Au soir de la pensée/Chapitre 1

Édition Plon (Tome 1p. 1-14).

CHAPITRE PREMIER

DANS LE MOMENT QUI FUIT…

Au soir de la pensée, quand la vie présomptueuse, à bout de floraisons, ne peut plus qu’égrener au vent ses rares commencements de velléités dernières, voici que devant la suprême interrogation, l’homme effaré s’arrête — moins stupéfait d’une existence improvisée que confondu du proche effondrement où se heurte l’infatuation de sa personnalité.

Qu’est-ce donc qu’avoir vécu ? Qu’est-ce donc que vivre et mourir ? Qu’est-ce que naître, d’abord ?

La naissance ? Une continuation. La continuation d’un tumulte ordonné d’énergies en perpétuel devenir.

Vivre ? La sensation d’une imaginaire fixité dans l’insaisissable révolution de cette éternelle Roue des choses, dont l’Inde n’eut la vision que pour l’irrésistible tentation de s’en affranchir.

Mourir ? Continuer encore, et toujours, en des formes éternellement renouvelées.

L’homme en vient à comprendre que les mots de commencement et de fin, de création et d’anéantissement, n’ont plus que la valeur historique des primitives représentations d’apparences auxquelles s’est substituée la constatation de l’infrangible enchaînement de phénomènes qui ne nous peuvent découvrir que des activités de changements.

Comme l’océan, en ses marées, la vie jette ses flots à toutes les formations de rencontre, et l’écume d’espérance n’a pas fini de bouillonner en nous que déjà se retire l’incoercible puissance dont l’œuvre est de se donner et de se reprendre éternellement.

Qu’en pouvons-nous changer ? À quoi bon tous ces artifices de langage ? Révoltes ou résignations ne s’inscrivent sur le sable des grèves que pour les fortunes du vent. Et cependant, en cet univers infini, n’est-ce pas un éclair de quelque chose que d’occuper la minute qui passe d’une conscience d’avoir été ?

Un éclair de quelque chose, est-ce donc là tout ce qu’il nous est permis d’offrir à l’homme en retour d’une âpre traversée d’existence ? On serait mieux venu, sans doute, à lui ouvrir les perspectives d’un « paradis » de félicités sans fin ? Cependant, si plaisante qu’elle pût être, une telle aspiration ne saurait suffire, pour la médiocre satisfaction des puérilités ancestrales, à créer le fait accompli.

Au-dessus de tous les organismes de vie, la modestie de notre état demeure à ne pas dédaigner. Pessimisme, optimisme, sont des mots qui ne répondent à aucune donnée des phénomènes, puisqu’ils supposent un monde aux fins de la destinée humaine, quand c’est l’homme, au contraire, qui est dans la dépendance de l’univers.

Il y a des phénomènes. Et l’homme, qui est l’un d’eux, doit s’y accommoder. Qu’il s’en plaigne, ou qu’il s’en réjouisse, son aventure est de même importance dans l’ensemble que tel autre mouvement organique ou inorganique du monde infini.

Heur ou malheur — apparaître en forme de personnalité, c’est-à-dire en une homogénéité de phénomènes transitoirement bloqués, qu’est-ce de plus que le coup de chance du gros lot à la perpétuelle loterie des choses ? Un incomparable privilège (achevé du souverain pouvoir de quitter la scène à son heure), même pour celui que les hérédités condamnent à l’incompréhension de sa fortune — renvoyé à l’abîme en contre-coup d’en avoir jailli.

Et que nous faut-il donc pour un éclair de pure jouissance humaine ? L’épanouissement d’une conscience éphémère au passage d’un souffle d’éternité, l’acceptation hautaine de la loi qui s’impose, l’acquiescement d’une sérénité souveraine à l’incomparable fortune d’avoir été.

Du premier vagissement au dernier, l’homme a le temps de s’accommoder à la vie sans trop de surprises, sous le feu croisé des exclamations ingénues et des réponses dogmatiques que ses bégaiements d’incertitude reçoivent d’oraculaires ignorances. Oracles du Maître, oracles du Livre : toutes les formules de « révélations » n’ont besoin, d’abord, que d’être à la mesure des incompréhensions successives.

Pénétrer au delà de cette écorce de « connaissance », s’essayer à la volonté de son propre effort, ainsi se présente le drame suprême de vivre, avec ses alternatives d’héroïsmes et de défaillances, au combat de chaque journée. Lisez l’histoire de ceux qui ont osé. Comparez avec l’heureuse hébétude des rites réalisateurs des accommodations de féeries accessibles aux intelligences d’enfantines émotivités.

Cependant, la vie épuise la succession de ses heures, acceptée par la foule comme une sorte de au jour le jour — et l’échéance arrive, par surprise, d’un compte dont les éléments se sont évanouis. Désarroi des esprits qui ont affronté, sans rien prévoir, le choc de tous les assauts de la vie, et frémissent d’effroi aux reposantes anticipations du grand relâche d’oubli.

S’ils avaient essayé de connaître ? Mais trop périlleuse leur a paru l’aventure de savoir. Trop longtemps ont-ils rejeté les « démoniaques » tentations de comprendre, et maudit, persécuté, supplicié ceux qui les leur venaient offrir. Ils ont préféré s’aligner, en queue de théâtre, au guichet des fantastiques représentations d’un drame d’autant plus merveilleux que chacun n’en peut attendre que la satisfaction verbale d’un rêve sans linéaments de positivités. Aussi, ne voilà-t-il pas qu’aux approches des félicités attendues, chacun de ne rien épargner pour obtenir l’ajournement du rideau. Criant aveu !

Cependant, des hommes à la « triple cuirasse d’airain » n’ont pas craint d’affronter le monde de questions auxquelles il a été plus ou moins topiquement répondu. Même échouant, ils auraient eu le mérite d’avoir tenté. Mais ils n’ont pas échoué. Sans la crainte d’aucun châtiment, sans l’appât d’aucune récompense, ils ont tout donné d’eux-mêmes à l’œuvre désintéressée. Par eux, la vie aura lancé des flèches de connaissance en direction du fuyant inconnu, et fait retentir de leur choc les sphères mêmes de « l’inconnaissable ». Notre terre, enfin, ne va-t-elle pas se soustraire à la domination des naufragés de l’absolu. N’est-ce donc pas assez pour notre bref passage, des relativités de la connaissance ?

Comment éviterais-je la question de savoir qui je suis, d’où je viens, où je vais ? Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que ces articulations d’un « personnage » aux mouvements de qui tout ce que j’ai de sensations se trouve enchaîné ? Que me veulent ces frémissements dont je tressaille ? Quels rapports de mes propres sursauts aux agitations du dehors ? Où chercher une compréhension de ma vie, prisonnière d’éléments inconnus ? Mourir, est-ce changer de geôle, ou s’évader ?

J’ai vécu de bruit, et voici que j’entends les pas étouffés du silence. Avant de me taire, quelles paroles pour conclure ? Sagesse ou folie de m’exprimer ? Parler avant de comprendre, n’est-ce pas trop souvent le sort commun ? Trop tôt ou trop tard, sera-ce mon alternative, à l’heure où le temps même du regret va m’être retiré ?

Dans le tumulte universel des égoïsmes, aux approches peut-être du désintéressement éternel, pourquoi pas l’adieu d’un témoignage d’expérience, à la façon de ces trophées que vainqueurs et vaincus de l’Hellade élevaient des deux parts sur leurs champs de bataille, pour témoigner en hâte que des volontés en action avaient passé là ? On en peut encore voir la leçon à Chéronée, qui marqua la fin d’une heure incomparable.

À la tombée du soleil, le laboureur se redresse, roidi par le suprême effort de la charrue. Où prendre l’outil de défrichement pour les sillons de l’univers ? En vue de quelles semailles ? Aux fins de quelles moissons ?

Je regarde, et, d’abord, je voudrais tout voir. Je cherche, anxieux des bonnes et des mauvaises rencontres. Je vibre à tous tressaillements qui passent — harcelé d’inconnaissances, ébloui d’étincelles aux rencontres de l’univers visible qui m’échappe et de l’inconnu dont je suis.

L’arche fuyante des nuées allume et éteint tour à tour le regard inquiet de ses astres, phares d’un océan sans rivages dont la sonde n’a pas atteint, n’atteindra pas les profondeurs. Des faisceaux de lumières balayeront l’espace, plus noir quand ils auront passé. Les premiers navigateurs n’ont pas attendu la boussole — devancés par l’esprit d’aventure. Comme le patriarche perdu sur les flots du Déluge, l’interrogant humain donne le vol à ses questions ailées, et fatigue l’horizon de ses vœux pour l’annonce, toujours différée, d’un retour. Son émotion de lui-même et du monde veut être apaisée. Le bercera-t-on de rythmes de somnolence ? Dans l’apathie des naissantes pensées, quelle place pour les ardeurs de la vie ? L’enchantement des mots harmonieux charme un temps de l’éveil. Cependant, nous sommes sous les détentes d’une nécessité d’agir. Bourdonner dans le vide, ou entrer, par la connaissance, dans l’ordre des développements dont je suis un passage ? Que faire de ces chocs d’inconnu qui me viennent de l’inaccessible étendue, pour pénétrer au plus profond de mon être et retentir au delà ?

Connaître pour vivre le plus possible, jusqu’à me dépasser moi-même — en imagination tout au moins. Misères et grandeurs, extrémités des mouvements vécus, qu’en attendre et qu’en faire ? À quelles fins les conduire, et comment ? Grandir pour moins pâtir, n’est-ce pas l’espérance où s’attache le lendemain ? S’il y a dans le ciel le secret d’une étoile polaire de l’intelligence humaine, où et comment la rencontrer ? Car je ne suis qu’une chose des choses, dans l’indifférence de l’univers. Perdu dans le monde et dans moi-même, je cherche une clef de rapports.

Ces grondements marins qui me hantent ne sont-ils pas une voix à comprendre ? Ces lames bouillonnantes de joies ou de colères, se peut-il qu’elles n’aient pas de sens ? Quels chemins de la terre fleurie au suaire de ses glaces, aux menaces de ses ouragans ? qu’exprime une tempête ? Que dit une sérénité des éléments ? Autour de nous, une ruée de volontés d’être, en réplique à des volontés ennemies ? De quelles chaînes m’y trouvé-je lié ? De tant de douleurs, de tant d’extases, qu’est-ce que cet implacable faisceau du pire et du meilleur ?

Ne parlera-t-elle pas, cette voûte fantômatique qui offre et refuse à la fois des réponses où je ne trouve qu’un abîme de problèmes ? Où nous convient ces clignotements d’étoiles, entremetteuses de l’espace et du temps ? Comment disposera de nous ce soleil prometteur, si prompt à décevoir ? Ne recèle-t-il pas dans ses feux l’énigme du devenir ? Aux détours du labyrinthe ou nulle régression n’est possible, y a-t-il ou n’y a-t-il pas d’issue ? En quelles formes, et pour quels résultats nous prendre à des chaînons d’activités ambiantes qui sont peut-être des volontés ?

Des volontés ! La foule a dressé l’oreille. Ce qu’elle ne peut démêler encore dans l’impénétrable confusion du monde, comment l’expliquer plus simplement que par des jeux de volontés semblables à celle d’où procèdent les déterminations de sa personnalité. Pourquoi l’univers, aussi bien que l’homme lui-même, ne serait-il pas simplement une succession de volontés supérieures ? Par là, l’homme et le monde se trouveraient compris avant d’être observés. Quelle heureuse fortune d’un Inconnu dont les activités personnelles seraient en correspondance de réactions avec les nôtres pour donner un sens à tous événements, quoi qu’il pût arriver !

Ainsi, ce que nous connaîtrions le moins serait ce que nous comprendrions le mieux ? Bloc unitaire ou dispersion de puissances : peut-être distinguera-t-on quelque jour. La plus forte et la plus sûre perception du moi est d’un établissement humain de volonté. Ne faut-il pas qu’il en soit ainsi des mouvements du dehors, qui s’accordent ou s’opposent, comme nous-mêmes, suivant des déterminations inconnues ? Éblouissante simplicité ! La voix que nous attendions des choses serait venue de nous-mêmes. Volonté du dedans, volonté du dehors. Comme l’herbe au vent, la condition du moindre est de plier. De leurs feux, de leurs foudres, les décrets de la voûte lumineuse se font obéir. Qui nous voudrait tenter d’un flambeau de contrôle reste dans sa fumée. Toutes questions sont résolues avant d’être posées. À l’heure ou s’annonçait la mise en route, le périple de la connaissance se trouve achevé.

Faut-il le supplément d’un témoignage irrécusable ? Rappelez-vous qu’un jour, on ne sait quand, on ne sait où, une voix fut entendue qui disait : « De l’arbre de la science du bien et du mal, tu ne mangeras point, car tu mourras de mort si tu en as mangé. » Mais l’homme n’obéit pas : l’histoire en est connue. Et depuis ce temps, la méconnaissance illuminée eut pour tâche de réprimer les révoltes des tentatives de connaître, bafouées par les hommes et par les éléments divinisés. Ainsi, les puissantes animations d’inconnu, solidement ancrées dans les brumes primitives, ont gardé le culte de la foule tâtonnante sous la puissance des paroles d’autorité.

Où nous conduit cette tragique aventure de l’homme en lutte contre lui-même pour la suprême intelligence de sa vie ? Battant de l’aile, aux portes du mystère, que pouvons-nous attendre des échos de l’infinité ? La porte du Logari, sculptée au rocher de Delphes pour figurer le seuil de l’Hadès, laissera-t-elle filtrer des lueurs ? Le temps seul pouvait le dire, et assez de temps s’est écoulé depuis le drame de l’Éden pour que des efforts, de part et d’autre, il nous soit permis de juger. À dresser le bilan, pour chacun, d’un état de pensées avant de quitter la scène, comme justification d’un passage inopiné. La vallée de Josaphat des états de connaissance. Pour beaucoup le compte serait bref ; n’ayant été le plus souvent que de l’acceptation automatique d’une autorité qui ne souffre pas l’examen. Pour l’élite, l’histoire douloureuse de l’esprit d’observation, dans les fureurs des méconnaissances déchaînées. Levez-vous, témoin Galilée.

Pourquoi n’offensé-je personne, a dit un philosophe, si je doute du postulat d’Euclide ou de la loi de Mariotte, tandis que je succombe sous l’afflux des clameurs, si, cherchant l’absolu, comme tous autres, je ne l’ai pas trouvé ? Demandez-vous pourquoi l’effort de connaissance humaine n’appellera rien tant que l’épreuve d’une démonstration d’expérience, tandis que la réplique divine à nos timides enquêtes, sera du dernier supplice, avec l’achèvement des tortures d’éternité.

Le savant sollicite la contradiction. Le pontife a, pour principe directeur, la destruction de l’hérésie, c’est-à-dire d’une opinion qui s’oppose à la sienne, et toute la procession des émotivités primitives lui fait pompeusement cortège. Sancta simplicitas ! disait Jean Hüss, en voyant le petit enfant apporter des brindilles à son bûcher. Montrez-vous donc en pleine lumière, vous tous, âpres à remplacer le labeur de connaître par la magie des amulettes de mots pour arrêter l’enquête humaine aux âpres chemins de l’observation. Qu’apparaisse dans l’éclat du grand jour, la sombre coalition de toutes les faiblesses de pensées, de toutes les défaillances de caractère, de tous les asservissements d’imitation, de toutes les aveugles poussées d’atavisme organique, de toutes les fureurs d’intérêts déguisés — universelle conjuration de tous les manquements pour contraindre l’intelligence humaine à l’abdication. On suit, car c’est une mortelle offense de s’arrêter au défilé de la cohue sans s’y engager. Des savants authentiques accommodent, comme ils peuvent, le passage du « laboratoire à l’oratoire » mystiquement réservé aux hallucinations de l’inconnu.

Loyal envers lui-même jusqu’au seuil de l’aberration, Pascal demeurera le témoin douloureux d’une conscience torturée dans les tenailles d’un doute inexprimable qu’il voulut à tout prix réprimer. Pour qu’il en pût venir à l’argument suprême du pari sur la Divinité, ne fallut-il pas que sa volonté de croire fût à bout ? Ce jour-là, sans qu’il ait pu s’en rendre compte, son vertigineux élan vers les chances d’une assimilation d’absolu ne lui laissa que des convulsions d’épuisement. L’anxiété du non-connaître l’avait pris au mot, avant même qu’il eût dit son angoisse. Il en était venu, par excès de rigueur, aux hasardeuses conclusions d’impuissance ou s’enlise l’empirisme des probabilités obscurément entrevues. S’il y a un Dieu, je me serai mis en règle avec la chance. Sinon, je n’aurai pas même à qui m’exclamer. Oserait-on dire qu’il n’y ait jamais rien eu de cette secrète pensée au fond des bruyantes affirmations tumultueusement glorifiées ? Beaucoup de bruit du ciel, avec le plus possible des avantages du nombre. Vivre la vie de la terre commune, hors d’une dangereuse précision de personnalité. De puériles parades hors du don profond de soi-même — bulles d’écume irisées de néant.

Revenir aux argumentations d’école pour des acrobaties de raisonnements ne nous mènerait pas plus loin que la vulgaire métaphysique des temps passés. On se lasse au vide des formules en machinales répétitions pendant quelques milliers d’années. La fragile dialectique, où se heurtent nos synthèses d’observation, ne peut plus apporter aucun trait de lumière dans le trop vaste débat des consciences en acte de s’intégrer.

Qu’osé-je donc proposer ? Simplement d’établir un bilan des connaissances positives du monde et de nous-mêmes, avec leur cortège d’interprétations, et même d’hypothèses en œuvre de vérification, tel qu’un esprit de moyenne culture peut, à ce jour, l’enregistrer. Parfois, peut-être, l’indication d’une lumière lointaine éclairera la route par un effet de projecteur. Aucune forme de didactisme. Rien que des séries d’inventaires pour établir un état de mentalité. Des inférences méthodiquement rapprochées dans le champ des inductions d’expérience, en vue de relier toutes parties de connaissance en des complexes de positivité.

Non que j’en ose attendre un apaisement de l’éternel débat. Nos oscillations, nos doutes, viennent de telles profondeurs qu’ils ont chance de subsister en maintes formes, jusqu’au jour incertain où, de son propre effort, l’homme aura dépassé le présent stage d’évolution. C’est un événement dont trop de signes m’avertissent que je n’aurai pas la surprise. Ni toi, non plus, lecteur. Cependant, quel plus noble « examen de conscience » qu’un examen de « connaissances » ? C’est le suprême effort de personnalité dans le champ agrandi d’une évolution capable de s’observer, de se juger.

L’intérêt psychologique d’une vie est moins dans les actes extérieurs de calculs ou de sentiments que dans les directives des coordinations droites ou faussées. Arrêtons-nous à la source profonde plutôt qu’au banal abreuvoir. Cherchons la vérité de l’homme hors des fictions dans la brume desquelles elle tend à se dérober. Ce qui est, au lieu de ce qui n’est pas. La vie planétaire sous toutes ses formes d’expérience, ou la magie des rites pour des incohérences d’hallucinations.

Eh oui, les rites, car c’est le point de divergence aux bifurcations du connaître et de l’émotivité. Les personnalisations de l’inconnu entraînent, dans les rapports de l’homme et de sa Divinité, l’emploi de pratiques conventionnelles d’objurgation, de propitiation. Et la plupart des fidèles en viennent très vite à voir leur « religion » sous l’aspect d’un formalisme verbal bien plus que dans la rigoureuse mise en œuvre des préceptes d’entraide — recommandés, d’ailleurs, aux fins d’un égoïsme éternel revêtant le caractère ingénu d’un marché. On n’en conviendra pas. Mais comparez le faste des cérémonies sacerdotales avec la trop claire insuffisance des universelles maximes de charité, dont l’heureuse efficacité, toutefois, va croissant dans l’incroyance grandissante de nos sociétés.

Tout au long de la voie triomphale, le somptueux cortège des émotions héréditaires, incessamment renouvelées, fait défiler ses pompes parmi les chants de gloire rythmés de cuivres, sous les bannières chatoyantes, cortège du dais empanaché. Des processions d’images, d’emblèmes, c’est-à-dire de fictions, déroulent leurs spectacles parmi les fumées de l’encens. Quelle Divinité pourrait prendre plaisir à ce pauvre clinquant ? Aussi, n’est-ce qu’à la puérilité des enthousiasmes populaires que s’adresse l’éclat de l’éblouissant défilé. Misère ou fierté, je suis un de la foule, moi. Et puisque je me vois par vous convié à m’ébahir de vos mystiques trésors, ne pourrais-je point m’enquérir de quel poinçon frappés ? Vérité universelle, dites-vous ? Pourquoi ne puis-je franchir le fleuve ou la montagne sans trouver une autre vérité dogmatique non moins universelle et non moins différente ? La seule vérité universelle ne serait-elle point de ces relativités humaines, si chèrement acquises qui finissent par emporter l’assentiment de tous en tous pays ?

Vous m’enjoignez de me taire ? Pour l’emporter sur nous, votre Divinité a-t-elle donc besoin de silence ? Dites par quels moyens vous entendez empêcher les hommes de penser. L’infaillibilité du sacerdoce, en cela tout au moins, le montre trop faillible. Sous l’épouvante de vos feux, des hommes ont parlé. Nous avons appris d’eux à connaître quelque chose du monde et de nous-mêmes. Les temps de la polémique sont passés. Il suffit aujourd’hui d’une sommaire récapitulation des connaissances acquises pour que l’homme pensant succède à l’homme rêvant, par la vertu d’une expérience vérifiée.

De tous les temps fut le besoin d’une récapitulation de nos connaissances. Erreurs ou vérités, la dispersion du savoir incertain laisse l’intelligence sans coordination de repères dans la forêt obscure de l’inexprimable inconnu. La plus superficielle observation a besoin de se corroborer d’une autre, pour un mutuel état de probation. Une connaissance isolée n’est pas une « connaissance » ; ce n’est, ce ne peut être, aux rencontres de l’homme et du monde, qu’un vain éclair de sensation inutilisée. Dès l’origine, les premiers humains ont tendu à associer leurs sensations pour déterminer des mouvements de rapports. Et quand des trésors d’indications approximatives ont pu se colliger en une chanceuse formule de généralisation ; l’idée d’une « connaissance générale », d’une « compréhension universelle », s’est imposée à eux comme d’une suprême conquête des choses — prise de possession d’une ambiance inconnue.

Hasardeusement fondées, des doctrines se sont ainsi fait jour en des conflits où l’imagination et l’observation se disputent encore le champ de la connaissance humaine. Les annales des angoissantes oppositions qui ne finiront pas, font l’histoire, enchanteresse et cruelle, du drame de notre pensée. Emportés par le torrent des choses, la recherche devait nous tenter d’un point d’arrêt schématique d’où nous puissions embrasser l’univers. C’est la commune prétention des religions et des philosophies, justifiées en ce qu’elles attestent un effort de mentalité ordonnée, erronées dès qu’elles prétendent dogmatiquement fixer pour jamais des mouvements de compréhensions insuffisamment fondées.

Sur les rapports du Cosmos infini et de l’homme qui en est le produit éphémère, les plus grands esprits nous ont successivement offert, non sans de graves périls, toutes les thèses d’imagination. Il semble bien que tout ait été dit de ce qui pouvait se dire sur des questions sommairement résolues par la magie des mots. Voici, cependant, qu’après des millénaires, dont le nombre est indifférent, notre fortune enfin se renouvelle par une distinction fondamentale à établir entre le rêve et la pensée, entre les élans d’une imagination sans frein et le déterminisme expérimental d’un classement de rapports selon la loi de causalité.

C’est le problème des temps modernes. Quand les anciens philosophes de l’Inde nous apportaient des vues de philosophie que nous n’avons pas dépassées, ils annonçaient de confiance, ils prophétisaient, faute de pouvoir dire d’expérience. Ainsi fit l’hellénisme romain de Lucrèce, cherchant « la nature des choses », en d’audacieux enchaînements d’observations anticipées.

Ce qu’ont donné, sous le nom général de « sciences », dans les temps modernes, les acquisitions de connaissance expérimentalement vérifiée, a dépassé toutes les prévisions. En sommes-nous au point de les pouvoir confronter, contrôler les unes par les autres, pour en faire apparaître les premiers linéaments d’un tout harmonieux ? C’est la question que j’essaye de résoudre par des successions d’exposés sommaires dûment coordonnés.

L’idée d’une somme de connaissances remonte aux premières généralisations de pensées. Pourquoi ces généralisations se sont-elles indéfiniment multipliées dans tous les pays, dans tous les temps, sans arriver à la constitution d’un fond commun sur lequel on pût s’accorder clairement pour la mise en marche de l’intelligence humaine vers de nouvelles progressions de connaissances contrôlées ? La raison en est dans l’inconnu des valeurs d’objectivité susceptibles de s’imposer aux fins d’un général assentiment. Pas de pierre de touche, en ces âges, pour distinguer le rêve de la pensée. On en est venu à nous offrir simultanément, pour moyens de connaître, l’intuition prophétique et l’expérience vérifiée qui nécessairement s’excluent. Les décisifs progrès de la science moderne ont enfin amené une totale révolution dans cet état de choses. La probation d’expérience s’est imposée comme seul critère d’une vérité stabilisée.

Non qu’il puisse être question de donner à la connaissance positive une valeur d’absolu, comme au dogme dépourvu d’un fondement de positivité. Nos dogmatiques nous imputent à déchéance la relativité de notre observation. Plaisante vanité de soi-disant possesseurs d’absolu à qui échappe la corroboration expérimentale d’une preuve de positivité. Ils disent connaître le monde en soi, mais de ce dire aucun témoignage de vérification ne se présente. On a vu par le procès de Galilée ce qu’il arrive quand science et dogme viennent à s’affronter. Nos prétentions, il est vrai, ne vont pas au delà d’une connaissance relative. Mais, de notre revendication d’expérience nous ne pouvons être délogés, puisque l’observation, prise en défaut, ne se peut rectifier que par un nouvel afflux de précisions. Où donc est la « faillite » annoncée ? Du côté du Florentin condamné ou de ses juges tenus de se déjuger ?

La connaissance positive a finalement débordé tous les cadres que le dogme a prétendu lui assigner. Elle s’est installée en souveraine dans tous les domaines libres, dans tous les domaines réservés. Elle ne s’impose pas. Elle se propose à ceux qui sont dignes d’elle. Son propre est de ne procéder qu’avec la pointe de doute qui fraye la voie de la connaissance de la veille à la connaissance prochaine. « Vous ne doutez beaucoup, écrit Voltaire à M. des Alleurs, que parce que vous pensez beaucoup. » Tous doutes réservés, il nous demeure un tel fond de connaissances provisoirement vérifiées que le jour vient très vite ou s’impose le besoin d’un bilan de synthèse. C’est ce qu’avait entrepris saint Thomas dans sa Somme théologique. C’est ce qu’il échoit à chacun de nous aujourd’hui de reprendre, non plus sur des données de métaphysique religieuse, mais sur toutes notions d’expérience positivement confirmée.

Ce fut l’idée directrice d’Alexandre de Humboldt lorsqu’il entreprit de parcourir notre planète pour en tirer des généralisations. Savant, philosophe, lyrique même, il se trouvait pourvu de toutes les qualifications. Il nous a brossé à grands traits de magnifiques tableaux où l’homme s’inscrit dans les cadres de son Cosmos. Nous ayant promis une « description physique du monde », il y a inclus l’homme à son rang de positivité.

Quel que soit le progrès des connaissances, les matériaux de l’observation positive ne pourront que s’accroître en nombre et en qualité, sans que la distance soit appréciablement diminuée, qui nous sépare de l’inconcevable absolu. Il ne s’agit que de poursuivre, dans son extrême ingénuité, l’élaboration du « connaître » que l’homme commença le jour où il osa se proposer, sur lui-même et sur son ambiance, les premières questions révélatrices d’une correspondance du monde et de l’humanité. En ce temps, comme aujourd’hui, il ne pouvait se faire à lui-même qu’une réponse appropriée à ses moyens. Et puis, de jour en jour, la question se trouvant éternellement reprise, des réponses se succédèrent dans la mesure de ce que nous avions précédemment acquis de connaissances nouvelles, tenues de s’ajuster plus tard aux connaissances du lendemain.

Ce qui caractérise ma tentative d’une construction d’expérience, c’est que je n’y apporte aucun système, aucun plan d’une doctrine préconçue, qui pourrait inconsciemment m’induire à des biais d’interprétations prématurées. Nulle vue personnelle à justifier par des jugements de tendances. J’essaye d’ordonner des sommes de connaissances acquises dont les rapprochements suffisent à déterminer des lignes d’une construction mentale que notre relativité ne nous permettra jamais d’achever. D’inévitables erreurs ne sauraient rien changer du caractère de l’entreprise, puisqu’elles n’auraient d’autres résultats, avec le temps, qu’un meilleur agencement de matériaux aux mêmes fins. Là où s’arrêtent les acquisitions de ma connaissance, s’arrêtent mes interprétations sans me faire renoncer aux attirances de l’inconnu.

L’hypothèse devient connaissance, et la connaissance humaine gardera toujours une somme d’invérification où pourront s’insérer des amorces de connaissances nouvelles. Ainsi nous sera-t-il donné d’instituer, de jour en jour, de fragiles abris de compréhension qui iront se consolidant à toute heure, et nous permettront de nous accommoder progressivement au monde, au lieu de nous affoler lorsque le monde ne s’ajuste pas à l’obscurité des méconnaissances ancestrales où notre torpeur intellectuelle trouve tant de charme à s’effondrer.