Augusta Holmès et la femme compositeur/24

Librairie Fischbacher (p. 110--).


XXIV

L’avenir pour la femme compositeur
Adieu à Holmès.


J’abandonne quelques compositions de second plan et de moindre importance, elles n’apporteraient aucune appréciation nouvelle pour ou contre Holmès. En définitive, ce sont ses poèmes symphoniques, Ludus pro Patria, Lutèce, les Argonautes, qui donnent le mieux sa mesure et dépassent le niveau des habituelles compositions féminines. Quand le sujet a la bonne fortune de trouver un filon favorable, quand le sujet lui-même soulève Holmès et la maintient, elle se surpasse, comme dans Lutèce et certains fragments des Argonautes, de Ludus pro Patria, même de la Montagne noire, pour m’en tenir à ses principaux ouvrages ; dans d’autres cas elle s’effondre par défaut de méthode, par négligence de toutes sortes. Tantôt nous sommes étonnés qu’ayant écrit des pages pitoyables elle en réalise d’excellentes, en tout point différentes de celles qui nous déplurent ; tantôt nous demeurons confondus de ce que, susceptibles d’une réelle supériorité, elle se contente, ailleurs, des pires inepties ; mais en dépit d’inégalités, d’erreurs, d’inconséquences, ce fut vraiment une artiste et une artiste bien digne d’attention.

Depuis Augusta Holmès, nos « compositrices » connues n’ont pas donné des preuves très sensibles de valeur transcendante, et leur nombre ne semble pas s’accroître ; faut-il le regretter ou s’en réjouir ? Cependant, il y a effort, manifestation dans la voie du progrès ; dernièrement une jeune fille était admise à concourir pour le prix de Rome, peu s’en fallut qu’elle sortît victorieuse de la loge, et sa réussite incomplète ne signifie pas son indignité de la haute sanction : tant de maîtres ne furent pas prix de Rome ! tant de prix de Rome ne devinrent pas des Maîtres !!

D’une autre femme on annonce qu’un ouvrage important est reçu à l’Opéra[1], le premier depuis la Montagne noire, c’est-à-dire depuis dix-sept ans. Et le goût, les habitudes actuelles ne s’accommodent plus de ce qui pouvait convenir naguère ; des œuvres du genre de celles d’Holmès sont irrémissiblement bannies. On admettrait l’absence totale d’idée, de préférence à l’insuffisance de ce qui peut s’acquérir par l’étude. Raisonnablement, ce choix apparaît fort judicieux : le travail accroît sûrement les qualités naturelles ; sans culture approfondie, ces qualités végètent, s’étiolent ou sombrent, et plus elles sont considérables, plus elles exigent de ressources techniques. Après tout, les dons créateurs s’avéreraient-ils trop faibles, l’étude formerait toujours des musiciennes dont il risquerait de sortir une interprète hors ligne ; une nouvelle Clara Schumann qui, elle, travailla la fugue et le contrepoint, ne serait vraiment pas superflue.

Que sera, dans l’avenir, la femme compositeur ? On n’ose répondre, depuis trop peu de temps les femmes s’orientent sérieusement vers la composition musicale pour en avoir pénétré tous les secrets. En dehors de l’atavisme direct entre parents, il existe un atavisme général, moins défini, bien plus atténué, mais certain. En ce qui concerne les musiciennes, je crois qu’il faut, échelonnées, plusieurs vies consacrées à une sorte d’incubation, pour permettre ensuite à notre esprit d’élaborer toutes les beautés de la musique — en admettant qu’elles nous soient complètement assimilables ! — Sans doute il y aurait témérité à réclamer aux temps futurs une Bach ou une Berlioz ; mais grâce à de fructueux exemples, grâce à l’approfondissement des multiples ressources de la science harmonique, grâce au travail patient, sévère, et plus encore peut-être à l’éducation ferme et disciplinée de la pensée, on peut espérer d’heureuses métamorphoses parmi les musiciennes aspirant à cribler de petits points noirs le papier à musique.

J’imagine qu’une école féministe pourrait éclore ; je l’imagine d’un genre particulier par la délicatesse, le charme, l’imprévu ; un peu capricieuse mais très captivante et poétique, de style spirituel et pur avec d’infinis raffinements de forme, ou, au contraire, de forme purement simple, pour des inspirations mélodiques un peu abstraites. Un peu Mozart, un peu Chopin, un peu Debussy, comme esprit, âme et corps, le tout absolument original, sincère et sincèrement attachant.

Quand viendra le temps dont je rêve, s’il vient jamais, le nom d’Augusta Holmès, malgré son allure souveraine, sera effacé de toutes les mémoires ; qu’importe ! aucune faculté supérieure ne se perd totalement ; — combien d’entre les humains ne sont qu’obscurs mais indispensables outils sous une main formidable régissant mystérieusement les destinées du Beau ou du Progrès ! Holmès a agi pour la bonne cause en apportant, même un peu brute, sa pierre au sublime édifice de l’art musical. En faveur de ce palais enchanté, d’où émane le plus divin langage, d’où se répand la plus délicieuse lumière, agissons selon nos moyens, souvent bien modestes, mais agissons avec toute notre ardeur, sans mesurer nos efforts ou notre labeur ; le travail est la plus belle des actions soutenues, l’art est le plus superbe des travaux, et la Musique est le plus parfait des Arts. Qui lui consacre son intelligence et sa vie a droit à l’hommage d’un souvenir : c’est cette légère branche de laurier, un peu épineuse, hélas ! que je dédie à l’auteur de Lutèce, avec l’espoir d’une forêt d’arbustes, symbolisant la victoire, moissonnée dans l’avenir par les jeunes et patientes sœurs d’Augusta Holmès.

Octobre 1911.



  1. J’ai déjà mentionné l’époque de l’achèvement de cette étude en avance sur les représentations du Cobzar à l’Opéra.