Au seuil du désert
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 854-889).
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AU SEUIL DU DÉSERT

DERNIERE PARTIE[1]


IV


Ouargla est peut-être, avec Mourzouk, la ville
la plus insalubre du désert.
(Schirmer. Le Sahara.)


A Ouargla, tout le monde est malade. Noyée dans une mer de verdure, entourée d’eaux croupissantes, la ville est singulièrement malsaine ; la fièvre y est à l’état permanent, et le terrible été dernier n’a épargné personne. Les deux officiers français sont épuisés et un sous-officier est, pendant que nous sommes là, en train de mourir.

Encore maintenant, au commencement d’octobre, les après-midis sont brûlans, les nuits, chose rare dans le Sahara, à peine plus fraîches que le jour. Durant les trois journées que nous passons ici, la température oscille entre 46° et 48°. Jointe à l’intense réverbération des sables, à la lourdeur irrespirable de l’air chargé d’humidité, cette chaleur est insupportable et épuisante. Et encore, paraît-il, il ne faut pas nous plaindre : en juillet et en août, le thermomètre, qui n’est jamais descendu au-dessous de 50°, est monté jusqu’à 55° ! Les Européens ne résistent pas à de pareilles températures et ceux qui échappent aux fièvres tombent sous les coups des maladies de foie. Aussi, à part deux officiers, quelques soldats et un marchand, il n’y a ici que des indigènes. Les Arabes eux-mêmes craignent cette ville empestée et, durant les mois d’été, ils la fuient pour s’établir dans les ksour des environs, à Ba-Mendil et à Rouissat.

Impossible de rien faire pendant ces terribles journées ; il faut renoncer même à dormir. Enfermés dans le petit logement que M. Boucherie nous a gracieusement prêté, les fenêtres closes et tendues de nattes, nous somnolons épuisés, languissans, absorbant d’invraisemblables quantités d’eau. Des milliers de mouches bourdonnent autour de nous, berçant notre insomnie de leur musique chantante, seul bruit, à l’heure accablante, de la nature assoupie.

Le soir seulement on peut sortir. On se traîne alors dans le jardin du bureau arabe et, le soleil couché, on dîne sur la terrasse, en face des horizons sublimes que recouvre peu à peu le manteau bleu de la nuit.


7 Octobre.

Visite, au crépuscule, des plantations de tamaris faites pour fixer les dunes. Il y a là des hectares plantés du petit arbuste au pâle feuillage. Il n’était que temps : des jardins avaient déjà été détruits, et des troncs de palmiers à demi enterrés restaient seuls des cultures d’autrefois. Aujourd’hui les sables sont arrêtés. Longtemps je les contemple. On se rend compte qu’on est ici sur la limite de la civilisation. Derrière nous, d’incomparables jardins, en face les sables destructeurs, entre les deux, le champ de bataille de l’homme et de l’océan poudreux et où l’homme semble avoir définitivement vaincu. Dans la demi-obscurité, les rangées de tamaris apparaissent à l’imagination hallucinée comme des rangs de soldats, toute une armée en ligne pour la conquête du désert.


Très célèbre jadis, très puissante fut Ouargla, dont on disait que, si elle ne faisait pas les sultans, elle les défaisait. Aujourd’hui la ville est singulièrement déchue. Elle meurt, silencieuse, devant un incomparable décor. Un million de dattiers lui font un berceau de verdure où le bruissement du vent dans les palmes se mêle à la chanson des ruisseaux, issus de trois cents puits. Entre ses murailles à demi effondrées, entourée d’eaux mortes, Ouargla agonise, accablée de chaleur et de fièvre. Au-dessus du marché désert, les trois mosquées tombent en ruines, et les maisons, dont le crépissage de chaux vive s’émiette au vent, semblent des amas de décombres, sur lesquels paraissent pleurer les grandes femmes vêtues de bleu, qu’on voit étendues sur les terrasses, aux soirs étoilés.


Mauvaises nouvelles. Un cavalier monté à méhari, qui est venu à marches forcées de Ghardaïa, m’apporte de la part du colonel Didier une lettre qui m’atterre :


« Cher Monsieur, le lendemain de votre départ, j’ai appris qu’un rezzou de trente meharas, dirigé par l’un des pillards les plus hardis du Sahara, avait enlevé un poste à Hassi-el-Hiran. La ligne d’opération de ce bandit est très rapprochée en certains points de la route directe d’Ouargla à Inifel, de sorte qu’il serait imprudent de s’engager sur cette dernière. Je vous engage donc à ne pas aller à Inifel, au moins d’Ouargla ; à El-Goléa, on vous dira si vous pouvez faire cette pointe. La route directe d’Ouargla à El-Goléa n’est pas, dans ces temps de trouble, très catholique et il vaudra peut-être mieux faire un crochet et passer par Hassi-el-Hadadra. M. le lieutenant Boucherie vous indiquera d’ailleurs ce qu’il y a de mieux à faire. Vous jouez de malheur ; car voilà deux ans que nous n’avions pas eu de ces incursions... »


Ce qui, dans cette lettre, a l’apparence de conseils, a pris, dans le message officiel arrivé en même temps pour le lieutenant, la forme d’ordres précis. Aussi M. Boucherie, responsable de notre sécurité, ne veut-il nous laisser partir ni pour Hassi-Inifel par la vallée de l’Oued-Myâ, ni pour El-Goléa par la route directe de la Hammada. Malgré mes instances, le refus est formel : le massacre de quatre Arabes à Hassi-el-Hiran et l’enlèvement de nombreux chameaux rendent, paraît-il, la prudence indispensable. Un instant je crains même de ne pouvoir dépasser Ouargla et d’être obligé de remonter vers le Nord par Touggourt et Biskra. Mais, grâce à Dieu, tout s’arrange enfin ; nous obliquerons au nord, et passerons par Hassi-el-Hadadra. M. Boucherie nous donnera, en prévision d’une attaque possible, une escorte de cavaliers du maghzen. Nous prendrons d’ailleurs les précautions les plus minutieuses, restant toujours groupés, et nous entourant la nuit de sentinelles.


V


9 Octobre.

Au clair matin, entre les fossés où sous les herbes croupissent des eaux mortes, et le rideau frémissant des dattiers, notre caravane s’organise dans un bruyant tumulte. Nous partons. De nombreux Ouarglis, incorrigibles flâneurs, sont sortis pour nous voir, et des enfans nous suivent quelque temps, tandis que, en haut, sur les murs, debout et immobiles en des poses de statues, les femmes vêtues de bleu regardent s’éloigner la caravane.

A peine sortis de l’oasis, hors de l’oppression des voûtes feuillues, nous sommes en plein désert. Autour de nous s’étale la surface plate du chott, le fond de l’ancien lac desséché, où les rivages successifs ont laissé de larges traînées de sel. Quelques plantes ont poussé sur ce sol, dont les veines renferment de l’eau cachée ; des troupeaux de moutons broutent ces herbes sèches et de loin semblent des taches mobiles, comme des mares qui se déplaceraient. Mais ces prairies n’ont pas le charme des nôtres ; le sable parait partout et elles sont privées de la parure des fleurs, des marguerites et des boutons d’or.

Le sol est dur et bon pour la marche, et pourtant on n’avance pas. A chaque instant, il faut s’arrêter, faire agenouiller un chameau qui pleure, consolider une charge mal assujettie, opérer d’interminables transbordemens. La troupe s’égrène de plus en plus, mettant quelques ombres mouvantes sur la plaine ensoleillée.

En passant, nous réveillons des lézards verts, qui dormaient sous les herbes et qui traversent la piste en un scintillement d’éclair. Sous les pierres il y a aussi des cigales, qui chantent la splendeur des étés du Sud.


Nous avons maintenant une troupe nombreuse ; seize hommes et trente-trois chameaux. Au guide, à Abdallah et aux quatre Sokhrars se sont joints dix soldats du maghzen d’Ouargla, armés sur toutes les coutures. Tous ont des têtes de bandits et plusieurs, en effet, ont été voleurs de grand chemin avant d’être soldats ; au Sahara c’est presque le même métier. Pour notre sauvegarde, comme otages en quelque sorte, et sous couleur de compléter leur éducation par un instructif voyage, on leur a donné pour chefs deux jeunes fils de caïds, Chayb et Adda, deux Chaàmbas, dont la race se trahit par un singulier mélange de fierté et de servilité. Tout ce monde est monté sur des chameaux touaregs, hérissés de fusils, de pistolets, de sabres et de poignards. Ils nous défendront contre les pillards s’ils ne nous pillent point.

Le guide mérite une mention spéciale. Le cheikh Ben-Bou-Djema, qui est peut-être le meilleur routier du désert, a été en 1881 un des guides de Flatters. Véhémentement soupçonné d’avoir trahi son chef et de s’être enrichi du prix de sa trahison, il passa devant un Conseil de guerre qui, ne pouvant relever contre lui aucune preuve décisive, l’acquitta. Depuis le cheikh, très riche, et très honoré, a fait montre pour la France, qui lui garantit cette fortune et cette considération, d’une fidélité à toute épreuve. On ne peut être en de meilleures mains qu’en celles de cet ancien bandit ; connaissant intimement tous les écumeurs du désert, il est plus qu’un autre capable de sauver, par sa diplomatie, les vies pour lesquelles il ne risquerait pas la sienne. M, Hugues Le Roux, qu’il a conduit de Géryville à Ouargla, n’a eu qu’à se louer de ses services. Très agréable d’ailleurs, ce forban ; empressé, obligeant, un peu servile même, industrieux au possible, plus travailleur que ses congénères, il fait volontiers tous les métiers et vaut dix hommes à lui tout seul, et il serait le plus précieux des compagnons s’il savait le français. Au reste, nos gens ne parlent que l’arabe, à l’exception d’Abdallah.


Lentement, lourdement, pesamment, la caravane défile, toute la matinée, à travers le chott, qui flambe muet, affaissé sous le soleil déjà brûlant. Des mirages dansent à l’horizon. Ouargla et ses verdures ont sombré dans les lointains ; autour de nous il n’y a que des étendues indéterminées, des espaces informes, une indécise lumière incolore, où ciel et terre se confondent en un grand éblouissement.

C’est avec bonheur que nous sortons vers midi de cette dépression étouffante pour gravir les premières pentes du plateau ; on s’y arrête pour le déjeuner, à l’abri d’un tapis posé sur quatre fusils plantés en terre. De là, au-dessous de nous, très loin, nous découvrons Ouargla, petite île verte perdue dans l’immensité fauve. Et c’est avec un serrement de cœur que nous disons adieu aux arbres : nous n’en verrons plus pendant des jours.

Et puis, jusqu’au soir, c’est le plateau, l’interminable plateau qui couvre les trois quarts du désert, là, il n’est pas trop monotone encore et se ressent du voisinage des bas-fonds et des vallées, que les rivières d’autrefois ont creusés dans la région d’Ouargla. Quelques ravins profonds, où glissent vers le chott invisible des coulées de sable, interrompait de temps à autre la surface de la haute plaine. Cette surface elle-même n’est pas unie, mais ondulée, parsemée çà et là de cordons de dunes que les vents ont amassées en longues traînées. Avec le sable, dans le désert, apparaît toujours un peu de vie ; la vraie désolation est la hammada, le plateau pierreux. Ici le tapis jaune des fines poussières se pique du vert poudreux des herbes désertiques dont les chameaux sont si avides ; la marche devient lente et irrégulière ; les bêtes s’écartent sans cesse, malgré les coups de matraque, du droit chemin ; et elles cueillent, du bout de leurs grosses lèvres, la maigre nourriture dont elles devinent qu’elles seront bientôt privées.

Le soir, la halte a lieu au fond d’un cirque solitaire, appelé Merieb Sebbakh. Tandis que les chameaux broutent les herbes rares, nous songeons à la France, dans la nuit fraîche, sous les étoiles silencieuses.


10 Octobre.

Journée monotone, monotone, sur le plateau qui devient de plus en plus horizontal, de plus en plus sauvage. Le drinn a presque disparu, remplacé peu à peu par la plante des solitudes de pierres, le chardon du désert qui, sur le sol gris, fait de petites taches bleues.

Quelle terrible année ! En plein mois d’octobre, l’atroce température de l’été continue de sévir sur les plateaux, qui brûlent tout le jour dans un resplendissement farouche, troublé d’étonnans mirages.

Le désert s’accuse de plus en plus : les lézards, les scarabées, les fourmis ont disparu. Ah ! ce pays où manque l’infime vie du sol, ce pays sans herbe, sans oiseaux et sans fleurs ! Rien que des cailloux gris après des cailloux gris, quelques chardons aux reflets métalliques et les ombres de nos chameaux au milieu de l’espace qui flambe.


La journée se traîne ainsi, pénible, silencieuse. A la tombée du soir seulement, nous atteignons un cirque déprimé, où le drinn fait un fond d’herbages verts et où deux petites colonnes de pierres blanchies à la chaux supportent une poulie et une corde. C’est le puits de Hassi-el-Hadjar, où nous allons soigneusement nous approvisionner ; car nous aurons ensuite six jours sans eau.

Ce soir, la tombée de la nuit est admirable sous la multitude des étoiles. Dans la nuit transparente, nous restons très tard à causer, étendus sur notre tapis. Un grand conseil se tient. Mettre quinze jours pour gagner El-Goléa par Hassi-el-Hadadra, ainsi que je l’ai promis à M. Boucherie, c’est vraiment bien long. Nous sommes dix-huit et bien armés ; pourquoi d’ailleurs les pillards suivraient-ils le chemin direct d’Ouargla à El-Goléa, les plateaux désolés et sans eau où jamais une caravane ne passe ? Je demande à Bou-Djema de nous conduire par ce chemin direct ; c’est un trajet d’à peine une semaine. Il hésite un peu, puis consent. Nous en serons quittes pour prendre de sévères précautions.

Bou-Djema place lui-même une sentinelle près du puits. Mais l’insouciance de ces Arabes est vraiment sans bornes ! Quand je me relève la nuit pour vérifier la surveillance, je trouve la sentinelle profondément endormie.


11 Octobre.

Aujourd’hui l’on se met en route très tard. Il faut abreuver les chameaux qui devront se passer de boire pendant six jours et qui, comme s’ils s’en doutaient, absorbent des quantités d’eau prodigieuses. Il faut aussi remplir nos outres et nos tonnelets ; dix chameaux suffiront à peine pour transporter l’eau qui nous sera nécessaire. Ah ! que nous souffrirons ! Cette eau de Hassi-el-Hadjar est, comme presque toutes les eaux du désert, détestable, chaude, d’une saveur magnésienne, remplie de poussières et d’insectes en décomposition ; on ne peut la boire qu’à travers un linge qui en retient tant bien que mal les impuretés ; encore est-il bon de fermer les yeux. Ce sera pourtant là notre régime durant six jours. Dans les guerba en peaux de bouc cousues, l’eau se conserve relativement fraîche mais prend un goût très prononcé de goudron ; dans les tonnelets, au contraire, où sa saveur ne s’altère point, elle devient vite très chaude par suite du ballottement. Il faudra choisir entre ces deux désagrémens.

Une fois partis, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Comme il arrive trop souvent, les chameaux qui s’effrayent d’un rien s’emportent, jettent leurs charges, s’enfuient au loin dans toutes les directions. Impatiens d’atteindre, pour la halte de midi, un endroit connu du guide et où nous aurons de l’ombre, je ne veux pas attendre ; Chayb, Adda et cinq cavaliers demeurent en arrière pour rallier les chameaux désemparés, et le reste de la caravane part avec nous en avant.

Ils se font attendre, les retardataires, et je commence à être inquiet, bien que le guide m’assure qu’ils trouveront facilement nos traces, très perceptibles aux yeux d’un Saharien.

C’est toujours le plateau, l’interminable hammada grise. De temps en temps seulement de petites dépressions se voient, où les vents ont amassé des sables. Parfois aussi, un oued desséché interrompt la surface horizontale, et nous traversons l’immobile coulée blonde, allongée vers de vagues lointains.

Tout à coup on s’arrête. Le plateau s’affaisse brusquement et en has, au-dessous de nous, s’arrondit un cirque profond et surchauffé entre des murailles de terre rouge. Au dedans, c’est un étincellement, un bouillonnement de fournaise ; les jeux du soleil y font comme des flammes ondulantes et scintillantes sur le fond qui rougeoie. On dirait une grande cuve de matières en fusion, bouillantes, incandescentes. Et de là monte un souffle brûlant, une haleine de brasier.

Les chameaux font quelques difficultés pour descendre ; ils s’y décident enfin et nous dévalons le long des éboulis que le vent a accumulés sur un des côtés de la dépression. Ah ! l’intolérable chaleur qu’il fait là-dedans, l’air immobile, irrespirable, pesant, dont l’intense réverbération aveugle I Heureusement le sol est ferme, la marche rapide.

Remontés sur le plateau, nous trouvons de profondes déchirures creusées, il y a des milliers d’ans, par des fleuves morts aujourd’hui, et c’est dans l’une d’elles, qui projette sur nous un grand cône d’ombre, que nous nous arrêtons pour déjeuner.

Nos retardataires ne sont toujours pas revenus. Mon inquiétude a gagné Bou-Djema, qui regarde souvent à l’horizon du Nord ; un instant, il monte même au sommet de la gara qui nous abrite pour inspecter les lointains. Cette fois il les a vus, et bientôt en effet ils sont là. Honteux de leur retard, Chayb et Adda se précipitent à mes genoux qu’ils embrassant. Une verte semonce, que je leur fais administrer pas Abdallah, et tout est fini. On me jure qu’on ne s’écartera plus.


Le déjeuner terminé, nous remontons sur le plateau monotone où nous nous traînons jusqu’au soir. Et la belle nuit transparente de ces régions sèches descendue paisiblement sur la terre qui s’assoupit, le camp est dressé au fond d’une petite daya, sur les sables mouchetés de drinn.

Le soir de dures étapes, c’est l’heure exquise du repos, dans la paix fraîche et le silence des espaces.

Pendant que quelques hommes déchargent les chameaux qui beuglent, d’autres courent la campagne pour ramasser de quoi allumer le feu. L’insouciance de ces gens-là m’irrite, jamais je n’ai pu leur persuader de recueillir pendant la marche les herbes sèches et les branchettes qui nous sont nécessaires ; ils préfèrent perdre une heure chaque soir à cette recherche. Les chameaux déchargés sont abandonnés à l’aventure ; on ne les entrave point ; il n’y a pas de danger qu’ils s’éloignent ; ils passent ainsi une partie de la nuit à brouter le drinn, et on entend longtemps le bruit sourd de leurs mâchoires.

Le feu allumé, nous dînons sur une planche posée sur deux tréteaux, à la lueur d’une bougie, assis sur deux plians, cependant que le soir pacifique et muet repose sur les vastes campagnes.

Quand nous rentrons dans notre tente, notre escorte commence seulement à dîner. Le matin, les Arabes se contentent de quelques dattes, conservées au fond d’un tellis ; mais le soir ils. ont le temps et leur indolence se plaît à faire durer les repas. Leur menu consiste invariablement en couscouss. ils s’attardent longtemps, à causer, à la fraîcheur de la nuit, jusqu’à l’heure où ils se roulent dans leurs burnous ; ils chantent même parfois, et leurs chants graves et monotones résonnent longuement au loin dans le désert profond.

Cette nuit-là nous prenons plus de précautions que jamais ; nous sommes tout près ici du chemin qu’ont suivi les pillards. On place deux sentinelles, et le camp s’endort enfin, tandis que la fumée de notre brasier, argentée par la lune, monte droit vers le ciel dans l’atmosphère immobile.


12 Octobre.

Au petit jour, le cri d’une sentinelle nous réveille, et en un instant nous sommes sur pied. Ce sont deux cavaliers du maghzen d’El-Goléa, vêtus de noir, qui arrivent du Sud, montés à meharas. On leur offre le café pour les faire causer et ils nous renseignent sur l’état du désert. On a lancé le goum d’El-Goléa à la poursuite des pillards pour leur reprendre les chameaux qu’ils ont razziés, et il paraît qu’il y a eu, du côté de Tabelkosa, dans le Gourara, un combat sanglant. Décidément le désert n’est pas sûr cette année. Mais il nous suffira de quelques précautions.

Journée monotone, à se traîner, dans la chaleur qui tombe du ciel et monte de la terre, sur la hammada pierreuse. Le plateau est maintenant tout à fait plat, nu et désolé ; les rares chardons qui le parsemaient hier sont devenus plus rares encore ; c’est maintenant un immense champ de cailloux arrondi jusqu’au cercle précis de l’horizon, qui semble immuable.

Encore une fois Chayb, Adda et deux hommes ont profité de ce que j’étais en tête de la caravane avec le guide pour se séparer de nous : ils ont, me dit Abdallah, aperçu une espèce de cochon, que je présume être un pécari, et ils lui donnent la chasse. Cette fois, quand ils reviennent, la colère m’emporte et je menace Chayb de mon bâton. Le fier Saharien, fils de grand seigneur, me jette un regard de haine ; mais, depuis, tout le monde obéit.

Vers midi, une surprise : un arbre ! C’est le premier que nous ayons vu depuis Ouargla et ce sera le dernier jusqu’à El-Goléa. Un arbuste malingre, un être chétif de solitude et d’abandon, rôti par le soleil, déjeté par le vent, rongé par les insectes ; il y a cependant à son ombre place pour deux personnes, et c’est là que nous déjeunons au milieu de la vie infime qui grouille dans cette ombre inattendue. Sur les branches, il y a un nid abandonné depuis des années. Quel oiseau a pu venir nicher ici, dans ces espaces perdus, à travers ces cieux désertés de tous les volatiles ?

Nos gens ont capturé deux lézards d’une espèce que je ne connais point, superbes dans leur robe fauve mouchetée de dessins d’argent, et touchans avec leurs yeux si profonds, si inquiets de créatures faibles. Sous mes doigts, je sens palpiter leur cœur. Peut-être, enfans des vastes solitudes, ils ne connaissent pas les hommes, et ils ont peur de ces grands êtres qui paraissent si forts. Je les enferme dans une boîte où j’ai mis un peu de drinn ; et je les entend fureter, gratter, pousser de petits cris plaintifs et saccadés qui semblent des sanglots.

Décidément, ils pleurent, mes lézards, pauvres bêtes de soleil emprisonnées dans un cachot obscur. Mon cœur saigne et je les mets dehors. Leur regard étonné se pose un instant sur moi, reconnaissant peut-être ; ils filent ensuite très vite, comme s’ils craignaient qu’on ne se ravisât. Retrouveront-ils leur habitation coutumière ? Ne mourront-ils pas perdus dans le désert ? Quand je pense à ce bonheur de bêtes que j’ai troublé, un regret me serre le cœur.

— Pourquoi tu les as lâchés, Monsieur ? me demande Abdallah. C’est très bon à manger.


Déjà le crépuscule a assombri la terre qui fait un disque noir sous le firmament clair d’étoiles ; nous n’arrivons pas et la fatigue commence à nous appesantir. Je rejoins Abdallah et le guide qui marchent en tête, découpant sur le ciel leurs hautes silhouettes d’hommes-chameaux, d’animaux fantastiques.

— Quand arriverons-nous ?

Mais les Sahariens, pour qui toutes les heures s’écoulent indifférentes dans la grande monotonie des choses, n’ont pas la notion du temps : Abdallah consulte le guide.

— Le cheikh ne sait pas. Mais, si tu veux, on campera ici.

Ce n’est pas ce que je veux ; je veux savoir si nous sommes loin du point fixé pour l’étape. Je renouvelle ma question à Abdallah, qui s’efforce de la faire comprendre à Bou-Djema. Peine inutile !

— Le cheikh ne sait pas. Mais il dit que nous arriverons ce soir, s’il plaît à Dieu. ;

Nous arrivons en effet, en pleine nuit noire. Pourquoi s’arrêter ici ? Il n’y a rien que le désert. C’est un point de l’étendue vide, un point semblable aux autres, sans même un nom. Les jours suivans, il en sera encore de même. Ici, c’est le désert absolu : tout est pareil, innomé.


15 Octobre.

Depuis trois jours, nous cheminons lentement, lentement sur l’interminable océan de pierres. De l’aube au crépuscule, c’est le même paysage, immense et vide, les grises platitudes à perte de vue, les lointains fuyans, et toujours, là-bas, le cercle précis, inexorable, qui se déplace avec le voyageur, qu’on n’atteint jamais et dont on se sent enserré, étouffé comme par les murs d’un cachot. On est le prisonnier de l’espace, de l’espace trop grand pour l’homme, qui vous entoure de partout, vous accompagne comme s’il vous guettait, qui vous étreint de son immensité et vous accable de son silence. On n’ose pas élever la voix ; on se tait dans la grande paix des choses.

Durant ces trois mortelles journées, où l’on somnole, assoupi de chaleur et de silence, au pas berceur des chameaux, la même plaine défile à nos yeux, uniforme et pareille. Pas un accident de terrain, pas une aspérité, pas une dune, pas un oued ; rien que le plateau, parsemé de galets noirs, dans un horizon circulaire comme celui de l’Océan. A peine çà et là, entre les pierres, quelques maigres chardons, minuscules plantes bleues, rigides et métalliques et qui semblent des plantes de fer.

Sur ce sol dur, les caravanes ne laissent pas de traces ; et on se perdrait dans ces espaces semblables si, de distance en distance, on n’avait élevé, de temps immémorial, de petites pyramides de galets, à peine visibles dans l’aplatissement des surfaces et que le guide, du haut de son chameau, cherche longuement.


Dans ces solitudes, nous avons passé des heures délicieuses d’engourdissement et de vie végétative. Un silence effrayant pèse sur les campagnes, scandé par le pas assourdi des chameaux ; et ce silence est sonore ; il vibre de bruits étranges ; il emplit l’oreille de fantastiques bourdonnemens. On va ainsi muet, engourdi, bercé par un demi-sommeil, livré à des demi-sensations, à des ébauches de pensées, d’où il ne reste rien qu’une grande monotonie, un grand vide de toutes choses, un grand néant.

Mais nous y avons contemplé d’incomparables spectacles, la nature sans voiles, dans la nudité de son corps divin. Dans l’uniformité générale, les phénomènes du jour et de la nuit paraissent plus majestueux.

Le matin, le désert s’éveille, déjà rigide et sévère. Des brumes humides ne tissent point des voiles impalpables au-dessus de la terre et n’estompent pas des horizons adoucis ; pas de fils d’argent tendus entre des plantes assouplies par la fraîcheur de la nuit ; pas de fines gouttelettes irisées des jeux de la lumière. La nature ne tressaille pas, n’ouvre pas lentement les yeux en s’étirant ; le charme alangui du proche sommeil n’amollit pas ses traits durs, ses lignes nettes. Rien ne se détend, rien ne vibre, rien ne palpite dans ce corps de pierre. Le désert s’éveille comme il s’est endormi, immobile et immuable, dans l’absolue transparence de l’air et la rigidité de ses formes durement dessinées. Le soleil à peine levé est brûlant, le ciel rayonne, la terre reluit, l’air étincelle, toute la nature brûle dans un flamboiement silencieux.

Midi, c’est l’heure de la fête somptueuse du soleil. Le sultan nomade du ciel contemple du haut l’empire doré et riant de la mort que lui-même a créée. Il rayonne, auréolé comme un dieu, éclatant et superbe dans sa majesté solitaire, farouche, jaloux de sa puissance, brûlant les yeux qui voudraient le fixer, faisant fuir les animaux, desséchant les plantes, jaunissant le ciel et la terre, et revêtant tout de cette teinte dorée, qui est la couleur de sa livrée royale. Lui seul vit dans la nature sans mouvement, lui seul anime le cadavre. Ses rayons verticaux tombent eu pluie de feu, à travers laquelle on voit danser des flammes comme au fond d’une gigantesque fournaise.

Alors, dans l’après-midi qui s’avance, les mirages se lèvent. Tout tremble autour de la caravane. L’air frissonne, la terre travaille, et au loin, devant l’œil halluciné, s’allongent de solitaires étangs.

Cependant le soleil descend. Dans l’atmosphère sèche, son globe dessine une circonférence précise. On dirait un gros ballon de cuivre, qui tomberait là-bas, derrière l’horizon, dans un grand trou vide, à côté de la terre.

Et puis, la nuit s’abat brusquement, bleue et transparente. Le silence devient plus solennel sous les étoiles immobiles ; et, sans un mouvement, le désert s’endort.


16 Octobre.

Ce matin, au réveil, un chameau a disparu. Le fait est rare ; en général nos bêtes ne s’écartent pas du camp et il est inutile de les entraver. Comment le retrouver ce chameau perdu dans cette plaine sans limites, sur ce sol dur où il n’a pas laissé de traces ? Il est vrai que les Sahariens ont un flair admirable et, pendant que nous continuons notre route, un des maghzenis, Abou-Bekr, prend le mehari du guide, qui à lui seul saurait en cas de besoin retrouver la route, et part à la recherche du fugitif. Bientôt il a disparu dans les lointains. Cela serre le cœur de voir un homme s’en aller ainsi, seul dans l’immensité.

Le pays, plus varié maintenant, fait pressentir le prochain effondrement du plateau. On rencontre quelques cordons de dunes, des âreg suivant l’expression arabe. On les aperçoit à d’infinies distances, jaunes sur la terre grise. Pendant des heures elles ferment l’horizon ; on les voit peu à peu grandir, approcher, et bientôt on est au milieu du chaos des sables, des fines poussières où l’on enfonce et qui croulent sous les pas.

C’est au pied de ces cordons que nous déjeunons ; d’un sommet nous pourrons guetter Abou-Bekr et tirer au besoin pour le guider des coups de fusil. Mais le voici qui revient, ramenant le chameau au trot devant lui.

Et tout l’après-midi, nous nous traînons péniblement sur l’interminable plateau, parmi les galets noirs qui reluisent, à bout de forces, épuisés par la monotonie des choses.


17 Octobre.

En pleine nuit noire, je suis réveillé par les cris de mes hommes et les hurlemens des chameaux qu’on charge. Pas besoin, cette fois, d’aller secouer les dormeurs, bêtes et gens sont debout avant moi, impatiens d’atteindre El-Goléa, où nous arriverons ce matin après quelques heures de marche hâtive dans les dernières solitudes de pierres. Les hommes y trouveront les longs repos, si chers aux âmes arabes, les sommeils sans craintes et les indolentes flâneries sous les palmiers, où s’échangent les nouvelles et où se racontent les merveilleuses histoires du désert. Et les chameaux, les pauvres chameaux martyrs, qui n’ont pas bu depuis six jours, déjà ils flairent l’eau, l’eau courante, limpide et presque fraîche, la passion de ce Sahara, éternellement brûlé de soif !

— Abdallah I quand arriverons-nous ?

Mais ils ont toujours, ces hommes des vagues solitudes, l’imprécise et fuyante notion des heures, pour eux si semblables et si indifférentes. Abdallah consulte Bou-Djema, s’explique bruyamment, tâche sans doute, lui, l’Arabe à demi civilisé, de faire comprendre au Saharien toute la portée de ma question. C’est peine perdue !

— Le cheikh ne sait pas. Il dit ainsi : Tu déjeuneras à El-Goléa, s’il plaît à Dieu.

Eh bien ! à la grâce de Dieu ! Dans la nuit déjà blanchissante, on s’équipe en hâte, au milieu des cris, des grognemens, des malédictions, d’une confusion plus grande que jamais. Deux bougies, dont le vent du matin couche par saccades les flammes fumeuses, éclairent à peine quelques coins du camp d’une lueur de feux follets ; et tout autour, dans la pénombre plus noire, se meuvent des formes indéterminées et molles, comme des monstres marins dans la nuit des abîmes.

Devant le lent déroulement de la caravane, nous partons en avant avec Abdallah, Bou-Djema, Chayb, Adda et deux cavaliers du maghzen. Nous aussi, une fièvre d’impatience nous brûle et fait battre notre cœur à grands. coups : huit jours de désert absolu et les infinies perspectives des lointains fuyant, fuyant sans cesse, épuisent l’esprit autant que le corps. Oh ! quitter ces espaces vides, reposer son regard ébloui de mirages sur des formes précises, voir un arbre se silhouetter sur le ciel, goûter le charme des teintes variées, réjouir son oreille emplie de silence au clapotis de l’eau !

On marche. On marche sous les étoiles, dans la nuit que la sécheresse fait étrangement transparente. Le vont souffle du Nord par rafales, sec et cuisant, très froid. C’est la première nuit de l’hiver, du cruel hiver de ces régions au climat extrême, aussi dur que l’été. Nous grelottons sous nos burnous de laine, que gonflent des frissons glacés.

Décidément nous approchons. Voici deux chameaux qui broutent, tout seuls, sans gardiens. A quoi bon les surveiller ? On sait bien qu’ils ne s’éloigneront pas de la source prochaine ; et puis on voit de si loin dans ces platitudes ! Ils tendent vers nous leurs cous démesurés ; leurs yeux, doux et tristes, disent bonjour dans leur langue gentiment disgracieuse ; puis, réjouis pour des semaines de cette rencontre de leurs frères, ils se remettent à leur broutement éternel.

On marche. On marche. Tout à coup le soleil monte et des gerbes de lumière jaillissent au ciel. C’est le jour, tout doré et déjà brûlant.

El-Goléa !

Là-bas, par delà le cercle de l’horizon, une dentelure vaporeuse, à demi diaphane, une sorte de château de rêve, sans appui, comme envolé en plein ciel. On dirait une nuée rose, une petite vapeur du matin, accrochée là-bas, bien loin, aux herbes du plateau.

Mais la vision se précise ; le rêve devient quelque chose de réel, de solide. C’est le kzar d’El-Goléa, tout rosé d’aurore, surgissant très haut du lit de l’Oued-Messeguen et dominant les solitaires plateaux. On ne voit pas encore la vallée, on la sent en bas, sous l’horizon, dans le brusque dévalement des pentes. Et on se hâte vers la verdure et vers l’eau.

De la crête de la falaise, un saisissant tableau se découvre tout d’un coup. Des sables, des sables à perte de vue, une mer de monstrueuses vagues d’or, qui viennent on ne sait d’où, comme pour engloutir les hauteurs où nous sommes. Ce sont les grandes dunes de l’Erg occidental ; leur énorme masse fauve est piquée en quelques coins de taches vertes, qui sont les jardins d’El-Goléa, taches si clairsemées, si petites, qu’on les prendrait pour un mirage et qu’une crainte irréfléchie nous angoisse de les voir peu à peu se fondre, disparaître, s’évaporer dans le vide de l’air étincelant.

Dans une coulée de sables amassés par les vents, nous gagnons la vallée. La marche se précipite ; les chameaux, qui ont senti l’eau, reniflent, et, malgré nos efforts, les voilà qui s’emportent, qui s’emballent en une galopade folle, jusqu’à une seguia d’eau courante où ils s’agenouillent et boivent à longs traits goulûment, bruyamment.


VI

Entre les escarpemens gris de la hammada et l’océan fauve des dunes, au fond d’un vallon calciné, quelques palmiers tordus, semés à l’aventure, salis d’une éternelle poussière ; une trentaine de masures, jetées au hasard, bâties de terre séchée, misérables, sordides, invisibles presque sous leur teinte brun safrané, l’uniforme teinte du désert ; un roc isolé, arraché violemment du plateau par le fleuve puissant qui autrefois a sculpté cette vallée, et couronné d’une forteresse, du ksar des Châamba-el-Mouadhi, évoquant un burg gothique sur les bords d’un Rhin desséché ; un petit lac, alimenté par des eaux artésiennes, une petite mare de limpidité et de fraîcheur, étrange, inattendue ici, sous son revêtement d’herbes aquatiques et de nénuphars aux fleurs d’or, larges comme des soleils ; — c’est El-Goléa, le point extrême de l’occupation française, la dernière ville du Sahara, à 1 000 kilomètres d’Alger, à 3 000 kilomètres du mystérieux Soudan.

Dans ce triste pays, il est un coin de paradis : le bureau arabe. Jamais voyageurs, le corps épuisé par les marches forcées, l’esprit malade de l’incessante contemplation des horizons pareils, ne trouvèrent un accueil plus cordial, une hospitalité plus empressée, des attentions plus délicates. Quel bon souvenir nous garderons de nos trois étapes du désert, Ghardaïa, Ouargla, El-Goléa ! Le capitaine Godron, qui administre un territoire grand comme un royaume, est un vieil Africain ; tout en espérant la problématique expédition du Touât, dont l’attente fait battre son cœur de soldat, il se consacre à l’amélioration du pays, et il a créé, au milieu des sables inféconds, une pépinière dont les produits transformeront peut-être un jour ces lieux maudits. Heureux exemple d’un militaire pour qui la civilisation est autre chose que la multiplication des uniformes !

On nous installe dans le bureau arabe, en une fraîche casemate ; des attentions multipliées suppléent à l’absence de confortable. Ce sera là notre home pour trois jours ; nous y ferons la sieste et nous y passerons les nuits, trop fraîches maintenant pour permettre de coucher sur les terrasses.

Autour de la table presque somptueuse, que couronne un cochon de lait doré et rissolé, un des élèves du capitaine, nous causons de la situation actuelle du Sahara. Décidément la chance nous abandonne. Il nous faut renoncer à la pointe que nous projetions sur le Hassi-Inifel ; des bandes de pillards écument le désert ; ces jours derniers, aux confins du Gourara, entre des voleurs de chameaux et une fraction du goum d’El-Goléa, un combat a eu lieu qui a coûté la vie à plusieurs de nos fidèles. Aussi avec quelle impatience les officiers d’ici, exaspérés par les pilleries et les provocations incessantes des gens de Bou-Amama et des Châambas dissidens, attendent-ils la fameuse expédition, annoncée pour cette année, contre le repaire, jusqu’ici inaccessible, des brigands sahariens ! Leur désir de voir la France vengée est si ardent qu’ils modèlent la réalité sur leurs espérances et que vainement je m’efforce de les convaincre que vraisemblablement l’expédition projetée ne se fera pas encore cette année. Leur enthousiasme finit par vaincre mon scepticisme et, le cœur ému d’un espoir que je commence à partager, je bois avec nos amis aux victoires de notre lointaine et chère patrie.


Pour nous rendre au vieux ksar, nous traversons le nouvel El-Goléa, le village nègre, dont la mystérieuse population a tant intrigué les voyageurs. D’où viennent-ils ces noirs, ces haratinn serviteurs des Châambas, qui prennent soin des jardins, tandis que leurs maîtres mènent la vie nomade sur les plateaux au milieu de leurs troupeaux innombrables ? Leurs ancêtres ont-ils été capturés dans le Blad-es-Soudân, qui fournit d’esclaves le monde musulman depuis tant de siècles ? Ne sont-ils pas plutôt les restes de la primitive population dont l’origine se perd dans les lointains des âges ? Leur regard indéfinissable laisse l’imagination errer à l’aventure.

Le vieil El-Goléa, perché au sommet d’un roc solitaire, est le type le plus caractérisé que je connaisse des ksours sahariens. Les Arabes appellent de ce nom les villages fortifiés, situés généralement sur une hauteur d’un abord difficile, où les nomades mettent à l’abri en temps de guerre les récoltes de l’oasis qui s’étend au pied de la colline. Tout dans ces villages a été disposé en vue de la défense. Ils restent comme les témoins d’une époque de troubles et de pillages incessans. Les maisons extérieures ont leurs murs réunis les uns aux autres de manière à former une enceinte continue, percée de quelques meurtrières ; de là on commande le chemin qui serpente en lacets depuis la vallée et qu’une colonne aurait bien du mal à gravir sous le feu des assiégés.

À cette saison de l’année, le ksar est abandonné ; les Châambas campent au désert sous leurs tentes en poils de chameaux. Il nous faut ouvrir nous-mêmes la porte de bois massif aux lourdes ferrures, et derrière les murs il n’y a qu’une ville morte, dont le calme et le silence nous saisissent. Nous parcourons quelques ruelles muettes, bordées de maisons basses, tombant pour la plupart en ruines et dont les rares fenêtres sont soigneusement closes. On se croirait dans une nécropole, dans des rues de tombes, et involontairement on baisse la voix, comme si l’on craignait de réveiller les habitans de cette ville de morts.

En redescendant, nous avons le spectacle du soleil qui se couche sur les Grandes Dunes ; à mesure qu’il s’abaisse, les sables dorés passent à l’orangé puis au rouge ; et l’astre semble s’enfoncer dans une mer de sang.


18 Octobre.

Visite, en compagnie du capitaine Godron, de la pépinière qu’il a créée pour l’acclimatation des plantes européennes au Sahara.

C’est à deux kilomètres d’El-Goléa, au milieu des sables, une tache d’un vert tendre et frais qui réjouit les yeux. Un puits artésien a fait sortir du sol ce jardin enchanté ; l’eau ruisselle dans des rigoles disposées en échiquier ; dans les carrés poussent à l’envi des plantes potagères, à l’ombre des arbres fruitiers de France. Il y a là des choux magnifiques, des navets énormes, des fourrés de pois, des forêts d’asperges, et, au-dessus, pommiers, pruniers, poiriers, abricotiers, grenadiers, orangers et citronniers font un dôme de feuillage. Le capitaine est fier de son œuvre et il a raison : un jour peut-être, grâce à lui, la vallée inféconde aura des jardins ombragés et des champs fertiles, d’où les populations tireront dans la paix une heureuse abondance. Cela ne vaut-il pas mieux que de tuer les gens pour les empêcher de se révolter ?

Beau rêve que fait notre imagination emportée au fil de l’eau courante, bercée par la chanson des peupliers froissés par le vent ! Se réalisera-t-il quelque jour ? Le désert est un ennemi infatigable ; comme l’hydre légendaire, abattu sur un point, il se redresse sur un autre, plus menaçant. La civilisation a gagné la première partie ; on a multiplié les puits artésiens ; l’aride Sahara a ses fontaines comme l’a prédit le Prophète ; l’eau a noyé les dépressions de la vallée et, gagnant de proche en proche, a formé un lac ceinturé de roseaux bruissans où caquettent les canards sauvages. Mais le désert a cruellement puni l’homme de ses premières victoires ; des eaux nourricières est sortie la fièvre, la fièvre des marécages qui ne pardonne point. Jadis le pays était infertile, mais sain ; aujourd’hui, avec la fécondité et la richesse, sont venues les maladies ; et des soldats agonisent à l’hôpital, hâves et grelottans, victimes de la vengeance du désert invaincu.


J’accompagne le capitaine à la lisière des Grandes Dunes, qui bordent la vallée de l’Oued-Messeguen et s’étalent sur des centaines de kilomètres, jusqu’au centre inconnu du Grand Désert. Une heure de cheval sur le sol plat, puis des montées, des descentes, des glissemens, des chutes dans les fragiles montagnes qui croulent. Au terme de l’ascension, le tableau est saisissant. Imaginez un indescriptible chaos, des pics, des arêtes, des croupes arrondies, des croupes allongées ou recourbées en croissant ; des ondulations sans fin qui semblent courir l’une derrière l’autre, comme soulevées par une formidable houle ; et tout cela immobile, figé, muet, noyé de lumière, baigné de chaleur, allumé et flambant, fumant de poussières d’or.

Silencieux nous songeons sur la cime solitaire. Nous avons devant nous le spectacle même de la formation du Sahara durant des millénaires sans nombre ; des époques géologiques défilent sous nos yeux. Nous voyons le vent balayer les plateaux qu’il ronge sans relâche, entraîner la poudre impalpable et la déposer dans les dépressions, où elle s’amasse en montagnes de débris. C’est une lente désagrégation, commencée aux premiers jours du monde, qui a créé ce pays informe, dont il ne reste plus que le squelette de roches dures, destinées elles aussi à entrer dans le cycle de l’universelle destruction. Et, hallucinés dans le flamboiement de l’atmosphère, nous croyons entendre le lent travail de ruine, le sourd émiettement de la terre qui se décompose.


VII

Par grand vent, nous quittons El-Goléa, la nuit déjà noire. La caravane est partie en avant, et il fait bon trotter, pour la rejoindre, à l’amble allongé des chameaux, sur le sable fin, au pied des dunes, dont la lune naissante fait un océan aux formidables ondulations frangées d’écume d’argent.

Après la brûlante journée, la nuit, que des rafales balayent, est glaciale ; la terre rayonne vers les espaces limpides, constellés d’étoiles ; le vent soulève des tourbillons de poussière, qui paraissent, sous la pâle lumière du ciel, des brumes blanchâtres, des brouillards humides de nos nuits d’automne.

Trois heures durant, nous remontons la vallée de l’Oued-Messeguen, qui semble s’allonger avec notre marche ; et c’est en pleine nuit seulement que nous apercevons les flammes claires de notre campement et les ombres dansantes de nos hommes et de nos bêtes.

Dans notre tente bien fermée, nous restons longtemps silencieux et songeurs : une tristesse nous étreint, la tristesse des retours, la mélancolie de sentir que, là où on est allé, on ne retournera plus,


20 Octobre.

Désormais, chaque jour nous nous lèverons avant le soleil. Nous avons décidé de doubler les étapes ordinaires des caravanes ; et, au pas lent de nos montures, il nous faudra rester en selle dix à douze heures d’affilée.

Heureusement les départs sont plus faciles qu’il y a quelques jours ; la plupart de nos hommes sont retournés à Ouargla. Tout danger est passé, et nous n’avons plus avec nous que le Cheikh Ben-Bou-Djema, Abdallah, et deux Sokhrars. Moins il y a d’Arabes, plus vite va la besogne.

Oh ! cette vallée de l’Oued-Messeguen, que toute la matinée nous continuons de remonter ! A notre gauche, les dunes, le monstrueux moutonnement des montagnes de sable ; à droite, le rebord du plateau s’affaisse brusquement, comme s’il avait été coupé net ; le matin, dans l’ombre, il revêt toutes les teintes du gris et du bleu, teintes si légères, si tendres, si diaphanes qu’on croirait voir des morceaux du ciel ; seules les cassures, les roches saillantes s’enlèvent durement sur le fond pâle, gorge de pigeon, ou mauves d’un côté, violettes de l’autre, tandis que des coulées de sable, pailletées de micas aux mille feux, semblent des manteaux de cour brodés de pierreries. Entre les dunes et le plateau s’étale, modelé par le vent en vaguelettes, le fleuve blond des poussières, qui va se perdre dans les lointains. Pas d’arbres, pas de plantes, un grand silence, une immobilité figée sous l’éclatante lumière.


Il faut lui dire adieu pour toujours, à ce troublant oued, qui s’en va, on ne sait où, dans le Grand Désert. Nous gravissons sur les éboulis les pentes du plateau ; la vallée disparaît dans la profonde déclivité, et devant nous s’étend à perte de vue le tableau familier de la plaine pierreuse, parsemée de galets et de chardons bleuâtres.

Seulement, pendant plusieurs heures, derrière nous, au delà de l’Oued-Messeguon dissimulé par la rectitude du terrain, l’horizon semble tout d’or ; c’est la mer des dunes, les grandes vagues qui s’en vont l’une derrière l’autre, durant des centaines de kilomètres, jusqu’au Touât.

Dans ce désert de pierres, nous allons lourdement, dans une aveuglante réverbération. Les pas de nos chameaux résonnent sur le sol dur, et la voix d’Abdallah qui chante éveille des échos, qui dormaient là, dans l’espace vide et profond.

Quand Abdallah a fini de chanter, il se plaint des fatigues du voyage. Les Arabes, si capables à un moment donné d’un énergique effort, sont naturellement paresseux. Et puis Abdallah a une autre raison de gémir. Son cheval est malade ; le pauvre Messaoud, si vaillant naguère quand il caracolait à Ghardaïa, se traîne péniblement, épuisé par la marche, la chaleur et le manque d’eau ; et nous désespérons de le ramener au Mzab.

Pendant que nous déjeunons de quelques dattes et d’un verre d’eau atrocement tiède, une troupe de gazelles débouche au loin. L’instinct chasseur et pillard, qui dort en tout Arabe, fait briller les yeux de Bou-Djema, et il me demande la permission de se mettre en chasse. Je veux bien : la piste est suffisamment tracée, et il promet d’ailleurs de nous rejoindre bientôt. Nous le regardons s’éloigner, sur son dromadaire étrangement grand.

Depuis longtemps, nous marchons à demi-sommeillant dans la lourde chaleur, et le guide n’a point reparu. Abdallah est inquiet ; ni lui ni les Sokhrars ne connaissent le chemin, et nous avons à traverser des traînées où les traces de sable des caravanes ont été effacées par le vent. Force nous est de nous arrêter, et Abdallah et moi gravissons une haute d’une pour faire des signaux et jeter des appels dans le désert. Enfin nous le voyons, ce Bou-Djema ; il revient épuisé, après avoir longtemps poursuivi les gazelles sans pouvoir les joindre.

Ici le plateau est continuellement coupé par des cordons de dunes, de plus en plus rapprochés ; et c’est bientôt dans des champs de sable que nous continuons notre marche, plus traînante maintenant, à la tombée du crépuscule. L’impression est troublante de ne plus voir la moindre trace sur le sol et d’être entre les mains d’un guide qui n’est pas de ces régions et qui, dans l’obscurité commençante, cherche son chemin.

Aux dernières lueurs du jour, Bou-Djema s’arrête et me fait dire par Abdallah que nous sommes à El-Khoua, notre lieu d’étape désigné pour ce soir. Mais je sais qu’il y a deux puits à El-Khoua.

— Où sont les deux puits ? demandé-je.

Bou-Djema atteste Allah qu’ils n’existent plus. Mensonges ! Il veut tout simplement s’arrêter, n’ayant pas l’habitude de faire de si longues étapes et n’aimant pas à marcher la nuit dans ce pays qu’il connaît mal. Mais je suis inflexible ; nous devons camper à El-Khoua et nous y camperons, dussions-nous chercher une partie de la nuit.

On repart. La nuit est tout à fait tombée. Des hauteurs où nous sommes, nous voyons les sables s’étaler jusqu’à l’horizon, tout blancs sous la lune. Il faut les traverser pour gagner de nouveau le sol dur où sont les deux puits.

Malheureusement les chameaux ont peur de la nuit. Le sol croulant sous leurs pieds les effraye et voilà qu’à la descente un d’entre eux s’emporte, jette bas son chargement et se sauve. Les deux suivans, entraînés par l’exemple, font de même ; les autres s’arrêtent, le nez en l’air, hésitans. Un instant, j’ai la crainte de voir s’emporter la chamelle qui porte le bassour. Mais il n’en est rien et l’incident se borne à la perte d’une heure pour la recherche des fugitifs et la réinstallation des charges.

Bou-Djema est visiblement inquiet ; dressé sur sa bête, il fouille l’horizon ou bien il descend et examine le sol. Enfin deux taches blanches éclatent au loin. Ce sont les deux puits d’El-Khoua, que nous atteignons épuisés après douze heures de marche au pas dur des chameaux.

C’est là que nous campons, dans le grand silence et la paix profonde de cette nuit de lune.


21 Octobre.

Deux bergers, de ces bergers qui s’enfoncent pour des mois au loin dans les solitudes, sont, au réveil, assis devant notre tente. On n’aime guère les rencontres dans le désert, et ces gens-là ont bien mauvaise mine avec leur teint terreux, leurs yeux brûlés de fièvre, leurs burnous en guenilles. Mais l’humilité de leur accueil nous désarme. Ce sont vraiment des bergers et leurs chameaux se découvrent, paissant au loin, taches brunes sur la terre jaune.

Les nouvelles se propagent vite au Sahara. Ces hommes, perdus dans les plaines sans limites, savent que l’expédition projetée pour le Touât est en marche et que les troupes d’avant-garde sont à Ghardaïa. Enfin la France se décide donc à châtier les forbans qui, dans ces dernières années, ont massacré tant de ses enfans : Fournaux-Duperré, Flatters, Palat, Camille Douls seront vengés. Un frisson de fierté nous passe dans l’âme, et de bon cœur nous débouchons une bouteille de vieux vin de la Maison-Carrée, cadeau des Pères Blancs, pour porter la santé de M. Dupuy, président du Conseil, qui ne se doute guère à cette heure que deux Français en plein Sahara ont salué son nom. Abdallah nous congratule, obséquieux : ses compagnons, paraît-il, se félicitent de la marche en avant de la France. Mais je n’en crois rien : ces fils de pillards, qui nous accompagnent, ce Bou-Djema, soupçonné d’avoir trahi Flatters, sont pour les écumeurs du désert contre nous.

La marche reprend, allègre d’abord, bien vite alourdie et échelonnée, dans les dunes interminables. Que de sable ! Que de sable ! Toute la journée, même paysage : nous marchons dans les dunes, sous l’intense réverbération, à travers les champs fauves, dont les monotones lointains font, dans les mirages, des danses folles.

Il faut avoir traversé les âreg, y avoir peiné des jours entiers, pour comprendre la fatigue de la marche dans ce sable qui se dérobe. Impossible d’aller à pied : on enfonce, on glisse, on s’épuise, et on n’avance pas. Il faut rester perché sur sa haute selle, cruellement secoué par le pas irrégulier des chameaux qui trébuchent. On ne peut même somnoler ou rêver ; on doit diriger sa bête hésitante, qui n’ose marcher en ligne droite et qui se détourne à chaque instant, le cou démesurément allongé, pour flairer le terrain ou brouter le drinn. Les descentes surtout sont terribles ; le sable croule sous les larges pieds plats des chameaux, les bêtes pleurent, s’affolent, se sauvent ; il faut courir après elles sur ce sol où l’on enfonce jusqu’aux genoux. Et tout cela sous le soleil qui cuit la peau, sur une terre brûlante, dont l’éclat réfléchi aveugle. Toujours on tient en mains la chamelle qui porte le bassour ; mais, malgré ces précautions, le burlesque et instable édifice est si ballotté que les bois en craquent et que nous sommes forcés de l’équilibrer avec des pierres ramassées au hasard. Dans deux jours il ne sera plus qu’une ruine et on devra le remplacer par deux cantines accouplées, recouvertes de notre tapis, si éclatant sous les grands coups de lumière.

Tout le jour, on chemine ainsi. Au crépuscule seulement, une plaine de sol dur, que les Arabes appellent reg, s’étale devant nous, — île de terre ferme au milieu de la mer mouvante. Un arceau de maçonnerie met en son centre un point blanc. C’est le puits de Zirara, où l’eau est bonne et où nous allons abreuver nos bêtes.

C’est l’heure incomparable au désert. Avec la tombée des ombres, le silence devient plus solennel ; les horizons plus nets semblent plus lointains, et plus immobile est l’immense campagne que n’agitent plus les mirages. Notre troupe est là, groupée en un point infiniment petit des grandes étendues grises, entourées d’étendues fauves. Déjà la plaine est assombrie ; seuls les sommets des dunes rougeoient, comme des braises restant de feux éteints. Dans le ciel uni, limpide, sans nuages, profond, transparent, le soleil descend pas à pas, globe à la circonférence précise, petit ballon coupé en deux par la fine ligne noire de l’horizon ; son reflet brode d’un galon d’or les contours des hommes et des bêtes, et les ombres des chameaux s’allongent démesurément.


Voilà que Bou-Djema recommence sa comédie d’hier soir ; il veut camper ici, au lieu de gagner, à une dizaine de kilomètres, le lieu d’étape indiqué. Nous perdrions ainsi un jour, car nous ne pourrions demain atteindre Hassi-el-Hadadra. Aussi, malgré toutes ses protestations, je refuse de m’arrêter et, après avoir abreuvé nos bêtes assoiffées, nous repartons, plus échelonnés, vers le Nord.

Auprès du puits, trois ânes pleurent, trois pauvres ânes maigres et pelés, abandonnés ici, tout seuls, destinés à la mort inévitable par la faim et par la soif. D’où viennent-ils, ces malheureux animaux ? Nous essayons de les approcher ; mais ils ont peur et se sauvent. Alors, avant de partir, je fais tirer un peu d’eau pour eux et, en nous éloignant dans la nuit, nous entendons longtemps leurs braiemens lamentables. Dans quelques jours, elles seront mortes, les pauvres bêtes inoffensives, et leurs squelettes blanchiront, près de ce puits dont elles n’ont pu atteindre l’eau, au milieu de ces carcasses de chameaux qui pourrissent aux alentours, dans ce désert destructeur.

En pleine nuit, nous atteignons enfin le gîte d’étape et nous campons entre deux hautes dunes, que la lune fait toutes blanches.


22 Octobre.

Ce matin, le départ a lieu longtemps avant le jour, sous les étoiles, dans la nuit bleue. Ce sera. aujourd’hui notre plus longue étape : cinquante kilomètres, dans les sables ininterrompus. Nous prévoyons une marche interminable et une terrible lassitude.

Pour comble de malheur, Messaoud est décidément malade ; il se roule à terre en poussant de pitoyables hennissemens. Près de lui, Abdallah se désespère, lève les bras au ciel, mêle les jurons français aux malédictions arabes, presque comique dans sa grande douleur. Enfin on remet sur pied le pauvre animal, qui se traîne comme égaré à notre suite.


Un cadavre d’oiseau, un petit corps tout raidi, les yeux grands ouverts sur le ciel qu’ils ne voient plus. C’est une hirondelle, blanche et bleue, tombée sans doute ici d’épuisement, sans pouvoir atteindre les rivages de l’infinie mer des sables. Mais que venait-elle chercher dans ce pays de mort ? Serait-elle vraie, la légende arabe qui raconte que les hirondelles, se sentant vieillir, vont mourir au désert, pour dormir leur éternité de bêtes sous un ciel toujours bleu ? Un grand poète l’a cru :


C’est là que vont à tire d’ailes.
Dès qu’elles sentent leur moment,
Mourir les libres hirondelles,
Coursières de bleu firmament.

Dans leur course à travers le monde
Elles ont choisi ce tombeau,
Bien plus beau que la mer profonde,
Si beau que le ciel est moins beau.

On les trouve l’aile fermée,
La nuit de la mort dans les yeux,
Et parfois la plaine est semée
De leurs doux cadavres soyeux.

C’est là que vont à tire d’ailes
Dès qu’elles sentent leur moment,
Mourir les libres hirondelles,
Coursières du bleu firmament.


Toute la matinée nous cheminons, nous cheminons dans les sables éblouissans. De temps à autre, un grandiose panorama se découvre. C’est toujours jusqu’à l’horizon le moutonnement des fines poussières. La chaleur est plus forte aujourd’hui, le ciel plus étincelant ; tout le désert rayonne et tremble, et l’air lui-même, doré par le soleil et par la réverbération, semble tout d’or, comme une atmosphère d’or fluide.

Parfois les dunes s’interrompent ; des falaises de roc dur, d’un brun sombre, plongent dans les flots poudreux qui les assiègent. Ces roches sont les promontoires avancés de la chebka du Mzab, du grand plateau pierreux, sur lequel, à partir de demain, nous continuerons notre route, trois jours durant, jusqu’à Ghardaïa,

D’une élévation que je gravis avec Bou-Djema, cependant que les chameaux se reposent, je découvre à nos pieds, très bas, un cirque inattendu, très creux ; en le voyant, on a la sensation nette qu’il est au-dessous du niveau de la plaine. C’est une chebka, un fond de lac desséché, où s’allongent des traînées de sel, admirables d’éclat sous le soleil. Comme il arrive toujours dans ces dépressions surchauffées, la lumière met sur les parois abruptes des teintes singulières, surprenantes. C’est un fond de décor de féerie. Les stratifications des murailles mêlent, dans une alternance régulière, les tons foncés et les tons pâles, zébrés des lignes plus noires des cassures, mouchetés par l’ombre des enfoncemens. Et ces murailles colorées font fulgurer davantage les nappes éblouissantes qu’elles enferment.

Très loin, comme furtives, des taches noires courent sur la blancheur du sel. Nous regardons. Ce sont des gazelles, insouciantes et bondissantes, petites bêtes gracieuses de légèreté et de fuite, dont l’apparition et la disparition subites font passer un frisson de vie sur ces horizons morts.

Tout l’après-midi étouffant, les plateaux rocheux, avant-garde de la chebka, alternent avec de larges plaines, où ondulent les vagues de sable. La chaleur pèse lourdement dans l’air immobile. Les bêtes, épuisées des marches forcées de ces derniers jours sur un sol sans cesse croulant, traînent leur marche alanguie. Nous aussi, nous sommes épuisés ; les sokhrars, dont les pieds saignent, se sont hissés sur le dos des chameaux de charge et nous allons ainsi, lentement, silencieusement, à travers le désert sans limites.

Le crépuscule descend sur les étendues vides ; le ciel passe aux rouges, aux cuivres, aux orangés, aux ors verts, aux bleus laiteux des belles nuits claires, et la lune ronde, énorme, rutilante, s’élève lentement derrière les dunes.

9 heures du soir ! Voilà onze heures que nous sommes en selle, anéantis, somnolens de notre marche saccadée dans les terrains mouvans. Quand arriverons-nous à l’étape ? Dans la clarté de la lune nous ne voyons toujours rien que les sables argentés de micas étincelans.

Nous voici en bas, dans la large vallée de l’oued desséché qui passe à Hassi-el-Hadadra, cheminant sur un sol parsemé de petites dunes entre de monotones murailles.

On presse les bêtes, qui grognent. En vain j’interroge le guide ; il ne sait rien. « C’est encore loin, dit-il, Hassi-el-Hadadra, c’est encore loin, loin ! » Vraiment nous aurions dû partir plus avant dans la nuit précédente.


Maintenant c’est la nuit, une nuit de lumière. Dans le ciel blanc, pas une étoile ; seule la lune brille au firmament, nageant dans des brumes argentées. Taciturne, son globe qui flotte, porté dans les espaces, verse une lumière à la fois pâle et crue, qui découpe vigoureusement les objets tout en laissant aux lointains le mystère des horizons nocturnes. Et cette lumière indécise, froide, nous glace. La terre, endormie sous un suaire, repose muette, d’une blancheur douce, légèrement bleutée, sans reflets, d’une blancheur qui ne semble pas tomber du ciel, mais sortir d’un sol de porcelaine translucide, émaner de toutes ces choses blanches qui nous entourent et monter au firmament en un brouillard de lumière. C’est blanc partout, partout, uniformément blanc. C’est le règne de la blancheur pure, la grande symphonie en blanc majeur de la nature endormie. On se croirait dans une haute vallée alpestre, dans un de ces paysages glaciaires où rêve le vieux marin de Coleridge. Et, dans la nuit nacrée, nous allons en longue file, et de grandes ombres bleues glissent derrière nous, silencieusement.


La glace à droite, la glace à gauche,
La glace tout autour.


Nous allons, nous allons toujours, guettant des feux possibles. A chaque instant, je m’approche du guide pour l’interroger. Mais il ne sait rien. « Nous arriverons bientôt, s’il plaît à Dieu. »

L’esprit alangui s’endort dans une vague somnolence au balancement des montures. Il semble que l’on entende des bruits, que l’on sente passer des ombres frôlantes. Mais ce n’est que le pullulement de la vie invisible de la vallée, le froissement des touffes de drinn par les lézards d’émeraude ; des scarabées passent aussi, qui paraissent sous la lune des bêtes métalliques, des bêtes d’argent.

Et puis l’air semble trembler ; ce sont de grands moustiques, frangés de lumière, qui se sont assemblés ici pour des rondes nocturnes.

Voici enfin un feu tout pâli par l’éclat du ciel. C’est Hassi-el-Hadadra. Il y a là une maisonnette, où sont quelques soldats du génie venus pour préparer l’étape de la colonne expéditionnaire du Touât. Ils nous regardent étonnés et se mettent à notre disposition. Le camp dressé, il est minuit. Treize heures en selle ! Nous pouvons à peine dîner et, dans cet abri ouvert à l’air et à la lumière, et dont les murs crépis de chaux vive semblent des murs de sépulcre, nous tombons dans un profond sommeil, tandis que continue au dehors le spectacle féerique de la lune passant majestueusement sur les campagnes endormies.


23 Octobre.

Encore une bien longue étape aujourd’hui ; elle sera pourtant moins dure que celle d’hier, car nous marcherons sur le plateau de la chebka où, jusqu’à Ghardaïa, l’administration militaire a fait frayer une sorte de route plane et résistante.

Combien nous regrettons vite, oublieux des fatigues passées, les paysages magiques des sables d’or ! Nous sommes sur un plateau, de temps en temps seulement interrompu par de petits vallons solitaires, rocheux, sans arbres, sans herbe, qu’on ne voit pas d’avance dans la grande rectitude des alentours. Et nous voilà de nouveau pour trois jours sur les plateaux désolés, où nous avons tant souffert jadis du rayonnement de la chaleur et des perpétuels mirages.


Rencontre singulière et inattendue dans la lumière neuve du matin.

Dans les lointains apparaît une caravane ; des chameaux portant des hommes à longue barbe, enveloppés de laine blanche. Ce ne sont pas des Arabes ; ce sont deux Pères Blancs, de ces admirables missionnaires du désert, qui vont s’installer à El-Goléa pour prêcher l’Evangile à des gens qu’ils ne convertiront point. Dieu les accompagne sans doute et met dans leur cœur la sérénité, l’humeur égale, le dévouement modeste et silencieux. Nous les avions déjà vus à Ghardaïa, et nous passons avec eux quelques instans à causer. Ils comptent s’établir d’abord à El-Goléa, puis, s’il est possible, s’enfoncer vers le Sud, en plein désert, sur la terre arrosée déjà du sang de leurs frères. Nous quittons ces bons Pères, que nous ne reverrons sans doute plus ; nous nous en allons chacun de notre côté à nos destinées différentes ; nous, nous rentrons dans l’agitation banale et stérile de la vie de Paris ; et eux, les hommes enviables, ils s’en vont, tranquilles et sourians, prêcher une parole divine en face d’horizons sublimes, où ils trouveront sans doute un tombeau sous l’or éblouissant des sables.


Encore le plateau, l’immense plateau, parsemé de gros galets qui reluisent, noirs et tristes, sous l’éclatante lumière. Pas la moindre tache de verdure sur ces étendues sombres et sinistres ; seuls quelques chardons ont poussé çà et là, très clairsemés, et les chameaux tendent, en passant, le cou pour les atteindre.

A l’horizon, les mirages flamboient. Toujours de minces lignes transparentes, de grands étangs allongés sur les platitudes et de vains palmiers qui se regardent mélancoliquement dans des eaux irréelles.

Dans un vallon, deux chameaux nous contemplent avec leurs bons yeux tristes. Les rencontres d’êtres vivans sont toujours un peu troublantes au désert ; on se sent moins seul quand quelque chose rappelle la présence même lointaine de l’homme. Nos yeux interrogent les deux grandes bêtes, muettes et le cou tendu ; ils leur demandent d’où elles viennent, quels sont leurs maîtres, et ce qu’elles font là, solitaires, dans ces immensités. Mais elles ne nous répondent point ; leur petite curiosité d’êtres inintelligens satisfaite, elles se détournent et se remettent à brouter ; et, à mesure que nous avançons, elles s’éloignent et disparaissent.

Décidément, c’est le jour des rencontres. La nuit tombée, merveilleusement lumineuse, un cavalier tout blanc s’avance vers nous, dans la lumière d’opale. C’est un courrier du colonel Didier pour El-Goléa. On s’arrête un instant ; mes gens lui offrent le café, assis en rond, scène fantastique d’une féerie nocturne. Et quand il part, je le suis longtemps de l’œil, cet homme qui s’en va seul à travers les solitudes.

Dans la fatigue de la marche, d’étranges hallucinations s’emparent de nous. Depuis si longtemps que nous suivons le frugal régime des Arabes, dattes, couscoussou et eau tiède (les quelques bouteilles de vin que nous avions emportées d’El-Goléa ont été brisées hier dans la descente d’un ravin où nos bêtes se sont affolées), nous sommes tourmentés par des rêves de repas pantagruéliques ; un désir fou nous torture de manger de la viande, de la bonne viande savoureuse, bien rissolée, et ruisselante de graisse. Cette obsession est un vrai supplice. Nos rares conversations ne portent plus que sur les bons repas que nous ferons à Ghardaïa et, en attendant, une impatience nous prend d’atteindre Metlili, où le caïd des Chaâmbas, Berazga nous donnera l’hospitalité et nous offrira le meschoui de mouton. Ah ! s’il passait seulement ici un troupeau ! Mais il n’y a rien. C’est le désert, le grand désert vide.

En pleine nuit nous arrivons, au fond d’un oued mort, à Hassi-el-Gâa, où il y a un petit abri, sous un palmier solitaire, et où nous passons une nuit fraîche entre des murs de tombeau badigeonnés de chaux blanche.


24 Octobre.

Toujours la chebka, avec sa riante monotonie des heures fraîches, ses horizons pareils et fatigans, son semis de cailloux noirs sur la terre grise, ses chardons bleuâtres.

Messaoud est à bout ; à peine s’il peut se traîner à notre suite, hennissant désespérément, tendant le cou et, de ses gros yeux souffrans, cherchant le Nord, où sont les fraîches litières et l’eau courante, et qu’il n’atteindra peut-être pas. Toute la troupe est épuisée et le désordre le plus pittoresque a remplacé la belle ordonnance du départ. Le guide a pris mon chameau qui est malade, et je monte le sien, un superbe chameau targui, fauve avec des balsanes blanches, plus haut et plus fier que les autres et sur le dos duquel on éprouve une sensation d’espace et de domination. Le bassour, complètement abandonné, pend lamentablement sur les flancs de la chamelle blanche ; deux cantines accouplées le remplacent ; et Abdallah et les deux sokhrars se sont huchés sur les caisses et les bagages ; incapables de marcher à pied plus longtemps sur les cailloux coupans de la route.


Dans un vallon solitaire, qui sommeille lourdement sous la torpeur de midi, nous faisons halte à l’ombre d’une de ces petites chapelles appelées koubbas par les Arabes, et qui sont les tombeaux de très anciens saints musulmans. Elle est, cette koubba, semblable à toutes les autres, un cube de terre battue, surmonté d’une coupole usée, lézardée, effritée, toute dorée de vieillesse sous l’éternel resplendissement du désert. Mais au dedans c’est un enchantement de fraîcheur et de paix recueillie dans une nuit couleur lilas. D’abord les yeux, aveuglés de soleil, ne distinguent rien ; puis des formes s’estompent confusément, comme entrevues derrière un voile de gaze ; et, peu à peu, des teintes légères se détachent çà et là en lueurs phosphorescentes sur le fond uniformément velouté d’obscurité. Ce sont des objets suspendus aux murs, des ex-voto, les pieuses offrandes des caravanes errantes, des étoffes d’autrefois qui ont appartenu au saint, tout un amoncellement de choses très antiques, et qui ont des nuances étranges d’extrême vieillesse, roses fanés, verts éteints, bleus exténués, des tons de couleurs trop anciennes, qui se sont usées dans la nuit de ce tombeau et qui vont mourir.

Quel charme exquis et reposant ont, dans ce pays aux lignes nettes et cassées, aux colorations criardes, noyé de lumière crue, ces formes mollement dessinées et ces teintes doucement pâlies, toutes baignées d’ombre transparente ! Depuis combien de siècles repose-t-il ici, ce saint homme qui était aussi un poète et qui a voulu dormir son éternité sous ces pierres, dans la société des petits lézards couleur de muraille, au bord de ce chemin désert, en face des immensités vides ? Je voudrais savoir son nom ; mais mes hommes l’ignorent. « Oh ! il y a bien longtemps, bien longtemps qu’il est mort. C’était un grand marabout qui a fait beaucoup de miracles. Qu’Allah ait son âme ! » Oh oui ! qu’elle repose en paix, cette âme de jadis, sympathique à la mienne !

Il faut partir. Je viens contempler une dernière fois ce tombeau que je ne reverrai plus. Je veux m’emplir l’âme de la fraîcheur et de la sérénité silencieuse de ses voûtes. Volontiers, j’emporterais même quelqu’une de ces pieuses reliques, un morceau de ces étoffes décolorées, si je n’étais arrêté par une crainte singulière de profanation et de sacrilège. Et je suis la caravane, me retournant jusqu’au détour du vallon, pour voir encore cette koubba, qui est endormie là, bâtie de poussière, et qui retourne lentement à la poussière.


Au soleil brûlant de 3 heures, une large dépression se creuse brusquement devant nous ; des pentes rocheuses, coupées net, dévalent vers un fond plat, parsemé de monticules de sable ; et, au milieu, autour d’une petite maison, un bois de palmiers, une gracieuse apparition verte, la première depuis El-Goléa. C’est la vallée de l’Oued-Sebseb, un fleuve mort des temps passés. Les caravanes y font halte ordinairement ; mais, pressés comme nous sommes, nous ne nous y arrêterons point.

Si, nous nous y arrêterons une heure. Comment résister ? Des eaux courantes, sorties de trente-huit puits, arrosent la centaine de palmiers de cette oasis. Un vieux gardien nous offre des dattes, des grenades et des melons d’eau ; nous goûtons, assis par terre, à côté du frais ruisseau, sous le murmure des arbres qui semble des chants d’oiseau.

Longtemps, une fois partis, nous la regardons cette oasis verdoyante.

Elle est là, au-dessous de nous, alors que nous gravissons les lacets du chemin pour regagner le plateau. Une halte encore, un dernier regard, et la douce apparition a disparu ; et, autour de nous, c’est de nouveau la chebka, les étendues grises, si tristes sous le gai soleil.

Arriverons-nous jamais à Ghardaïa ? La fièvre des retours nous brûle le sang. Et puis, voilà Bou-Djema malade, lui le vieux routier des déserts. Dans sa figure terreuse, encapuchonnée de laine, ses yeux brillent ; il grelotte ; il a la fièvre et un commencement d’ophtalmie, et il demande à s’arrêter. C’est impossible et je refuse ; mais je lui administre de la quinine, je lui verse dans l’œil un peu de sulfate de zinc et, solidement arrimé sur son chameau, il reprend la marche en avant.

Et la plaine continue, la plaine monotone sur laquelle descend peu à peu, avec une grandiose majesté, avec ces splendeurs d’or, de pierres précieuses et de braise ardente, que ces terres sans hommes contemplent tous les soirs.

La nuit est tombée quand mon chameau, qui marche en avant, fait un brusque écart. Une masse blanche sous la lune barre le chemin. C’est le squelette d’un chameau, dépouillé de sa chair que les fourmis ont rongée. Elle est morte, la pauvre bête, la pauvre bête si douce et si utile ; elle est morte avant d’atteindre les oasis du Mzab. Sans doute elle a senti sa fin venir et son grand cou, allongé par terre, se tend encore vers le Nord lointain, où sont les frais herbages.

À la nuit noire seulement, nous atteignons Metlili. Sous le dôme sombre des palmes, nous allons, pressés par l’idée de l’hospitalité du caïd. Des feux brillent de toutes parts ; c’est un campement de zouaves en route pour le Touât.

Hélas ! une désillusion nous attend ici. Le caïd des Chaâmbas Berazga a eu la fâcheuse idée de vouloir franciser sa cuisine ; et, pour lui, franciser la cuisine consiste à y répandre un flacon d’odeur, un flacon de corylopsis du Louvre, parfum d’ailleurs excellent quand il n’est pas dans la soupe. Et c’est ainsi que s’écroule notre beau rêve d’un bon dîner de viandes savoureuses.


25 Octobre,

Enfin ! c’est aujourd’hui notre dernière journée. Encore une trentaine de kilomètres, une dizaine d’heures de tangage sur le des de nos montures, de soleil cuisant et d’aveuglante réverbération sur le plateau gris, et nous serons à Ghardaïa, où l’aimable hospitalité du colonel Didier nous réconfortera.

Au lever de l’aube, nous traversons de nouveau l’oasis de Metlili, nous allons voir le khalifa qui veut nous recevoir après le caïd ; et nous le trouvons dans son jardin, à l’ombre des palmiers bruissans, qui nous attend accroupi avec quelques amis sur de riches tapis. Son accueil est aimable et empressé, et nous lui faisons témoigner par Abdallah tout notre plaisir. Le café pris et les solennels adieux arabes échangés, le khalifa nous force à accepter deux magnifiques régimes de dattes. Mais où les mettre ? Abdallah n’est point embarrassé ; il retire prestement sa large culotte et y installe les régimes, un dans chaque jambe. Je crois qu’il n’a jamais compris pourquoi je lui en ai fait cadeau.

Toute la journée, la lourde journée d’été tardif, nous cheminons sur l’interminable chebka. Plus nous montons vers le Nord, plus elle devient unie et monotone ; les petits vallons ont disparu, les genêts bleus ne poussent plus sur ce solde roc dur. C’est la désolation, l’infinie désolation des roches primitives, des terres mortes.

Mais le plateau s’arrête net ; une large vallée est devant nous. C’est la vallée de l’Oued-Mzab. Voici l’oasis verdoyante de Beni-Isguen, le bruit enchanteur de l’eau qu’on tire des puits, des bêtes, des hommes, du mouvement, des maisons éparses sur le sable, et les quatre villes, Béni-Isguen, Mellika, Ghardaïa et ses deux tours, et en haut Bou-Noura, l’étincelante, qui étincelle en effet aux derniers rayons du soleil, toute rougissante au-dessus de l’ombre qui envahit la vallée.


A Ghardaïa, où le colonel Didier s’ingénie à nous faire oublier nos fatigues, une mauvaise nouvelle nous attend. Les troubles de Mélilla et la guerre entre l’Espagne et les Riffains ont, par crainte de complications possibles dans le Sahara, arrêté l’expédition du Touât ; elle est remise à une date indéterminée. Tout le monde la connaissait, cette expédition ; notre prudence passera pour une reculade aux yeux de ces Sahariens, pour qui la force est tout ; et il me semble que, derrière le dos de nos officiers, les Arabes d’ici ont, en les regardant, d’ironiques sourires.


Le règlement de nos hommes terminé et des cadeaux échangés avec le cheikh Ben-Bou-Djema, qui nous assure d’une voix larmoyante de son éternelle amitié, nous quittons le Mzab et repartons pour Paris.

Et c’est, en sens inverse, le voyage que nous avons fait il y a deux mois ; c’est la rapide remontée vers le Nord ; les panoramas changeans, le soleil moins brillant, les nuits plus fraîches ; deux jours de diligence sur la chebka ; Berriân où chantent les crapauds ; puis la diligence, encore la diligence pendant quatre jours à travers les Hauts-Plateaux et les arbres des montagnes de Djelfa, où des brouillards maintenant estompent les horizons nocturnes, les tristes caravansérails de la route ; une rencontre de troupes et de chameaux dans la nuit ; les gorges de l’Atlas sous la pluie, la pluie, que nous n’avons pas vue depuis trois mois, et dont la mouillure, au sortir du désert, est une sensation délicieuse ; notre arrivée à Alger, dans le froid déjà, vêtus de blanc et casqués de liège, nos autres costumes ayant péri par l’injure du désert ; une rapide pointe à Constantine, où la fièvre me cloue au lit pendant deux jours ; la Méditerranée revue en automne, à travers un rideau de pluie ; enfin Philippeville, où nous nous embarquons pour Marseille sur le Moïse.


Au large, 15 Novembre.

Maintenant, c’est fini : le grand rêve de soleil est terminé. Hier, en un soir très noir d’automne, nous avons quitté la terre fantastique de la lumière sur le petit bateau où nous sommes à cette heure, dans la fumée et dans l’embrun, à revivre nos chauds souvenirs, en contemplant les flots agités, sous la pluie, à la tombée du soir désolé. Chaque tour d’hélice nous emporte un peu plus vers le Nord sur le globe arrondi de la terre, et cette montée incessante se traduit en tristesse. Depuis plusieurs mois, nous avions oublié la pluie fouettante et les grands nuages noirs courant bas dans le ciel triste. Nous les avions même désirés, dans la folie de l’eau que la chaleur et la lumière mettent à l’âme. Mais aujourd’hui nous en sommes rassasiés, et nous évoquons mélancoliquement l’atmosphère sèche et brûlante et les larges horizons transparens du désert.

Autour de nous, c’est une désolation, une grande désolation grise, des étendues vagues sous un ciel morne où galopent de sombres nuées. La mer crépite sous la pluie, des souffles passent, très froids, des masses d’eau flottent sur le navire, avec de grands clapotemens, de grands ruissellemens de liquide et d’écume. Enveloppés de brume, nous ne voyons rien, et une inquiétude irraisonnée nous saisit de nous sentir perdus dans ce petit coin noir, au crépuscule d’hiver, au milieu de toutes ces choses molles qui nous entourent.

Triste dîner dans le salon désert. Tout le monde est malade ou à peu près, et autour de la table, nous ne sommes que cinq : le capitaine, le médecin du bord, un colonel, qui revient de Biskra, et nous. Triste conversation aussi autour de cette table qui danse, sous ces lumières qui oscillent, dans le sifflement du vent et le bruit monotone de la pluie et des larges abats d’eau. Le capitaine est préoccupé, le médecin silencieux, et le colonel raconte la navrante odyssée d’un jeune homme qui a voulu comme nous, dans ce dernier été brûlant, gagner Ouargla, qui a dû rebrousser chemin sous les attaques de la fièvre, et qui est rentré à Biskra, où il est mort.

Autour de nous, dehors, c’est la nuit, la nuit noire et épaisse, le vent soufflant largement dans les espaces vides, la mer soulevée en montagnes, qui s’écroulent avec grand fracas, la pluie, le froid, les brouillards du Nord.

Demain, ce sera Marseille ; après-demain, Paris et sa vie banale. Et notre joie de rentrer est troublée par la prescience de nos regrets futurs, de la nostalgie de la lumière à laquelle on n’échappe pas, du mal du désert qui nous a pris l’âme, de l’inconsolable douleur que traînent les vieux amoureux qui ont perdu ce qu’ils aimaient.


PAUL PRIVAT-DESCHANEL.

  1. Voyez la Revue du 1er août.