Au soleil (recueil)/La Province d’Oran

Louis Conard, libraire-éditeur (p. 19-34).


LA PROVINCE D’ORAN.


Pour aller d’Alger à Oran il faut un jour en chemin de fer. On traverse d’abord la plaine de la Mitidja, fertile, ombragée, peuplée. Voilà ce qu’on montre au nouvel arrivé pour lui prouver la fécondité de notre colonie. Certes la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-de-Calais par kilomètre carré ; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par là ? Mais je reviendrai sur ce sujet.

Le train roule, avance ; les plaines cultivées disparaissent ; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d’Afrique. L’horizon s’élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l’immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place la ligne des monts s’abaisse, s’entrouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s’étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah.

Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne.

Puis, dans l’étendue de terre stérile et poudreuse on distingue, si loin qu’on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.

De temps en temps, des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars, auprès d’un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui.

Plus loin, c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou de petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.

Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre : quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour dont l’un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.

La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche. Et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d’un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l’ombre, quarante-neuf degrés passés !

On arrive à Oran pour dîner.

Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau, on aperçoit, paraît-il, à l’horizon les côtes de l’Espagne, leur patrie.

Dès qu’on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d’aller plus loin, au sud.

J’ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l’insaisissable Bou-Amama.

Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l’Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu’à peine, serpente sur le flanc des côtes arides, passe auprès d’un lac immense formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l’Habra. Un mur colossal, long de cinq cents mètres, haut et large de quarante mètres, contient, suspendus au-dessus d’une plaine démesurée, quatorze millions de mètres cubes d’eau.

(Ce barrage s’est écroulé l’an suivant, noyant des centaines d’hommes, ruinant un pays entier. C’était au moment d’une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s’est occupé de ce désastre français.)

Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes, qu’on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue ; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine, à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l’habitude prise.

Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme celle d’un tramway. Elle semble parfois exténuée, râle, geint ou rage, va si doucement qu’on la suivrait au pas, et, tout à coup elle repart avec furie.

Toute la contrée est aride et désolée. Le roi d’Afrique, le soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la pierre et une poussière rouge où rien ne pourrait germer.

Saïda ! c’est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier : « Où est aujourd’hui Bou-Amama, mon général ? » La population civile n’a pour l’uniforme aucun respect.

L’auberge du lieu laisse tout à désirer. Je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. Je ferme les yeux pour dormir. Hélas !

Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J’entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s’ils se répondaient.

Mais bientôt ils approchent, ils viennent ; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols. Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim ; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins sous les roches, dans les trous de la montagne : et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie.

Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent le revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards.

Ils aboient à présent d’une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d’autres cris s’éveillent, des glapissernents grêles ; ce sont les chacals qui arrivent ; et parfois on n’entend plus qu’une voix plus forte et singulière, celle de l’hyène, qui imite le chien pour l’attirer et le dévorer.

Jusqu’au jour dure sans repos cet horrible vacarme.

Saïda, avant l’occupation française, était protégée par une petite forteresse édifiée par Abd-el-Kader.

La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu’on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes.

Vers le sud, les monts voisins ont l’aspect d’une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux.

Sur la gauche se dresse un rocher d’un rouge ardent, haut d’une cinquantaine de mètres et qui porte sur un sommet quelques maçonneries en ruines. C’est là tout ce qui reste de la Saïda d’Abd-el-Kader. Ce rocher, vu de loin, semble adhérent à la montagne, mais si on l’escalade, on demeure saisi de surprise et d’admiration. Un ravin profond, creusé entre des murs tout droits, sépare l’ancienne redoute de l’émir de la côte voisine. Elle est, cette côte, en pierre de pourpre et entaillée par places par des brèches où tombent les pluies d’hiver. Dans le ravin coule la rivière au milieu d’un bois de lauriers roses. D’en haut, on dirait un tapis d’Orient étendu dans un corridor. La nappe de fleurs paraît ininterrompue, tachetée seulement par le feuillage vert qui la perce par endroits.

On descend en ce vallon par un sentier bon pour des chèvres.

La rivière, fleuve là-bas (l’Oued Saïda), ruisseau pour nous, s’agite dans les pierres, sous les grands arbustes épanouis, saute des roches, écume, ondoie, et murmure. L’eau est chaude, presque brûlante. D’énormes crabes courent sur les bords avec une singulière rapidité, les pinces levées en me voyant. De gros lézards verts disparaissent dans les feuillages. Parfois un reptile glisse entre les cailloux.

Le ravin se rétrécit comme s’il allait se refermer. Un grand bruit sur ma tête me fait tressaillir. Un aigle surpris s’envole de son repaire, s’élève vers le ciel bleu, monte à coups d’aile lents et forts, si large qu’il semble toucher aux deux murailles.

Au bout d’une heure, on rejoint la route qui va vers Aïn-el-Hadjar en gravissant le mont poudreux.

Devant moi une femme, une vieille femme en jupe noire, coiffée d’un bonnet blanc, chemine, courbée, un panier au bras gauche et tenant de l’autre, en manière d’ombrelle, un immense parapluie rouge. Une femme ici ! Une paysanne en cette morne contrée où l’on ne voit guère que la haute négresse cambrée, luisante, chamarrée d’étoffes jaunes, rouges ou bleues, et qui laisse sur son passage un fumet de chair humaine à tourner les cœurs les plus solides.

La vieille, exténuée, s’assit dans la poussière, haletante sous la chaleur torride. Elle avait une face ridée par d’innombrables petits plis de peau comme ceux des étoffes qu’on fronce, un air las, accablé, désespéré.

Je lui parlai. C’était une Alsacienne qu’on avait envoyée en ces pays désolés, avec ses quatre fils, après la guerre. Elle me dit :

— Vous venez de là-bas ?

Ce « là-bas » me serra le cœur.

— Oui.

Et elle se mit à pleurer. Puis elle me conta son histoire bien simple.

On leur avait promis des terres. Ils étaient venus, la mère et les enfants. Maintenant trois de ses fils étaient morts sous ce climat meurtrier. Il en restait un, malade aussi. Leurs champs ne rapportaient rien, bien que grands, car ils n’avaient pas une goutte d’eau. Elle répétait, la vieille : « De la cendre, monsieur, de la cendre brûlée. Il n’y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou ! » s’obstinant à cette idée de chou qui devait représenter pour elle tout le bonheur terrestre.

Je n’ai jamais rien vu de plus navrant que cette bonne femme d’Alsace jetée sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou. Comme elle devait souvent penser au pays perdu, au pays vert de sa jeunesse, la pauvre vieille !

En me quittant, elle ajouta : « Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie ? On dit que c’est bon par là. Ça vaudra toujours mieux qu’ici. Et puis je pourrai peut-être y réchapper mon garçon. »

Tous nos colons installés au-delà du Tell en pourraient dire à peu près autant.

Un désir me tenait toujours, celui d’aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m’aventurer seul. Une occasion s’offrit, celle d’un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts.

C’était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes, lourdes, dévorantes. A sept heures le petit convoi se mit en route, emportant deux détachements d’infanterie avec leurs officiers, trois wagons-citernes pleins d’eau et les ingénieurs de la compagnie, car depuis trois semaines aucun train n’était allé jusqu’aux extrêmes limites de la ligne que les Arabes ont pu détruire.

La machine L’Hyène part bruyamment s’avançant vers la montagne droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s’enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l’endroit où elle courait tout à l’heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l’un sur l’autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du mont.

Voici de vastes bâtiments, des cheminées de fabriques, une sorte de petite ville abandonnée. Ce sont les magnifiques usines de la Compagnie franco-algérienne. C’est là qu’on préparait l’alfa avant le massacre des Espagnols. Ce lieu s’appelle Aïn-el-Hadjar.

Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa marche, s’arrête. Trois fois elle essaie de repartir, trois fois elle demeure impuissante. Elle recule pour prendre de l’élan, mais reste encore sans force au milieu de la pente trop rude.

Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d’un homme. On rit, on plaisante ; les lignards blaguent la machine. C’est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.

Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée ; et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.

Parfois, un chacal s’enfuit devant nous ; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé ; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.

A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols.

A Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là ; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.

Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l’air enflammé du désert ; et, parfois, à l’horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l’eau : c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme : les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours.

On traverse une forêt ! Quelle forêt ! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque ! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.

Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît ; on s’était peut-être trompé.

Nous arrivons à l’Oued-Fallette, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu ; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions.

Autour du convoi arrêté et qui a l’air de loin d’une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin.

Puis ils s’éloignent dans la poussière, lentement, d’un pas accablé, sous l’écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s’en aller là-bas, sur la gauche ; puis on n’aperçoit plus que le nuage gris qu’ils soulèvent au-dessus d’eux.

Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l’acier des armes.

Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n’avons pu atteindre, car l’heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.

La machine siffle. Nous quittons l’Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.

Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même ; le poste saisit les armes ; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent ; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.