? Du reste, Angellier était trop juste pour ne pas reviser au besoin ses jugements, sans fausse honte.

Combien de fois, en ces derniers temps, où sa santé l’éloignait de nous fréquemment et pour de longues absences, ne l’ai-je pas entendu, après un entretien de quelques minutes, juger un étudiant que je lui présentais. En quelques mots imagés, frappants, le jeune homme était classé, étiqueté, et, sinon sur le moment — car nos impressions pouvaient ne pas concorder — du moins par la suite, J’étais forcé généralement de reconnaître avec quelle sûreté il avait établi son diagnostic.

Donc, bien vite, il connaissait le cas de chaque intelligence, de sorte que son effort ne se dispersait pas, mais se portait à coup sûr vers le mal à traiter. Il à fait ainsi de nombreuses cures. S’il y a gagné de la reconnaissance, il y a aussi éprouvé de la Joie. Il avait quelque fierté de ce don d’observation. Il l’exerçait parfois de façon indiscrète, aimant à reconnaître, à l’inspection de l’œil ou de la fibre, si un homme était alcoolique ou en mauvaise santé. Il l’exerçait plus utilement quand, revoyant un ancien élève, il regardait avec intérêt s’il s’affinait ou si selon son expression, il se « durcissait », et, dans ce dernier cas, il essayait par des conseils, de remédier au mal.

Peut-on parler du professeur sans essayer de présenter l’homme un peu plus complètement que par quelques indications jetées de-ci de-là. Mais l’homme, quel psychologue habile à manier les nuances le peindra ? Une seule manière convient ici et c’est la manière antithétique. Le moyen autrement de décrire ce vivant paradoxe ? Français avec le type mongol bien caractérisé[3] ; timide avec de l’audace ; réservé, délicat d’une façon exquise, avec, à l’occasion, le verbe combien brutal ! triste au fond, et pourtant gaulois, humoristique, rieur, au point d’éclater d’un rire irrépressible, indécemment, selon sa propre confession, lorsque, présidant le jury d’agrégation, il entendit, au bout d’une heure de leçon, un candidat déclarer tranquillement qu’il allait entrer dans son sujet ; serein, et bourrelé de petits remords, comme celui, d’ailleurs si injustifié, de faire mal son métier de professeur ; stoïque, fier, aristocrate, austère, mais sensible et sentimental au meilleur sens, friand de louanges, de marques de déférence, bon, simple avec tous, surtout avec les humbles, sybarite des jouissances distinguées et artistes ; réaliste, et en même temps imaginatif ; précis, concis, et volontiers redondant ; ami de la simplicité, mais non ennemi de l’ingéniosité, de la subtilité, voire d’une certaine préciosité ; nonchalant et d’aspect négligé, mais soigneux et coquet à sa manière ; d’extérieur lourd, mais alerte et adroit ; de parler franc et mâle, mais n’ignorant pas la diplomatie ; oublieux, et doué d’une excellente mémoire ; inexact au rendez-vous, par insouciance, coquetterie ou esprit d’indépendance, mais capable d’une ponctualité scrupuleuse ; recherchant la solitude jusqu’au point d’y subir des souffrances aiguës, et hôte accueillant, charmeur, avec des prévenances exquises, et visiteur s’attardant avec plaisir dans une maison amie où on le recevait avec de la simplicité, de la joie, des égards ; bon, affectueux, serviable, avec une assez haute dose d’égoïsme ; facile, coulant, libéral, en même temps qu’entier et autoritaire ; hésitant, indécis, lent, avec une volonté indivertible ; admirateur de la tenue, la vraie, de la pureté, de la fidélité, et affectant le laisser aller, le mépris des conventions sociales, rabelaisien en paroles, volage ; demeuré enfant par certains côtés, et homme par tant d’autres ; artiste, avec le goût du pratique, du solide, du massif, appréciant surtout l’adaptation intelligente ou ingénieuse de l’objet à son usage, ennemi surtout du prétentieux, de l’ambitieux, du tourmenté ; ayant d’ailleurs le goût délicat, mais non sans quelques écarts que l’on peut relever même dans ses vers : épris de la sobriété grecque, goûtant l’ameublement rudimentaire des maisons japonaises, où un seul objet d’art en bonne place suffit à parer le logis, et ayant fait de ses divers pied-à-terre de laids capharnaüms où nul objet n’était mis en valeur, ce que d’ailleurs il regrettait parfois : appréciateur avisé de toute installation pratique, commode, confortable, et passant sa vie dans l’absence la plus complète de confort. Bref un chaos de contradictions, une psychologie extrêmement complexe et riche.

Quelles sympathies multiples ne lui conférait pas cette opulente diversité de nature ? On a admiré la pénétration de sa biographie de Burns, la souplesse avec laquelle il a su s’identifier à son personnage, épouser tous ses sentiments. Il y avait peut-être quelque parenté entre les deux génies, quoique le biographe extrêmement cultivé, affiné, soit en réalité bien loin du poète paysan. Et ici se présente une nouvelle antithèse. Angellier, qui a loué Burns d’avoir eu « le bonheur de ne pas recevoir d’éducation littéraire », n’est-il pas, lui, le produit d’une culture intense extrêmement variée et complète, et, sans vouloir nier, en quoi que ce soit, sa forte originalité, un écho presque génial de mille voix différentes ?

Il s’exprimait assez péniblement, d’abord, sans doute, parce qu’il n’avait pas, parmi ses nombreux dons, celui de la parole. ensuite, parce qu’il ne se serait guère résigné à parler comme tout le monde, enfin, et surtout, parce que, au lieu que ce fussent des phrases qui s’assemblassent dans sa tête, c’était un déroulement de tableaux qui s’y faisait et qu’il était d’autant plus difficile de traduire en paroles qu’ils étaient enrichis de détails précis et rares, retenus de l’observation aiguë de son œil extrêmement fouilleur et exercé. Rien de moins idiomatique que sa langue : jamais de locutions proverbiales, aucune citation, nulle trace d’argot. Mais tout le temps une langue originale, créée spécialement pour le présent besoin, toujours concrète, où images vives, métaphores inattendues, hardies, se suivaient d’un mouvement continu et lent. Il arrivait qu’un étudiant nouveau laissait percer sur son visage son inintelligence de ce parler. « Vous ne me comprenez pas, n’est-ce pas ? » disait Angellier. Et il s’efforçait patiemment à une nouvelle traduction, plus accessible, mais toujours éminemment concrète.

Pour suppléer à l’expression, pour la compléter, il avait deux ressources : le dessin et le geste. Volontiers, au cours, il allait au tableau. Parfois c’était un raisonnement qu’il rendait clair par des sortes de figures géométriques, et je me rappelle le geste qu’il eut un jour pour marquer que les dissertations de certain élève étaient toutes en divisions et manquaient d’ampleur. Vos dissertations, disait-il sont toutes comme ça (fendant l’air du tranchant de la main de haut en bas, à coups légèrement espacés), mais jamais comme ça (répétant le geste horizontalement).

Aucun entraînement verbal dans son fait par conséquent. L’entraînement verbal, il ne cessait de le pourchasser. Il le dénonçait dans les dissertations. Il mettait en garde contre ses dangers dans l’explication d’un auteur. [1 montrait comment l’interposition prématurée d’une traduction, en apparence équivalente, entre l’original et l’intelligence du traducteur, risquait d’obscurcir, de fausser, de trahir la pensée de l’auteur. Devant l’ânonnement d’un mot à mot exagérément scrupuleux, contraint jusqu’au barbarisme, l’étudiant pressé ou puriste s’impatientait ou se révoltait d’abord. Il était vite converti à cette pratique par l’excellence des résultats.

Car je ne crois pas qu’il soit possible de voir plus clair ni plus profond que lui dans un texte quelconque. Il était arrivé par des lectures incessantes, faites l’esprit toujours en état d’activité et qui ne se laissait jamais fasciner par l’éclat des mots, ni bercer, endormir par leur chant, à comprendre l’anglais avec une sûreté rare,

Il n’était ni philologue, ni grammairien. Ce n’est pas à dire qu’il méprisât ces spécialistes. Si parfois il les traita lestement, c’étaient là pures boutades. Du jour où il eut connu les joies, les fiertés de la production poétique, ne plaignit-il pas le critique littéraire ? Mais il était assez avisé pour reconnaître les services que rendent ces auxiliaires précieux. Autrement, pourquoi aurait-il eu dans sa bibliothèque et mis dans notre magasin d’instruments de travail une phonétique, entre autres l’Histoire des sons anglais de Sweet ? Il avait constaté par expérience que dans maint passage de Chaucer, et phonétique et grammaire peuvent seules renseigner précisément sur l’identité d’un mot. Ce n’étaient pas là des questions que, dans son souci de précision, il était capable d’éluder. Arrêté par une difficulté de cet ordre il sut parfaitement dresser un plan d’enquête pour la résoudre. On peut être sûr que, s’il avait lui-même entrepris une traduction de Chaucer, il aurait lui-même fait toutes les recherches, toutes les études imposées par ce travail, sans se laisser rebuter par aucune des aridités de°la matière. Aurait-il pu, sans ce scrupule minutieux, traduire le dialecte écossais de Burns avec une telle exactitude que des concitoyens fervents du poète, y croyant découvrir quelques contresens, ont dû reconnaître ensuite que c’étaient eux qui les commettaient. Et pourtant Angellier grammairien semble à beaucoup une invraisemblance. J’étonnerais ces incrédules en leur mettant sous les yeux une lettre de six pages, datée du Lavandou, où, sur une question de grammaire historique, sur laquelle j’avais voulu avoir son avis toujours précieux, il montre, tout en déclarant que ce sont là, selon son expression, « des régions qu’il n’a pas fréquentées », qu’il est capable, non seulement de s’y plaire, mais de s’y guider avec beaucoup de flair et infiniment de méthode. Cet esprit de méthode d’ailleurs n’est-il pas le résultat reconnu et proclamé de la vraie culture ?

On parle aujourd’hui de laboratoires, d’ateliers. Le cours d’Angellier était un atelier où, entre autres choses, nous apprenions à manier ces instruments essentiels à nos études, les dictionnaires. Le Murray était en constante réquisition. Il s’agissait de s’assurer du sens initial du mot, sens unique la plupart du temps, sens du moins qu’il importe le plus de connaître lorsqu’on veut comprendre le texte d’un grand écrivain. Quant au classement de la citation sous telle ou telle acception, il nous apprenait à savoir n’en pas tenir compte, les lexicographes n’étant pas infaillibles. Combien avait-il raison !

Concordances, encyclopédies (il avait mis dans nos collections l’Encyclopaedia Britannica) dictionnaires techniques, tous les ouvrages de référence, Angellier, dans son souci de précision, voulait avoir tout sous la main. Il n’eût rien négligé de ce qui pouvait renseigner sur la civilisation anglaise. Par contre, il n’aurait pas volontiers envisagé une œuvre littéraire comme un simple témoin d’un état de civilisation.

Il arrivait au cours sans savoir bien quel passage de Shakespeare on allait expliquer, mais il ne se passait guère d’année que, de son propre aveu, il ne relùt son Shakespeare. Et si, pour le relire en voyage où à la campagne, l’édition la moins savante, mais la plus portative, lui convenait, il tenait, au cours, à avoir sous les yeux une édition variorum comme celle de Furness, une reproduction de l’in-quarto ou de l’in-folio primitif.

Le merveilleux commentateur de Shakespeare ! Ses élèves se rappelleront certaines séances où le grand génie dramatique semblait revivre en Angellier. Sinon quand j’étais étudiant, du moins alors que, son collègue, j’assistais, quand je le pouvais, à ses leçons, je me rappelle le frisson d’enthousiasme qui me saisit parfois à la soudaine révélation d’un sens que nul des commentateurs n’avait pénétré jusque là et qui s’imposait avec la force de l’évidence. C’étaient là des fêtes de l’esprit. Elles n’étaient pas journalières, certes ; mais aussi la matière ne pouvait journellement y prêter. Il a souvent regretté de n’avoir pas recueilli ses élucidations de Shakespeare, ayant conscience de leur prix. C’est une grande perte en effet. Certains de ses élèves ont songé à réparer cette négligence. C’est tentant, mais bien dangereux. On trahit quelquefois ceux qu’on voudrait servir. De plus, la vérité, dès qu’elle est découverte, apparaît tellement simple que ceux qui n’ont pas eu la peine de la chercher sont surpris de l’embarras que l’on fait à la proclamer. Il faudrait aussi tenir compte de sa vive imagination de poète, qui, parfois, il faut le reconnaître, le mena un peu loin. Et il n’est plus là pour nous dire ce qu’il maintiendrait comme définitif, et ce qu’il ne considérerait que comme plausible et conjectural. Il faut regretter que ces leçons — car avant tout ce furent des leçons et c’est là leur grand mérite, primant de beaucoup l’intérêt de l’élucidation de tel ou tel passage — n’aient pas eu leur Boswell, qui en ait rendu fidèlement et vivement la physionomie. Et encore il y manquerait cet élément capital, l’élément personnel. Enfin, et surtout, l’œuvre du professeur, c’est d’avoir formé des élèves. À eux de témoigner par la bonté de leur enseignement ou de leurs travaux, l’excellence des leçons du maître.

Sur ces séances d’explications se greffaient de précises leçons de littérature. Dans un passage d’interprétation difficile, diverses conjectures s’offrent, qu’il faut examiner. C’est là qu’il importe de connaître le genre d’imagination, la pensée particulière de l’auteur. Aussi était-ce là qu’Angellier plaçait ses jugements et nous initiait à la pensée, à l’imagination d’un Shakespeare, d’un Shelley, d’un Herbert, d’un Browning, d’un Meredith. C’était sur les textes que, à l’occasion des rencontres, on avait des jugements sur l’originalité de l’auteur, sur l’étendue de son génie et ses limitations. Son étreinte ferme et sûre saisissait toujours l’essentiel. Il le caractérisait en termes concrets, précis, frappants. {1 avait, pour être tout à fait impartial, ses moments d’indolence. Il fallait voir ses élèves s’ingénier pour l’amener à « plonger », comme ils disaient ! Ces souvenirs évoquent de belles heures.

Je retrouve, dans mes papiers, un écho d’une de ces séances. C’est une sorte de digression, d’illustration plutôt, que J’ai copiée sur les notes d’un de ses plus fervents disciples. Je la donne telle quelle dans sa brièveté sténographique :

« La chapelle des Espagnols à Florence. Quatre grands panneaux, quatre grandes fresques par Giotto. — Voyez le caractère encyclopédique de la peinture de ces gens-là : entre leurs mains elle jouait le rôle du drame entre les mains de Shakespeare, du roman entre les mains de Balzac ; la peinture était pour eux un moyen d’exprimer la vie, toute la vie : ils la pénétraient tout entière. On ne comprend bien ce que c’est que la peinture, ce dont elle est capable, que lorsqu’on a vu ces fresques des vieux maîtres. — Dans la chapelle des Espagnols elles représentent les sciences divines et les sciences humaines. Au-dessous de chaque scène est peint un personnage qui a cultivé, perfectionné cette science. Au-dessous de la musique, il ÿ a un grand bonhomme affreux avec une espèce de tête de singe. Devant lui, une enclume. Il est là, avec son marteau, comme ça. Mais, quand on regarde de près, on voit que le peintre a fait un sauvage avec une barbe non encore démêlée, parce qu’il a voulu représenter le premier homme, le premier sauvage, saisissant le premier son. C’est l’homme qui, pour la première fois, dans un bruit terrestre découvre un accord. C’est la création de la musique. La figure du bonhomme marque l’émerveillement, mais brut, pas dégrossi, avec un peu de peur, de stupeur, avec aussi comme la vision de ce que l’avenir réserve à la musique. Et le peintre exprime tout ceci avec une pauvreté, une simplicité de moyens extraordinaire. Quelles expressions subtiles et profondes ! Quelle richesse de psychologie ! On a depuis représenté des haines, des colères, des expressions académiques, des choses grossières enfin, à côté de l’art merveilleux, de la pénétration étonnante de vie qu’on voit dans ces fresques de Giotto… Ce qu’il y a de remarquable chez ces vieux peintres, qui, au premier abord, semblent si pauvres à côté de leurs successeurs, c’est la simplicité des moyens qu’ils ont pour rendre l’essence des mouvements, des gestes, toute l’intensité de la vie. Îls ont passé leur vie à observer et ils ne faisaient de la peinture que pour exprimer de la vie. »

J’ai voulu coudre ce lambeau de pourpre sur le tissu gris de ces souvenirs, pour accuser vivement combien mon effort reste en deçà de son but et tâcher ainsi de compenser un peu cette insuffisance.

Sa critique d’une dissertation n’était pas cette critique pointilleuse, tracassière, exagérément puriste qui a paralysé plus d’un esprit, Angellier commençait par admettre la thèse. Il relevait alors les défauts de composition et de style. Une dissertation, pour lui, ne différait guère de la démonstration d’un théorème : même rigueur logique, au fond, sinon à la surface, même marche directe, même avance continue, sans exclure, bien entendu, les jugements latéraux, les rapprochements, tout cet assemblage de pensées tendant à un même but, qui affermissent et précisent une discussion et font une dissertation nourrie. Quant au style, pourvu qu’il fût honnête et sain, il lui agréait.

Dans un jury de diplôme, de thèse, sur une matière qui pouvait n’être pas de sa spécialité, art, philosophie — car on avait reconnu à la Faculté ses multiples compétences — on admirait combien il poussait à fond la discussion, combien ses objections et ses éloges touchaient juste.

Enfin, il ne faut pas oublier de le dire, sa saine influence ne s’est pas exercée seulement à la Faculté de Lille. Sa longue présidence du jury d’agrégation l’a fait rayonner sur tous les anglicisants de France.

J’ai voulu montrer qu’Angellier s’efforça de donner à ses élèves la véritable culture. Tous, certes n’ont pu apprendre la leçon tout entière. Tous, cependant, ont été améliorés, ne serait-ce que par cette religion de la probité qu’il a voulu surtout leur enseigner. Enfin tous n’ont pu que gagner au contact d’un homme vraiment grand par tant de côtés et qui, en définitive, eût fait un moins bon maître s’il avait été plus spécialisé et uniquement professeur.

  1. 25 mai 1882.
  2. 11 mai 1882.
  3. On trouvera, en regard de la page 210 des Races Humaines de Louis Figuier, une gravure en couleurs représentant le type mongol. L’homme, yeux bridés, teint jaune brunâtre, pommettes saillantes, nez court, lèvres épaisses, barbe rare, ressemble grossièrement à Angellier. Jusqu’au costume, petit bonnet adoptant la forme du crane, long froc ample, qui rappelle sa tenue d’intérieur,