Au service de la Tradition française/Pour la Croix-Rouge

Bibliothèque de l’Action française (p. 233-239).

Pour la Croix-Rouge[1]



Monseigneur[2],


Monsieur le président,


Mesdames, Messieurs,


Je m’excuse de parler si tard ; mais on m’a prié de représenter les dames de la Croix-Rouge et vous seriez étonnés, j’imagine, si je me taisais.

Chaque peuple a son miracle : la France, le miracle de la Marne sinon même celui de la guerre, et nous-mêmes, suivant l’expression que le révérend Père M.-A. Lamarche a trouvée bien avant Maurice Barrès, le miracle canadien. En est-il ainsi des hommes ? Est-ce pour rester fidèle à la tradition que vous avez voulu, Sir Wilfrid, qu’il y eut, si j’ose dire, un miracle de l’homme d’État ? À reconnaître combien peu les années ont pesé sur vous, combien en ne vous prenant rien elles vous ont enrichi ; à vous retrouver, toujours au nom des Dames de la Croix-Rouge, si étonnamment jeune, je suis tenté de prendre à mon acquit l’erreur que faisait M. R.-L. Borden lors de la première session de 1911, et de vous appeler : Monsieur le Premier Ministre. Vous avez dit souvent que, dans la défaite comme dans la victoire, vous étiez prêt à servir du même cœur votre pays. Il n’est pas question de défaite. La victoire a mis sa coquetterie à vous précéder : elle vous attend.

Il y a un Canadien partout. N’est-ce pas le mot de ce compatriote, qui fit un jour l’ascension d’une montagne de Sicile et entendit la voix du guide jeter dans l’air léger cette chanson inattendue : Vive la Canadienne ? Et, pour un autre qui cachait sa naissance sous le burnous d’un chef arabe, combien n’en eûmes-nous pas qui suivirent les armes de la France ? Le nom de l’un d’entre eux est gravé dans l’Arc de Triomphe : le général Baron de Léry. Et d’autres encore en Crimée, au Mexique, à Pathay, au Tonkin : et, en 1870, un porte-drapeau, Chartrand, ancien capitaine au 65ème régiment de Montréal. Hier encore, dans cette guerre, le lieutenant Paul Caron tué sous le drapeau français ; et, dans la Légion, un étudiant de Laval, gai luron et Croix de guerre, le camarade Jean Chauvin ? Et si, dans les prisons de Berlin, il y eut des prisonniers élevés au rang d’otage, honorés et grandis par la dure souffrance de chaque jour et l’exil de chaque heure, comment n’y chercherions-nous pas un des nôtres ? Il y a un Canadien partout. Le sort, docteur Béland, vous a désigné. Souffrez que nous inscrivions votre nom au tableau de nos combattants.

Vous nous avez raconté ce que vous avez vu ; avec chaleur, dans la sobre clarté de vos souvenirs. Nous vous devons une vive émotion ; et si nous étions du xviième siècle, de l’ombre de Rambouillet, nous risquerions d’affirmer que vous nous avez captivés de votre captivité. Mais voilà : patoisants des neiges du Nord capables de lire Bossuet, sommes-nous du xviième siècle ?

Interrogeons cette salle où s’agitent encore des échos de la guerre. Ce fut, un soir d’automne, la Belgique acclamée, saluée d’une sympathie ardente, assurée d’un indéfectible espoir. Plusieurs fois, ce fut le nom de la France longuement répété, recevant l’hommage filial d’une confiance que l’événement n’a jamais démentie. Puis l’Amérique, alliée de demain, d’où l’un des nôtres encore, sacré par la renommée, venait jusqu’à nous chercher notre main. Plus tard, debout devant le représentant de la Couronne anglaise, ce fut le peuple prenant l’engagement d’écarter la misère des foyers laissés sans soutien par l’appel des armes. Ce soir, la guerre terminée, c’est le signe de la Croix-Rouge qui rallie les âmes, qui confond les volontés dans une élan d’humanité vers les douleurs qui achèvent de payer la victoire.

À tous ces accueils, ce fut le même Canada, apitoyé et résolu, ouvert aux plus hautes idées, soucieux des plus nobles devoirs ; universel et français ; archaïque juste ce qu’il en faut pour qu’on s’en aperçoive ; assez du dix-septième siècle pour être encore de son temps. C’est un mérite. Ceux qui savent son histoire, qu’il lui a fallu faire et non pas seulement vivre ; ceux qui négligent les légendes et qui le regardent, non plus dans cette seule tourmente dont le terme a lui, mais dans le tissu de ses résistances, né de la France et lié par toutes ses fibres à ses origines, reconnaissent qu’il fut grand d’apporter à la cause commune des forces pourtant blessées.

Dans la mêlée, il a jeté des soldats. Volontairement d’abord, en pleine et indiscutable liberté ; et suffisamment pour qu’un auteur français ait pu écrire son étonnement de les voir si nombreux. Sous le régime de l’obligation ensuite, et tellement que la statistique enfin dévoilée a arraché à ses détracteurs un aveu qui vaut une excuse. Mais pourquoi ces querelles ? Et quand on aura tout compté, qu’aura-t-on enlevé à ces unités : le 14ème le 24ème et d’autres, et à celle-là que nous mentionnons toujours parce que, à un moment de la lutte, elle fut notre armée, toutes nos armées, mur de vies humaines sans cesse reconstruit sous la mitraille, toujours à l’attaque, ignorée du repos, qui rougit de son sang la crête de Vimy, pénétra dans Cambrai, toucha Denain, envahit la Belgique, et constella le nord de la France de son chiffre glorieux, l’indestructible et toujours renaissant 22ème ; formé et dirigé par des braves qui sont trop pour qu’on les nomme et que notre orgueil distinguera à jamais ; depuis le major A. V.-Roy, un de ses premiers chefs, qui plaça au début de son histoire la décoration de sa mort, jusqu’au dernier venu, entré aussi lui dans la carrière, apparenté aux immortels soldats par le mot qu’il prononça avant de fermer les yeux, où il associe son enfance heureuse au sacrifice suprême : Dites à maman que je me suis battu comme un homme « tell mother that I have played a man’s part » ; et qui demain, sur son tombeau, portera la devise des siens, spes mea supra stellas, mon espérance franchit les étoiles jusqu’à Dieu, — le lieutenant Roddy Lemieux,

Il a pris part à la lutte économique, qui fut formidable. Lui, la masse et le nombre, il a porté l’impôt ; sinon celui qui frappe le revenu, du moins celui qui atteint plus sûrement le moins riche en alourdissant le prix de vivre. Il a donné son travail et, ce qui est plus encore, le fruit de son travail ; et si, par habitude, on a de nouveau recours à des chiffres, qu’on y cherche ce qui en fait la moelle : le labeur de la collectivité. La distinction établie entre Montréal et le reste de la province par la statistique officielle du dernier emprunt national nous a rendu un témoignage de plus. « Chez nous la terre est dûre à l’homme, écrivait Faucher de Saint-Maurice après la guerre franco-prussienne. Pour souscrire ainsi il faut faire faire dans les champs bien des tours à sa charrue ; il faut donner bien des coups de hache dans la forêt ». Oui, certes. Avec nos villes manufacturières si peu nombreuses, dont la plus considérable n’atteint pas toujours la moindre de l’Ontario, c’est un effort au moins égal aux autres que marquent ces trente-deux millions inscrits au livre du Trésor.

Enfin, dans les limites de ses ressources, sollicité par les appels des siens, il a organisé et répandu le secours aux combattants. On ne dira jamais assez quelle ingéniosité il a déployée, quelle tendresse silencieuse et rare il a révélée dans des œuvres nouvelles, nées des terribles anxiétés de l’heure, comme l’Aide au Soldat, l’Aide au Drapeau, l’Aide au Conscrit, le Fonds patriotique. Les rapports ne publient que des faits où l’on sent vivre pourtant l’infatigable dévouement. L’Aide à la France, de tous les foyers de la province, retira six cent mille dons qui furent envoyés en France portant, épinglé, un mot d’encouragement exprimé dans cette langue française que nous parlons, qui commanda les armées alliées et qui nous fait ainsi communier plus intimement à l’âme de la Victoire. Est-ce une chose si nouvelle que cette consolation ? En 1870, alors que la France était seule, le même mouvement du cœur portait vers elle notre population. Pendant toute cette guerre, et encore aujourd’hui qu’elle a passé, la Croix-Rouge réquisitionna les volontés ; la Croix-Rouge qui fait ce soir sa dernière demande ; qui vous remercie, monsieur, de lui avoir apporté votre reconnaissant appui, qui se réjouit de trouver dans cet auditoire, comme aux jours de plus grande détresse, une sympathie unanime.

Dans le conflit qui s’achève, deux civilisations enfantées par une longue tradition se sont heurtées ; l’une basée sur l’idée de puissance, d’abord créatrice d’union, puis, contre le reste du monde, inspiratrice de domination et de conquête ; l’autre préoccupée depuis toujours d’humanité. Le Canada français, comme il était naturel, a choisi ce dernier parti qui fut le sien depuis son origine. Il a combattu pour la liberté des petits peuples. S’il a accompli quelque chose par ses soldats, ses ressources et ses œuvres ; s’il n’a espéré de cette guerre que la gloire ; s’il a rêvé aussi lui de poursuivre ses destinées qui sont canadiennes et françaises et de conserver à son pays le génie de sa race ; qu’on lui accorde au moins ce que Albert le Grand, généralissime et Roi des Belges, vient de donner à ses sujets, l’égalité du droit et, fut-elle seule, la satisfaction de la justice.

  1. Discours prononcé au Monument National, le 26 novembre 1918.
  2. Monseigneur Paul Bruchési, archevêque de Montréal