Éditions Beauchemin (p. 135-178).


TROISIÈME PARTIE


Dans le train qui le ramenait à la ville, où il avait hâte de retrouver Sylvie, Georges Hautecroix avait le cœur lourd. Auprès de Carrel, il avait refoulé toute réaction vive — il ne s’opposait à celui-ci qu’au conseil du parti, en pleine lumière. Il lui avait fallu se soumettre de bon gré. Mais cette opposition entre son attitude extérieure de désintéressement contrastait trop vivement avec ses sentiments pour ne pas le jeter dans un état de trouble qui fluctuait en lui comme un liquide dans un vase violemment agité.

À son arrivée, il téléphona chez Sylvie, mais elle était absente.

Comme s’il avait connu la déception de Georges Hautecroix et la pente de ses pensées, Mayron lui demanda un rendez-vous au journal.

Le jeune homme avait changé en l’espace de quelques semaines. Et tout d’abord, il avait quitté le groupe qui se réunissait autour de Jean Hautecroix. Il commandait maintenant une troupe de choc, dont les adeptes se recrutaient par centaines ; les uns amenés là par leurs convictions, les autres attirés par la promesse de coups de mains. Dans le parti, op les redoutait. Déjà, dans des élections partielles, ils avaient commencé « à faire leurs preuves ». On devait se rendre à l’évidence. Leur intervention était efficace.

Mayron se présenta au bureau de Georges Hautecroix, encadré de quatre individus costauds, qui se donnaient l’allure de tueurs à gages. À son entrée, l’écrivain ne reconnut pas dans le garçon agressif qui se tenait devant lui et qui pourtant n’avait pas changé de visage, le jeune homme poli dont il avait fait la connaissance deux mois plus tôt. Il eut l’impression que celui-ci venait prendre l’air du journal et mesurer un rival. « Il vient à moi parce qu’il s’est mis dans la tête que j’ai peur », pensa Georges, qui n’était pas si loin de compte. Ai-je peur ?

Sa secrétaire, troublée par l’allure patibulaire des gardes du corps avait tenté de les empêcher d’entrer en même temps que leur chef. Elle n’avait pas réussi et Georges avait dû intervenir. Mayron s’était excusé du bout des lèvres et, en ricanant doucement, il avait rétabli l’ordre et renvoyé ses acolytes dans le corridor. Il tenait son effet.

Resté seul avec Georges, il se métamorphosa complètement. Il attendait, beaucoup de son interlocuteur.

— J’ai besoin de vous, dit-il, non pour moi, mais pour la patrie et pour vous, pour faire de vous le chef incontesté du pays. Je vous en prie, écoutez-moi, dit-il, en voyant Georges prêt à protester.

— Vous avez tout essayé : la conciliation, les compromis, les revendications et la liste est longue. Vos méthodes ont échoué. Dans la mesure où l’État refuse de nous traiter comme des égaux, nous avons en revanche le devoir de le traiter en ennemi.

Hautecroix n’eut pas le temps de protester. Il était amusé.

— Faites-nous confiance, continua le jeune homme. La haine est la seule voie désormais. Elle a réussi en Algérie, en Irlande… Le jour où notre peuple se rendra compte qu’il ne possède rien en propre, pas même sa langue, il sera mûr pour les formes les plus évoluées de collectivisme, ne fut-ce que pour embarrasser les possédants. Je ne vous cache pas que je suis athée…

— Mais alors…

— Ne croyez pas que seuls les croyants sont capables d’aimer leur pays. En ce moment, ce ne sont pas seulement deux générations qui s’affrontent, ce sont deux formes de pensée situées aux deux extrêmes du balancier.

— Le peuple ne vous suivra pas.

— Vous le connaissez mal. N’oubliez pas que la révolution fait partie de nos traditions. Les coureurs des bois défiaient l’État, Papineau…

— En vous écoutant, je suis surpris de voir à quel point vous ressemblez à votre oncle. Mais pourquoi moi ?

— Tout naturellement parce que c’est votre œuvre qui nous a inspirés.

— Je n’ai jamais enseigné la violence.

— Non ! La fierté ! Pour nous ces deux mots sont synonymes dans l’état actuel des choses. Ne nous refusez pas votre adhésion.

Georges Hautecroix accorda son appui moral au groupe et laissa associer son nom à la campagne. Mayron ne demandait rien de plus.

Nous n’avons jamais eu de pensée nationaliste, pensa Georges. Jusqu’ici, les chefs qui se sont succédé, n’avaient jamais une idée bien précise des buts qu’ils poursuivaient. Combien d’entre eux allaient jusqu’à l’idée de séparatisme, après avoir pesé tous les risques qu’une telle action comportait ? Non ! Les mouvements nationalistes étaient d’abord des révoltes. Les chefs parvenaient à entraîner les masses à l’occasion d’une loi impopulaire, comme la conscription, mais cela ne durait guère. Ils n’avaient jamais eu le pouvoir. La plupart d’entre eux ne l’attendaient plus. Et es doctrinaires, comme Georges, restaient isolés. Ils ne savaient pas toucher le peuple mal identifié, mal connu, qui ne croyait pas en lui-même et laissait aux étrangers le soin de le définir…

Engagé dans le parti dès sa jeunesse, Georges avait mené la lutte joyeusement, sans un regard en arrière. Il avait suivi Carrel dans des actions politiques quand son instinct lui disait qu’il eut mieux valu rallier le peuple autour de grandes actions. Maintenant, trahi par le député, il s’alliait aux jeunes. Il essayait de croire — en dépit de son expérience — que les rêves, les désirs, les projets échevelés qui avaient soutenu sa foi pendant vingt ans trouvaient enfin un climat propice et allaient se réaliser.

Ce jour-là, un mot laconique de M. Guilloux apprit à Georges que Lucien n’en avait plus que pour quelques jours et qu’il avait manifesté le désir de voir son ami une dernière fois.

Depuis la lettre qui l’avait si profondément remué, l’écrivain associait Lucien au changement qui s’était accompli en lui.

Lucien allait mourir. Quand un homme meurt, le monde finit pour lui. C’est la fin du monde. Que l’univers soit anéanti d’un coup, que des millions d’autres êtres soient pulvérisés en même temps n’ajoute rien à l’horreur sans mesure de la mort d’un seul. On ne meurt pas plus, on ne disparaît pas plus complètement dans une hécatombe. Faut-il donc plus d’imagination pour comprendre l’horreur de la mort individuelle que pour s’émouvoir de l’anéantissement possible de la terre ?

Georges méditait ces pensées en se rendant à l’hôpital. Le taxi s’engagea dans une longue allée de peupliers et le visiteur aperçut, à l’extrémité des arbres, un bâtiment noir, comme un immense oiseau aux ailes déployées. De la terrasse, surélevée de quelques marches, il distingua des terres cultivées à perte de vue, coupées de bosquet et frangées de formes confuses. Des moineaux pépiaient dans les pampres rouges qui couvraient le mur latéral d’une chapelle voisine. Il poussa une lourde porte vitrée, traversa une rotonde, suivit un corridor bordé d’étalages somptueux, brillamment éclairés mais déserts et se mit à déchiffrer les petits écriteaux tendus perpendiculairement au-dessus des portes du hall. Une religieuse l’entraîna dans les profondeurs de l’immeuble, le fit passer dans un ascenseur et le conduisit à un rond-point où elle heurta un timbre. Pendant que Georges écoutait le retentissement de ce coup de cloche dans sa tête, un petit homme chétif, aux yeux dégarnis de cils, et tout vêtu de blanc, se présenta et fit signe de le suivre.

Derrière la deuxième porte, Lucien reposait dans un lit étroit et élevé. Des meubles de métal, bruns et anonymes, entouraient le lit. Une odeur d’alcool hérissait l’air alourdi des effluves de bananes mûres et de roses. Il ne reconnut pas immédiatement son visiteur.

— Que je suis heureux de te voir, mon vieil ami, chuchota-t-il. Tu n’as pas trop changé, toi ! Je suppose qu’on t’a alarmé au sujet de mon état ?

Georges protesta doucement. Lucien reprit :

— On ne me laisse plus voir personne. Le médecin a interdit toutes les visites mais on a levé la consigne pour toi.

— J’avais besoin de te voir. Mais je ne voudrais pas te fatiguer…

— Au point où j’en suis… Je ne me fais plus d’illusion, tu comprends. Mais laissons cela. Il me répugne de parler de moi-même, surtout depuis que je constate avec quelle facilité un peu dégoûtante les malades font étalage de leurs plaies. Les maladies ne sont pas, comme on le croit, des accidents extérieurs ; elles sont des aspects de notre âme. Que dis-je ? Elles sont notre être dans sa manifestation la plus intégrale. Les malades le sentent confusément et, en s’analysant, ils explorent leur âme.

— C’est vrai que nos maladies nous ressemblent.

— Comme notre visage nous ressemble. J’ai beaucoup réfléchi depuis que je suis ici. Mais tout cela va disparaître avec moi.

Après un silence, où la pensée de la mort s’érigea comme un mur entre le malade et son visiteur, Georges reprit :

— Je voulais te dire combien ta lettre m’a touché.

— Quelle lettre ?

— La dernière, où tu me parles du côté superficiel de mon œuvre.

— J’avais oublié. Quand je t’ai écrit, mes divagations nocturnes tournaient au monologue, à un monologue fastidieux sur ton roman. Cette lettre m’a délivré de ce cauchemar. C’est fini.

— Si j’en ai la force, j’écrirai le livre que tu attends de moi.

— Que j’attends de toi. Des mots ! On dirait que nous ne parlons plus la même langue. Ce que j’attendrais de toi, si j’en avais le droit — je ne l’ai pas ce droit et ne l’usurperai pas — ce serait que tu suives ton génie. Oui. suis ton génie. Cela vaut mieux. Rien n’importe d’ailleurs que cela. Quant à moi, je pense trop à moi-même, à mes fins dernières, si tu veux, pour être de bon conseil. Oui, suis ton génie… Tout m’apparaît en ce moment comme des débris ballottés par la mer. Rien ne dépasse, rien n’a d’importance au-dessus du reste…

Le médecin, qui connaissait Georges de réputation et l’avait vu entrer, attendit celui-ci à la porte de la chambre. Il était très grand dans sa tunique blanche, serrée à la taille et qui lui descendait à mi-jambe. La tête ronde, bouffie et rosée était percée de petites entailles, enchâssées dans la profusion des chairs, et d’où émergeaient un regard, des sons. Il avait une carrure énorme que la coupe de la blouse faisait paraître monolithique. En réponse à l’interrogation muette de Georges, il dit :

— Il devrait être mort, mais il s’agrippe. Les organes flanchent les uns après les autres. Il faudrait presque abattre ces moribonds qui n’ont plus qu’un souffle, mais qui rôdent au bord de la mort, refusant de partir.

— Voulez-vous dire qu’on doit consentir à sa propre mort ?

— Oui, il faut d’abord mourir en esprit. La souffrance aide, mais très souvent, c’est le prêtre qui a le dernier mot. La résignation n’est pas un mot vague…

Lucien ne se résigna pas. Son agonie dura cinq jours. Georges obtint de les passer auprès de son ami, délaissant Sylvie qui ne comprenait rien à cet éloignement.


À son retour des funérailles, Georges trouva une invitation de Colette à déjeuner le lendemain avec le peintre de Sylvie dans un grand restaurant français de la rue de la Montagne. « Ainsi, pensa-t-il, avec humour, elle n’avait pas oublié sa promesse. Je l’avais mal jugée. Il faudra que je dise cela à Jeanne. » Mais ne voulant pas profaner le souvenir de Lucien, il s’excusa. Sa douleur ne l’empêchait cependant pas de revoir Sylvie ; il courut chez elle, mais elle n’y était pas. Il ne pouvait s’expliquer cette fuite de la jeune femme qui avait sûrement appris son retour. Que se passait-il dans son esprit ? Georges imagina que Colette était intervenue, qu’elle avait peut-être exigé la rupture immédiate. Le sang lui afflua au visage ; il avait maintenant la conviction de tenir la vérité. Et il se mit à interpréter une kyrielle de petits faits décousus à l’appui de cette thèse.

Le lendemain, son père lui téléphona. Il imagina aussitôt qu’il allait lui dire ce qui s’était passé. Non ! Il avait seulement besoin d’un peu d’argent. Il en parlait d’une façon indirecte et Georges fit mine de ne pas entendre sa demande. Il ne voulait pas expliquer qu’il était lui-même un peu embarrassé, que sa double vie lui arrachait jusqu’au dernier sou. D’ailleurs, son père n’aurait aucune difficulté à se procurer cet emprunt en s’adressant à Paul. Il n’avait aucun scrupule. Ils étaient ainsi dans la famille.

Mais pourquoi ne disait-il rien de Sylvie ? Pourquoi l’aurait-il fait ? Il ignorait tout de leurs relations. Ou feignait-il seulement. Son appel, cette demande d’argent ne servaient-ils que de préambule à une nouvelle plus grave ? Non ! Il attendit en vain.

Il avait mille fois vécu ces émotions tumultueuses au temps de son adolescence, des premiers rendez-vous amoureux. Il avait même faussé compagnie abruptement au délégué influent d’une fondation américaine à qui il avait été recommandé, à cause d’un accès de jalousie imaginaire pour une jeune fille dont il avait oublié jusqu’au nom un mois plus tard. Ses émotions dans ces moments-là l’hypnotisaient. Il ne vivait plus.

Quand son imagination prenait cette pente, rien ne pouvait la retenir ; elle interprétait tout selon son optique, elle devenait d’une logique rigoureuse dans la folie. L’âme se débattait, se torturait, se rendait malade, se tuait de mille façon et ne ressuscitait que pour mourir de nouveau.

Georges se défendit. Il jugeait indigne de se laisser ainsi emporter à la dérive. Ses appréhensions se confirmaient rarement. Il refusa de jouer le jeu, dont il avait perdu l’habitude avec les hasards de l’amour, et réussit à atténuer l’angoisse que lui instillait sa passion menacée.


Il s’arracha à sa torpeur et se rendit au journal, où il avait commencé avec Lucien comme jeune reporter, fraîchement émoulu de l’université, et dont, après avoir gravi péniblement les échelons, il était devenu le directeur. Sa carrière littéraire ne lui avait été d’aucun secours dans son métier. Il avait poursuivi les deux occupations chacune sur son plan, isolée de l’autre. La littérature lui avait pourtant ouvert une carrière universitaire, mais celle-ci ne lui avait apporté que des déboires.

Dans son bureau, Georges Hautecroix retrouva ses problèmes. Depuis quelque temps, en fait depuis l’alliance avec Mayron, un ferment de discorde travaillait la salle de rédaction. Les intrigues pourrissaient tout. Georges avait surpris sa secrétaire conversant à voix basse dans l’antichambre avec un des principaux lieutenants de Mayron, à l’encontre de la consigne qu’il lui avait donnée. Après le départ du jeune homme, elle ne s’était pas expliquée. Georges lui avait marqué son déplaisir. Elle l’avait regardé de ce regard particulier qu’elle avait presque toujours pour lui, un regard ouvert qui buvait ses paroles, les résorbait, mais ne révélait rien de ce qui se passait à l’intérieur où les mots s’engloutissaient.

Quelquefois, il réussissait à la faire rire. Un jour, une allusion à un événement oublié avait touché la jeune femme. Il avait lu un assentiment dans ses yeux ; il avait cru pressentir un secret dont elle lui communiquait non le contenu — c’eut été trop — mais l’existence. Non sans une certaine tendresse.

C’était une petite femme mystérieuse, très jeune encore, et vivant avec un homme du type subalterne, au visage fermé, avec quelque chose de dépravé dans les traits, qui venait la chercher en auto le soir et la ramenait le matin. Georges ne l’avait jamais vue en dehors du bureau sans cette ombre, un peu cynique, peut-être dégénérée.

Ce jour-là, quand il voulut la forcer dans ses retranchements, elle lui dit :

— Vous n’avez pas confiance en moi.

C’était vrai en dépit de la dénégation de Georges qui ne voulait pas se montrer trop dur.

Quelques jours plus tard, des documents manquaient dans les classeurs de son bureau. Il les réclama. Un peu plus tard, il eut l’impression qu’on avait visité ses tiroirs. Que se passait-il ? Où cela s’arrêterait-il ? Devait-il recourir à la police ? Les dommages en eux-mêmes étaient insignifiants, les documents sans valeur. Mais il n’aimait pas cette incertitude, ni le silence de la jeune fille. Il y avait là quelque chose d’assez inquiétant. De toutes façons, ces intrusions ne pouvaient se passer à l’insu du personnel. Il réunit tout le monde et leur fit part de ses constatations.

La secrétaire démissionna. C’était un coup de tête de la jeune fille, perpétré dans les plus mauvaises conditions. Sans doute son geste ne voulait-il être qu’une interrogation. Une demande discrète de lui faire confiance. Mais tout la séparait maintenant de Georges qui l’avait, à plusieurs reprises, réprimandée vertement. Il se jeta comme un naufragé sur cette démission. Tout dans ses paroles, dans ses gestes, dans sa précipitation à accepter disait sa joie du départ de la jeune fille, sa hâte que tout soit enfin consommé. C’était mal terminer une collaboration de quatre ans. Mais il avait perdu confiance en elle au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Pourtant, il eut hésité à la renvoyer, ne pouvant oublier son dévouement. Elle défendait sauvagement ses intérêts avant l’intervention de Mayron et peut-être encore à ce moment, en dépit des apparences…


Tout arrivait en même temps. À peine Georges s’était-il remis du choc causé par le départ de sa secrétaire que Sylvie, à son tour, passait dans le camp ennemi. Ne venait-il pas de l’apercevoir, perchée sur la sellette arrière de la moto de Mayron, se cramponnant à celui-ci, en plein jour, dans cette rue Stanley, où elle ne mettait plus les pieds, disait-elle. Elle n’avait rien de frêle alors ! Le vent se jouait dans ses cheveux libres et elle riait à pleines dents.

Georges découvrait à l’improviste un visage jusque là caché de la jeune femme, le visage qu’elle avait loin de lui dans cet impénétrable univers où il se défendait de la suivre, même en pensée, et dont il redoutait de l’entendre parler.

La moto avait disparu. La scène s’était déroulée avec une telle rapidité, Georges avait été si ému de reconnaître Sylvie qu’il aurait pu se croire le jouet d’un hallucination. Pensant constamment à la jeune femme, en reconnaissant Mayron, il avait cru tout naturellement voir Sylvie dans la forme féminine qui se pressait contre lui. Et il était vrai qu’il avait moins identifié la jeune femme à son visage qu’il ne voyait qu’à demi, qu’à une attitude, à une certaine façon de se tenir la tête et de caresser le dos de son conducteur du bas de sa figure légèrement retournée. Mais ce geste l’identifiait plus cruellement que tout. Combien de fois, Sylvie ne l’avait-elle pas tenu ainsi, caressé ainsi à pleins bras, non sur la sellette d’une moto, mais dans leur chambre, quand la gratitude éclairait tout son être.

Non, Georges n’avait pas besoin de lire son sort dans les yeux de la jeune femme pour connaître dans son cœur que c’était fini entre eux. Cette rencontre lui paraissait bien superflue.

Sans doute, allaient-ils dîner ensemble. Son imagination lui montrait Sylvie dans ce restaurant où ils se retrouvaient d’ordinaire, assise à côté de Mayron sur la banquette, leurs mains se touchant. Et cette vision de la femme qu’il aimait dans les bras d’un bellâtre aux cheveux parfumés lui causait un pincement atroce.

Et pendant qu’il se torturait ainsi, son intelligence lui montrait la banalité, le côté lieu commun de ce qui lui arrivait. Tous les hommes de son âge qui cherchaient le bonheur dans des bras de vingt ans s’exposaient sans doute à être trompés ; il en éprouvait une certaine amertume, de l’indignation, du dégoût vite recouverts par la tentation de fermer les yeux. Un peu plus, un peu moins. Sylvie avait aimé avant de le connaître — il ignorait le nom de ses amants — elle avait été mariée. Ne lui ayant donné aucun droit sur lui, pourquoi eût-il exigé d’en avoir sur elle ?

Mais avec Sylvie, il avait cru… Ils s’étaient vraiment aimés au delà de la chair. Pour eux, la sexualité n’avait pas été l’unique enjeu. Et voici que rétrospectivement la différence paraissait minime.

Elle le quittait, mais elle refuserait de se cacher. C’était un de ses attraits les plus désarmants que cette franchise qu’elle portait en tout, ce mépris des convenances quand il s’agissait de son amour.

Tout cela n’était plus, ne serait plus. Georges souffrait aussi dans sa vanité. Il s’était toujours interdit de croire à la durée de cette passion, de s’abandonner à son instinct comme ces hommes primitifs qui attachent leur vie à un être, le laissant prendre sur eux un tel ascendant qu’au moment de la rupture il leur faut tuer ou se tuer.

Maintenant, il s’effrayait de cette pensée qui venait de le traverser comme un bolide lumineux. Au cours de leurs relations, Sylvie ne lui avait jamais demandé de quitter sa femme. Et ce silence indiquait sans doute que pour elle cet amour différait peu des passades. Il s’arracha brusquement à ce cours de pensée, indigne de lui, de leur amour. Sylvie avait été un moment lumineux de sa vie — correspondant au milieu de son âge à cette fulgurante apparition de son enfance, la petite boulangère. Il ne pensait plus à elle qu’au passé…


L’alliance de Mayron commençait à porter ses fruits. La rumeur le désignait maintenant comme le successeur de Carrel. D’autre part, dans la rue, certaines personnes l’évitaient. Il lui était arrivé comme à tout le monde de croiser parfois quelqu’un qui faisait mine de ne pas le voir. Lui-même, à l’occasion, détournait les yeux, sans scrupule, à la vue d’une connaissance qu’il n’éprouvait aucun plaisir à saluer. Maintenant, beaucoup de gens sur son passage s’appliquaient à détailler le contenu d’une vitrine.

Dans un restaurant où il avait sa table, le petit Juif préposé à la rôtisserie, n’avait plus à son égard la même attitude. Il paraissait avoir pris Georges en aversion. Il n’osait le traiter mal parce que son patron s’arrêtait chaque fois à sa table pour bavarder un moment, mais il restait hostile, le regard en-dessous. N’ayant rien à se reprocher, Georges, se fit un point d’honneur d’amadouer le cuisinier. À la visite suivante, il le salua ostensiblement. L’autre baissa les yeux, interdit, et l’écrivain crut avoir commis une maladresse en feignant de ne pas remarquer son hostilité et en passant outre. Mais deux jours plus tard, le cuisinier lui rendit son salut, un peu timide, de nouveau aimable.

Quand la caissière lui remit sa monnaie, d’un petit geste retenu, presque furtif, il eut l’impression d’être trompé, mais en même temps, très nettement, l’impératif lui vint de ne pas protester. Sa tranquillité d’esprit valait bien ce léger sacrifice. Tant pis si la note se chiffrait par quelques sous de moins ! Il éprouvait ce léger malaise qui vous reste après un incident de ce genre, un mécontentement, une insatisfaction de soi, un mépris de son inaptitude à défendre ses droits sous le fallacieux prétexte que l’erreur est minime et qu’il s’agit bien d’une erreur involontaire, mais en réalité par pusillanimité. Pendant qu’il marchait dans la rue, les idées mises en branle par l’incident poursuivaient leur chemin et tout à coup, il se rappela que l’erreur c’était lui qui l’avait faite, ou plutôt ne l’avait pas faite puisqu’il s’était abstenu de protester contre ce qu’il croyait alors une injustice et qui venait d’un oubli de sa part. Le malaise qui avait ébranlé sa sensibilité provenait donc d’une autre cause : d’une méfiance engendrée par la lutte de son parti contre les Juifs. Il était heureux de ne s’être pas laissé aller à sa première impulsion et d’avoir ainsi évité de provoquer une scène qui n’eut pas manqué de le couvrir de ridicule.

Depuis quelque temps, la violence triomphait sous les formes les plus répugnantes : attaques nocturnes contre les Juifs, vandalisme, coups de mains, voitures lancées à toute allure, échauffourées, autobus renversés, coups de feu en pleine rue. Des citoyens avaient été battus en plein jour. La ville connaissait un régime de terreur.

Georges Hautecroix tenta de protester, mais il se heurta partout à des fins de non recevoir. Mayron le fuyait. Un moment, il fut près de s’affoler, de s’abandonner à la panique — qui prend la forme d’une crainte irraisonnée aussi bien des choses que des hommes — savourant son impuissance non seulement à conjurer le sort, mais même à défendre son âme contre les coups que lui portaient en ricanant Mayron et sa clique. Il s’indignait de s’être par sa faute, placé dans une situation telle qu’un blanc-bec pouvait le tenir en échec.


Il marchait comme un somnambule. Son corps suivait le dédale des rues et des trottoirs, mais son esprit malade ne prenait aucune part à ces mouvements. Le matin, il avait pris la décision de se désolidariser du parti en résignant son poste de directeur du journal. Il se rendait au bureau pour la dernière fois. Il ressemblait à un homme qui s’est engagé dans un tunnel et qui s’avance dans l’obscurité ignorant la nature du danger qui le menace.

Tout était confus dans son esprit. Que sa décision de s’allier à Mayron ait été une erreur ne faisait aucun doute. Mais de quel raisonnement était-elle l’aboutissement ? Pourquoi avait-il cédé au besoin de dénoncer son œuvre, de prendre le contrepied des idées de sa jeunesse. Comment en était-il arrivé à ce détachement ? Durcissement naturel de l’âge ? dégoût des querelles médiocres ? crise religieuse provoquée par son amour pour Sylvie ? Il y avait de tout cela. Mais surtout, il avait pris conscience de la caducité sur le plan universel des revendications que jusque là il avait jugées essentielles. Il avait dépassé le plan où le nationalisme est TOUT pour accéder à ce palier où il n’est qu’un problème intégré aux autres.

La fin de cette aventure le laissait les mains vides. Tous les sacrifices qu’il avait consentis, tous ses efforts s’engouffraient dans le néant. Il ne lui restait que des dettes et des ennuis. Il devait recommencer à neuf, alors que les siens ne croyaient plus en lui et que lui-même se sentait ébranlé dans sa volonté.

Longtemps, il avait tendu vers l’indifférence qui lui paraissait le paroxysme de la personnalité ; l’ayant atteinte, il y découvrit une équivalence du désespoir. Mais est-ce bien ce qu’il avait souhaité cette apathie, cette anarchie intérieure ? Son malheur ne résultait-il pas des obligations qu’il avait assumées sans y croire ?

Georges pénétra dans la salle de rédaction presque vide, où les « vedettes » de l’équipe n’étaient pas encore entrées. Il n’y avait en ce moment que du fretin : Mulet, qui avait été poussé sur la voie d’évitement à cause d’une maladie cardiaque ; Romains, à peu près inutile, mais qui continuait de porter beau — un œillet frais à la boutonnière — et d’impressionner les serveuses ; Brouillé, ancien carabin échoué aux dépêches et qui citait Voltaire et saint Augustin… On leur confiait la préparation des bulletins, la confection des bouche-trous, la surveillance des télétypes. Tous ces humbles sentaient qu’un drame se jouait au-dessus de leur tête et ils en attendaient, résignés, le dénouement.

Georges, debout devant son classeur, dépouillait ses dossiers, déchirant et jetant le papier pêle-mêle sur le parquet. Un moulage en creux de la figure austère de fondateur du journal, détaché du mur et placé sur la table au milieu des dossiers empoussiérés, grimaçait sinistrement.

Dans son cœur, l’écrivain ressentait le contre-coup des longs jours d’indécision et d’attente qui avaient suivi la découverte du rôle qu’on lui faisait jouer. Il était las de la mesquinerie de certains obligés, de la trahison d’anciens amis. Il n’avait pas su s’habituer à l’arrogance des partisans de Mayron, ni aux manœuvres effrontées de ceux qui s’étaient vendus à lui corps et âme.


La nouvelle de sa démission jeta la consternation dans le groupe Mayron. Celui-ci croyait l’avoir intimidé ; il était certain de l’avoir à sa merci. Et voilà que tout volait en éclats.

Mayron accourut au journal. Il voulait entendre les griefs de Georges Hautecroix, se faisait fort de tout « arranger ». Jamais, disait-il, le parti ne s’était à ce point approché du pouvoir ; il le sentait à portée de la main. Rien, ni personne ne pouvait désormais l’empêcher de le prendre. Enfin, le mythe séculaire du libérateur allait se réaliser.

Georges ne l’entendait pas. Il continuait de ranger ses notes. Mayron ravalait sa colère. Il poursuivit :

— Tout favorise le mouvement : une crise de conscience collective milite en faveur de la révolution. D’autre part, le pays n’avait jamais compté autant de chômeurs, en majorité canadiens-français. La jeunesse tenait des réunions tumultueuses, les universités bougeaient ; dans tous les milieux, on réclamait contre les puissances d’argent, les empiètements aux droits fondamentaux, les libertés civiles. On s’en prenait aux trusts, aux cartels, aux Juifs. Mais ces forces, laissées à elles-mêmes, se dispersaient, ne pouvaient rien ; elles avaient besoin d’être canalisées. Pour Mayron, nationalisme était synonyme de fascisme. Georges croyait encore aux méthodes démocratiques ; la jeune génération mettait sa foi dans un chef infaillible et dans des méthodes autoritaires. Georges refusait de reconnaître dans cette volonté de pouvoir à tout prix, dans cette philosophie à courte vue les idées qu’il avait défendues. Il ne voulait plus, disait-il, en restant dans le parti devenir solidaire d’un ensemble de procédés qu’il désapprouvait.

Mayron avait élevé la voix. Il ne comprenait pas qu’on pût lui résister. En termes non équivoques, il somma Georges de se rendre. Avec lui, il serait porté au pouvoir, s’il s’opposait, il serait détruit.

— Voyez Carrel. Il a eu le même choix et il a refusé. Et maintenant, rejeté de tous, même des siens, c’est par un journal adversaire, qu’il va apprendre sa destitution. Quelle pitié !

Le jeune homme était très pâle et sa cicatrice luisait comme une couture de métal sillonnant le côté gauche de son visage depuis l’œil jusqu’au menton. Il sifflait de colère, toutes les dents découvertes en un rictus animal. Georges détourna les yeux. Mayron marcha vers son aîné, les poings fermés ; celui-ci s’apprêtait à se défendre, mais sans en rien laisser voir. Rien ne se passa.


Le surlendemain, Mayron fit battre Brouillé. On l’avait entraîné dans un club à quatre heures de l’après-midi, parmi les tables à demi-desservies, la cendre et les mégots flottant dans les soucoupes et les tasses, les serviettes souillées, jetées en vrac un peu partout. « On n’avait pas eu le temps de soigner le décor. » Mayron, dissimulé derrière un écran, dirigeait lui-même les assommeurs.

Brouillé, les vêtements en lambeaux, le faux-col à demi-arraché, le visage couvert d’ecchymoses, ne se défendait plus. On lui répétait comme une leçon :

— Hautecroix va retirer sa démission !

— Vous ne connaissez pas M. Hautecroix, si vous croyez l’intimider de cette façon.

— Nous allons le forcer, dit le premier.

— Sans son appui, nous devrons attendre des mois, ajouta son compagnon.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? Pourquoi vous attaquer à moi ?

— Pour lui montrer que nous sommes décidés à tout.

— Pour lui donner un avant-goût de ce qui l’attend.

On le relâcha enfin et l’un de ses agresseurs le reconduisit en auto jusqu’à l’entrée du journal, où il le projeta sans ménagement sur le trottoir.

— N’oublie pas de répéter à Hautecroix tout ce qu’on t’a dit.

Affaibli, diminué, honteux, Brouillé s’effondra au milieu de l’escalier. Georges accourut et le soutint jusqu’à son bureau. Affalé dans le fauteuil des visiteurs, la tête enfouie dans les mains, il raconta les traitements qu’on lui avait fait subir.

— Mayron croit le moment venu de tenter un coup de main, dit-il.

— C’est de l’enfantillage ! Ils ne sont qu’une poignée, sans armes…

— Ils vont profiter d’un soulèvement des chômeurs. Ils ne manquent pas d’armes. Et ils ont des intelligences dans la police, dans l’armée même. Au début, Mayron veut appuyer le mouvement sur des figures politiques et sur les journaux, pour éviter d’inquiéter les gens en place. Vous êtes l’un de ceux sur lesquels ils comptent.

— Mais comment Mayron a-t-il pu croire que je consentirais à m’abaisser à jouer ce rôle ?

— Pour votre malheur, à leurs yeux, le succès du coup repose sur votre acceptation.

Brouillé découvrit son visage tuméfié et ensanglanté.

— Et c’est pour cela qu’ils vous ont mis dans cet état ?

— Ils ne reculeront devant rien.

— Venez, Brouillé, nous allons d’abord vous panser.

Depuis quelques minutes, Georges ressentait un grand calme. C’était en lui-même, par lui-même qu’il avait failli être vaincu. Ce sang caillé dans le visage de son collaborateur l’arrachait à un cauchemar où il animait contre lui-même un Mayron créé de toutes pièces par une imagination surexcitée. Le vrai Mayron, c’était un adolescent inquiet, troublé, qui s’abaissait à faire battre un vieillard sans défense. Quant à lui, Georges, si le jeune révolutionnaire recourait à de telles tactiques pour l’influencer, c’est qu’il avait cru voir en lui un frère dans la peur. Même en démissionnant quelques jours plus tôt, il cédait à ce sentiment. Ses idées, ses attitudes… En creusant un peu, il découvrait qu’il voulait renoncer à tout, sous prétexte de prendre un nouvel élan, mais en vérité pour se terrer et lécher ses plaies. Se pouvait-il que l’abandon de Sylvie l’eut diminué à ce point ? Certes, il ne pouvait être question de rester au journal. Eh bien, son dernier article serait une attaque virulente contre Mayron et l’aile gauche du parti.

La joie de l’aveu qu’il venait de se faire décupla la force de son esprit. Il avait oublié sa fatigue, son découragement. Le coup de fouet de cette décision avait secoué sa torpeur. Un voile se levait de son âme et il regardait la vie comme un homme qui a exorcisé un démon. « Au moins ainsi, se dit-il, tous les ennemis sont du même côté. »

Avant de s’attaquer à son article, Georges descendit mettre Brouillé dans un taxi. Quand ils atteignirent le trottoir, les séides de Mayron avaient vidé les lieux.

— Mon pauvre Brouillé, dit Georges, devant la portière du taxi, je regrette d’être la cause de ce qui vous arrive. Si je puis quelque chose… n’hésitez pas à me le dire.

— Merci, patron, je suis content d’avoir pu vous être utile. Mais, vous savez, Mayron m’a rendu service à moi aussi. Avant que ses assommeurs ne commencent à me frapper, j’avais peur, puis j’ai encaissé les coups avec le sentiment que j’étais plus fort qu’eux. C’est assez étrange ce qui s’est passé. Pendant qu’on me frappait, ma conscience photographiait chacun des meubles, la disposition des objets, aucun détail ne m’échappait, rien ne me paraissait indifférent. Je me disais : Dans une heure, les clients vont arriver, ils vont s’asseoir à ces tables sans se douter de ce qui s’y est passé cet après-midi. On pourrait me tuer, personne ne s’en apercevrait. Les gens continueraient de passer derrière cette vitre, courant à leurs affaires, indifférents à ce qui m’arrivait. Et c’est cela qui me faisait le plus mal : l’indifférence des gens. J’en avais la nausée. Le monde tout à coup me parut irréel. À ce moment, je cessai de croire qu’on allait me tuer. Je l’avais cru tout d’abord, tant mes assaillants mettaient de vigueur dans leurs coups. Mais quand Mayron m’a parlé, quand ils ont commencé à me parler, j’ai cessé d’attendre la mort, si ce n’est par accident. Mais je vous ennuie avec toute cette histoire.

— Au contraire, Brouillé, mais je crois que vous devez vous hâter de rentrer chez vous.

— Vous savez, patron, en ce moment, j’ai l’air plus piteux que ce que je ressens.

— Je n’en doute pas.

— Ce n’est pas tous les jours qu’on peut se révéler à soi-même son courage.

Le bouffon reprenait le dessus en Brouillé, un personnage qui ne sommeillait jamais longtemps. Il se rendait compte, le danger passé, que la peur entrait pour une part importante dans la douleur qu’il avait ressentie sous les coups. Maintenant, dans l’exaltation de survivre, il crânait, se jouait un rôle, comme il avait fait toute sa vie et particulièrement le jour où il avait, dans un geste qu’il jugeait alors « le plus noble de sa vie », sacrifié ses études de médecine pour épouser une fille qu’il croyait enceinte de ses œuvres, À la maison, tout à l’heure, il raconterait la scène de l’après-midi en l’embellissant de considérations morales sur la loyauté, les principes, le secret professionnel. Il tenait enfin un rôle qu’il pourrait jouer devant sa famille — et pas seulement dans son imagination, comme le précédent — et dont il prévoyait qu’il ne s’épuiserait pas. « On reparlerait de ce jour où votre père a été battu… »


Georges remonta à son bureau et écrivit son article. Parfois, les pensées d’en arrière, comme il les appelait, reprenaient le dessus et, débordant le champ de la conscience, s’interposaient entre la page et lui. Mais cela durait peu. Pour la première fois depuis longtemps, il tenait son âme bien en mains.

Son article terminé, il le porta lui-même au prote et attendit les galées accoudé au marbre. Et ce n’est qu’au moment où les camions chargés de paquets de journaux quittaient le sous-sol qu’il reparut à la salle de rédaction. Désormais, il serait vain de tenter de s’assurer de sa personne. On ne pouvait plus rien contre lui.

Dans l’antichambre, une visiteuse l’attendait. Il ne la reconnut pas tout d’abord. Elle lui tournait le dos. Mais au mouvement accéléré de son cœur, il sut que c’était elle. Le temps s’était arrêté. Sylvie souriait. Elle lançait vers lui de tout son être des ondes interrogatives, cernait son humeur. Elle s’informa de sa santé, de son travail. Ils avaient l’impression de se parler à travers un mur. Pouvait-il en être autrement ? Depuis quelques jours, il avait souvent essayé d’imaginer son retour. Ce fut la jeune femme qui rompit la glace qui les environnait :

— Tant pis ! dit-elle à la fin d’un monologue intérieur. Il faut que je parle.

Puis, après un silence :

— Je ne te dérange pas ?

Elle avait paru hésiter à le tutoyer.

— Comment peux-tu me demander cela ? Mes sentiments n’ont pas changé. Ils ne changeront pas.

— Les miens non plus !

— Je ne comprends pas, dit-il.

— Ce serait très long. Je connaissais Mayron avant de te rencontrer. C’est pour lui plaire que je suis venue chez toi le jour où nous nous sommes parlé pour la première fois. Quand il a appris que je t’avais revu, il a menacé de me tuer.

— Je vous ai vus en moto, rue Stanley.

— Il n’est plus rien dans ma vie depuis que je te connais…

— Dis-moi ce qui s’est passé ?

— Il ne s’est rien passé.

De nouveau entre eux un mur. « Elle a pris ce moyen de me crier sa détresse », pensa-t-il. Il comprendrait trop tard qu’en revenant à lui, ce jour-là, elle signait son arrêt de mort.

— Je ne puis continuer de vivre sans toi, dit-elle.

Elle se serrait contre lui, les yeux inondés de larmes et, entre deux baisers, lui répétait :

— Je te demande pardon, je te demande pardon…

— Partons ensemble, dit-il. Nous irons en Europe.

— Mais le journal ?

— J’ai déjà remis ma démission. Je t’expliquerai. D’ailleurs, après l’article que je viens de signer, c’était superflu.

— Tu es complètement libre alors ?

— Complètement.

— Rien ne me retient non plus.

La passion avait chassé Jeanne de ses préoccupations. Dans la rue, des intimes parfois s’informaient de sa femme, quelques-uns avec une pointe d’ironie dans la voix, les autres, sincèrement :

— Que devient Jeanne ?

— Elle est toujours à la campagne avec les enfants dont les cours ne reprennent qu’en octobre.

Jeanne avait choisi le silence. Sans doute, l’éloignement rendait-il sa situation moins pénible. Mais à la rentrée qu’arriverait-il ? En attendant, elle était hors de la portée des fanatiques, oubliée de Mayron.

Il commença sur un bout de papier le brouillon de la lettre qu’il voulait lui adresser pour la prévenir de son départ avec Sylvie et consommer définitivement la rupture avec son passé. « Quand tu liras ces lignes, Jeanne, j’aurai mis fin à une longue imposture et tu seras libre de refaire ta vie. » Il ne croyait pas un mot de ce qu’il venait d’écrire. Comment Jeanne pourrait-elle refaire sa vie ? Je devrais me sentir accablé, pensa-t-il, mais ce que je ressens c’est presque de la joie. Pourtant il n’avait pas cessé d’aimer sa femme. « Ce que je vais écrire ici, commença-t-il, sur une nouvelle feuille, va te faire mal, je le sais… » Si seulement Jeanne, par ses reproches, avait ouvert la brèche. Il renonça à écrire, se sentant odieux.

La vie de Georges, gravitant autour de Sylvie, en arrivait à exclure tout ce qui n’était pas la jeune femme. Pourtant, depuis qu’il avait perdu et retrouvé celle-ci, Georges ne croyait plus à l’infini de leur amour. Il ne se fixait aucun objectif lointain avec elle, mais se disait : « Voici encore un jour où elle est à moi… Dix jours se sont écoulés depuis qu’elle est revenue. Demain, nous allons nous revoir… »

De son côté, la jeune femme vivait dans l’angoisse depuis la disparition de Mayron, à la suite d’un coup de main raté, dont on le tenait responsable. Il y avait eu des morts. Abandonné par le parti, à la suite de la dénonciation de Georges dans le « National », pourchassé par les policiers, il se cachait. La jeune femme redoutait qu’il ne tentât de venger sur elle le coup que lui avait porté son amant. Déjà, elle avait reçu des lettres de menaces dont elle n’avait rien dit à Georges. Mais celui-ci, devinant son malaise, hâtait les préparatifs du départ.


Georges errait dans la salle des pas perdus. Dans quelques minutes, Sylvie serait là et ils attendraient ensemble le moment de monter à bord de l’avion. Derrière une baie vitrée, une fillette, à qui sa mère montrait le mouvement des feuilles que le vent soulevait et faisait tournoyer, leva les bras en croix, et agitant les mains, fit mine de s’envoler. Georges s’aperçut alors qu’elle souffrait d’une maladie des muscles et que ce qu’il avait pris pour un jeu n’en était pas un. Il fut profondément touché. Une dame, qui avait suivi à ses côtés le manège de la fillette, rencontra son regard et lui sourit. C’était une comédienne connue, rencontrée naguère chez Colette. Elle l’avait reconnu. Il n’eut pas l’idée de se présenter, comme il l’eût fait en d’autres circonstances, et de lui parler. Il se contenta d’imaginer ses pensées, lui rendit son sourire et se remit à marcher. Nous avons pour chacune des personnes que nous connaissons des phrases qui se présentent à l’esprit au moment de les aborder et qui servent en quelque sorte de trame à la conversation. Quand Georges apercevait de loin le mari de cette actrice, un courtier en valeurs chez qui il transigeait parfois des affaires, il pensait aussitôt à lui demander : « Comment vont les affaires ? » renouant ainsi dans l’esprit de son interlocuteur un lien détendu par l’absence, établissant mieux que la simple salutation ou les échanges de questions au sujet de la santé, une relation de second degré de connaissance. Il fut étonné de suivre de telles pensées en attendant sa maîtresse.

Il n’avait aucune raison de redouter que la jeune femme, qui désirait autant que lui ce voyage, pût lui faire faux bond. Mais les minutes passaient. Elle aurait dû être là. L’arrivée d’un importun, une visite imprévue de Colette avaient pu la retarder. Il s’enferma dans une cabine, composa le numéro de l’appartement et attendit. Au bout de la ligne, il crut entendre le son du cornet qu’on soulève, puis rien. Son cœur se serra. Il comprit soudainement qu’elle ne viendrait pas, qu’il ne la reverrait plus.

Il monta seul dans l’avion, espérant encore jusqu’au moment du décollage. La pensée l’avait traversé de décommander son voyage, de courir à la trace de la jeune femme disparue. Mais pourquoi ? Sans doute avait-elle été reprise par son passé. Et d’autre part, il y avait Jeanne à qui il n’aurait pu expliquer ce revirement.

Si Sylvie ne l’avait pas aimé, peut-être de son côté n’avait-il fait que poursuivre auprès d’elle le rêve de tout homme vieillissant de revivre sa jeunesse. La jeune femme s’était trouvée là alors que la lettre de Lucien et l’insuccès de son roman le poussaient à se détacher de la vie confortable à laquelle il imputait ses malheurs. Elle avait été à ses yeux e symbole du recommencement. Mais cette habileté du romancier d’avilir ses sentiments — en d’autres temps, au contraire, de les magnifier, mais toujours de les transmuer — pour les priver de leur virulence, n’opérait plus. Il avait voulu jouer à l’amour, il lui fallait maintenant aller jusqu’au bout de sa souffrance…

Mais il n’arrivait pas à en prendre son parti…

L’avion, moelleusement posé dans l’éther, paraissait immobile, comme son cœur. Une épaisse brume montait des profondeurs, s’élevant par couches opaques jusqu’à recouvrir complètement les hublots. Dans cette ouate, seul subsistaient le rythme ronronnant du moteur et le giclage de l’air froissé dans les orifices d’aération. Georges sentit la confusion, l’enchevêtrement, le désordre de sa vie. Tous les problèmes qu’il s’était posés, tous ceux que sa conduite posait restaient intacts, sans même l’ébauche d’une solution. À vingt ans, les problèmes sont métaphysiques et insolubles ; à quarante-cinq, ils sont incarnés mais plus insolubles encore. Il se mouvait dans un fouillis sentimental inextricable… Quelqu’un lui toucha le bras. Sa voisine lui demandait du feu. Il se pencha vers elle tenant son briquet allumé. Dès les premiers mots, en même temps que ses préoccupations érotiques, elle lui révéla son âge. Ce qui aurait pu être indécent chez une autre prenait ici un air de mise en garde ironique. Georges n’en avait pas besoin. Il ferma les yeux.

— J’espère que vous aimez parler, dit la jeune femme, parce que je ne vous laisserai pas la paix.

À son arrivée à Londres, il apprit que Sylvie avait été battue à mort par Mayron, dans un garni sordide de la basse ville et que ce dernier avait ensuite tenté de mettre fin à ses jours.

Après la mort de Sylvie, commença pour Georges le véritable amour sans réticences, sans arrière-pensées, sans entraves, sans retenue. La chair alors et la société ne faisaient plus obstacle au don entier, absolu… Dans sa mémoire, toutes les heures vécues avant de connaître la jeune femme ou passées loin d’elle durant les quelques mois de leur liaison perdaient toute précision, toute couleur — îles flottantes que la passion avait submergées — parce que la jeune femme n’en faisait pas partie. D’autre part, Sylvie revivait dans tout ce qu’il faisait. Les quelques semaines de leur amour allaient proliférer au point de remplir sa mémoire de leur végétation, puis son âme même.

Il mit du génie à réunir, non seulement les menus objets personnels de la jeune femme, mais également quelques-uns de ceux qui, dans les endroits publics, l’avaient intéressée et qu’il pût, à prix d’or, se procurer. Il renoua avec ses anciennes amies. Le petit groupe de parasites, cependant, ne lui apprit presque rien. Sylvie n’existait déjà plus pour ces gens sans attache et sans mémoire. Colette, qui le tenait secrètement responsable de la mort de sa fille, ne lui fut d’aucun secours. D’ailleurs, elle non plus ne pensait presque pas à la défunte, incapable d’attention au passé, surtout quand il lui avait été cher. Pourtant, Gisèle voulut bien le rencontrer dans un restaurant où ils avaient pris tous les trois une consommation un jour de printemps. Mais en parlant avec elle de Sylvie, Georges ne reconnaissait pas la femme qu’il avait mal connue certes et mal aimée sans doute, mais connue et aimée pourtant et qu’il aurait sûrement pu retrouver vivante dans les anecdotes qu’on exhumait pour lui pour peu que celles-ci eussent été authentiques. Il renonça donc à ces consolations. Son amour se nourrit quelque temps du remords d’avoir été, dans une certaine mesure, responsable de sa mort et plus encore du regret de n’avoir pas su l’aimer sans arrière-pensée quand elle était là…

Mais comme il était catholique, il se désengagea bientôt de cet amour posthume, qui avait peut-être été son seul, vraiment profond, engagement d’adulte. Georges avait renoncé à l’action. Il vivait en apparence comblé parmi les siens, qui, à nouveau, lui tenaient lieu de la société et des amis qu’il avait perdus. Jeanne paraissait heureuse. D’abord, profondément blessée par la défection de son mari, elle avait songé à le quitter. Mais trop de liens la retenaient. Depuis longtemps, elle avait pardonné…

Georges continua naturellement de publier des livres où les perfectionnements de la technique tenaient la place du cœur et de la pensée. « Si le grain ne meurt… », dit le Seigneur. En Georges, il avait seulement séché. Pourquoi ? Même dans la passion, l’écrivain n’avait pas réussi à perdre son âme…


FIN