Au service de la Tradition française/À l’Alliance française

Bibliothèque de l’Action française (p. 189-192).

À l’Alliance française[1]



Monsieur le président,


Mesdames et messieurs,


Une récente caricature américaine représente la famille républicaine assemblée. Le père, le vieux Sam ; la maman, la République suisse ; la grande fille de la maison, la France ; un bambin maussade, dans un coin, le Portugal ; et, sur le seuil de la porte, la démarche hésitante, un tout petit Chinois, à l’œil amusé, clignotant, qui semble dire « Tout de même »… La France et le vieux Sam lui tendent les bras et lui souhaitent la bienvenue.

Je vous remercie, Monsieur le président, d’accueillir ainsi le comité France-Amérique, dernier venu parmi les enfants canadiens de la République française, et de lui permettre de vous balbutier, du seuil de la porte où il paraît seulement, son hommage et son admiration.

Vous nous avez conviés à une fête française qui fut ouverte par un discours anglais. Je voudrais dire d’abord à M. Peterson, au nom de ceux qui viennent, combien sincèrement nous espérons nous rencontrer un jour, par delà les querelles, dans les grandes et larges idées qu’il vient d’exprimer. C’est une fête française, et qui nous rappelle d’où nous venons, qui nous indique où nous devons aller.

Nous venons de France. Cette terre d’Amérique était jadis couverte d’orgueilleuses forêts. Chateaubriand y retrouvait, comme agrandie, sa mélancolie de Combourg, pour la projeter ensuite sur le siècle où elle devait germer en d’innombrables beautés. Un souffle intense a passé sur cette terre, et la voilà soumise aux forces humaines. Elle s’anime chaque jour davantage De la vieille Europe, des hommes viennent vers elle nombreux. On se demande s’il y aura place pour eux et si tant d’énergies ne vont pas s’épuiser vainement.

Au sein de ces peuples dont le premier souci est de mettre un peu d’unité dans les éléments souvent opposés qui les composent, au milieu des hommes nouveaux qui se succèdent, nous sommes demeurés fidèles au souvenir. Qu’importe, si nous n’avons pas conservé toutes les qualités du génie français ? Qu’importe, si nous avons dû, pour mieux servir la France, consentir à en ignorer les beautés ? Qu’importe, si nous avons dû nous pencher sur le sol pour y creuser, profond, le sillon où d’autres viendront jeter une semence tardive ? Qu’importe tout cela, puisque nous sommes restés. Le père d’Edmond Rostand demandait naguère à l’un des nôtres le secret de cette longue résistance. Il lui fut répondu par l’unique et suprême orgueil de Cyrano : « Tout cela, monsieur, c’est du panache ! » Il n’y a rien là qui doive nous étonner. Bon sang de France ne sait pas mentir. Nous devions notre vie à la France, nous la lui avons donnée ; c’est donc bien que nous sommes Français.

Où devons-nous aller ? — Vers la France, toujours. Nous irons à Paris, comme dans l’opéra. Non pas le Paris de Manon et de Louise, mais celui de Mon ami Teddy ; celui de l’Institut et de l’Université, celui du Panthéon où dorment les poètes à côté des guerriers ; celui-là enfin, qui, devant constituer un ministère national, n’hésita pas à le confier à un académicien ; Paris, qui sait mettre tout son cœur dans une chanson, toute son âme dans un geste, tout son esprit dans un mot, toute son énergie dans un rêve et qui trouve souvent, au sein de la gaieté qui paraît l’absorber, l’expression la plus haute jusqu’où la pensée humaine ait gravi. Nous irons à Paris afin de mieux voir en nous-mêmes ; afin de nous connaître, de nous analyser, de nous définir. Puis, nous demanderons à la France de nous regarder d’un peu plus près.

Elle est à la fois la cigale et la fourmi du monde. Elle chante, elle danse aussi ; mais elle est économe et elle est prêteuse : elle n’a pas le moindre défaut.

En ces temps d’impérialisme, où l’on invente, — sans vouloir faire un mauvais calembour — tous ces mots en « pan » dont celui-ci, particulièrement horrible, « panaméricanisme », en ces temps de colonisation intense, de rayonnement et de pénétration, il faut que la France se souvienne qu’elle possède ici une colonie qui ne lui coûte rien ; qu’elle nous prête des moyens nouveaux de lutter pour elle en aidant à notre organisation économique. Ceux que ces problèmes préoccupent me comprendront. Assez longtemps nous avons gémi sur les arpents de neige, pensons un peu aux arpents de blé qui lèveront en idées et en vertus françaises.

Alors, peut-être que le doute, rançon de toutes les nobles causes, disparaîtra de notre pensée. Je garde du moins cette espérance. C’était en juillet 1909. Je revenais de France, le cœur rempli de souvenir. Nous entrions chez nous par le golfe Saint-Laurent, une route royale. Le navire était en fête : c’était le concert accoutumé. J’étais seul sur le pont et j’écoutais les premiers accords de la Marseillaise monter dans le silence. Au même moment, le soleil disparaissant à l’horizon projeta sur l’immensité bleue deux larges banderoles superposées, dont l’une blanche, et l’autre rouge Et je garderai toujours dans les yeux cette impression magnifique d’avoir vu, le soir d’un beau jour, mon pays se reposer dans la majesté des trois couleurs.

  1. Allocution prononcée à l’occasion du dixième anniversaire de l’Alliance française de Montréal, le 11 mars 1912, au Ritz-Carlton.