Au service de la France/T10/09

Plon-Nourrit et Cie (10p. 333-367).


CHAPITRE IX


Notre mission militaire d’Amérique. — Le droit de grâce. — Les dévastations allemandes. — Loucheur en Angleterre. — Voyage aux armées. — Répartition des prisonniers. — La libération de Saint-Mihiel. — Visite à Saint-Mihiel, Thiaucourt et autres communes libérées — Le général Pershing à Sampigny. — Les derrières de l’armée américaine. — Projets d’emprunt. — Obsèques d’Abel Ferry. — Visite de M. Pachitch. — Les opérations de Salonique. — Les Bulgares font « Camarade ». — Visite à l’armée Gouraud.


Dimanche 1er septembre.

Je reçois le colonel Fagalde, que Clemenceau m’a conseillé d’entendre. Il revient d’Amérique, où il avait été envoyé en mission avec le général Berthelot et où il est resté quelque temps après celui-ci. Il me donne des renseignements peu flatteurs sur notre mission militaire d’Amérique et en particulier sur le général Vignal. « Tous les membres sont, dit-il, au-dessous de leur tâche et n’ont pas le moindre crédit auprès du gouvernement américain. Il faudrait les remplacer par des officiers plus éminents. Les organes d’exécution sont, au contraire, excellents. Nous avons au total dans les camps américains 185 officiers instructeurs, c’est-à-dire à peu près cinq par camp. L’instruction des spécialités (grenades, fusils mitrailleurs, etc.) est parfaite et s’accomplit très rapidement. Les Américains deviennent vite aussi forts que nous. Ils jettent les grenades fort loin après quelques jours d’exercice. En revanche, l’instruction tactique et collective est restée médiocre jusqu’à ces derniers temps, les officiers français n’étant pas admis à la donner ; ils viennent seulement d’y être autorisés. Mais l’état-major américain, et notamment le général Marsh, cherchent à remplacer les officiers français par des officiers américains rappelés de France après un court séjour et manquant encore totalement d’expérience. » Je conseille au colonel Fagalde d’exposer franchement cette situation non seulement au maréchal Foch, mais au général Pershing, dès qu’il le verra.

Ignace, auquel j’ai écrit que j’étais d’avis de gracier un soldat qui a abandonné son poste, mais dont le dossier m’a révélé qu’il avait de sérieuses excuses (pupille de l’Assistance publique, changement imprévu de division, etc., etc.), vient me prévenir que Clemenceau, après examen, est disposé à laisser faire l’exécution. Comme le président du Conseil ne m’envoie plus de décret en blanc, je suis entièrement désarmé et ne puis que lui laisser toute liberté de décision. Le public continue à croire que j’exerce le droit de grâce ; je n’ai plus aucun moyen de l’exercer, puisque je n’ai pas le droit de signer un décret sans le contreseing du gouvernement.

Le colonel Herbillon m’informe que, d’après un renseignement venu d’un aviateur allemand, Paris serait prochainement bombardé par avions avec bombes incendiaires.

En revanche, Challe m’apprend que les Anglais ont dû faire, aujourd’hui encore, dix mille prisonniers et qu’on a l’impression qu’il y a chez les Allemands beaucoup de désordre et de désarroi. L’opération préparée par les Américains en Woëvre, au sud-est de Saint-Mihiel, ne pourra pas avoir lieu avant une dizaine de jours. Nous y participerons par notre artillerie, par nos tanks ; Foch a, en outre, promis cinq divisions françaises.


Mardi 3 septembre.

Conseil des ministres très rapide. Pas un mot de la guerre, sauf celui-ci, que me dit Clemenceau : « Savez-vous que Boucabeille est un hurluberlu ? Il est allé de lui-même à la Banque de France pour demander s’il était possible de fabriquer des billets faux dont il avait, disait-il, besoin dans son opération de police en Allemagne. Je lui ai fait donner l’ordre de rester tranquille, mais imaginez-vous cela ! »

Après quoi, Nail rend compte des premiers arbitrages intervenus en matière de loyers et dit que, malgré quelques difficultés survenues à Paris, la loi paraît enfin être entrée en voie d’exécution.


Mercredi 4 septembre.

Pams vient me remettre une lettre de Mirman, dans laquelle le préfet de Meurthe-et-Moselle, se plaignant d’un outrage à lui adressé par Louis Marin, nous attribue, à Lebrun et à moi, un jugement très sévère sur le langage tenu par ce député. Lebrun a déjà déclaré qu’il n’avait émis aucune appréciation et je suis dans le même cas. Je l’indique à Mirman, tout en lui recommandant le calme et la modération.

Rentrée de la Chambre très paisible. Discours de Deschanel et de Clemenceau affichés.


Vendredi 6 septembre.

Clemenceau, très heureux de ce succès, vient me voir avant de partir pour la Belgique. Il a réussi à se faire, comme il le désirait, inviter par le roi et il en très content et un peu fier. « Le roi, me rapporte-t-il, a déclaré qu’il n’y avait personne qu’il fût plus heureux de voir que moi. »

J’ai fait venir Pichon pour lui parler des dévastations allemandes et lui demander s’il ne jugeait pas utile de faire, à ce sujet, une déclaration solennelle des Alliés, qui pût servir d’avertissement pour l’avenir et qui permît, en tout cas, de prendre date. Mais, comme Clemenceau venait de partir pour la Belgique, le pauvre Pichon n’a osé me répondre que d’une manière très évasive. Il me raconte cependant que Clemenceau avait hésité d’abord à présenter ses hommages à la reine Élisabeth de Belgique, parce qu’il la traitait d’Allemande. Pichon lui a démontré qu’elle avait toujours été admirable de courage et de loyauté et qu’elle n’avait pas hésité à dire à Pierre Loti : « Un rideau de fer est tombé entre ma famille et moi. »

J’ai rapporté à Pichon un mot que m’avait dit Clemenceau et contre lequel j’avais protesté : « Nous n’aurons peut-être pas la paix que vous et moi, nous voudrions. » Pichon me répond : « Quant à moi, je crois comme vous que si nous le voulons bien, nous aurons cette paix. J’entends par là que nous obtiendrons, si nous savons être fermes, l’Alsace de 1790 et la neutralisation de la rive gauche du Rhin. Quant au Luxembourg, j’ai mis Clemenceau au courant de la question. Je lui ai dit que la Belgique l’avait convoité et qu’il y avait dû y avoir, à un moment donné, une promesse faite par Jules Cambon. — Laissons le Luxembourg, dis-je à Pichon ; nous n’avons aucun droit sur le Grand-Duché et nous ne cherchons pas de conquêtes. »

Je demande à Loucheur ses impressions sur son voyage à Londres. Il me répond qu’on lui donnera le charbon dont nous avons besoin si l’on est à même de le débarquer, mais avant le débarquement, il faut transporter. Or la question des transports est très préoccupante, malgré les importations de locomotives et de wagons américains.

Les Anglais ont paru à Loucheur assez surexcités, d’une part à cause de la manière dont le colonel Roure s’était acquitté de sa mission, d’autre part à cause du ton des lettres de Clemenceau.

Je parle à Loucheur de l’aviation de bombardement. Clemenceau a dit hier qu’il était prêt à faire bombarder les villes allemandes. Il a si bien évolué dans cette question qu’il parle maintenant de « détruire Francfort » ; c’est, dit-il, « le nid ». Seulement le général Duval, chef de l’aviation au G.Q.G., déclare qu’il n’y a pas assez d’avions en ce moment. Mais Loucheur croit que Duval est peu disposé à faire des raids sur des villes allemandes.


Dimanche 8 septembre.

Briand paraît décidément converti aux idées de Clemenceau. Interviewé par le Journal, il déclare qu’il a toujours cru à la victoire et il se félicite que nos troupes soient sorties de leur immobilité néfaste. Briand a, sans doute, voulu se mettre au diapason de l’opinion, c’est très bon signe.


Mercredi 11 septembre.

Départ de bonne heure en auto, avec le colonel Bonnel, de ma maison militaire. Je m’arrête à Compiègne toujours désert et bombardé par avions toutes les nuits. Les généraux Fayolle et Humbert nous attendent. Je regarde avec eux, sur la place du Château, des canons de calibres variés, pris à l’ennemi par la 3e armée, et je monte en auto avec Fayolle, toujours simple, modeste et précis. Il m’explique d’abord que les divisions de la 3e armée dont le nombre a été progressivement réduit à mesure que le front s’est raccourci, vont passer à la 1re, et que le général Humbert, avec son état-major, restera momentanément sans emploi, pour être affecté ultérieurement à d’autres opérations. Maintenant que nous avons atteint presque partout la ligne Hindenbourg, Fayolle croit que le repli allemand va cesser et que l’ennemi va se rétablir. Or, l’attaque entre Saint-Quentin et la Fère est très difficile. Elle ne peut se faire le long de l’Oise et du canal, la ligne d’eau étant très forte ; la 1re armée ne pourrait attaquer que sur un front très étroit, au sud de Saint-Quentin, du côté d’Urvillers. Seuls les Anglais pourraient prendre par le nord une offensive utile. Pour le C.A.R. il n’y a plus, en réalité, d’opérations fructueuses en ce moment, sauf celles que la 10e armée peut encore entreprendre au nord-est de Soissons, de manière à dégager l’Aisne et la Vesle.


Jeudi 12 septembre.

Lord Derby me présente vingt-cinq journalistes de l’Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande, d’Australie et de Terre-Neuve. Il leur adresse une petite allocution aimable pour la France.

Raymond Recouly, mobilisé comme capitaine en Algérie, s’occupe intelligemment à y développer le tourisme.

Le général Boulangé, remis par ordre de Clemenceau à la disposition du ministre de la Guerre, me montre des notes d’où il résulte qu’il a obtenu naguère trois citations avec palme.


Vendredi 13 septembre.

Comité de guerre. L’ordre du jour contenait une seule question importante, celle de la répartition des prisonniers de guerre. On a commencé à la discuter et Leygues a réclamé, en termes excellents, une part plus grande pour la Marine, en expliquant qu’il était dans l’impossibilité de construire des avisos. Mais il a ajouté un peu imprudemment que s’il n’obtenait pas satisfaction, il était à craindre que la Chambre n’interpellât le gouvernement.

Aussitôt Clemenceau a éclaté. Il a déclaré qu’il n’admettait pas ce langage. Leygues a cependant tenu bon. Clemenceau a dit alors qu’il lui paraissait impossible de débattre la question en Comité de guerre. Chaque ministre intéressé viendrait réclamer des prisonniers et on n’en finirait pas. Il était plus simple de créer un organe central à la présidence du Conseil. Les ministres lui exposeraient leurs demandes et le président du Conseil arbitrerait. Il apporterait ensuite des propositions fermes au Comité de guerre. C’est la dépossession du ministre du Travail, Colliard, qui est normalement chargé de la répartition.

Pendant la séance, nous apprenons la prise de Saint-Mihiel. Alors Clemenceau, sur un ton de plaisanterie, m’interpelle : « Eh ! bien, Monsieur le Président, vous n’êtes pas content ? Vous paraissez bien pessimiste aujourd’hui ? — Comment ! Mais je suis très content et même très heureux. »

Jeanneney vient soumettre à ma signature un projet de service central d’Alsace-Lorraine, rattaché à son sous-secrétariat d’État, sous la présidence de Jules Cambon.

Je fais tout de suite préparer mon départ pour Saint-Mihiel, où je tiens à voir le plus tôt possible la population délivrée. Le wagon construit pour mes voyages à Sampigny va nous conduire, ma femme et moi, cette nuit, et le train pourra nous mener jusqu’à notre malheureux village. Lebrun m’a demandé ce matin, en comité, de m’accompagner, disant qu’il serait très heureux.


Samedi 14 septembre.

Nous avons quitté Paris hier à neuf heures et demie, avec Lebrun, le colonel Vallière, le colonel Renault, Herbillon.

La Compagnie de l’Est a pris des dispositions pour que le train pût aller jusqu’à Sampigny. Elle a fait remettre en état une petite ligne transversale autrefois construite à la demande du génie militaire et allant directement de Loxéville à Sampigny. Nous arrivons à marche lente à huit heures et demie du matin. Un soleil joyeux illumine les ruines du château où habitaient les officiers de la petite garnison. Les bâtiments de la gare sont effondrés ; la petite salle d’attente construite à mon intention fait encore à peu près figure du dehors, mais, en y pénétrant, on n’y trouve que vitres brisées et moellons épars. Sur le quai nous attendent M. Aubert, préfet de la Meuse, les sous-préfets de Commercy et de Verdun, le capitaine Brugère, délégué par le général Hirschauer, commandant de la 2e armée. Nous montons immédiatement en auto, ma femme, Lebrun et moi dans la même voiture, sans nous attarder à Sampigny, et nous partons pour la chère ville délivrée. Nos autos prennent d’abord la ligne directe, qui se dirige sur le camp des Romains. Nous nous heurtons à une ligne de tranchées qui n’a pas été comblée et qui dresse devant nous, avec ses fils de fer intacts, un obstacle infranchissable. C’est de ce fort, occupé par les Allemands, qu’ils ont tiré ces derniers mois sur ma maison de Sampigny. Ils disaient deux ou trois fois par semaine aux habitants de Saint-Mihiel, mes anciens et fidèles électeurs : « Aujourd’hui, nous allons tirer sur votre Poincaré ! » Nous mettons pied à terre pour jeter un coup d’œil sur ces anciennes lignes françaises, encore occupées il y a deux jours par nos braves soldats et d’où ils sont partis pour entrer à Saint-Mihiel.

Nous reprenons les autos et nous rebroussons chemin pour prendre la route des Kœurs. Nos troupes vont et viennent dans les deux villages. Elles n’ont plus à redouter le bombardement. Elles ont la mine joyeuse et fière des vainqueurs.

Nous gagnons Bislée par la route des prés et nous traversons la Meuse sur un pont en bois que le génie a rétabli.

Bislée n’est plus qu’un monceau de ruines. Où est le temps où j’y venais enfant chez les Thonin ?

Au delà de Bislée, nous suivons la route qui gravit la pente du camp des Romains et nous traversons successivement les lignes françaises et allemandes. De tous côtés, ce ne sont que tranchées et réseaux de fils de fer. Nous rejoignons la grande route et, le cœur serré d’émotion, nous redescendons rapidement sur Saint-Mihiel et faisons arrêter les autos aux premières maisons. Deux vieillards causent avec les soldats. Ils nous reconnaissent ; ils se précipitent vers nous et se jettent à mon cou. Tout de suite, nous entendons cette phrase que ces pauvres gens vont tous me répéter jusqu’à notre départ : « Nous avons bien souffert ; mais c’est fini ; nous sommes sauvés, nous oublions tout. »

À pied, de poignée de main en poignée de main, d’accolade en accolade, nous nous dirigeons vers la mairie. Notre cortège grossit à chaque pas : les sénateurs et députés, Develle, Grosdidier, le docteur Thiéry, en uniforme de médecin militaire, l’ingénieur en chef, le général commandant la 26e division, qui est entrée la première à Saint-Mihiel, les membres du Conseil municipal, des vieillards, des femmes, des enfants.

Nous voici devant cette mairie familière, où je suis venu tant de fois pendant vingt-cinq ans, avec l’ancien maire, le brave M. Phasmann. Il y a moins de deux jours, c’était encore la Kommandantur. Je me rappelle le jour où, de la lisière de Malinbois, avec le roi des Belges, je regardais la ville occupée par les Allemands et l’horloge de l’église, dont l’aiguille avançait si lentement.

Dans la salle de la mairie, où sont groupés les représentants, les conseillers, les notables, je tâche d’exprimer en quelques mots les souhaits de la France à la ville libérée. Mais je ne puis retenir mes larmes. Je rappelle qu’à plusieurs reprises, je suis venu à nos premières lignes voir Saint-Mihiel sans pouvoir y entrer et que mon cœur y volait par-dessus les tranchées. Le docteur Thiéry, maire de Saint-Mihiel, m’exprime les vœux de bienvenue de la population. Les jeunes filles offrent à ma femme, aussi émue que moi, une magnifique corbeille de fleurs. Tous les yeux sont mouillés. Nous sortons. La foule est encore plus dense. Les soldats se sont mêlés aux civils. Beaucoup de Français ; quelques Américains. Je reconnais des figures de vieux électeurs. Je suis arrêté de nouveau à chaque pas. Les maisons sont déjà pavoisées. La ville, sortie de son cauchemar, a pris un air de fête. Nous entrons dans la petite maison où s’est réfugiée Mme Phasmann, femme de l’ancien maire. Elle achève sa toilette, mais nous forçons sa porte. Elle veut, à tout prix, me recevoir dans son petit salon, au premier. Nous y montons, nous restons quelques minutes avec elle, ma femme, Develle, Grosdidier, Thiéry. Elle n’est pas changée, à peine un peu maigrie.

Thiéry nous fait ensuite passer par la grande place, pour nous montrer le pont écroulé dans la Meuse et remplacé par une passerelle. Nous sommes rejoints par une brave femme, pâtissière, Mme Rollot, qui se jette au cou de ma femme, en criant : « Ils m’ont enlevé mon petit garçon ! » Il a été emmené en otage avec une vingtaine de gamins de son âge. Nous essayons de la consoler et je lui promets de faire le possible pour que ces enfants soient rendus. Nous passons ensuite à l’hôpital dont la façade extérieure est décorée de tentures blanches, brodées et ornées de motifs et de devises patriotiques. Comme nous félicitons la sœur supérieure, une autre sœur, le type de la Lorraine énergique, nous explique qu’elle a fait ce travail « sous le nez des Allemands », par petits fragments qu’elle réunissait la nuit à leur insu.

Visite aux deux églises, l’une et l’autre assez légèrement endommagées. Les Allemands, qui ont enlevé un retable de Ligier Richier à Hattonchâtel, des boiseries, un Christ et d’autres objets d’art, ont respecté le sépulcre de Ligier Richier, sans doute à cause des difficultés de transport. Ils ont même affecté de le protéger par des sacs à terre.

Nous revenons prendre les autos devant la mairie. Le général de Belenet a rangé là une compagnie d’honneur et une musique militaire. Quelques minutes avant notre départ arrive le général Berdoulat, commandant le 2e corps colonial, dont le quartier général est à Rupt devant Saint-Mihiel. Au moment de notre départ, la musique de la 26e division joue la Marseillaise que les habitants n’ont plus entendue depuis quatre ans et dont les accents les font pleurer de joie.

Nous revenons à Sampigny le cœur trop plein… Nous remontons dans notre wagon garé pour y déjeuner avec Lebrun, Grosdidier, le préfet, les sous-préfets. Après le repas, nous nous rendons aux restes de notre chère maison du Clos, par les rues désertes, bordées de ruines. Nous ne rencontrons que quelques uniformes français et beaucoup plus d’Américains.

Notre pauvre jardin est transformé en terrain dévasté et en forêt vierge. Le lierre a dévoré les allées ; les arbres qui bordaient le promenoir l’ont envahi. Partout des branches et des broussailles. On en a enlevé quelques-unes sous les arbres qu’avaient abattus les obus ; plusieurs jonchent encore le sol. Un gros tilleul argenté que ma femme et moi nous aimions beaucoup, parce qu’il avait autrefois abrité mon père et ma mère, a ses branches déchirées ; le tronc paraît encore intact, mais nous nous approchons et nous voyons une large fente qu’a ouverte un obus. Les épicéas sont morts pour la plupart ; ils ont la tête coupée. La maison s’est presque entièrement effondrée. Les planchers et les plafonds sont éventrés. Une statuette de Bartholomé a heureusement été retrouvée dans sa caisse entr’ouverte. Elle est sauvée. Après une visite rapide, nous partons pour Commercy, où nous nous arrêtons à la mairie. Nous sommes reçus par le Conseil municipal et les notables que je félicite du courage dont ils ont fait preuve sous les bombardements ; et avec Lebrun, le préfet et les sous-préfets, nous partons pour la Woëvre. La route était dangereuse pendant les derniers mois et j’y ai souvent entendu siffler les obus. Mais aujourd’hui elle est tranquille. Seule la plaine est encombrée de convois français et américains.

J’aurais voulu, dès aujourd’hui, aller dans quelques villages du bas des côtes, mais tout est, paraît-il, coupé près de Varnéville par un gros entonnoir et les convois qui se dirigent en ce sens paraissent embouteillés. Avant d’arriver au croisement des routes, près d’Apremont, nous mettons pied à terre. Les soldats français nous reconnaissent, nous saluent et l’un d’eux dit aux Américains : « Vous savez, ce monsieur, vous voyez ! Eh bien ! c’est le Wilson de France. »

Nous renonçons à nous arrêter à Varnéville, qui, du reste, n’est plus habité, et à Woinville et nous venons à Apremont. Le conseiller d’arrondissement, M. Daubert, que nous rencontrons, cherche vainement à retrouver, au milieu des ruines, l’emplacement de sa maison. Il avait rangé dans une cachette quelques objets précieux qu’il aurait voulu retrouver. Il n’y arrive pas. Mais, après notre départ, nous apprenons qu’il a fini par réussir.

D’Apremont, il ne reste que des pierres éparses, où les soldats puisent maintenant des matériaux pour la réfection des routes. Saint-Agnant, où se trouvaient nos premières lignes, est aussi presque totalement démoli. Quelques pierres du clocher tiennent encore par un prodige d’équilibre. Des cagnas ont été aménagées dans les caves. Çà et là des pommes de terre, des os, des chaises, toutes sortes de détritus et, au milieu de tout ce désordre, deux chats maigres, qui miaulent lamentablement. Nous nous arrêtons à Marbotte, dont le clocher est encore debout ; il se dresse seul au milieu des ruines. Je montre à ma femme le cimetière où je suis venu déjà saluer les morts du bois d’Ailly. Il s’est encore bien agrandi. Je lui montre aussi les cantonnements, aujourd’hui vides, de nos troupes, et le petit village nègre avec la fontaine d’eau fraîche. J’essaie vainement de retrouver, plus avant dans le bois, l’observatoire où je suis monté, le gros chêne camouflé qui a été détruit après ma visite.

Par Mecrin et Pont-sur-Meuse, nous revenons à Commercy pour reprendre notre train. Nous dînons et couchons dans notre wagon.


Dimanche 15 septembre.

Nous partons de Commercy à huit heures et demie du matin, après une nuit tranquille passée en gare. Lebrun dit cependant qu’il a entendu vers une heure un avion qu’il a reconnu, au bruit de son moteur, comme étant allemand. Le temps est radieux. Nous reprenons le chemin d’hier et nous descendons dans la Woëvre par Gironville. Lebrun est toujours dans notre automobile et nous parle de la Lorraine en vrai fils du terroir. Grosdidier, Aubert et Catusse, sous-préfet de Commercy, nous suivent dans une autre voiture.

Près d’Apremont, le général Pougin monte dans notre auto. Il est comme ses soldats très joyeux des succès remportés qui, dit-il, n’ont pas coûté cher à sa division. Il n’y a eu que vingt morts et soixante blessés. Varnéville, où nous passons, est détruit et inhabité. Mais à Woinville, rempli de soldats français, il est resté neuf vieilles femmes minables qui nous racontent leurs misères. Les Allemands leur faisaient faire les travaux les plus durs. Ils les forçaient à enterrer les morts. Partout aussi, on nous donne les renseignements suivants : le journal de propagande allemande, la Gazette des Ardennes, était répandu à profusion, mais on ne la croyait pas. Les Allemands disaient tantôt que j’étais mort, tantôt que j’étais prisonnier. Les Alsaciens et les Lorrains au service de l’Allemagne mettaient les habitants en garde contre ces mensonges et les nourrissaient en cachette. Nous nous arrêtons successivement à Buxerulles, Buxières et Heudicourt. À Buxerulles, nous cherchons vainement le maire, M. Philippe. Il est absent ; il a été emmené par les Allemands. Personne ne nous attend. Mais, dès notre arrivée, les habitants accourent en grand nombre et me crient : « Merci ! Merci ! » Les soldats se massent au second plan. À Heudicourt, le bruit de notre arrivée nous a devancés. Le maire et le conseil municipal nous attendent devant la mairie comme en temps de paix. Des officiers se présentent à moi ; des enfants apportent à ma femme des fleurs cueillies dans les ruines. La rose des ruines, comme a écrit Victor Margueritte dans un livre qu’il a publié en 1914 et qu’il nous a dédié, à Mme Poincaré et moi, en termes chaleureux.

Le général Pougin s’oppose à ce que nous allions tous à Vigneulles que les Allemands bombardent aujourd’hui par dépit. Nous laissons donc à Heudicourt Grosdidier et Vallières. La gare de Vigneulles a été incendiée par les Allemands avant leur départ. De la mairie même, il ne reste plus que des tronçons de colonnes, l’hôtel où je suis venu si souvent est détruit. Tout flambe encore autour de nous. Les habitants insistent néanmoins pour ne pas être évacués. Ils nous racontent comment mon ami Picard a été fusillé au début de la guerre et comment sa vieille mère a été si bien entourée par eux qu’elle a ignoré jusqu’à la fin la mort de son fils. Arrive un photographe militaire américain. Il nous photographie tour à tour et demande à ma femme : « Quel est le nom de ce monsieur ? » Ma femme répond : « C’est le président de la République française. — Et vous ? continue-t-il, comment vous appelez-vous ? » Herbillon écrit rapidement notre nom sur une feuille de papier et la donne aux photographes américains. Après quoi, ma femme demande en anglais : « Seriez-vous assez aimable pour nous envoyer une de vos photographies ? — Non, je suis désolé (I am sorry) mais je ne le peux pas ; je suis un photographe militaire et je dois envoyer tout à mon armée. » Un autre photographe arrive, qui manœuvre un cinéma. Je fais signe à nos soldats français qui font cercle autour de nous de se masser auprès de nous deux dans l’objectif ; ils se rendent joyeusement à cette invitation. Ils gesticulent, ils agitent leurs képis et bonnets de police pendant que l’appareil tourne. Le général Pougin, inquiet pour eux à cause du bombardement et de la densité de l’assistance, nous presse de partir. Nous revenons à Heudicourt, nous prenons congé du général, nous rembarquons Grosdidier et partons pour Saint-Mihiel, Woinville et les bois. Nous traversons Saint-Mihiel, qui a repris sa physionomie paisible et, par le même chemin qu’hier, nous revenons à Sampigny, où le train a été garé. Le général Pershing que j’ai invité à déjeuner dans mon wagon et qui m’avait annoncé sa visite pour aujourd’hui, arrive à midi précis. Il est souriant, détendu par la victoire, moins froid, plus libre, simple et modeste. Nous engageons avec lui une conversation que ma femme seule soutient en anglais, que je poursuis dans un jargon anglo-français et que les autres interlocuteurs tiennent en français seulement. Nous commençons par demander à Pershing quelques renseignements sur ses opérations ; il nous les donne de bonne grâce en nous laissant entendre que, si les Allemands se rétablissent sur la ligne Hindenburg, il ne cherchera pas à la forcer, quoiqu’il ne la croie pas très solide en certains points. Il dit qu’il se défendra sagement (wisely). Nous nous mettons à table ; Pershing nous dit que Clemenceau, arrivé, comme Herbillon nous l’avait appris, dans la région, a manifesté le désir d’aller à Thiaucourt. Mais Pershing l’en a empêché, la ville étant très bombardée et les routes trop encombrées. Comme j’ai mis Thiaucourt sur mon programme de l’après-midi, et comme je lui fais part de ce projet, il renouvelle ses objections ; mais je lui réponds en riant : « Thiaucourt is a French town. » (Thiaucourt est une ville française). Il rit à son tour et s’incline de bonne grâce. Il donne même après le déjeuner, à son aide de camp interprète, l’ordre de nous piloter dans une auto américaine qu’il nous laisse à cet effet. Pendant le repas, il exprime à ma femme le désir de voir notre « Clos ». Nous y montons avec lui et dès que nous arrivons devant les ruines de la maison sortent du petit bois, deux beaux gars américains, interloqués de voir là leur général. Il leur reproche d’avoir pénétré dans la propriété et leur dit qu’elle nous appartient. Ma femme leur adresse un mot bienveillant pour leur faire grâce. À la descente, près de la fontaine, apparaissent des revenants, anciens habitants de Sampigny, évacués dans les environs et accourus en ville ce matin. Ils demandent avec insistance si on les laissera se réinstaller. Je leur en donne l’espoir. Nous les présentons au général Pershing, et tous se précipitent vers lui pour le remercier d’avoir aidé à la libération de Saint-Mihiel et de notre région. Une femme notamment trouve des accents venus du cœur pour témoigner à l’armée américaine la reconnaissance de la population. Pershing écoute avec émotion et serre chaleureusement les mains tendues vers lui. Il se retourne de mon côté et me dit : « Je comprends maintenant pourquoi vous voulez aller à Thiaucourt. »

Nous prenons congé de lui. Il attend que nous soyons montés en auto et nous partons pour Pont-à-Mousson. Les villages que nous traversons sont bondés de troupes américaines. Sur les routes, torrents d’hommes et de camions. Nous parcourons une campagne désolée, inculte, hérissée de réseaux de fils de fer, creusée de tranchées sinueuses, toutes nos anciennes premières lignes. Les soldats français nous reconnaissent. Les Américains nous devinent. Tous saluent. Flirey est en ruines. Montauville est désert, la population est évacuée. Sur le pas des portes, il n’y a que des militaires, français et américains.

Sur la place de Pont-à-Mousson, toujours entourée de ses murailles de sacs à terre, nous attendent, prévenus par Lebrun, les quelques personnes qui sont restées comme gardiens, Mirman, préfet, le sous-préfet de Toul, Chapuis, sénateur, Poingard, député. Nous apprenons par eux que les six cents habitants que les troupes alliées avaient trouvés à Thiaucourt, ont été transportés au sud de Toul dans le camp de Bois-L’Évêque. Mirman, qui est allé à Thiaucourt hier, croit que nous aurons toutes les peines du monde à y arriver et que nous ferions mieux d’aller directement à Bois-l’Évêque pour y voir la population évacuée. Mais je tiens à faire les deux choses successivement et nous décidons de commencer par la visite de Thiaucourt.

L’aide de camp de Pershing continue donc à nous piloter avec les mêmes prévenances et la même activité. Nous reprenons notre route par Montauville. À l’entrée du village sont installées des batteries qui tirent par-dessus nos têtes et appuient une action américaine engagée au nord. Elles sont servies par des artilleurs français dont le bleu horizon tranche au milieu des uniformes kakis américains. Ce sont des pièces allemandes, capturées ces jours derniers et déjà utilisées contre l’ennemi. Les servants français reconnaissent mon fanion et agitent leurs képis joyeusement.

Nous passons par ce qui fut Regnieville et Fey, un monceau de pierres au milieu de terres bouleversées. Les convois deviennent de plus en plus nombreux. Le sol est labouré d’obus. Partout des cadavres de chevaux, des tombes américaines surmontées d’un petit drapeau étoilé ; trois soldats américains transportent un de leurs camarades mort. Ils le couchent dans une fosse qu’ils viennent de creuser. La fumée des éclatements enveloppe la verdure des bois. Des Américains se reposent dans les fossés au bord de la route. Des travailleurs préparent des rails pour chemin de fer à voie étroite. C’est un fourmillement indescriptible. La crête passée, nous descendons sur Thiaucourt. La route redevient bonne. Les arbres qui la bordent sont en grande partie intacts. Voici de gros tanks français qui viennent à notre rencontre avec un bruit de moteurs et de chaînes. Les éclatements se rapprochent, mais aucun projectile ne tombe sur l’agglomération d’hommes dont nous sommes entourés. Dans le vallon, avant Thiaucourt, se trouve une voie de soixante centimètres installée par les Allemands et un matériel de chemin de fer intact, capturé par les Américains. Nous arrivons à Thiaucourt. Un pont miné par les Allemands est interdit et nous sommes forcés de faire un détour. La ville est déjà très endommagée et continue à l’être de plus en plus par le bombardement ennemi. Nouveaux photographes américains qui nous prennent, ma femme et moi, pendant notre arrêt de quelques minutes.

Nous revenons alors par la route de Regnieville, mais au bout de quelques centaines de mètres notre pilote nous prévient qu’à cause de l’encombrement des convois, il faut quitter cette route et passer à travers champs. À cause des ornières, la marche des autos devient impossible. Nous descendons pour alléger les voitures et nous faisons à pied un long trajet au milieu du va-et-vient un peu désordonné des troupes américaines. L’heure passe. Quand arriverons-nous à Bois-l’Évêque ? Le crépuscule commence déjà. Nous filons maintenant par Flirey dans la direction de Toul, où nous arrivons à sept heures et demie du soir. Nous nous arrêtons devant la gare. Challe, qui est arrivé ce matin à Commercy et qui nous a suivis toute la journée avec Herbillon, descend pour faire prévenir le train à Commercy que nous n’y arriverons qu’assez tard. Encore une demi-heure avant d’être à Bois-l’Évêque. Il fait tout à fait nuit. Nous roulons entre deux files de baraquements sombres. Enfin nous distinguons quelques lumières et le képi de Mirman qui brille. À peine avons-nous mis pied à terre que nous sommes environnés d’une foule de réfugiés et de soldats américains. Mirman offre le bras à ma femme et nous nous frayons péniblement un chemin jusqu’à un baraquement qui sert de « foyer du soldat » et dans lequel les réfugiés ont été convoqués. À l’intérieur, tout ce monde de Thiaucourt s’entasse avec les soldats américains. Mirman monte sur un banc, harangue l’auditoire et me présente les réfugiés. J’escalade à mon tour le banc et, profondément troublé, je souhaite la bienvenue à tous ces braves gens au nom de la France. Je leur balbutie des paroles de réconfort et d’espoir. Vivats et acclamations. Des centaines de mains se tendent vers moi et à la sortie, il faut faire des prodiges d’adresse pour regagner nos autos. Lebrun a été retenu un peu en arrière. Nous l’attendons et, pendant que nous sommes seuls dans notre voiture, les soldats américains se précipitent et se succèdent pour nous serrer les mains et nous demander en souvenir quelques-unes des fleurs que ma femme a reçues au cours de notre tournée.

Nous repartons dans la nuit et par Pagny et Void, nous rentrons à Commercy à neuf heures et demie. Il y a alerte, les canons contre avions tonnent et nous entendons aussi des éclatements proches. Dix bombes ont été jetées et deux soldats blessés. La Cie de l’Est donne l’ordre de faire partir notre train. Un douloureux accident assombrit notre retour. Une auto militaire se jette sur notre locomotive à un passage à niveau. Un adjudant est gravement blessé.


Lundi 16 septembre.

Nous arrivons à Paris à huit heures et demie du matin.

Ici également, il y a eu alerte pendant la nuit. Dégâts et victimes.

Comité de guerre le matin : affectation des prisonniers de guerre, programme des chemins de fer. On décide que, sur le total des prisonniers, 20 pour 100 resteront à la disposition du président du Conseil, qui les distribuera suivant les besoins. Décidé également la création d’un contrôle de la main-d’œuvre prisonnière.

Après la séance, Clemenceau et Pichon viennent m’entretenir dans mon cabinet de la question espagnole. Pichon croit que Dato souhaite la rupture avec l’Allemagne et il demande ce que nous devons répondre si l’Espagne nous parle du Maroc. Nous tombons d’accord pour dire que la France ne doit rien faire pour entraîner l’Espagne dans la guerre. Si elle s’y décide, nous ne pouvons faire aucune concession immédiate sans nous affaiblir devant l’ennemi. Nous pouvons seulement laisser entendre qu’après une alliance effective, la France serait disposée à être agréable à l’Espagne. Visite aux points de chute et aux blessés. À Aubervilliers un immense magasin occupé par les Américains a été incendié.

Dubost est de retour. Je lui renouvelle les sympathies que je lui ai déjà exprimées à l’occasion de la mort de Mme Dubost. Il me parle de Micheler, auquel il songe pour le gouvernement militaire de Paris. Il semble un peu apaisé par les victoires récentes.

Clemenceau rentré à Paris ce matin une demi-heure avant moi, a fait passer dans les journaux un mot disant qu’il est allé aux premières lignes dans la région de Thiaucourt. Grâce à Pershing, ma femme est cependant allée plus loin que lui !


Mardi 17 septembre.

Conseil des ministres.

Klotz soumet à ses collègues un projet d’emprunt qu’il m’a exposé : type 4 pour 100. Pas de limite fixée. Les coupons russes de l’année pourront être versés comme argent comptant jusqu’à concurrence de moitié des souscriptions. Le Conseil accepte.

Clemenceau, qui est allé à la gare au-devant d’Orlando, revient au Conseil et parle des Italiens avec véhémence. Il déclare qu’à la fin de la guerre nous serons forcés de nous battre avec eux.

Après le Conseil je dis à Pichon qu’il ferait bien de conseiller à Clemenceau de tenir au Conseil un langage plus prudent.

Le commandant Lelong, qui revient de Russie, envoyé par Noulens, dit qu’avec 20 000 hommes environ à Arkangel, dont la plupart américains, on y constituerait des forces suffisantes pour rétablir l’ordre de proche en proche jusqu’à Moscou. Il croit que les Bolchevistes n’ont qu’une puissance éphémère et qu’un autre pouvoir ferait vite boule de neige. Malheureusement les Russes sont incapables de l’installer eux-mêmes[1].


Mercredi 18 septembre.

Jeanneney me fait signer un décret instituant une délégation générale du ravitaillement auprès du maréchal Foch. Clemenceau vient ensuite me dire qu’il a vu Orlando. Celui-ci lui a déclaré que si Foch insistait pour l’offensive italienne, elle aurait lieu. Ensuite, le président du Conseil parle des croix demandées pour la Marne par Léon Bourgeois, Vallé et Montfeuillard. Il n’est guère disposé, dit-il, à donner satisfaction à des adversaires du gouvernement, surtout à Léon Bourgeois que Clemenceau honore d’une aversion particulière.


Vendredi 20 septembre.

À dix heures du matin, rue Bayard, obsèques d’Abel Ferry, tué aux armées. Je m’y rends avec Duparge, rentré cette nuit de vacances. Déploiement de troupes dans la rue. Marseillaise à mon arrivée et à mon départ. Le corps a été placé sous un grand catafalque de tentures noires, disposées dans la cour de l’hôtel.

Mme Jules Ferry, tante du mort, est très émue. Seul, René Renoult prononce un discours, d’ailleurs excellent. La cérémonie est exclusivement civile.

Millerand, très cordial, me dit que Clemenceau donne trop l’impression de croire à une victoire rapide. Il ne faut pas laisser l’opinion publique concevoir des espérances prématurées. Nous ne sommes pas encore au bout et nous devons tout faire pour ne pas nous lasser avant la fin. Millerand ajoute que son fils aîné, qui s’est engagé, est à l’hôpital avec un point aux poumons.

M. Montés, ministre de Bolivie, me remet ses lettres de créance.

M. de Fontenay, notre ministre en Serbie, venu en France avec M. Pachitch, m’apprend que les Serbes sont très préoccupés de la question yougoslave. Ils ne voudraient pas que l’Entente s’engageât à faire un État yougoslave indépendant. Ils réclament le plébiscite, avec la conviction que les Yougoslaves catholiques demanderont eux-mêmes à se réunir aux Serbes orthodoxes. Fontenay doute que les 35 000 Yougoslaves prisonniers en Italie pussent être cédés à l’armée de Salonique. Il ne comprend pas la résistance du gouvernement italien. Les Serbes désireraient également que l’Amérique déclarât la guerre à la Bulgarie. Fontenay insiste pour que le gouvernement français conseille à Pachitch la formation d’un ministère de coalition.


Samedi 21 septembre.

Pachitch m’arrive, accompagné de Fontenay. Avec sa difficulté de parler français, il m’explique tant bien que mal qu’il ne lui est pas aisé de constituer un ministère de coalition, à cause des exigences des partis. Il me répète que les Yougoslaves sont prêts à demander leur rattachement à la Serbie. Toutes les concessions leur ont été faites à Corfou sur l’égalité des religions devant la loi serbe.


Mardi 24 septembre.

Conseil des ministres.

La séance commence par deux explosions de Clemenceau : « Je n’ai que deux choses à dire, Monsieur le Président ; la première, c’est qu’il y a à Paris la grève des midinettes. Elle serait déjà terminée si M. le ministre de l’Intérieur y employait le miel de son énergie. Je n’admets pas que des femmes se préparent à promener dans Paris des cortèges pacifistes. Il faut que ces grèves cessent. Second point : la grippe espagnole. Nous avons une épidémie grave en France et nous ne sommes pas renseignés. M. Mourier s’en occupe. Mais l’Intérieur n’a encore aucune statistique. Je demande que M. Pams se hâte de faire le nécessaire. »

Pams empoche ces observations sans sourciller, le sourire aux lèvres.

Pichon lit quelques télégrammes, notamment un sur la Syrie.

Pams propose encore quelques mutations parmi les préfets. Il dit ensuite qu’il a reçu une convocation de la Commission de la réforme électorale. Nouvelle explosion de Clemenceau : « Vous imaginez-vous que cette Chambre puisse voter cette réforme ? Elle n’a pas d’autorité pour cela. Ce sera l’œuvre de la législature prochaine. Je m’opposerai à la discussion. Je poserai la question de confiance. On me renverra si l’on veut. — Mais, dit Henri Simon, je croyais, au contraire, que cette Chambre devait préparer un nouveau régime pour la suivante. — Je ne resterais pas une heure au pouvoir, si le Conseil était de votre avis. »

Je fais remarquer que peut-être le gouvernement devrait se borner à dire que la question ne doit pas être abordée avant la paix. La Chambre risquerait de diminuer son autorité en la discutant. Clemenceau saisit cette idée avec empressement et prie Pams de s’entendre avec moi sur la réponse à faire. Il quitte même sa place pour venir me dire à l’oreille : « Faites venir Pams et donnez-lui des conseils pour la rédaction de la réponse à la Commission. »

Puis Clemenceau me parle de l’affaire de Salonique, « Cela, me dit-il, va très bien, et même trop bien, en ce sens que je crains qu’on ne se laisse entraîner. Je n’ai attaqué, vous le savez, qu’avec la pensée de faire ensuite revenir en France une partie de nos troupes. Si l’on veut maintenant marcher sur Sofia, je ne pourrai pas reprendre des troupes ; et c’est ici, ce n’est pas là-bas que la guerre se décidera.

— Sans doute, dis-je, mais les succès de Salonique ont eux aussi une grande importance. Importance militaire et morale.

— Je n’en disconviens pas ; mais j’ai besoin de compléter mes effectifs en France.

— C’est une question de mesure. Les hommes ne manquent pas en France grâce aux Américains.

— Ils ne peuvent rien sans nous. C’est nous qui leur avons monté toute l’affaire de Saint-Mihiel.

— Oui, ils ont besoin de nos états-majors, mais non de nos hommes. Je ne crois pas, d’ailleurs, qu’il soit facile d’aller à Sofia. Mais comment empêcher les Serbes de reprendre ce qu’ils peuvent reprendre de leur pays ?

— Je ne dis pas ; mais Milner m’a laissé espérer, il y a quelque temps, qu’il pourrait nous donner des Indiens pour Salonique. J’ai envie d’aller à Londres bientôt et de les réclamer. Cela me permettrait de faire revenir des Français. Je me défie de Guillaumat. Si je l’écoutais, il faudrait envoyer du monde là-bas. »

Clemenceau se plaint ensuite à moi de plusieurs de ses ministres et, je dois l’avouer, pour des motifs que je ne comprends pas. Il s’en prend enfin à Barthou qu’il accuse de convoiter une ambassade. Après ces diverses boutades, Clemenceau revient sur les intentions de l’Italie, Orlando, me dit-il, lui a déclaré qu’en arrivant à Rome, il allait donner à Diaz l’ordre d’offensive. Clemenceau ajoute qu’il aurait volontiers pris son parti de l’immobilité italienne.


Mercredi 25 septembre.

Pams, que j’ai prié de venir m’entretenir de sa réponse à la Commission de la réforme électorale, m’apporte un projet de lettre auquel je lui propose quelques modifications de détail. Il me dit qu’il sert Clemenceau avec beaucoup de fidélité et de dévouement, mais qu’il est condamné à une docilité continue sans laquelle il y aurait éclat et rupture. Clemenceau, me dit-il, vit en solitaire, déjeune et dîne seul, se couche tôt, se lève tôt et en dehors du travail de son ministère, rumine dans cette solitude les questions de personnes et il semble se distraire et s’amuser à les traiter avec une passion extraordinaire. On croit que Mandel l’excite. Pas du tout. Mandel fait la part du feu ; il couvre Clemenceau ; il prend à son compte les ardeurs et les fantaisies de son chef, mais il le modère plutôt et, sans Mandel, Pams, si docile qu’il soit, aurait sans cesse des heurts avec Clemenceau.

Clemenceau m’envoie le projet d’ordre de mission à donner au général Guillaumat. Celui-ci serait envoyé pendant deux ou trois mois à Salonique avec le titre de commandant en chef, pour examiner où il est possible d’arrêter les opérations et comment on pourrait récupérer quatre ou cinq divisions franco-anglaises.

Sur le titre d’abord, je fais remarquer qu’un ordre de mission ne peut retirer la lettre de commandement de Franchet d’Esperey, qu’il faut un décret pour investir Guillaumat, un décret pour enlever, provisoirement ou non, le commandement à Franchet d’Esperey et que la combinaison hybride qui est proposée peut être grosse de difficultés. Alby répond qu’il est difficile, sinon impossible, de donner des instructions écrites et détaillées à Franchet d’Esperey lui-même, que Guillaumat qui connaît le pays est tout indiqué pour les porter, mais que vis-à-vis des Alliés, il convient qu’il ait le titre de général en chef. Alby reconnaît du reste qu’on ne peut procéder que par voie de décret. Il m’explique ensuite que dans son idée et dans celle de Guillaumat, avec lequel il est d’accord, il ne s’agit pas d’empêcher l’exploitation prudente des succès actuels, mais il croit que l’opération sur Sofia serait difficile et coûteuse à cause de la presque impossibilité d’assurer le ravitaillement par la montagne. Il envisage au contraire la nécessité de pousser l’occupation jusqu’à Yuscub. D’autre part, il n’est pas question de renoncer à l’opération des Grecs sur la Struma, mais cela fait, on pourrait, croit-il, récupérer d’ici au printemps quatre ou cinq divisions franco-anglaises et les remplacer par des Hindous ou par un renforcement des Grecs et des Serbes. Je fais toutes réserves et le prie de demander à Clemenceau de réunir le plus tôt possible le Comité de guerre avec audition de Guillaumat.


Jeudi 26 septembre.

Vers onze heures et demie, Pichon arrive l’air bouleversé. « Il faut, me dit-il, que je vous mette au courant d’un incident qui me tourmente. Je sors du ministère de la Guerre ; le président du Conseil est dans un état de vive excitation. Il vient d’être convoqué par la Commission des affaires extérieures de la Chambre à la suite d’une séance où Barthou s’est élevé contre la réduction du corps de Salonique ; il déclare qu’il ne se rendra pas à la Commission, qu’on lui tend des pièges, qu’il ne peut plus gouverner. Si les Commissions l’entravent, il donnera sa démission à la tribune. Le plus ennuyeux, c’est qu’il vous mêle à tout cela. Il vous rend justice, il se félicite de ses rapports avec vous, mais il croit que, sans vouloir lui nuire, vous avez pu causer avec Barthou. »

Je l’interromps un peu sèchement : « Cette fois, en voilà assez, dis-je. L’autre jour, Clemenceau me reprochait d’avoir reçu Briand. Il m’a ensuite reproché l’attitude de Grosdidier dans l’affaire Malvy. Hier, il m’informait que je m’occupais au Sénat de l’élection de Ratier. C’en est trop. Je n’ai entretenu personne des intentions du président du Conseil. Je n’en aurais pas parlé si elles avaient été arrêtées ; à plus forte raison, n’en ai-je pas dit un mot, puisqu’elles sont encore sujettes à examen. Je ne puis admettre cette suspicion perpétuelle. — Oh ! il est loin de vous soupçonner. Il sait bien que vous êtes très loyal envers lui.

— Oui, il me croit loyal, mais indiscret et imprudent. Or, j’ai l’habitude de la discrétion et lui, ne l’a jamais eue. Il croit garder des secrets et il les confie à tout le monde. Récemment encore, Barthou, mis par lui au courant de toutes les questions diplomatiques et militaires, racontait des faits que je croyais être seul à tenir de Clemenceau.

— Vous devriez le voir, reprend Pichon, pour dissiper ce malentendu.

— Je le verrai, s’il vient, mais il ne me plaît pas de paraître me disculper. Je suis sûr de n’avoir commis aucune faute. Je n’ai pas à prendre la posture d’un homme qui s’excuse.

— Bien entendu, mais il ne faut pas qu’il donne sa démission.

— Il ne la donnera pas ; il se ferait passer pour fou. Mais je ne veux pas déplacer les rôles. Que voulez-vous ? Il est d’une versatilité extraordinaire. Je ne sais s’il y a quelqu’un qui cherche à l’exciter.

— Non, non.

— Eh bien, dites-lui que vous m’avez fait part de votre conversation avec lui et que je suis indigné, voilà tout.

— Je vais le voir, mais vous devriez l’appeler.

— Je le verrai, s’il vient, et je lui dirai ma façon de penser. Mais je ne sais rien que par vous, c’est à vous de lui faire d’abord connaître ma réponse. »

Mme Abel Ferry vient me remercier de m’être rendu aux obsèques de son mari. Elle me dit qu’avant de mourir, il a parlé de moi en termes reconnaissants. Il a entrevu la victoire et s’est écrié : « Je l’aime, je l’aime, notre France. Il faut qu’une fois victorieuse, elle obtienne pour l’avenir toutes les garanties nécessaires. »


Vendredi 27 septembre.

Clemenceau m’envoie ce matin le général Alby qui me dit qu’après réflexion, le président du Conseil a renoncé hier à nommer Guillaumat général en chef de l’armée d’Orient. Il se propose de lui confier simplement une mission pour examiner les mesures qui permettraient de renforcer les armées grecques et serbes et de diminuer les effectifs des armées franco-anglaises. Il n’aurait aucun droit de donner des ordres, il ne prendrait aucun commandement et il devrait en référer pour tout au gouvernement. La combinaison est évidemment plus régulière et moins dangereuse que la première. Je dis à Alby que je me félicite de ce changement.

Pichon revient peu après et m’annonce qu’il a vu Clemenceau et que celui-ci lui a amicalement reproché de m’avoir fait part de ses suppositions. Il a déclaré qu’il ne gardait aucune arrière-pensée, mais il est, a-t-il dit, lui-même, si ombrageux qu’il en est malade.

Une demi-heure après, Clemenceau me téléphone. Je m’imagine qu’il s’agit encore du même incident. Mais pas du tout. « Voulez-vous, me demande-t-il, une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

— Une bonne, de préférence.

— Eh bien, voici. Les Bulgares font camarade.

— Parfait, mais soyons prudents et méfions-nous.

— Oui, oui, bien entendu. Je vais venir chez vous avec Pichon, Guillaumat et Alby. Je vous apporterai le télégramme de Franchet d’Esperey et nous nous concerterons pour une réponse. »

Il arrive en effet avec Pichon, Guillaumat et Alby. Ils sont tous rayonnants. À la demande de Clemenceau, je lis tout haut le télégramme de Franchet d’Esperey. Il est ainsi conçu :


Salonique, 27 septembre, 2 h. 30.

« Très secret.

« Ce soir, un officier supérieur bulgare s’est présenté en parlementaire demandant de la part du général Todorow, qui s’intitule commandant l’armée bulgare, une suspension d’armes de quarante-huit heures, pour permettre l’arrivée de deux délégués autorisés du gouvernement bulgare, le ministre des Finances Liaptcheff, et le général Loukoff commandant la 2e armée, venant avec assentiment du tsar Ferdinand pour arrêter les conditions d’un armistice et éventuellement de la paix. »


Cette demande pouvant être une ruse de guerre pour permettre un regroupement de forces ou l’arrivée de renforts, j’ai fait la réponse suivante :


« Le général commandant en chef les armées alliées en Orient, à Son Excellence le général commandant en chef l’armée bulgare.

« J’ai l’honneur d’accuser réception de la lettre du 25 septembre 1918 que Votre Excellence m’a fait parvenir par l’intermédiaire de M. le général commandant en chef armée britannique en Orient.

« Ma réponse que je remets à l’officier supérieur bulgare, porteur de la lettre en question, ne peut, en raison de la situation militaire, être que la suivante :

« Je ne puis accorder ni armistice ni suspension d’armes tendant à l’interruption des opérations en cours. Par contre, je recevrai avec toute la courtoisie qui convient les délégués dûment qualifiés du gouvernement royal de Bulgarie, auxquels Votre Excellence fait allusion dans sa lettre. Ces messieurs auraient à se présenter aux lignes britanniques accompagnés par un officier parlementaire. »

« Signé : Général Franchet d’Esperey. »

Les propositions de Franchet d’Esperey sont approuvées par Clemenceau, Guillaumat et moi. Je demande seulement qu’il soit précisé que Franchet d’Esperey ne parlera pas de la Roumanie aux Bulgares. Clemenceau et Guillaumat acceptent.

Un télégramme est immédiatement rédigé en ce sens par Alby.

Dans l’après-midi, Clemenceau me téléphone : « Avez-vous des nouvelles de la réponse de Pams à la Commission de la réforme électorale ? — Il est venu me montrer un projet auquel je lui ai conseillé de faire quelques petites modifications. Il l’a emporté pour le remanier. Mais il m’a dit que rien n’était pressé et qu’il verrait d’abord le président de la Commission pour gagner du temps. — Ah ! bien, bien, merci. J’espère qu’il me communiquera la lettre avant de l’envoyer. — J’en suis convaincu. »

M. Payelle, l’éminent président de la Commission d’enquête constituée pour rechercher et vérifier les crimes de l’ennemi au cours de son invasion, se plaint de l’inactivité dans laquelle on tient cette commission. J’ai fait, d’accord avec Lebrun, la même observation en Conseil. On laisse se disperser les témoignages. M. Thiéry, maire de Saint-Mihiel, me racontait encore ce matin qu’à Saint-Maurice-sous-les-Côtes, on avait trouvé dix pianos volés à Saint-Mihiel, emballés pour être emmenés en Allemagne. Demain les témoins auront disparu. Les souvenirs s’effaceront ou s’atténueront. Mais, sous l’influence de ses bureaux, Pichon a proposé d’adjoindre des membres alliés à la commission et, sous ce prétexte, tout est retardé. J’engage Payelle à voir Jeanneney et Lebrun.


Samedi 28 septembre.

Clemenceau a aujourd’hui soixante-dix-huit ans. Les journaux célèbrent cet anniversaire. L’Action française, qui a tant maltraité le Tigre, s’associe elle-même à ce chœur d’éloges. Elle dit que sans lui, Caillaux serait président du Conseil. J’adresse, moi aussi, mes félicitations à Clemenceau. Il me remercie aussitôt.

À la fin de la matinée, il m’envoie le général Alby qui m’apporte : 1o le projet remanié de la mission Guillaumat ; 2o le projet des instructions à lui donner. Il ne s’agit plus du tout de limiter l’action de l’armée d’Orient. Bien au contraire. Si l’armistice n’est pas demandé (et l’Allemagne fait déjà dire que Ferdinand désavoue sa démarche), ordre sera donné d’exploiter le succès et de marcher si possible sur Sofia. Je réponds à Alby que ces instructions me conviennent beaucoup mieux que les premières ; elles seront prochainement communiquées au Comité de guerre.

Challe m’informe que le maréchal Foch est extrêmement satisfait de la journée d’hier et des opérations de ce matin. Cela va très bien en Belgique. L’armée Degoutte est derrière les Belges avec cinq divisions et de la cavalerie. Elle va pouvoir « donner ». Les objectifs sont en direction du Nord et de la frontière hollandaise ; on espère les atteindre. On couperait ainsi les Allemands de la mer du Nord et on donnerait la main aux nombreux Belges réfugiés en Hollande. Les bases de sous-marins ennemis se trouveraient détruites dans la mer du Nord. L’impression générale du maréchal Foch est excellente. Les Allemands paraissent en désarroi.

Il y a cependant encore des points noirs. L’attaque américaine a mal progressé hier, à cause du grand désordre dans les états-majors. Les Américains se groupaient imprudemment sous le canon et n’arrivaient pas à avancer leur artillerie. D’autre part, ils soignent mal les chevaux et en perdent beaucoup. Enfin, Pétain est inquiet pour les munitions et se plaint de l’insuffisance des transports. J’engage Challe à saisir Clemenceau, Loucheur et Claveille, auxquels je parlerai encore de ces questions.


Lundi 30 septembre.

J’ai quitté Paris hier dimanche à neuf heures et demie du soir et suis arrivé ce matin à huit heures à Sainte-Menehould avec l’intention de faire une visite à l’armée du général Gouraud. Il m’attend sur le quai avec le général de Mondésir qui commande le 38e corps. Je félicite Gouraud des succès de son armée. Il s’excuse de ne pouvoir m’accompagner, forcé qu’il est de surveiller les opérations en cours. Je pars donc avec le général de Mondésir pour Ville-sur-Tourbe par La Neuville et Berzieux.

Je vais ensuite par les anciennes lignes allemandes jusqu’à l’observatoire de la Justice au point situé au sud de Cernay-en-Dornois. Il a été installé par les Allemands et savamment bétonné, ce qui ne l’a pas empêché de sauter hier par l’explosion d’une mine. C’est donc d’un monticule voisin, où je me rends en suivant les tranchées allemandes, que je vois la bataille engagée par le 38e corps auprès de Bouconville. Je remarque que notre artillerie tire abondamment tandis que les Allemands ne répondent pas.

Je reviens ensuite au poste de commandement du général Philippot, qui commande le 9e corps. Une série de cagnas en galeries sont creusées et un couloir couvert de planches nous conduit à une petite pièce où nous attend un déjeuner préparé par les soins de Gouraud. Nous mangeons d’excellent appétit, pendant que les bonnes nouvelles de la bataille arrivent au général Philippot. Gouraud est plein de confiance. Au moment où va finir le repas, un télégramme m’est annoncé par exprès. Nous attendons et il arrive, en effet, un télégramme chiffré de Sainsère. Le général Duparge et Herbillon le déchiffrent et le premier groupe découvert fait apparaître le mot armistice. Le télégramme que je viens de recevoir reproduit en effet celui du général Franchet d’Esperey à Clemenceau au sujet de Salonique et des Bulgares. Grande joie des convives de Gouraud. Lui-même est ravi et dit : « Voilà un déjeuner que je n’oublierai pas ; il restera historique pour moi ; » et il me rappelle qu’il y a trois ans, pendant que nous déjeunions ensemble, Pénelon m’avait annoncé le communiqué du jour et j’avais répondu : « À quoi bon ? Nous allons apprendre que nous avons fait sauter une mine et que nous avons occupé les lèvres nord d’un entonnoir » ; et en effet, c’était là tout le communiqué. « Quel chemin parcouru ! » dit Gouraud rayonnant.

Je me rends ensuite à Tahure par Perthes et je parcours les organisations allemandes de la butte de Tahure et de la vallée de la Dormoise. À trois heures trente, retour à Tahure par la route de Souain. Autres organisations allemandes. Enfin, retour à Châlons, par Suippes. Je reçois successivement dans mon wagon les parlementaires, Bourgeois, Vallé, Montfeuillard, qui ont appris par Gouraud mon passage et qui viennent me demander quand je pourrai apporter aux habitants de la Marne les décorations promises par le gouvernement. Je promets de m’entendre à ce sujet avec le cabinet et de venir le plus tôt possible.

  1. Voir Joseph Noulens, Mon ambassade en Russie soviétique. (Plon, éditeur.)